Bruno de VAULSERRE (1853-1941)
À TRAVERS LE YUN-NAN
et du Yun-Nan au Tonkin, par le Kouei-Tchéou et le Kouang-Si
Revue Le Tour du Monde, nouvelle série, tome VII (janvier-février 1901), pages 1-72, 80 illustrations.
- "C'est le 28 novembre 1898 que j'arrivais à Yun-Nan-Sen, treize jours après avoir quitté Tali-Fou et franchi les 380 kilomètres environ qui séparent cette ville de la capitale du Yun-Nan. À Tali, j'avais reçu le plus gracieux accueil du père provicaire Le Guilcher, ancien compagnon de Francis Garnier, ... c'est aussi chez lui que je rencontrai pour la première fois M. Leclère, ingénieur en chef au corps des Mines, qui, chargé par le ministère des Colonies d'étudier les richesses minières des provinces méridionales de la Chine, en vue du prolongement des voies ferrées du Tonkin, venait de parcourir les régions escarpées de Tong-Tchouan-Fou, Houi-Li-Tcheou, et du Young-Pé-Tin... L'un et l'autre, nous devions regagner Yun-Nan-Sen... Dès lors, nous fîmes route ensemble."
-
"Je commencerai mon récit à Yun-Nan-Sen, où, grâce à l'obligeance de M. de Labâtie, consul de France à Mongtsé, et de M.
Guillemoto, ingénieur en chef des Travaux Publics en Indo-Chine, je fus attaché à la Mission française des chemins de fer de pénétration en Chine, et autorisé à accompagner en cette qualité
M. Leclère, adjoint à cette mission.
M. Leclère venait de terminer une partie de son programme, mais était loin d'avoir achevé sa tâche, car dans le but de relier ses statistiques et ses études géologiques comprenant les régions de Lao-Kaï, le haut Yun-Nan et le sud du Se-Tchouen, il lui restait encore à parcourir une partie du Yun-Nan et les deux provinces du Kouei-Tchéou et du Kouang-Si, avant de rallier Hanoï. C'était même la partie de son exploration qui paraissait la plus difficile à mener à bonne fin, tant à cause de la longueur de la route, qu'à cause des populations indisciplinées des Miao-Tse et des Tong-Kia du Kouei-Tchéou et des pirates qui infestent le Kouang-Si. L'expérience que je venais d'acquérir dans la difficile reconnaissance du haut fleuve Bleu, me mettant à même de pouvoir utilement contribuer au succès de l'entreprise de M. Leclère, je n'hésitai pas à lui offrir mon concours.
-
"Le 5 décembre, nous eûmes le plaisir de voir notre nombre s'augmenter d'un fort aimable compagnon de route, M. Monod, chef
adjoint du service géologique de l'Indo-Chine. Il venait directement d'Hanoï avec mission du gouverneur général d'accompagner M. Leclère dans le Kouei-Tchéou et le Kouang-Si.
M. Monod était passionné de sa science ; l'amour des découvertes et le vaste champ d'exploration que lui offraient les nouvelles Indes françaises l'avaient attiré tout jeune encore dans ces régions dont la connaissance est encore si imparfaite. Il venait donc plein d'ardeur seconder M. Leclère dans ses travaux."
Extraits : Yun-Nan-Sen - Lou-Mé-I, le père Vial et les Lolos - Au Kouei-Tchéou - ...et à sa capitale, Kouy-Yang-Fou - Les
Miao-Tse
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La ville de Yun-Nan-Sen, construite comme toutes celles de Chine, se distinguait par l'enceinte de ses hautes murailles au nord du lac et à quelque distance de ses bords. Au milieu de la plaine ondulée aux alentours, on apercevait distinctement les tours tutélaires à 9 étages qui, en Chine, révèlent l'approche des villes mandarinales. L'une d'elles est remarquable par le motif pour lequel elle a été érigée. Le général qui dirigeait les troupes chinoises pendant la guerre du Tonkin la fit construire comme un trophée en l'honneur de ses soi-disant grandes victoires, trompant ainsi le bon peuple sur l'issue de cette campagne si peu flatteuse pour les armes chinoises. Néanmoins cette tour s'élève aujourd'hui à quelques lis (le li est d'environ 500 mètres) de Yun-Nan-Sen sur la route de Mongtsé : elle passe encore aux yeux de tous pour le symbole de la supériorité de l'empire sur les barbares d'Occident. Pour en finir avec le beau spectacle que j'avais sous les yeux, j'avoue pourtant que la comparaison qui se fit dans mon esprit entre le gracieux lac de Tali, si pittoresquement encadré entre ces hautes montagnes neigeuses, et celui qui s'étendait à nos pieds, ne fut pas en faveur de ce dernier qui, du côté de Yun-Nan-Sen et sur la rive opposée à nous, se termine, comme une mare, en des plages inondées. J'estime que l'un et l'autre doivent avoir à peu près les mêmes dimensions, 60 à 70 kilomètres environ sur 10 à 15 de large ; pourtant il m'a paru que celui de Yun-Nan-Sen est un peu plus grand.
En revenant sur nos pas, pour gagner nos pénates, nous traversâmes un village situé à cheval
sur un des grands canaux d'irrigation qui aboutissent au lac. Non loin de là, s'élève en forme de dent une hauteur isolée dans laquelle les Chinois croient voir un dragon qui menace
perpétuellement leur village. Aussi afin de conjurer les attaques du monstre, ils ont sculpté sur une haute pierre, fichée debout sur le sol, un animal de forme bizarre qui protège leurs maisons
contre le dragon de la montagne. Enfin, sur le déclin du jour, nous arrivâmes aux premières maisons des faubourgs de Yun-Nan-Sen au moment où, de la tour principale, on tirait le canon pour
annoncer la fermeture des portes.
Le lendemain nous allâmes faire une visite à M. Jansen, le directeur des télégraphes de la province de Yun-Nan pour le compte du gouvernement chinois. M. Jansen est d'origine suédoise, ce qui ne
l'empêche pas de parler très correctement le français. C'est lui qui a établi les lignes télégraphiques reliant aujourd'hui Yun-Nan-Sen aux capitales des provinces voisines et qui en a dirigé
toute la construction. La surveillance dont il a la charge l'oblige à de fréquents déplacements dans les postes des lignes existantes et à parcourir le tracé des lignes nouvelles qui sont à
l'étude ; aussi connaît-il les principales routes de son Yun-Nan à merveille. Nous apprîmes chez lui qu'un missionnaire protestant venait d'être massacré à Houang-Ping, à huit étapes de
Koui-Yang-Fou, capitale du Kouei-Tchéou et que Yumantze, le fameux bandit qui, l'été dernier, avait mis à feu et à sang les communautés de Se-Tchouen où j'avais passé quelques semaines
auparavant, gardait toujours son prisonnier le père Fleury et tenait encore la campagne contre les troupes régulières.
Dans le Yun-Nan même, au sud-est de Lo-Ping-Tcheou, presque sur notre prochain passage, les bandes de pirates auraient fait le sac du yamen (palais) du hien (sous-préfet) de Kien-Pé-Hien,
auraient enlevé le sous-préfet, tué sa fille et sa femme et ne l'auraient rendu qu'après rançon. Le vice-roi du Yun-Nan enverrait à la hâte de ce côté un régiment pour refouler ces bandes sur le
territoire de son voisin le vice-roi du Kouang-Si et du Kouang-Toung. Autre nouvelle : les Mantse (Lolos, Lissous, races autochtones) du Kien-Tchang, dans le Se-Tchouen méridional, des rives du
Yang-Tse dont je venais de terminer la reconnaissance et des territoires sur lesquels M. Leclère avait également passé, s'étaient soulevées contre les autorités chinoises et faisaient en ce
moment même le siège de Houi-Li-Tcheou. Le vice-roi de Yun-Nan aurait fait prendre les mesures pour empêcher que cette rébellion ne s'étende sur la rive droite du fleuve dans le sud de
Kiao-Kia-Tin.
