Maurice Courant (1865-1935)
L'ASIE CENTRALE AUX XVIIe ET XVIIIe SIÈCLES
Empire kalmouk ou empire mantchou ?
A. Rey, imprimeur-éditeur, Lyon. — A. Picard, libraire, Paris. — 1912, 152 pages.
- "Entre la Russie, puissance asiatique dès le XVIIe siècle, et la Chine, dont la conquête mantchoue refait un État conquérant, s'étend alors le rideau des pasteurs nomades, mongols pour la plupart, hardis, orgueilleux de leur passé, ennemis nés des peuples sédentaires, jaloux les uns des autres et difficiles à discipliner. De côté, le Tibet, profondément divisé, refait imparfaitement son unité par le lamaïsme et marque ses voisins de son empreinte religieuse. Tels sont les acteurs du drame qui se joue en deux siècles environ : les Mongols appuyés sur le Tibet reverront-ils à l'est et à l'ouest leurs triomphes du XIIIe siècle ?"
- "Depuis le XVIe siècle, Thoumed et Soungar se sont successivement élevés dans les steppes et les vallées du nord, au-dessus des autres tribus. Après la chute des premiers, uniquement guerriers, les autres se sont établis au carrefour des routes qui mènent d'Occident en Orient ; les dominant par leurs armes redoutables, ils les ont employées à des fins pacifiques, ils ont rapproché le Chinois du Boukhariote, ils ont échangé les denrées de l'Inde et du Yang-tseu, de la Sibérie, de l'Occident musulman et chrétien. Appuyés longtemps sur l'alliance tibétaine, maîtres de la Petite Boukharie, les kontaicha ont rapproché en une confédération tous les Mongols avoisinants ; ils ont enrichi leur peuple nomade par le commerce, ont commencé de le fixer au sol, ont dressé un empire entre les Moscovites qui colonisaient le nord, et les Mantchous qui se faisaient les suzerains, les protecteurs des Mongols."
-
"Mais ils n'ont pu fondre les diverses tribus sujettes : grâce à l'unité mantchoue et à la richesse chinoise, les empereurs ont arraché à l'adversaire ses
alliés, ses territoires avant de le déchirer et de l'anéantir.
Cette œuvre accomplie, rien ne sépare plus, de l'Irtych à l'océan oriental, l'empire russe tourné vers l'Europe de l'empire mantchou entouré de ses vassaux. En 1771, l'empire mantchou est construit, il n'a plus d'ennemis à redouter dans l'Asie centrale : la tâche des empereurs sera de l'entretenir et de le consolider. "
Extraits : Le protectorat mantchou à Lhasa - L'empire soungar anéanti - Sin-kyang, la Nouvelle marche - Le retour des Tourgout
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Sur les conquêtes de l'empereur de la Chine dans les années 1750, on pourra consulter
dans la Bibliothèque Chineancienne, outre cette page :
— Pour les données historiques : J.-M. Amiot, Conquête du royaume des Éleuths. — C. Imbault-Huart, Conquête du Turkestan.
— Pour la commande en France des seize gravures des conquêtes : J. Monval, Les conquêtes de la Chine. —
H. Cordier, Les conquêtes de l'empereur de la Chine.
P. Pelliot, Les « conquêtes de l'empereur de la Chine ».
Sur internet, la consultation du site http://www.battle-of-qurman.com.cn est
extrêmement enrichissante.
Les Mantchous dominent aussi le Tibet, depuis qu'ils en ont chassé les Soungar. Le talé lama Galdzang gyamtsho ramené au Potala (1720) fut mis sous la garde de deux mille Mongols ; des
détachements échelonnés à Lhorangdzong, Tchamdo, Bathang assuraient la route de Ta-tsyen-lou. Le vice-roi du Seu-tchhwan, Nyen Keng-yao, proposa de réunir à l'empire toutes les petites
principautés jadis indépendantes, jusqu'auprès de Lhasa ; un mandarin militaire établi à Kata, dans le voisinage de Ta-tsyen-lou, aurait commandé le pays. La partie occidentale de cette région
sembla trop éloignée de Kata pour être administrée effectivement ; on renonça donc à créer ce nouveau ressort (11e lune 1725) et l'on fit cadeau au talé lama de la région ouest à partir de
Lhorangdzong ; l'est, Tchong-tyen, Lithang, Bathang, etc., fut annexé et confié à des chefs indigènes. À Lhasa, le pouvoir fut exercé par Sodnam gyapo, de Khang-tchhen, commandant de la garde
mongole ; c'était un ancien ministre de Latsang khân ; il fut assisté d'Arbouba, un ancien kalon ou ministre du talé lama ; ces deux hommes avaient reçu le titre de mantchou de beise et
gouvernaient l'un le nord-ouest, l'autre l'est du Tibet antérieur ; ils délibéraient pour les affaires les plus importantes avec Longbounai, jadis kalon, devenu gouverneur du nord-est, Pholonai,
un serviteur de Latsang khân, investi du gouvernement du Tibet ultérieur, et Djarnai. L'harmonie ne dura guère entre les cinq directeurs ; malgré une mission de conciliation envoyée par le
gouvernement chinois (1e lune 1727), Arbouba, Djarnai, Longbounai, d'accord avec le père du talé lama devenu gendre de Longbounai, attaquèrent et mirent à mort (6e lune, 18e jour) le premier
directeur ; ils comptaient, dit-on, sur l'appui des Soungar, dont les anciens fidèles de Latsang khân étaient naturellement les ennemis. Pholonai prit aussitôt la tête des troupes de son
gouvernement et repoussa l'armée des rebelles ; l'année suivante (5e lune, 25e jour), avec neuf mille hommes du Ngari et du Tibet ultérieur, il entra à Lhasa où il trouva le talé lama et les
commissaires impériaux ; les principaux lama lui livrèrent les chefs du complot. Une force mantchoue appelée par Pholonai arrivait par le Tsadam et maintenait l'ordre ; les généraux condamnèrent
à mort les directeurs rebelles avec leurs principaux adhérents. Pholonai voulait se retirer dans son gouvernement, les Mantchous le prièrent de rester à Lhasa et l'empereur lui donna le titre de
beise avec la charge de gouverneur général du Tibet (12e lune 1728). Le talé lama, ainsi que son père, fut interné près de Lithang (1728, 11e lune), et ensuite dans le voisinage de Kata (1730) ;
il ne fut admis à rentrer qu'en 1735, quand le calme fut tout à fait rétabli ; pendant son absence la direction de l'église avait été provisoirement confiée à un khoutoukhtou, le ti rinpotchhé,
qui était alors un homme hautement vénéré.