Ces détails n'avaient rien d'engageant, d'autant plus qu'ils indiquaient des situations
troublées dans la Chine méridionale et particulièrement à l'est du Yun-Nan, vers la frontière du Kouei-Tchéou. Nous crûmes tout d'abord que ces insurrections pouvaient avoir un lien avec la
révolution de Pékin ou en être la conséquence ; mais à la réflexion nous conclûmes qu'il ne fallait pas s'en troubler outre mesure, que les rébellions locales, comme les pirates, sont la plaie
chronique de la Chine et que nous devions passer outre. Pourtant, il n'eût pas été raisonnable de nous aventurer sur les frontières du Yun-Nan, du Kouei-Tchéou et du Kouang-Si, sans prendre
quelques mesures de prudence. Cela était d'autant plus nécessaire que, même en temps ordinaire, ces régions sont sans cesse infestées de bandes de brigands. C'est pourquoi il fut décidé que nous
insisterions auprès des hauts mandarins de la province, afin qu'ils assurassent notre passage. Donc, le 20 décembre, ayant mis nos plus beaux costumes, nous allions en pompeux équipage faire nos
visites d'adieu au nié-taï, le grand juge de la province, et, cette fois encore, le père Maire nous prêta son précieux concours de sinologue.
Le nié-taï nous reçut avec courtoisie dans une salle de son yamen, entouré de ses fonctionnaires. Après les salutations d'usage, le thé réglementaire et les compliments tels que de demander à
chacun son âge, ce qui est de la part de celui qui reçoit une haute politesse en Chine, le nié-taï entra dans ses fonctions en nous interrogeant sur la raison de notre voyage et la route que nous
voulions suivre, afin, disait-il, de prévenir les mandarins des localités par lesquelles nous devions passer. Il parut satisfait de nous entendre dire que l'étude à laquelle nous allions nous
livrer avait pour but de renseigner le gouvernement français et était la préparation de travaux qui intéressaient autant la France que la Chine ; que la création des lignes projetées entre les
deux gouvernements devaient développer dans l'avenir la richesse de ses administrés en donnant un facile accès aux produits du Yun-Nan dans nos possessions françaises et que, de notre côté, grâce
à cette nouvelle voie, nous pourrions facilement porter remède aux conséquences désastreuses des disettes en introduisant dans le Yun-Nan les énormes productions de riz de la Cochinchine en cas
de mauvaises récoltes ; que nous allions poursuivre notre tâche vers le Kouei-Tcheou et le Kouang-Si, conformément à la volonté des gouvernements des deux nations et qu'en conséquence nous
voulions nous diriger sur Koui-Yang-Fou, la capitale du Kouei-Tchéou, en prenant la petite route de Lou-Mé-I, Lo-Ping-Tcheou, Hin-Y-Fou et Gan-Chouen-Fou, de préférence à celle de Kin-Tsing qui
nous était déjà connue.
Il nous répondit qu'il userait de son pouvoir en notre faveur, qu'il informerait de notre prochaine arrivée les autorités provinciales du Kouei-Tchéou, afin de nous éviter les difficultés qui se
produisent souvent sur les frontières des provinces, qu'il nous donnerait une escorte armée et que six satellites de son yamen nous suivraient jusqu'à Kouy-Yang-Fou. Ainsi fixés sur notre sort,
nous prîmes congé de lui.
Il est à remarquer qu'il ne nous dit pas un mot des troubles de Lo-Ping-Tcheou. L'explication de ce silence vient de ce qu'on attribue toujours à la mauvaise administration des hauts
fonctionnaires les insurrections qui se produisent. Le nié-taï faisait alors un intérim, il avait été révoqué trois mois auparavant et son successeur, le tao-taï (haut fonctionnaire) de Mongtsé,
que M. Leclère avait vu lors de son passage dans cette ville, était justement à Yun-Nan-Sen ; mais avant de prendre possession de son siège, il avait encore à remplir le grave devoir de se
présenter à la cour de Pékin. La rumeur disait qu'il hésitait à accepter le poste auquel il venait d'être nommé, à cause des exigences du vice-roi du Yun-Nan, qui lui demandait 10.000 ouan
(40.000 francs) pour lui remettre ses pouvoirs. Cette prétention n'avait rien d'extraordinaire, étant donné l'usage universellement suivi en Chine en pareilles circonstances. Pourtant le nouveau
récipiendaire trouvait la pilule un peu forte. M. Leclère alla lui faire une visite.
Je ne voudrais pas quitter Yun-Nan-Sen sans en dire un mot ; la capitale de Yun-Nan vaut la
peine qu'on s'y arrête un instant, bien que de son ensemble il ne ressorte rien qui la distingue des autres grandes villes de la Chine. Elle compte environ 50.000 habitants et est encadrée par le
quadrilatère allongé de ses murailles orientées nord-sud. Assise dans la plaine sur le premier relief qui limite le lac au nord-est, elle s'élève insensiblement à la faveur d'une ondulation qui
se termine vers les portes du Nord et de l'Est par des récifs calcaires curieusement ravagés. Au pied de l'un d'eux est adossée une fort belle pagode en forme de rotonde à laquelle une large
allée, bordée d'une quadruple rangée d'arbres, donne accès. De nombreux yamens rompent la monotonie des rues sur lesquelles s'ouvre la multitude des bazars. Tous ces palais de mandarins se
ressemblent, depuis celui du vice-roi qui est plus grandiose jusqu'à celui du plus petit bouton de cristal. Deux énormes dragons, tantôt en pierre, tantôt grossièrement peints sur les murs du
porche, annoncent la demeure de ces potentats. L'intérieur se compose généralement de trois cours successives en enfilade, séparées par des bâtiments occupés par des satellites du prétoire. Dans
la dernière s'ouvre le tribunal, où la justice se rend devant le peuple assemblé ; puis derrière se trouvent la demeure du mandarin, et encore plus en arrière celle de ses femmes. Toutes ces
cours s'ouvrent les unes sur les autres, de façon que de la rue, lorsque les portes sont ouvertes, on puisse voir l'estrade du tribunal. Là se dresse la table de justice ; on y voit le pinceau,
l'encrier, le sceau plié dans un linge, sur des tablettes, le nom des satellites et ceux des prisonniers, enfin aux yeux de tous s'étalent les attributs qui indiquent la puissance et le degré du
mandarin ; rien n'y manque, pas même les baguettes de correction pour les hommes, et les savates destinées à souffleter les femmes. Sur les côtés des cours d'autres bâtiments sont affectés aux
réceptions, les appartements d'honneur sont à gauche et sur la même cour que ceux du mandarin. Généralement les yamens ne se composent que d'un rez-de-chaussée. Ils sont bien tenus. L'ensemble en
est grandiose parce que les constructions sont largement ouvertes ; mais le mobilier en est presque toujours fort modeste. Peut-être les mandarins réservent-ils leurs richesses pour leurs
gynécées, dans lequel aucun Européen ne pénètre.
Les maisons de la ville de Yun-Nan-Sen sont construites en bois ou en terre, damées et crépies à la chaux, suivant l'usage de la province, mais ce crépissage est un luxe qui ne se rencontre que
sur les maisons des familles riches. À l'exception de quelques pagodes, aucun monument ne rappelle les âges anciens. Les Chinois construisent trop mal pour qu'il reste quelque chose des siècles
passés. Seuls, leurs ponts, bâtis avec de superbes matériaux, résistent au temps et prouvent que s'ils mettaient quelques soins à leurs œuvres elles auraient le même fini que les nôtres. Hormis
trois ou quatre larges rues dans lesquelles le commerce s'est concentré, les autres sont tortueuses, étroites et fort sales, et, comme dans toute la Chine, ce sont les chiens et les porcs qui
sont chargés du nettoyage de la ville.
Seules les murailles de l'enceinte, crénelées dans toute leur longueur et flanquées de tours, rappellent par leurs dimensions nos forteresses du Moyen âge et ont ainsi un aspect intéressant.
Quatre portes s'ouvrent sur la campagne, une sur les quatre faces du quadrilatère. Au delà commencent les faubourgs, qui se prolongent au loin, le long des routes dallées. Dans le sud-est de la
ville s'étend une plaine destinée à servir prochainement d'emplacement à la gare du chemin de fer français d'Hanoï à Yun-Nan-Sen.
Le 21 décembre, afin d'essayer les chevaux que nous venions d'acheter, nous poussâmes une
nouvelle pointe dans le Nord pour visiter la pagode de Hé-Long-Tan (source du dragon noir), célèbre par son antiquité. Joli but de promenade que cette gracieuse pagode, qui semble endormie au
fond d'un berceau, dans les ombrages du vallon qui lui sert d'asile. Des flancs de la colline surgit une abondante source, d'où s'échappe un ruisseau de cristal, sur les bords duquel les arbres
séculaires inclinent leurs branches noueuses. La pagode elle-même ne manque pas de style ; des statues, d'énormes vases en bronze ornent ses autels et son état de vétusté ajoute au pittoresque.
Quelques bonzes malpropres en sont les gardiens solitaires en compagnie d'un singe grimaçant à la porte.
Notre séjour à Yun-Nan-Sen tirait à sa fin. Nous décidâmes de partir le 29 décembre, pour passer le jour de l'an à Lou-Mé-I, chez le père Vial qui, très aimablement nous avait déjà invités à nous
arrêter chez lui.
Le 23 décembre, nouvelle excursion dans le Nord-Est, pour reconnaître des gisements de houille qu'on nous avait signalés. Nous nous dirigeâmes donc vers ces gisements, conduits par un homme de
confiance et à l'insu des mandarins. Arrivés sur les lieux, nous constatâmes leur présence à la base de calcaires identiques à ceux que nous avions examinés à Yun-Nan-Sen. Ils nous parurent de
fort bonne nature et ils étaient même exploités par le moyen de puits et de galeries.
Au retour nous allâmes visiter la fameuse pagode en cuivre de Chao-Lin-Tien. Cette pagode
est située sur le sommet d'une colline boisée qui domine toute la plaine de Yun-Nan-Sen. Une allée ombragée y conduit en s'élevant sur les pentes et passe sous des portes monumentales échelonnées
le long de son parcours, semblables à des arcs de triomphe. La pagode elle-même, composée de plusieurs petites pagodes, construites en gradins sur des plans successifs, se dresse en amphithéâtre
au milieu des bois ; de larges perrons en pierre relient les cours de chacune de ces pagodes, et le tout est fermé sur les côtés par des galeries couvertes, mais à jour vers l'intérieur,
destinées à abriter d'énormes statues bariolées représentant des bouddhas aux visages grimaçants et dans des postures extraordinaires. Enfin tout en haut se trouve la pagode en cuivre jadis doré
et finement ciselé, le tout sur des soubassements du plus beau marbre blanc qui se puisse voir. Elle est très bien entretenue, son ensemble est réellement remarquable. Pourtant, il y a environ
trente-cinq ans, les musulmans lui firent subir certaines dégradations en arrachant quelques plaques de bronze pour en fondre des canons. Ce fut une véritable profanation, à en juger par ce qu'il
en reste, chacune de ces plaques devait être un chef-d'œuvre. La pagode a été construite sur l'emplacement du palais d'un roi du Yun-Nan avant la conquête de cette province par les Chinois. On y
voit sa lance et son épée, arme symbolique gigantesque qu'un géant pourrait à peine mouvoir.
Nous arrivâmes à Lou-Mé-I, à la tombée du jour. En présence de ses nombreux chrétiens
assemblés, le père Vial nous reçut à bras ouverts, Il avait réuni pour la circonstance quelques missionnaires des environs qui se faisaient une fête de voir des compatriotes. C'était le père
Liétard, ancien procureur de Yun-Nan-Sen, le père Henri Maire dans la mission duquel nous devions passer dans quelques jours et le père Rossillon.
De suite le père Vial nous fit les honneurs de son Tien-Tchou-Tan et nous distribua des chambres très proprettes qui nous dédommageaient agréablement des vilains taudis des auberges
chinoises.
L'honneur de la création de la mission de Lou-Mé-I revient tout entier au père Vial. C'est lui qui l'a fondée et qui l'a édifiée, tant grâce à son énergie et à son zèle apostolique, qu'au moyen
des secours généreux de quelques bienfaiteurs, de ceux-là même qui, dès son enfance, contribuèrent à faire de lui un prêtre et qui depuis n'ont pas cessé de s'intéresser à l'œuvre si chrétienne
et en même temps si patriotique dont il poursuit l'achèvement avec ardeur. Aussi est-ce avec amour qu'il nous fit voir sa chapelle toute pleine de néophytes, sa demeure petite mais gracieusement
installée sur la cour tout à côté, et ses communs où les chrétiens n'ont pas de plus grand plaisir que de venir voir le Père qui est si bon pour eux.
C'est avec une joie vraiment charmante qu'il nous disait :
— Regardez tout cela, rien ne m'appartient, mais c'est l'œuvre du bon Dieu puisque ce sont des cœurs généreux qui me permettent de faire tant d'heureux autour de moi ;
et pourtant le bon Père ne leur donne rien ; si, pourtant ; je me trompe ; il leur répète cette parole qui a conquis le monde : « Aimez-vous les uns les autres. »
Il est vrai d'ajouter, et je ne pense pas que le père Vial me contredise, que la population sur laquelle il exerce une si paternelle influence a l'esprit plus ouvert que les Chinois en
général.
Et en effet le père Vial apporte la bonne parole à une peuplade lolote fixée depuis longtemps dans cette province ; ils y forment de ci, de là, des colonies que l'on rencontre un peu dans tout le
Nord et l'Est, surtout dans la région accidentée qui s'étend jusqu'à la frontière du Kouei-Tchéou. Ils sont les débris d'une race qui eut son temps de gloire et de grande prospérité. Très
puissants au Yun-Nan et au Se-Tchouen, les Lolos soutinrent longtemps une lutte acharnée contre les Chinois ; mais à la longue ils furent vaincus et les nouveaux venus achevèrent leurs conquêtes,
d'abord par des massacres, puis en refoulant leurs adversaires dans les régions montagneuses. Devenus maîtres des plaines et des vallées fertiles, les Chinois se contentèrent dans la suite de
surveiller militairement les confins de quelques territoires qui restaient aux Lolos. Peu à peu, au Yun-Nan, la résistance devenant impossible, les Lolos se soumirent et obtinrent des conditions
plus ou moins avantageuses ; c'est ainsi que dans certaines localités ils conservèrent leurs chefs héréditaires auxquels les Chinois reconnurent le titre de tou-se (maître de la terre) et une
certaine autorité.