Les affaires temporelles échappaient totalement à la compétence du pontife. Deux commissaires impériaux résidèrent désormais de manière permanente à Lhasa ; ils étaient soutenus par deux mille
soldats réguliers et cinq cents hommes de relève, en outre par la garnison de Tchamdo (1.000 hommes) et par des Mongols exercés comme les troupes régulières ; de plus le territoire chinois était
rapproché de Lhasa, du fait que Bathang, Lithang, Gyathang, Tchong-tyen, Wei-si restaient annexés à l'empire. En 1733 (3e lune), au moment où le trésor et les greniers étaient en partie vidés par
la guerre contre les Soungar, on décida de réduire le corps d'occupation ; on laissa à Lhasa cinq cents hommes des troupes du Seu-tchhwan et à Tchamdo le même nombre provenant de la division du
Yun-nan, les uns et les autres furent relevés tous les trois ans. Toutes les affaires propres du Tibet, civiles et militaires, furent dirigées par le gouverneur général Pholonai, qui choisit les
quatre kalon et les principaux chefs locaux. Ce personnage fut pour la cour de Péking un auxiliaire aussi fidèle et aussi utile qu'avaient été les khân khochot ; il eut plus d'une fois à dénoncer
et à déjouer les menées des Soungar. Galdan Dzereng voulut d'abord renvoyer au Tibet et doter du titre de khân un fils de Latsang, fait prisonnier au sac de Lhasa en 1717 ; averti aussitôt,
l'empereur par un décret (1731, 8e lune) remit aux deux grands pontifes l'examen de cette candidature, mais rappela en même temps aux autorités tibétaines la dernière intervention kalmouke ; la
frontière fut bien gardée et Galdan Dzereng eut bientôt assez à faire de lutter contre les troupes mantchoues, il négligea donc son protégé dont on n'entendit plus parler. La paix rétablie, les
caravanes du nord reprirent le chemin du Tibet ; les facilités qui leur étaient accordées pour se procurer des bêtes de somme, pour faire pâturer leurs chevaux et leurs chameaux, furent
confirmées et étendues, elles ne leur semblèrent pas suffisantes ; les marchands soungar déclarèrent que la convention de 1740 n'était pas observée au Tibet, ils prièrent que les commerçants
chinois reçussent l'ordre d'acheter les marchandises des caravanes : les conseils de l'empire se refusèrent à toute intervention soit dans les affaires commerciales soit près du gouvernement
tibétain. Les caravanes avaient en même temps pour objet des pèlerinages qui étaient autorisés ; Galdan Dzereng demanda des lama tibétains, aucun, semble-t-il, ne consentit à se rendre chez les
Soungar ; Galdan voulut renvoyer des lama tibétains qui, devenus vieux, souhaitaient de rentrer dans leur pays, l'empereur refusa son autorisation : ni à Péking ni à Lhasa, on ne désirait voir se
rétablir des relations cordiales entre Tibétains et Soungar. Ceux-ci étaient toujours tenus en suspicion et l'offre faite de réparer des temples aux frais du kontaicha (1744, 1e lune) avait
encore froissé Pholonai et les commissaires impériaux.
Le prince tibétain usait de son ascendant pour accroître le prestige de l'empire ; c'est ainsi qu'il procura l'hommage et le tribut du Ladag et du Népal. Le khân du Ladag, Nima Namgyal, puis son
fils, Tekdjoung Namgyal fournissaient des renseignements sur les Soungar ; ce sont les présents envoyés par le second qui sont notés à la 2e lune de 1738. Les trois rois du Népal envoyèrent une
première mission (8e lune 1732), puis remercièrent (4e lune 1739) pour les conseils pacifiques donnés au nom de l'empereur et qui avaient arrêté la guerre entre eux. La politique des Soungar, qui
intriguaient de tous côtés, depuis le pays des Ouryangkhai, jusqu'au Ladag, n'échappait pas à la perspicacité de Pholonai. En 1745 (11e lune) et 1747 (2e lune), il présenta à l'empereur une revue
des rapports commerciaux et politiques du kontaicha avec l'ouest ; l'extrait du premier document, trop bref et peu clair, mentionne en passant Kérya, Yârkend et d'autres localités moins
reconnaissables ; Galdan Dzereng vient de réduire et de mettre à mort l'un des deux bek de Gilgit ; une troupe de vingt mille Soungar, quatre mille Kazak, deux mille hommes de Gilgit, est partie
à la première lune contre Abd oul Kérim khân, de Ampindjan, chez qui ont été tués des émissaires musulmans du kontaicha. Sur ce point les informations ultérieures manquent ; ne serait-il pas
question d'Andidjân et ce Abd oul Kérim bek, qui bâtit vers cette époque la ville de Khokand ? Depuis 1741 ou 1742, en effet, Tâchkend était gouverné par un personnage nommé Kousyak bi, pour le
compte de Galdan Dzereng, et les Kazak de la Grande Horde qui campaient dans la région, payaient déjà auparavant la capitation au kontaicha ; ceux de la Moyenne et ceux de la Petite Horde étaient
en différend perpétuel avec les Soungar qui, les poursuivant et exigeant des otages, entraient sur le territoire russe, les autorités d'Orenbourg intervenaient alors pour les protéger et il s'en
fallut de peu, ainsi en 1744, que la guerre n'éclatât. Le second rapport émanant de Pholonai (1747, 4e lune) relate, si l'on peut identifier les personnages, le massacre du prince du Ladag,
Septeng Namgyal, avec toute sa famille et fait allusion à une coalition possible des Khalkha, des Kazak, des Tourgout avec Abd oul Kérim. Quoi qu'il en soit, l'activité militaire des Soungar sur
toute leur frontière occidentale apparaît grande et Pholonai en révèle au moins une partie à la cour de Péking. Pendant toute la révolte du Kin-tchhwan, qui dura plus de deux ans (1746-1749) et
requit de la part du gouvernement mantchou un effort considérable, aucune aide ne vint du Tibet aux rebelles : le maintien de l'ordre dans le pays contigu aux districts soulevés était encore un
service important rendu par Pholonai.