Depuis lors, les Lolos se maintiennent là où les ont refoulés les Chinois, et aujourd'hui ils vivent selon leurs usages et leurs coutumes, groupés autour de quelques villages, mais sans grande
harmonie avec leurs ennemis qui continuent à les ruiner par le commerce et les procès.
C'est dans ces conditions que le père Vial les trouva il y a quelques années lorsqu'il pénétra chez eux. Il eut la bonne fortune d'y être bien accueilli et aujourd'hui il a la satisfaction de
voir que ses efforts ne sont pas vains ; bien au contraire, beaucoup demandent le baptême et ce mouvement vers le christianisme s'étend de plus en plus.
Ces Lolos du Yun-Nan me parurent moins grands et moins rudes que ceux que j'avais vus
quelques mois auparavant au Se-Tchouen dans le Léang-Chan, où ils sont encore indépendants, derrière le fleuve Bleu qui leur sert de barrière depuis Pin-Chan jusqu'au sud de sa boucle. Je ne sais
si l'existence qu'ils mènent là-bas, dans leurs hautes montagnes qu'ils appellent lao-ling (vieilles forêts), et qui passent aux yeux des Chinois pour être le nid des Lolos, leur est plus
favorable, mais ils sont généralement d'une constitution plus robuste, d'un teint plus basané, et ont la tête bien carrée. Ces différences exceptées, ici comme là-bas ils ont les traits
réguliers, le nez saillant et droit, le front large et les yeux nullement bridés. Leurs cheveux redressés en avant forment une corne d'un demi-pied qui s'élève toute droite sur leurs fronts. La
plus grande injure qu'on puisse leur faire, est d'y porter la main.
Au Léang-Chan, les femmes sont également plus grandes ; on rencontre quelquefois chez elles des types très réguliers et des traits qui ne dépareraient pas des visages européens. Elles portent de
longues robes serrées à la taille qui tombent en longues jupes plissées jusqu'à leurs pieds. La casaque est bordée de larges parements rouges ou bleus et le col pincé droit enserre agréablement
le cou. Sur la tête, une sorte de turban en forme de toque, enrichi de coquillages ou de perles, leur donne une tournure fort élégante qu'on est surpris de rencontrer au milieu de la Chine. Leurs
pieds ne sont nullement mutilés, leurs tailles sont sveltes ; la poitrine est bien développée, les mains fines ; de loin, elles donnent parfois l'illusion de grandes dames, lorsqu'elles se
promènent dans les rues de leurs villages.
Quant aux hommes, ils portent des vêtements de grosse toile et, par-dessus, de larges manteaux en forme de dalmatique. Ce vêtement chaud mérite une description. Il se compose d'une simple
couverture, habituellement brune, très épaisse, ouverte en son milieu par un trou où l'on passe la tête, et tombe devant et derrière, laissant les bras libres ; la ceinture est serrée par une
courroie.
À Lou-Mé-I, les hommes sont plutôt petits, mais ils parlent le même langage que leurs frères du Léang-Chan, ou tout au moins leurs caractères d'écriture sont les mêmes. Les femmes sont aussi d'un
ensemble moins élancé, bien qu'elles soient encore beaucoup plus séduisantes que les Chinoises. Elles n'ont pas le petit pied comme elles et leurs vêtements ont des formes tout à fait spéciales.
Elles portent la robe à jupe courte ; le bleu et le rouge dominent dans leurs costumes ; le cou est dégagé et sort d'un large col marin rayé qui tombe sur les épaules ; un grand tablier rouge à
broderies sur les bords part de la poitrine et, serré sur la ceinture, tombe le long de la jupe. La jambe est emprisonnée dans des houseaux de toile ; enfin elles portent des chapeaux plats à
tresses de couleurs voyantes, et leurs oreilles sont ornées de boucles d'argent ou de coquillages.
En principe, les Lolos ne se marient qu'entre eux ; jamais un Lolo n'épouserait une Chinoise ; mais il arrive que les Chinois se laissent séduire par les jeunes filles lolotes. Toutefois ces
unions sont peu fréquentes et ne sauraient avoir une influence sur le type en général.
Ces peuplades du Yun-Nan sont tout à fait soumises. Ainsi qu'il a été dit plus haut, leurs tou-se n'ont conservé qu'une ombre d'autorité ; il n'en est pas de même dans le Ta-Léang-Chan (grande
montagne froide), où les Lolos sont restés entièrement les maîtres. Là, leurs princes ne reconnaissent à la Chine aucun droit de suzeraineté. Ils sont encore en guerre constante avec elle et y
défendent énergiquement le dernier refuge de leur indépendance. Sur les confins de ce pays, les quelques princes qui ont fait leur soumission sont restés de grands seigneurs, et l'autorité
impériale n'exerce sur eux qu'un simple protectorat. Ils peuvent encore afficher sur la porte de leurs vastes yamens cette fière inscription que je pus lire sur le porche du tou-se de Togné-Tse,
dont la principauté s'étend dans la partie la plus méridionale de la boucle du fleuve Bleu : « Mon pouvoir est au Sud et mon nom est respecté dans toute la Chine ».
Quel que soit le clan dont les Lolos du père Vial fassent partie, ils étaient tout à fait de nos amis. Très enjoués, bons enfants, ils nous suivaient partout. Hommes, femmes, enfants, dans les
costumes les plus bizarres, tous venaient nous voir, pénétraient dans la salle où nous étions réunis et couvraient d'une grappe humaine l'escalier extérieur et le balcon qui entoure la maison du
Père. Ils assistèrent ainsi à notre dîner, puis s'en allèrent gaiement, comme ils étaient venus, en gens heureux et satisfaits. C'est ainsi que nous terminâmes l'année 1898.
...Le lendemain, 14 janvier, toujours par un temps détestable et des sentiers défoncés, nous
remontions péniblement les berges du plateau du Kouei-Tchéou et le soir nous faisions étape dans une sous-préfecture appelée Houang-Tsao-Pa ou encore Hing-Y-Hien. Cette ville, dont l'enceinte n'a
pas encore été entièrement réparée, s'est pourtant relevée des désastres de la guerre et paraît aujourd'hui assez prospère avec ses 15.000 habitants. Cette restauration rapide provient de la
richesse qu'elle tire du commerce de l'opium, objet d'une culture très intense dans les environs.
Selon notre habitude, nous nous logions dans le grenier d'une auberge. Singulière habitude, dira-t-on, que d'aller se loger sous les gouttières lorsqu'on a le loisir de faire autrement. Mais j'ai
tout lieu de croire que chacun se rendra à nos raisons, lorsque j'aurai expliqué les motifs de nos préférences.
Je répondrai tout d'abord que ce qui préoccupe le voyageur européen dans le choix de son logement n'est pas seulement la recherche du confortable, mais simplement d'un logis lui offrant une
suffisante sécurité et une indépendance qui le mette à l'abri de l'obsession tyrannique des Chinois : or, le rez-de-chaussée, comme les combles, offrent l'un et l'autre des inconvénients ; il
s'agit de choisir les moindres. Les courants d'air et le voisinage des rats n'ont rien d'attrayant, mais l'horreur des chambres est si grande et l'ennui d'être envahi par la foule des villes est
tellement désagréable qu'il n'y a pas d'hésitation à avoir. L'expérience nous avait démontré qu'en nous logeant sous les toits, nous trompions la vigilance d'autres êtres, aussi sales
qu'incommodes, qui tourmentent la pauvre humanité et tiennent garnison nombreuse dans les auberges chinoises.