À juste titre, la cour combla d'honneurs cet allié précieux et lui décerna enfin en 1739 (12e lune) le titre de wang, prince impérial ou roi ; aussi Pholonai fut-il par la suite appelé roi du
Tibet. Par une faveur nouvelle, l'empereur, se conformant à la désignation du roi, des kalon, des deba et des grands lama, accorda à l'avance la survivance du titre royal et de la charge de
gouverneur général à Gyourmed Namgyal, second fils de Pholonai (1746, 1e lune) ; l'aîné, Gyourmed Septeng, qui s'était précédemment distingué à la tête des troupes contre les Soungar, fut écarté
de la succession pour raison de santé : on le créa duc mantchou. Pholonai survécut un an ou davantage ; à la fin de 1749, Gyourmed Namgyal était à la tête du gouvernement de Lhasa. De tout temps,
les Soungar avaient au Tibet des partisans avoués ou secrets ; soit pour recouvrer l'indépendance du pays, soit par suite de froissements personnels, le nouveau souverain se tourna de leur côté.
Il n'eut garde de se dévoiler tout d'abord et sut conserver les apparences à l'égard de l'empereur qui mettait en lui toute sa confiance. Pendant la fin de 1749 et la plus grande partie de
l'année suivante, les officiers mantchous au Tibet, Ki-chan, puis Fou-tshing et La-pou-twen, avertissent qu'on rassemble des armes, qu'on déplace des troupes, demandent qu'on rapproche de Lhasa
Gyourmed Septeng pour contrebalancer l'influence du roi ; l'empereur envoie successivement deux commissaires enquêteurs, mais dans tous ses rescrits il explique et justifie les actes de Gyourmed
Namgyal ; celui-ci en profite pour mettre à mort son frère, qu'il accuse de rébellion et d'entente avec les Kalmouks ; il règle tous les détails du complot, prépare le soulèvement de Lhasa,
l'arrivée des Soungar. À la 10e lune (1750), des ordres précis sont adressés de Péking au Seu-tchhwan et, moins d'un mois après, on apprend les événements de Lhasa. Ainsi qu'ils l'avaient annoncé
dans un rapport parvenu dans l'intervalle, les commissaires Fou-tshing et La-pou-twen ont invité le roi à un entretien dans leur yamen (10e lune, 13e jour) ; ils se sont jetés sur lui et sur
quelques officiers qui l'accompagnaient, et les ont tués ; assiégés ensuite par la foule ameutée, ils ont péri avec la plus grande partie de leur gardes, le yamen a été brûlé et quatre-vingt
mille taëls ont été volés. Le 15, le talé lama a nommé comme gouverneur intérimaire le duc Pantita ; il a pris sous sa protection les Chinois et les fait nourrir ; plus de vingt mille taëls ont
été restitués le 23, plus de la moitié des mutins sont arrêtés. L'empereur fit, à cette nouvelle, remettre un secours important aux familles des deux commissaires impériaux qui avaient sacrifié
leur vie ; un temple leur fut l'année suivante consacré à Lhasa. Les troupes de renfort envoyées sans retard trouvèrent l'ordre rétabli ; les représentants impériaux infligèrent des châtiments et
décernèrent des récompenses. Une délibération du Conseil de l'empereur (1751, 2e lune) fixa les règles de l'administration. Le gouverneur général fut supprimé ; les quatre kalon, tenant leurs
pouvoirs du talé lama, furent chargés de gouverner d'accord avec les commissaires impériaux, les droits de ces derniers restant assez vagues ; la garnison mantchoue fut portée au chiffre de
quinze cents hommes ; des règles précises furent édictées pour assurer la nomination des fonctionnaires et pour obvier à l'exercice du pouvoir en vertu de délégations privées ; les officiers
civils furent choisis par les kalon et les commissaires impériaux, les khambo lama ou chefs de monastère dépendant comme par le passé du talé lama. Les exemptions d'impôts et la délivrance des
passes douanières furent régularisées. Enfin tous rapports directs avec les Soungar furent interdits et des mesures strictes furent prises pour arrêter les communications indirectes par Yârkend
et le Ladag.