Enfin les porcs, les chiens, les poules ne venaient pas troubler notre repos...
Le 16 janvier, la caravane étant bien reposée et le soleil s'étant montré par hasard, nous parcourûmes les immenses champs d'opium qui enveloppent la ville, et vers midi nous traversions une
profonde crevasse sur un pont hardi d'une seule arche. Ce pont domine de plus de 40 mètres les eaux vertes du Mou-Kia-Ho, gros cours d'eau qui se dirige vers le Hong-Choui-Ho. Le soir, nous
dînions avec le père Durr dans le village de Tin-Chias. Le lendemain 17, nous cheminions dans de belles vallées bordées de massifs madréporiques et le 18 nous faisions notre entrée dans la
préfecture de Hing-Y-Fou. À peine débarqués le fou nous envoyait comme présent d'usage un festin composé de mets des plus recherchés, tels que nids d'hirondelles, ailerons de requins, etc., etc.,
et le même soir, nous invitions le père Schotter, missionnaire à Hing-Y-Fou, à venir partager notre repas... Nous allâmes ensuite voir sa vigne dont l'état prospère nous prouva qu'elle
réussissait fort bien au Kouei-Tchéou ; le seul écueil qui s'oppose au développement de cette culture est que la maturité de toutes les grappes ne se produit pas en même temps, de sorte que la
cueillette du raisin est rendue très difficile : toutefois le Père aime sa vigne et c'est avec amour qu'il la soigne en pensant à la vallée du Rhin.
La ville de Hing-Y-Fou, située à la jonction de deux vallées encadrées de hauts récifs, est à une altitude de 1.350 mètres et compte environ 25.000 habitants ; elle doit sa prospérité relative à
ce qu'elle se trouve sur le chemin des caravanes qui descendent du Kouei-Tchéou pour gagner le Hong-Choui-Ho. Les marchandises sont alors embarquées et se dirigent sur Ou-Tchéou-Fou et
Canton.
Sans trop nous en douter, nous nous trouvions en plein pays tchong-kia. — Hing-Y-Fou est en
effet entièrement chinois ainsi que les abords de la route, mais sitôt qu'on s'en écarte les Tchong-Kia forment la totalité de la population. Toujours en défiance vis-à-vis de leurs vainqueurs,
ils restent dans leurs montagnes et n'en descendent que par nécessité, soit pour vendre leurs denrées, soit pour se procurer chez les marchands chinois les objets dont ils ont besoin.
Ils s'associèrent, il y a une trentaine d'années environ, au grand soulèvement miao-tse du Kouei-Tchéou et eurent beaucoup à souffrir des répressions terribles de leurs vainqueurs. Bien des
villages sont aujourd'hui des ruines ; malgré cela, malgré aussi les massacres, leur population est encore considérable, et, quoi qu'en disent les Chinois, leurs mœurs et leurs coutumes n'en font
nullement des êtres méprisables.
Ils ont au contraire le grand mérite d'avoir conservé un cachet tout particulier
d'originalité, malgré la pression dont ils sont encore l'objet. La douleur qu'ils ressentent de la perte de leur indépendance leur fait préférer l'isolement à la fréquentation de leurs
oppresseurs. Ces motifs suffisent pour que les Chinois les considèrent comme des barbares et les dédaignent, car pour ces derniers tout individu qui résiste à la loi impériale ou qui n'accepte
pas l'uniformité des coutumes est taxé d'être inférieur et traité de rebelle. Les Tchong-Kia forment une race métisse qui a pour origine le croisement des races indigènes de ces régions à la
suite d'immigrations successives venues du Kiang-Si. Les conquérants se partagèrent les terres, épousèrent les femmes indigènes et de ces unions naquirent des groupes très divers, localisés sur
leurs territoires, qui forment aujourd'hui la population tchong-kia-tse ou tong-kia suivant le clan auquel elle appartient.
Par suite de cette origine, cette population diffère moins des Chinois que les Lolos, qui n'ont avec leurs voisins aucun lieu de consanguinité.
Les Tchong-Kia sont de taille moyenne, solidement charpentés, la face souvent aplatie et moins ovale, le front moins fuyant que les Chinois, les cheveux quelquefois châtains.
Pendant que nous étions à Hing-Y-Fou, la circulation était totalement interrompue du côté du Hong-Choui-Ho. Depuis trois mois toutes les dépêches de Pé-Sé étaient interceptées ; à trois journées
de la ville les rebelles rançonnaient les marchands, faisaient des razzias dans les villages et tenaient tête aux troupes chinoises. Le père Schotter était extrêmement inquiet sur le sort d'un
jeune missionnaire tout fraîchement débarqué en Chine et qui devait, pour rejoindre son poste, traverser cette région. On était sans nouvelles de lui depuis longtemps. Nous venions donc de longer
depuis Se-Tsong-Hien jusqu'à Hing-Y-Fou un pays frontière entièrement soulevé, garni d'obstacles qui rendaient faciles les surprises et cela dans les plus heureuses conditions.
Nous allions maintenant poursuivre notre bonne étoile vers le nord pour atteindre la grande
route de Yun-Nan-Sen à Kouy-Yang-Fou par Kin-Tsing-Fou.
Nous remplacions nos Lolos, que la fièvre rendait absolument impotents, et le 20 janvier, après avoir rendu visite au préfet de Hing-Y-Fou, nous sortions par la porte du Nord, escortés par de
nombreux militaires. C'était le jour du marché, de sorte que nous rencontrions une multitude de Tchong-Kia qui s'en allaient à la ville. Ils paraissaient fort surpris de nous voir ; aussi
s'arrêtaient-ils sous les pei-faus (arcs de triomphe en l'honneur des veuves) qui transforment le chemin, à la sortie de Hing-Y-Fou, en une route triomphale. Ils jetaient un long regard curieux
sur la caravane, puis, reprenant gaiement leurs paniers, ils continuaient de s'acheminer vers la ville, tout en bavardant comme de bons Beaucerons s'en allant à la foire.
Les hommes portaient le même costume que les Chinois ; les uns avaient la queue chinoise, les autres une tresse de cheveux semblable à celles des Lolos. Le costume des femmes est sombre, il se
compose d'une casaque ouverte sur le devant, laissant voir la gorge, d'une jupe courte toute plissée, de jambières d'étoffe noire et d'espadrille, une toque achevait de distinguer les femmes
indigènes des chinoises. En général elles ne sont pas jolies, et n'arrivent guère à s'embellir par les nombreux colifichets dont elles ornent leurs visages.
Les 21 et 22 janvier nous traversions un plateau très accidenté, quelques pauvres hameaux tchong-kia se montraient dans la brousse sur les hauteurs, tandis qu'au pied des rochers, dans de belles
vallées, s'étalaient de grands villages, tels que Ten-Kio, où toute la population est chinoise.