La guerre avait changé de caractère. Un an plus tôt, le peuple, las des querelles de ses chefs, accueillait en libérateurs les généraux chinois qui venaient rétablir l'ordre ; une partie des
zaisan et des taidji étaient favorables à Amoursana, ou prêts du moins à reconnaître en lui un souverain de noblesse antique, d'habileté et de courage avérés ; les partisans de Dawadji, nombreux,
se tenaient tranquilles et à l'écart, frappés d'impuissance au moins momentanée par le renom des soldats solon et mantchous. Mais les Chinois voulaient rétablir l'ordre à la chinoise, en donnant
de nouveaux vassaux à l'empire ; les guerriers khoit et soungar n'étaient pas disposés à se laisser domestiquer comme les Khalkha. La rupture entre Amoursana et la cour éclaira l'aristocratie et
renversa la seule combinaison d'où l'on pouvait espérer la fin des troubles. Dans l'absence de direction et d'entente les intérêts privés des oulous, des tribus, les vengeances des nobles de tout
rang, de tout parti, le désir de piller et le besoin de se défendre devenaient les seules impulsions ; à cela s'ajoutait la haine de l'envahisseur, qui brûlait de réparer un échec et d'effacer
une tache à son prestige. Aussi pendant toutes les années 1756 et 1757, pendant une partie de 1758, ce fut une lutte de tous contre tous, une anarchie générale, une mêlée de batailles entre les
clans, d'alliances changeantes, de trahisons, de révoltes contre l'étranger, de dénonciations portées devant lui. Nou-me-khou, fait prince impérial, est accusé par un simple officier de préparer
une sédition et appelé à Péking ; trois des khân choisis par l'empereur sont tantôt attaqués par des zaisan, ou par des bandes de pillards, tantôt se battent entre eux ou se révoltent contre les
Chinois ; ils disparaissent dans la tourmente. Seul, le khân tourbet sait maintenir l'ordre dans ses tribus, franchit les années terribles et meurt (4e lune 1758), salué par l'empereur d'un éloge
funéraire et laissant son titre à son fils. Parmi les chefs moins importants, beaucoup font défection et massacrent les Mantchous, leurs alliés de la veille ; quelques-uns au contraire se
rapprochent des troupes impériales. Dans tous les pâturages, dans toutes les vallées, des bandes se lèvent tout d'un coup soit contre des compatriotes soit contre les impériaux. Les ordres de
l'empereur s'appliquent aux traîtres, aux rebelles, aux suspects ; ils sont rigoureux, décapitation sur place, envoi à Péking pour jugement sont les mots qui reviennent sans cesse ; ceux qui sont
tenus pour plus coupables subissent la mort lente devant la tombe des généraux tués à l'ennemi. Femmes, enfants, vieillards sont égorgés. Un détachement mantchou à la poursuite d'Amoursana
rencontre (7e lune 1756) une troupe qui émigre et veut se rendre dans l'Altai, près des Ouryangkhai ; ce sont sept cents familles de Télengout, cinq cents familles kyrghyz sous les ordres de
Kourban khodja, cinq cents obéissant à Hwo-khe-tchhen ; ces gens demandent à faire soumission ; ils envoient deux chefs pour parlementer et livrent dix-huit compagnons d'Amoursana qui se trouvent
parmi eux. Mais on découvre qu'ils ont précédemment attaqué une autre colonne d'impériaux, qu'ils ont volé des chevaux et des chameaux ; aussitôt les chefs sont décapités, toute la troupe
assaillie à l'improviste est passée par les armes, les impériaux s'emparent de quatre cents chameaux, quatorze cents moutons, deux cents chevaux qui sont distribués aux officiers et aux hommes
suivant leur conduite dans l'action. L'empereur lance un décret pour féliciter ce détachement de ses prouesses et distribue titres et grades en récompense. Ainsi l'on comprend la guerre à
Péking.
Dans les tribus bouleversées, les lama mêmes, en des conditions que nous ignorons, prenaient
part à la lutte ; un décret de 1757 (4e lune) déclare qu'on ne peut se fier aux lama soungar et qu'il faut tâcher de nommer khambo lama des hommes d'âge, d'expérience et qui ne soient pas
compromis avec les rebelles. Le texte d'une inscription composée plus tard par l'empereur dit que ces lama tiennent le meurtre et la vie licencieuse pour œuvres pies, « comme les yakcha et les
rakcha ils mangent les hommes ». Cette haine s'explique contre des ennemis qui ont soutenu Amoursana, qui ont probablement prêché une sorte de guerre sainte, qui en ont été châtiés par le pillage
de leurs troupeaux et l'incendie de leurs temples. La guerre ne s'arrêtait donc pas aux portes de ces monastères enrichis des dépouilles du Tibet ; l'horreur en était encore accrue par l'invasion
des nomades du nord et de l'ouest, Ouryangkhai, Télengout, Kyrghyz qui, jadis tenus en respect par les kontaicha, arrivaient maintenant comme par essaims et tâchaient d'occuper dans le bassin de
l'Ili des terres plus riches que celles qu'ils laissaient. En 1757, après l'hiver, des épaves de ces migrations et de ces révoltes, sans chefs et sans ordre, Télengout, Kyrghyz, Ourkhandjilan
(?), et même Khoit, au nombre d'une dizaine de mille, avaient pénétré chez les Khalkha ; un décret (3e lune) décida qu'à l'exception des Khoit, ils seraient donnés comme esclaves aux soldats
solon ; tel avait été le sort des Kyrghyz de Kourban khodja.
Guerre d'embuscades faite par le peuple même, guerre religieuse, guerre avec les barbares affamés, les campagnes au pays soungar usaient un grand nombre de généraux. Les plus courageux, Panti,
Oyonggan, Hwo-khi, périssaient en combattant ; mais beaucoup, coupables ou non, étaient rappelés après un échec ; les décrets impériaux les gourmandaient vivement : ces officiers, disait
l'empereur, n'assurent pas le ravitaillement de leurs soldats ; loin de donner de leur personne pour repousser les envahisseurs, pour arrêter les chefs rebelles, ils chargent du rôle actif un
subordonné, qui transmet la mission à un autre ; si bien que de proche en proche, l'autorité s'évapore, le zèle s'évanouit et l'on n'obtient aucun des résultats cherchés. À ces reproches sans
cesse répétés, l'empereur joint les châtiments : rappel des commandants en chef et des généraux, rétrogradation, dégradation, emprisonnement, peine de mort, toutes ces mesures se succèdent sans
relâche pendant les années 1756 et 1757. Elles frappent indistinctement les parents de l'empereur, les Mantchous, les Mongols, les Khalkha ; dans un décret de la 1e lune de 1756, l'empereur a
hautement revendiqué le droit de récompenser et de châtier selon sa justice même les princes feudataires, puisque ceux-ci aussi sont à son service. Le mécontentement à ce sujet existait donc déjà
; quelques mois plus tard, l'affaire s'aggrava. Un prince des Ouryangkhai, Seng-goun Dzab, prince Khothokhoit, fut moins souple que les princes khalkha ; il était petit-fils de ce Po-pei qui,
venu du khanat de Dzasakthou, avait réuni les Ouryangkhai demi-sauvages et en avait fait des sujets de l'empire ; il blâma la conduite tenue à l'égard d'Amoursana, déclara que tous les princes
étaient las de la guerre, que descendants de Tchingiz ils ne pouvaient se soumettre à des châtiments comme de simples sujets. Joignant les actes aux paroles, il se retira dans ses pâturages et
entraîna par son exemple les taidji qui défendaient treize postes fortifiés. Senggoun Dzab (un homonyme), prince Sain noyan, reçut le titre de maréchal et fut chargé de le réduire ; pour limiter
la sédition, il fallut recourir à l'autorité religieuse ; le tchang-kya khoutoukhtou, du Yong-hwô kong à Péking, se rendit sur l'Orkhon pour conférer avec le tcheptsoun dampa khoutoukhtou et avec
les khân et taidji khalkha ; le prince Khothokhoit fut capturé et exécuté à la 10e lune ; plusieurs princes vassaux, particulièrement le fils du Thouchethou khân, furent châtiés pour avoir manqué
à répondre à l'appel impérial. Cette révolte, pendant six mois, s'étendait jusqu'au cœur de la Mongolie propre, à l'heure où la Soungarie était en feu, où les barbares s'y précipitaient, où les
Kazak étaient douteux, où les vieux postes chinois Oulyasouthai, Pa-li-khwen étaient menacés. Au temps même de la lutte entre Galdan et Khang-hi, l'empire n'avait pas paru si ébranlé. L'empereur,
du fond de ses palais à Péking ou à Je-ho, prétendait tout diriger dans le détail ; presque chaque jour partaient pour l'ouest de copieuses instructions, souvent préparées en Conseil et qui
discutaient des marches de troupes ou des passages de rivière jusque dans la vallée de l'Ob' ; mais il ne semble pas que jamais Khyen-long ait songé à imiter son aïeul et à prendre la tête de ses
soldats.
Malgré les dépenses, malgré les pertes des Mantchous et des Mongols, contre l'avis, dit-on,
de ses conseillers, il voulait vaincre, comprenant qu'un demi-succès serait un recul et un affront pour l'empire mantchou ; souvent dans les décrets de ces deux années, la rigueur des ordres,
l'âpreté du ton, bien éloignées des instructions fermes, sévères, mais généreuses de l'empereur Khang-hi, laissent percer la haine, voire la vanité blessée du souverain universel dont la
diplomatie et les armées sont bafouées par des chefs barbares.
Les affaires de l'empire furent rétablies par Tchao-hwei, un Mantchou qui s'était distingué au Tibet et qui tenait d'abord un rang secondaire parmi les chefs de l'armée d'Ili. À l'hiver de 1756,
il commandait une division qui opérait au sud-ouest de Khouldja et était en relations avec les musulmans d'Ouch Tourfân ; revenant vers l'est à partir de la 11e lune, il ramassa les débris de
l'armée de Hwo-khi qui venait de succomber ; à travers la neige, combattant chaque jour, vainqueur à Talki (est de Khouldja), à Olei, il gagna enfin, le 5 de la 1e lune, Ouroumtchi où il fut
aussitôt entouré par l'ennemi ; le 30, il fut dégagé par des renforts venant de Pa-li-khwen ; mais avant d'aller se refaire dans ce centre des forces impériales, il sut écraser tous les ennemis
qui l'avaient tenu assiégé. Dans sa campagne entreprise dès le printemps, Tchao-hwei mena ses troupes jusqu'à la rivière Emil et commença la vraie pacification du pays. Après une lutte aussi
sauvage, la Soungarie était dans un état lamentable ; dans ce pays de nomades, les seules constructions, les temples, avaient « de leur incendie éclairé le ciel » ; les bestiaux, principale
richesse, avaient péri, le grain manquait. Dès l'été de 1756, un envoyé impérial portait aux taidji et zaisan un édit recommandant de protéger les troupeaux et les laboureurs ; pour faire face à
la misère présente, ordre était donné aux autorités du Kan-sou et aux généraux d'acheminer par Pa-li-khwen jusqu'en Ili des bœufs, des moutons, des grains, du thé. Un an de plus de combats et de