Le soir du 21, nous couchions au grand marché de Pa-Lin, résidence d'un petit mandarin. Nous y achetions un cheval pour 15 taëls (46 francs) en remplacement d'un de nos animaux, qui ne pouvait
plus marcher, et le 22, toujours par un temps pitoyable, nous arrivions à Lain-Mou-Tchang, d'assez bonne heure pour aller visiter un gisement de charbon situé dans la montagne, au-dessous d'une
ancienne mine de cinabre. Le gisement était exploité ; on en tirait du charbon poussiéreux chargé de soufre, mais utilisable, tandis que la mine de cinabre était absolument abandonnée. Tous les
ouvriers qui en avaient tenté l'exploitation étaient morts empoisonnés par les émanations mercurielles ; la mine de charbon, placée juste au-dessous, passe elle-même pour fort insalubre. Le filon
de cinabre, enserré dans des roches calcaires très dures, ne présente que des veines d'une exploitation difficile et peu rémunératrice. Il est à souhaiter que les Européens qui, dit-on, ont
entrepris d'exploiter les mines de cinabre du Kouei-Tchéou, réussissent dans leurs tentatives, mais il est à craindre qu'ils ne se heurtent aux mêmes difficultés.
Voici, enfin, Kouy-Yang-Fou qui montre ses silhouettes au détour d'une petite rivière dont
nous suivons les rives.
Située dans une plaine alluviale assez vaste, sur les bords d'un affluent du Ou-Kiang, trop près de sa source pour être utilisé par la batellerie, la ville a bon aspect. Les murs blanchis à la
chaux brillent au soleil couchant ; les clochetons des pagodes et les toits aux coins relevés dominent les remparts ; quelques maisons de riches bourgeois se dissimulent aux alentours derrière
des bouquets de bambous, au milieu des rizières, et l'horizon est encadré de collines pointues, arides, couvertes de brousse.
L'agréable impression d'un tel paysage disposait en faveur de Kouy-Yang-Fou et faisait penser que cette jolie ville jouissait des bienfaits d'une propreté inconnue ailleurs ; hélas ! nos
illusions devaient bientôt s'évanouir. À peine avions-nous franchi la porte de l'Ouest que nous nous enfoncions dans un sombre dédale de rues tortueuses et étroites, pavées de dalles horriblement
glissantes, et encombrées d'étalages et de petites boutiques. Nous respirions un air vicié et avions peine à avancer au milieu de la foule des curieux : aussi fut-ce avec une véritable
satisfaction que nous laissâmes ce cortège, peu séduisant, derrière les portes de l'évêché, qui se refermèrent sur nous...
La ville de Kouy-Yang-Fou est une agglomération que je ne pense pas être supérieure à 60.000 habitants. Cependant la Mission lyonnaise estime à plus de 100.000 le chiffre de la population : si
l'on excepte quelques pagodes, elle est, comme toutes les villes de la Chine, dépourvue de monuments remarquables. Une rivière qui a peine à remplir son lit pendant la moitié de l'année laisse à
nu ses grèves maculées par les inondations dans son parcours à travers les faubourgs. Quelques yamens, assez vastes, se distinguent du reste des maisons, mais rien ne signale une grande
prospérité.
Et cependant l'heureuse fortune d'avoir été épargnée par les horreurs de la guerre pendant l'insurrection des rebelles aurait dû lui assurer quelque splendeur. Il n'en est rien : seule ou à peu
près, la présence des hauts mandarins de la province est la source de son activité. Son commerce est de peu d'importance, en raison de sa situation éloignée des rivières navigables et des
difficultés que présentent les routes.
Kouy-Yang-Fou est à peu de distance du faîte qui sépare le bassin du fleuve Bleu de celui du
fleuve de Canton, de sorte que pour l'atteindre, soit d'Han-Koou, soit d'Ou-Tchéou-Fou, il faut compter des voyages de plusieurs mois. Les relations les plus fréquentes se font avec Tchong-King,
par la route directe de Tsen-Y-Fou. Ce sont quinze journées de fortes étapes qu'il faut pour aller à la grande ville du Se-Tchouen.
Le Yuen-Kiang permet aussi des relations avec Han-Koou, le Hou-Nan et le Hou-Pé, mais il faut quatre-vingt-dix jours de route, dont soixante-dix en barque. Les grandes jonques de soixante tonnes
remontent jusqu'à Tchan-Té-Fou et, de là, les barques de cinq à six tonnes vont jusqu'à Tchen-Yuen-Fou, où la navigation devient impossible. De cette ville, il y a encore dix à quinze
étapes.
Dans le sud, les relations sont peu importantes, elles prennent la direction de Tou-Yun-Fou, et, de là, bifurquent soit par Tou-Chan et Li-Po, célèbre par ses tabacs, soit par San-Kio situé sur
les rives du Kou-Tcheou-Ho qui commence en ce lieu à devenir accessible aux petites barques. Cette rivière, qui est l'affluent le plus important du Hong-Choui-Ho, grossit rapidement ; à
Tchan-Gan, la navigation est possible pour les jonques de vingt-cinq à trente tonnes. C'est la route de Kouei-Lin-Fou, et, en continuant sur le Kou-Tcheou-Ho, celle de Canton.
Dans l'est les relations se font par Gan-Chouen-Fou et Kiu-Tsing-Fou, qui est la route de Yun-Nan-Sen, et aussi par Hing-Y-Fou et Pé-Sé, mais cette dernière est presque toujours coupée par les
pirates qui ont adopté le voisinage des frontières du Kouei-Tchéou, du Kouang-Si et du Yun-Nan.
Les importations principales à Kouy-Yang-Fou sont les cotons et les toiles grossières du Hou-Pé, les thés du Yun-Nan, les filés coton indiens, l'opium célèbre de Houang-Sao-Pa, les soies du
Se-Tchouen et le pétrole américain qui arrive par Tchong-King. Il y a à peine quatre ou cinq ans qu'apparut à Kouy-Yang-Fou la première lampe à pétrole, et voilà que maintenant la ville entière a
adopté ce nouvel éclairage. En somme, Kouy-Yang-Fou est bien plutôt un grand centre administratif qu'une ville de commerce.
Il n'y a guère plus de deux siècles que le Kouei-Tchéou a été incorporé à l'empire chinois.
Avant cette époque, il formait un grand royaume dont la population était miao-tse et tchong-kia. Les Miao-Tse, purs descendants de la race aborigène de ces régions, s'étendaient spécialement dans
l'est et le sud-est, tandis que les Tchong-Kia, race déjà mêlée par des invasions venues du Kiang-Si, occupait l'ouest et le sud-ouest jusqu'aux frontières du Yun-Nan. L'ensemble de ces deux
races formait un royaume miao-tse, qui s'étendait sur tout le sud du Kouei-Tchéou et avait pour limites, au nord, le Ou-Kiang qui va se jeter dans le fleuve Bleu à Fou-Tcheou-Fou.
Lorsque les Chinois se furent emparés de ce royaume, ils le divisèrent en cercles militaires, fixèrent la résidence des grands mandarins dans les grands centres, et chassèrent les Miao-Tse du
voisinage des grands chemins qu'ils occupèrent militairement. Ils détachèrent ensuite du Se-Tchouen la bande de territoire comprise entre le Ou-Kiang et le fleuve Bleu et formèrent la province de
Kouei-Tchéou telle qu'elle est aujourd'hui avec Kouy-Yang-Fou, résidence des anciens rois miao-tse, pour capitale. Enfin, ils mirent cette province sous la haute direction du vice-roi du
Yun-Nan.
Depuis cette époque, le gouvernement appartient à la Chine. Pourtant dans la région de Li-Ping-Tchéou, Kou-Tcheou-Ting et Tou-Yun-Fou, les petits princes miao-tse étaient parvenus à rester
indépendants. Mais à la suite de la dernière guerre, ils durent accepter le joug chinois et, aujourd'hui, s'ils administrent toujours leurs territoires, ils sont sous la férule sévère du ting de
Kou-Tchéou et du fou de Li-Ping. On estime qu'actuellement la population de Kouei-Tchéou est indigène pour les 4/5 : les Chinois n'occupent guère que quelques districts, toutes les villes et les
voisinages des grandes routes.