souffrances n'avait pu qu'empirer la situation ; une grande partie de la population avait succombé ; une part des survivants, tous les suspects, durent être transportés vers Pa-li-khwen ou vers
Sou-tcheou, plus ou moins loin, suivant la sincérité probable de leur soumission. Avant la guerre, l'émigration avait commencé de vider le pays ; depuis les hostilités, l'exode continuait ; en
1756 (10e lune), des Ouryangkhai cherchèrent refuge sur le territoire russe ; un an et demi plus tard (3e lune 1758), un prince tourgout, Dzereng ou Sereng, avec dix mille sujets, passait la
frontière, mettant en défaut les détachements chinois cependant avertis, et conduisait ses sujets près des Tourgout de Russie. La Soungarie soumise était presque un désert ; aussi dans les années
suivantes, y vit-on refluer, du consentement de Péking, des Ouryangkhai, des Télengout, des Kazak ; seuls des anciens habitants, les Tourbet étaient encore assez nombreux. Des musulmans y furent
amenés de la Petite Boukharie et, cultivant principalement le millet (tarau), furent appelés Tarantchi ; les six mille familles de l'émigration, accrues ensuite jusqu'au nombre d'environ huit
mille, étaient gouvernées par leurs propres chefs et fournissaient outre l'impôt diverses prestations et corvées pour la guerre et les travaux publics. Des Tchakhar, et surtout des soldats de
plusieurs tribus mantchoues, solon et autres, même des Olout, représentèrent comme colons la puissance souveraine ; ils reçurent des terres sur la rive droite de l'Ili et touchèrent de plus une
solde ; répartis en une quinzaine de bannières, tous les hommes valides comptaient dans l'armée active. Des musulmans du Cheàn-si et du Kan-sou vinrent en abondance, d'abord comme soldats, et
restèrent, s'occupant principalement de commerce : on les désigna sous le nom de Toungan, tandis qu'on appela Tchampan les criminels transportés en grand nombre et qui, après une période de
travaux publics, étaient laissés libres de gagner leur vie. Ces diverses populations, arrivées peu à peu, s'augmentèrent encore par l'immigration des Tourgout (1771) et vécurent côte à côte, sans
se mêler, les unes de la vie pastorale, les autres exerçant les mêmes métiers ou professions qu'en Chine ; l'aspect du pays fut donc changé et quelques villes s'élevèrent, Khouldja ou Ili,
Khorgos, Souidoun, etc. L'autorité fut exercée au nom de l'empereur par un maréchal mantchou résidant à Ili et ayant sous ses ordres les commissaires ou résidents mantchous de Tchougoutchak
(Tharbagathai), Ouroumtchi, Tourfân et du Sin-kyang ; Oulyasouthai et Khobdo formèrent une autre division sous un maréchal. Ouroumtchi, Khobdo, Khouldja (Ili), Kâchgar furent fortifiés, rebâtis,
reçurent des noms purement chinois (1762 à 1765) et furent gardés par les garnisons retirées des anciennes places de la frontière, telles que Lyang-tcheou et Tchwang-lang (décrets de 1762 à
1771). La prise de possession mantchoue fut complétée (9e lune 1759, 8e lune 1766) par la construction de chapelles dédiées aux divinités agricoles de la Chine et par la fondation de sacrifices
réguliers en l'honneur des principales rivières et montagnes.
Les Soungar, si longtemps maîtres et caravaniers des routes de l'Asie centrale, étaient anéantis ; leur empire était chose du passé, après avoir fait trembler la plupart de ses voisins, avoir
inquiété même les Mantchous et les Russes. Ceux-ci, parfois en lutte et si souvent en accord avec les kontaicha, protégèrent les derniers jours du dernier chef soungar. Depuis la rentrée des
impériaux à Khouldja, la prise d'Amoursana fut l'un des principaux objets cherchés par la politique et la haine de Khyen-long ; la mobilité du prince khoit, ses attaques foudroyantes, ses
retraites imprévues appelèrent sur bien des généraux la colère impériale. C'est sous Tchao-hwei commandant en chef qu'Amoursana fut non pas capturé, mais définitivement repoussé en Sibérie avec
les huit hommes qui lui restaient (1757, 6e lune, 19e jour). Depuis deux ans, tantôt il attaquait les Chinois, tantôt il se réfugiait chez les Kazak, dont le khân Ablai, sans rompre avec un
puissant voisin, sut plus d'une fois amuser les généraux mantchous. Le 18 de la 6e lune, le chef d'un détachement chinois, qui venait de conférer avec Ablai khân et avec son frère Aboul bis,
avait une entrevue avec le capitaine russe du poste frontière, et cet officier déclarait qu'Amoursana n'était pas en Sibérie. Le 19, dirent les Kazak, Amoursana sollicitait inopinément une
audience du khân et, sans avoir vu celui-ci, volait quelques chevaux et passait la frontière. Ce scénario fut sans doute convenu entre les deux vieux alliés. Amoursana fut réclamé aux autorités
russes et, tandis que celles-ci parlementaient, écrivaient au Sénat, tandis que les Mantchous insistaient et rappelaient, non sans apparence de raison, les traités de 1727, le bruit fut répandu
qu'il s'était noyé en passant une rivière; pendant ce temps il était, dit-on, interné à Tobol'sk dans une maison de campagne de l'archevêque. À la 1e lune de l'année suivante (1758), les
autorités chinoises furent avisées qu'Amoursana était mort de la petite vérole et que son corps serait porté à Kyakhta pour y être reconnu par les délégués impériaux ; en vain la cour insista
pour que le cadavre fût envoyé à Péking ; les Russes se firent un point d'honneur de refuser, si bien que l'audacieux et adroit prince khoit jusqu'après sa mort échappa à la colère impériale.
Faute du cadavre, les cérémonies d'offrande et d'annonce aux Ancêtres ne purent être accomplies.