Un autre motif, moins sérieux que nos fatigues, mais absolument inévitable, nous obligeait à
séjourner à Kouy-Yang-Fou. Nous touchions à la fin de l'année chinoise. Le 10 février 1899, 1er jour de la 1e lune de l'année, était, pour la Chine, le jour de l'an, le jour du Ko-nien,
c'est-à-dire la plus grande fête du calendrier. Pendant cinq jours tout reste fermé, excepté les maisons d'opium et de thé qui sont alors envahies, tous les travaux, quels qu'ils soient, sont
interrompus, les comptes, les affaires sont arrêtées ; il devient impossible d'obtenir quoi que ce soit d'un Chinois. De plus les tribunaux sont fermés pendant quinze jours et les gens mal
intentionnés profitent toujours de cette époque pour faire leurs mauvais coups. Aussi est-il prudent pour l'Européen qui voyage en Chine de se tenir en lieu sûr pendant cette période. Ces cinq
jours sont surtout employés par les Chinois à dépenser les quelques sapèques qu'ils ont pu économiser durant l'année écoulée. Pétards, feux d'artifices, réunions de famille, promenades
triomphales de dragons en papier dans la rue, tout ce que l'imagination peut inventer de plus grotesque, est destiné à égayer le Ko-nien.
Aussi, dès le 9 février, veille de ce jour si solennel, toutes les montagnes des environs de Kouy-Yang-Fou flambaient et, le soir, à la tombée de la nuit, d'immenses brasiers excités par le vent
léchaient les flancs des hauteurs, les gravissaient d'un train de course, et brûlaient la brousse jusqu'aux sommets des montagnes. C'était réellement un spectacle magnifique. Par exemple, la nuit
fut moins intéressante ; le vacarme emplit la ville jusque dans ses faubourgs ; les pièces d'artifice crépitèrent jusqu'à l'aurore. Dès le matin du grand jour, tout notre personnel, Joseph en
tête, revêtu de ses plus beaux costumes vint, devant nous, faire le ko-teou, c'est-à-dire se mettre à genoux et se prosterner trois fois le front touchant terre, en signe d'obéissance, de
souhaits pour l'avenir, comme un hommage dû aux maîtres ; puis, suivant l'usage, ils firent cadeau à chacun de nous d'une toque de lettré ; et naturellement toute cette cérémonie fut accompagnée
de pétards qui éclataient dans nos jambes.
C'est aussi le jour des visites, mais pour les éviter chacun condamne sa porte et s'en va chez les voisins, amis ou connaissances, porter sa carte avec le plus d'étalage possible. Personne ne
restant chez soi, les rues sont encombrées d'une foule exubérante. Dans l'après-midi, les chaises des grands mandarins, suivies de parasols rouges et d'escortes, se croisent dans les ruelles,
s'entrechoquent et n'avancent que lentement. On n'entend plus alors, dans toute la ville, que les jurons des satellites, les plaintes étouffées du bon peuple qui, un peu rudoyé par la valetaille,
s'écarte pour éviter les baguettes. Les pois fulminants éclatent de toutes parts ; c'est un remue-ménage incessant d'un singulier aspect. Toutes les maisons sont pavoisées, les enseignes
repeintes, les banderoles se croisent et s'agitent au moindre vent sur la foule grouillante et les chaises, suivant la cadence des porteurs, se balancent doucement.
Nous dûmes aussi nous conformer à l'usage, en allant porter nos cartes chez les principaux mandarins, pendant que l'évêché était assiégé par un va-et-vient de satellites porteurs de celles de
leurs maîtres. Le soir et la nuit du Ko-nien furent encore plus agités que la veille. Le surlendemain seulement la ville épuisée commença à se calmer.
Aussitôt après la sortie de Tou-Yun-Fou, nous tournâmes dans le sud-est et nous commençâmes
à nous engager dans les montagnes qui servent de refuge à la population indigène. Difficile et fortement ravinée, cette région est couverte de grands bois sur les sommets, quelques villages
éloignés se montrent sur les lisières et la piste qui sert de chemin n'est marquée d'aucune trace de caravanes, c'est surtout une route militaire reliant Tou-Yun-Fou à Kou-Tchéou-Ting, résidence
d'un général chinois et d'une nombreuse garnison.
Grâce à la brièveté de notre première étape, nous arrivâmes de bonne heure au gîte du soir, au village moitié tchong-kia, moitié miao-tse de Mao-Tsao-Pin. Ayant poussé une reconnaissance au delà
des hauteurs, je vis un pays très habité, couvert de belles rizières dans les fonds, de gros villages à maisons basses construites uniformément avec des mottes de terre serrées en forme de
grosses briques, et couvertes de chaume. Ces agglomérations, généralement dissimulées derrière des haies et des fourrés de bambous qui en défendent les abords, ne sont pas, comme dans la région
que nous avions traversée, entourées de ruines qui rappellent les dévastations de la guerre. Soit que les Miao-Tse, plus soigneux que les Chinois, en aient fait disparaître les traces, soit que
le théâtre de la guerre ne se soit pas étendu dans ces pays d'accès difficile, il me resta l'impression que les Miao-Tse vivent tranquilles et dans l'aisance au milieu de leurs montagnes et qu'à
l'exception de quelques commerçants, il n'y a pas un seul Chinois dans l'intérieur du pays.
Le lendemain nous partions sans encombre, et, après une heure de descente, nous traversions
dans une fraîche vallée toute boisée le Ki-Kiao-Ho, qui, ainsi que je l'ai dit plus haut, fait un brusque coude au delà de Tou-Yun-Fou, pour prendre une direction générale nord-est. Il est
probable que dans ce coude, il reçoit un affluent de quelque importance, car il est beaucoup plus considérable qu'à Tou-Yun-Fou.
En face de nous s'élevait une haute arête rocheuse qui paraissait devoir nous barrer le passage. De la faible altitude où nous étions sur les bords du Ki-Kiao-Ho (870 m), elle se montrait
formidable et nous nous demandions s'il allait falloir faire un bien long détour pour la contourner ; mais une piste chinoise ne se détourne pas pour si peu, et puis ces hauteurs ne pouvaient pas
se tourner puisqu'elles étaient la suite de la ligne de partage des eaux entre le fleuve Bleu et le fleuve de Canton.
Il nous fallut quatre heures pour faire cette ascension, mais en arrivant au col, à 1.300 mètres d'altitude, nous vîmes à nos pieds la petite ville de Pa-Chay-Ting, et un plateau vallonné
entrecoupé de massifs aigus, qui se déroulait vers l'est en s'abaissant dans le sud.
En descendant les revers de cette montagne nous quittions définitivement les plateaux du Kouei-Tchéou, et nous allions nous acheminer peu à peu vers les plaines basses du Kouang-Si.
Pa-Chay-Ting est une petite ville murée située sur la lisière ouest du territoire des Miao-Tse. Tous les habitants sont indigènes et toutes les maisons sont construites en bois. Une forte
garnison y réside, sous la direction d'un mandarin militaire d'un grade élevé qui exerce sur les petits princes miao-tse les mêmes fonctions administratives que celles de nos chefs de cercle dans
nos colonies.
Située à proximité du col que nous venions de traverser, Pa-Chay-Ting joue un rôle d'occupation important en assurant les communications avec Tou-Yun-Fou. Elle surveille, en outre, toutes les
vallées qui débouchent vers le sud. À peine étions-nous entrés dans la modeste maison qui nous servait de logis, que nous fûmes assaillis par une bande d'indigènes curieux de nous voir.
Le 9 mars, nous tournions brusquement dans le sud, et toute la journée nous descendîmes
rapidement en suivant des vallées parallèles. Les bords du plateau du Kouei-Tchéou s'abaissent si brusquement que, par moments, c'était par des escaliers de cent marches que nous passions d'une
vallée dans une autre. De temps en temps, nous rencontrons des villages miao-tse, entourés d'arbres fruitiers tout en fleurs ; leurs maisons, en bois, étaient généralement élevées sur pilotis le
long des ruisseaux et adossées aux flancs des collines ; ornées de balcons, de nombreuses fenêtres et de larges auvents pointus, elles rappellent beaucoup les chalets suisses. Quant à la
population, elle ne comprenait rien au langage de nos Chinois.
Nous arrivâmes le soir, par une température tout à fait agréable, à la jolie petite ville chinoise de San-Kio, qui est située à 370 mètres d'altitude seulement sur le bord d'une rivière qui,
pendant la saison des pluies, devient navigable en ce lieu. Les barques d'une tonne peuvent remonter à San-Kio pendant l'été. La rivière est d'une navigation très difficile. Comme, suivant
l'usage chinois, cette rivière change de nom à chaque village, et comme nous devions la suivre pendant plus de trois cents kilomètres, je la surnommai, pour plus de clarté, le Kou-Tchéou-Ho, du
nom de la première ville importante de son parcours. Donc, le Kou-Tchéou-Ho traverse le territoire des Miao-Tse dans le sud-ouest, devient considérable et va ensuite dans le sud, par
Liéou-Tchéou-Fou, se jeter dans le Hong-Tchoui-Fou, à quelques lieues en aval de Siang-Tchéou-Hien.
San-Kio est un comptoir où les Miao-Tse de la région de l'Ouest s'approvisionnent de marchandises chinoises, mais comme les Miao-Tse des régions ne quittent jamais leur sol et dédaignent d'avoir
des relations avec les Chinois, comme aussi ils n'admettent pas leur présence dans les territoires indigènes, les commerçants chinois ne se hasardent pas à faire du colportage dans l'intérieur du
pays. Ils restent à San-Kio, sous la protection d'un petit mandarin, se mettent en relations d'affaires avec des intermédiaires miao-tse et leur font payer le plus cher possible les quelques
marchandises dont ces peuplades ont besoin. Ce sont ces derniers seulement qui vont débiter dans les villages et sur les plateaux les cargaisons qu'ils apportent. Ce n'est d'ailleurs qu'un trafic
de faible importance. Le plus considérable est l'importation du coton.
Les Miao-Tse étant de fort bons cultivateurs et d'habiles artisans, fort peu de choses leur
manquent et ils n'ont que faire de s'adresser aux Chinois. Les hommes tissent le coton et le chanvre, les femmes font des broderies, fabriquent de belles étoffes de lin et de soie, elles en font
aussi en poil de chèvre. Ils connaissent la manipulation du fer et fabriquent les bijoux en argent qui ornent les oreilles, le cou et les cheveux de leurs femmes.
Le plus grand marché de ces pays est la vente des bois. Les coupes faites, les indigènes font glisser les grosses pièces jusque sur le bord des rivières, construisent de grands radeaux et
attendent que les crues leur permettent de se laisser aller au fil de l'eau avec leur chargement. Ils descendent ainsi les rivières, et s'arrêtent un peu au-dessus de Hoai-Yuen-Hien, exactement à
la limite de leur territoire dans le Sud. Là, ils vendent leur bois à des marchands chinois qui en font un grand commerce dans le Kouang-Si et le Kouang-Toung.
En résumé, malgré les efforts des autorités chinoises, le pays indigène est resté, dans ces contrées, complètement fermé à la pénétration chinoise. Nominalement, les chefs des différentes tribus
qui se partagent le territoire miao-tse relèvent, depuis la répression des dernières révoltes, de l'autorité supérieure des mandarins militaires qui sont établis dans les postes importants de la
région, mais, en dehors de cette surveillance, ils restent les maîtres chez eux. Cependant, il est évident que les Miao-Tse perdent du terrain. Chaque insurrection se termine pour eux par un
affaiblissement qui les oblige à laisser aux Chinois la porte ouverte. Ces empiétements successifs finiront à la longue par les faire disparaître.
Les districts chinois de Tou-Chan-Tchiou et de Li-Po-Hien sont des prises faites par le gouvernement impérial sur les indigènes. Ce fut de sa part une très grande habileté, car, en s'emparant de
ces territoires, il a séparé les Miao-Tse des Tchong-Kia, que des affinités de race disposaient à des coalitions contre l'ennemi commun. Aussi les deux races sont-elles aujourd'hui confinées
l'une dans le Sud-Ouest, l'autre dans le Sud-Est du Kouei-Tchéou, dans un état d'isolement qui leur ôte toute possibilité d'agir. Dans les régions complètement soumises, les peuplades dépendent
toujours de leurs chefs de tribu. Mais ces chefs ne sont plus aujourd'hui, pour la plupart, les héritiers de leurs anciens princes que, par prévoyance politique, les Chinois ont fait disparaître.
Ils sont les descendants de mandarins militaires chinois qui ont reçu du gouvernement de Pékin, en récompense de leurs services, l'investiture héréditaire de fonctions de tou-se. Au début, ces
nouveaux chefs n'étaient que de simples fonctionnaires, administrant le pays pour le compte de la Chine, mais par suite des unions contractées par leurs successeurs avec des femmes tchong-kia ou
miao-tse, ils sont devenus eux-mêmes indigènes. De sorte qu'aujourd'hui, plus enclins à écouter les intérêts des tribus dont ils ont la direction qu'à défendre ceux du gouvernement, ils sont
surveillés de très près par les mandarins militaires et tenus en suspicion. Ils peuvent d'ailleurs être destitués, mais, d'après les conventions, c'est toujours un parent rapproché qui
succède.
Les tou-se sont chargés de l'administration de leurs districts, de la perception des impôts et de la basse justice. Les fautes graves et les crimes relèvent du tribunal du mandarin militaire
chinois et eux-mêmes sont sous sa dépendance. Ils résident dans des yamens, ayant autour d'eux une nombreuse domesticité et un personnel d'employés qui leur sont particuliers. En somme, les
Chinois ont appliqué aux populations indigènes du Kouei-Tchéou le même système administratif qu'ils ont adopté au Se-Tchouen.
Maintenant que nous étions descendus des plateaux, nous allions suivre le Kou-Tchéou-Ho
pendant plus de deux semaines, dans la direction du sud-est. Le Kou-Tchéou-Ho est large d'environ cent mètres en face de San-Kio, mais ensuite il se resserre dans les contreforts dont il est
obligé de suivre les sinuosités, et sa vallée devient bientôt un profond et étroit fossé dans lequel la piste qui sert de chemin, taillée sur les flancs escarpés des berges, a tout juste la
largeur d'un sentier. Souvent même éboulée, il nous fallut la rétablir au moyen des outils que les indigènes nous prêtèrent d'assez bon gré. Enfin, tantôt sur la rive droite, tantôt sur la rive
gauche, elle est interrompue par de nombreux bacs assez dangereux et qui retardent considérablement la marche.