Tchao-hwei avait organisé la « Nouvelle marche » (Sin-kyang) : pas d'administration directe, le gouvernement central représenté par les gouverneurs, commandants, agents, tous Mantchous ou
Mongols, qui commandent la garnison et dépendent du maréchal d'Ili. Sous la surveillance de ces résidents et pour toutes les affaires locales, les autorités indigènes, des hâkimbeg ou gouverneurs
aux mirâb qui règlent les irrigations, étaient maintenues ; elles étaient dotées de rangs dans la hiérarchie chinoise et recevaient un traitement fixe remplaçant les anciens bénéfices de nature
féodale ; l'hérédité des charges était abolie. Les titulaires étaient pris dans les familles considérées et nommés, non pas dans leur ville d'origine, les uns par décret impérial, les moins
importants directement par les résidents. On choisit des hommes de valeur, ainsi pour Kâchgar Mousa khodja, fils d'Emîn khodja (1759, 7e lune) ; on en choisit ou garda d'autres, par exemple Abd
oullah khodja, frère de Yousouf, qui était hâkimbeg à Ouch en 1765 et ne regardait pas à maltraiter et piller ses compatriotes. Le Conseil impérial tint aussi à écarter certaines familles dont on
craignait l'ambition ; Khodjis bek, son fils Mozaffer, toute sa famille, accusés depuis longtemps de viser à la succession des deux khodja, furent appelés et retenus à Péking. Les résidents
chinois surent miner l'influence du clergé, en libérant de la plupart des redevances le peuple de laboureurs et de bergers qui exploitait pour les mosquées et établissements religieux les biens
inaliénables (àoukâf) ; devenus de métayers quasi-propriétaires, les petites gens sont liés au régime mantchou. La confiscation prononcée contre les opposants irréductibles, contre ceux surtout
qui s'étaient compromis dans les guerres, contribua à ruiner l'aristocratie religieuse et laïque. Mais rien n'était changé ouvertement aux coutumes. Le gouvernement maintenait les gardiens
musulmans près des tombes des anciens khodja (7e lune 1760), il défendait contre les akhoun les droits des hâkimbeg et autres officiers (même lune) ; les kâzi continuaient de rendre la justice
civile, mais ils étaient nommés par les Chinois et leurs sentences étaient privées de sanction, sauf recours au bek plus ou moins prêt à intervenir ; d'ailleurs, l'appel aux magistrats chinois
était toujours ouvert et les faits graves, meurtres, vols importants, étaient régulièrement évoqués à leur tribunal. Ce mélange bien dosé de changement et de fidélité à la tradition n'était pas
de nature à inquiéter le peuple habitué à la tyrannie, à l'avidité des taidji soungar, des bek, des molla.
Le gouvernement favorisa l'agriculture et le commerce par de grands travaux d'irrigation (décret de 1763, 5e lune) et par l'amélioration des routes ; la surface cultivable augmenta partout, les
rapports devinrent plus fréquents avec la Chine et avec Lhasa sans diminuer avec les voisins de l'ouest ; Kâchgar et Khotan avec leurs diverses industries, Aksou avec ses mines prirent un
développement inouï. Tchao-hwei et Chou-he-te dans des rapports de 1759 (présentés 7e, 8e, 9e, 12e lunes) avaient étudié en détail la situation financière. Kâchgar, pour dix-sept villes et
villages, comptait plus de cent mille habitants, Yârkend à peu près autant pour vingt-sept villes et villages ; Khotan n'avait que six villes et quarante mille bouches. Yârkend avait beaucoup
souffert de la guerre et de la tyrannie de Khodjo Djân ; il y avait lieu, d'après Tchao-hwei, d'attendre deux ans avant d'établir le régime des impôts ; au temps de Galdan Dzereng, le district
payait cent mille tenga plus des droits sur les métaux, soieries, bétail, etc. Pour Khotan, Chou-he-te proposait douze mille tenga d'impôts divers, la dîme des récoltes, le monopole du jade,
soixante onces d'or à payer par les trois cents familles de mineurs, un impôt sur le commerce. Sous le kontaicha Galdan Dzereng, Kâchgar payait soixante-sept mille tenga d'impôt foncier et
fournissait quarante-huit mille patma de grain, quatorze cents tchairek de coton, trois cent soixante-cinq tchairek de safran, valant ensemble vingt et un mille tenga ; les marchands et pasteurs
versaient en nature la valeur de vingt mille tenga, d'autres corps de contribuables, vingt-six mille tenga ; à cela il faut ajouter les droits sur les métaux, sur les fruits, la dîme sur le
commerce avec les musulmans à la frontière et le vingtième sur les marchands étrangers établis dans le pays. Mais aussi bien à Kâchgar que dans les autres districts des Alty chahar, jamais
l'impôt n'était totalement exigé. Le maréchal proposa de réduire l'impôt foncier à six mille patma de grain et quatre mille tenga en numéraire ; les droits de douane et de commerce, le coton, le
safran seraient réclamés comme auparavant, quelques produits en nature, surtout des raisins secs, seraient envoyés à l'Intendance de la cour, tous les autres versements seraient abolis. La
monnaie de cuivre, portant à l'avers le nom du kontaicha en soungar, au revers une formule arabe, devrait être remplacée par des sapèques, de poids et de modèle chinois et ayant cours en Chine.
L'empereur semble avoir sanctionné ces propositions. La modération des charges fiscales contribua à enrichir et pacifier la nouvelle province ; le régime souple qui y était institué, sorte de
protectorat, se serait difficilement accordé avec la forte hiérarchie sociale des Soungar, il en eût été disloqué. Avec le peu de cohésion géographique, politique et civile du peuple de la Petite
Boukharie, ce protectorat offrait un grand avantage ; il laissait subsister l'aristocratie civile et religieuse et lui ôtait presque tout pouvoir, sans user de la violence souvent nuisible à
celui qui l'emploie ; le peuple, d'esprit délié, changeant, terre à terre, demeurait en face de l'organisation indigène et de l'administration mantchoue, libre pour toute la vie quotidienne de se
tourner vers l'une ou vers l'autre. La comparaison ne fut pas à l'avantage des autorités locales ; privées de pouvoir, elles furent encore détestées et tournées en ridicule, sans que le peuple
nonchalant essayât de se soustraire à leur influence ; lorsque revint pour quelques années le règne des khodja et des molla, les habitants regrettèrent amèrement les fonctionnaires mantchous et
la prospérité qu'ils répandaient. Ce n'est pas que les mandarins fussent tous exemplaires. Le gouverneur d'Ouch Tourfân, Sou-tchheng, avec ses principaux subordonnés et imité par le hâkimbeg Abd
oullah, se livra à tant de pillages et d'escroqueries, accabla les indigènes de toute classe de vexations si honteuses et d'un mépris si insultant, qu'une sédition éclata à la 2e lune 1765,
faillit pour raisons analogues s'étendre à Khotan ; Ouch ne fut repris par Ming-jwei qu'à la 8e lune. Cet éclat, en rappelant que le régime légal est insuffisant si les hommes ne l'appliquent pas
en esprit de sincérité, rendit service à la cour de Péking ; les choix de fonctionnaires furent peut-être dès lors irréprochables, à coup sûr la paix chinoise régna plus de cinquante ans.
L'exode décidé, le départ fut fixé par le grand lama au 5 janvier suivant (1771) ; averties par des dissidents, les autorités russes demeurèrent indifférentes, incrédules, elles fournirent même
aux Tourgout deux canons et des munitions pour combattre les Kazak. L'hiver fut très doux, à l'époque fixée la Volga n'était pas encore prise ; tous les Kalmouks de la rive droite ne purent
passer le fleuve et restèrent ; d'ailleurs tous n'étaient pas disposés à émigrer. Les Tourbet, amenés au XVIIe siècle par Solom Dzereng et accrus par des immigrations successives, avaient depuis
lors vécu près des Tourgout, prenant part dans leurs querelles, beaucoup moins nombreux et craignant d'être absorbés ; les alliances matrimoniales entre les chefs avaient envenimé les relations ;
par ressentiment, les Tourbet annoncèrent aux Russes la fuite décidée et restèrent dans les steppes. Un petit nombre de Khochot immigrés en 1759, plusieurs oulous tourgout n'osèrent reprendre le
chemin de l'Orient ou, s'étant mis en route, revinrent sur leurs pas. Quinze mille familles kalmoukes demeurèrent donc en Occident, tandis que Oubacha emmenait plus de soixante-dix mille
familles. La Russie se trouva tout d'un coup privée de plusieurs centaines de mille nomades dont l'industrie pastorale enrichissait le sud de l'empire ; de caractère peut-être inconstant, mais en
somme auxiliaires utiles, ils laissaient la steppe de la Volga presque vide, ouverte aux entreprises des voisins ; c'était un recul de l'Asie, mais non pas un progrès de la société occidentale.
Les Kalmouks restants devinrent pour le gouvernement un objet de méfiance ; les dignités de khân et de vice-khân ne furent pas relevées : le prince des Tourbet et les principaux chefs furent
retenus à Saint-Pétersbourg ; l'autorité fut exercée par des zaisan, souvent héréditaires, commandant à cent ou cent cinquante familles et placés sous la surveillance tantôt de la chancellerie
d'Astrakhan', tantôt d'un autre organe officiel. La horde des Kalmouks de Russie perdait totalement la qualité d'État autonome.
Au départ, les fugitifs mirent à mort un certain nombre d'artisans et de marchands russes qui se trouvaient parmi eux, et emmenèrent un petit corps de dragons et de cosaques capturés au passage ;
ils voulaient que le secret de leur fuite s'ébruitât le plus tard possible et ils n'avaient agi ainsi que par nécessité, répondirent les princes à l'empereur Khyen-long qui s'informait du sort
des Russes. En fait les actes de cruauté furent exceptionnels. Pour alléger la marche, on avait détruit, abandonné, transformé pour usage de campagne la plus grande partie des objets mobiliers,
grandes tentes des chefs, monnaies russes, etc. Les femmes, les enfants, le bétail occupaient le centre de la caravane entourée de tous côtés par les hommes ; Oubacha avec quinze mille guerriers
d'élite protégeait l'arrière ou les flancs de la caravane, selon les occurrences. Après le passage du Yaik, puis en arrivant vers le Tourgaï, les Kalmouks furent poursuivis par un petit
détachement de cosaques, ensuite par un corps que commandait le général Traubenberg et que soutenaient Nour Ali khân et ses Kazak ; mais ils avaient de l'avance. Cependant la fatigue, la longueur
du chemin à travers les sables desséchés ou les marécages, avec le passage des ruisseaux grossis au printemps, les souffrances à la fonte des neiges, à la chaleur croissante, le manque de
nourriture pour les animaux et la perte du bétail, les maladies, la famine abattaient les courages, firent songer à retourner : mais il y avait autant de dangers en arrière qu'en avant. Puis il y
eut les attaques des Kazak ; Nour Ali, avec la Petite Horde, revint à la charge, Ablai et la Moyenne Horde se joignirent à lui ; plus loin, après le lac Balkhach, les Bourout pillards furent
terribles. Enfin, après six mois de marche, de la 11e à la 6e lune la lamentable troupe parvint à la frontière d'Ili, rapidité surprenante pour l'exode de tout un peuple ; mais les trois quarts
du bétail avaient péri ; sur peut-être quatre cent cinquante mille hommes, il en restait deux cent quatre-vingt mille, exténués, vêtus de haillons, allant nu-pieds.
Les rapports des mandarins d'Ili eurent vite convaincu l'empereur que cette multitude de suppliants n'était pas à craindre ; il fallait seulement éviter de les transformer en pillards. Khyen-long
se met aussitôt à organiser les secours : acquisition de bétail à Pa-li-khwen, Khamil, Tourfân, achat de vêtements dans toutes les provinces du nord ; robes de fourrure, robes ouatées, feutres,
souliers, chaussettes, qu'on achète du neuf ou du vieux, les vieux vêtements pourront encore couvrir ceux qui sont nus ; les nattes, les sacs pourront être transformés en tentes ; le froid va
venir, il faut se hâter ; mais on ne trouve pas sur le marché assez d'habits tout prêts ; qu'on envoie de la toile, des ballots de coton, les femmes sauront s'en servir, qu'on n'oublie pas les
aiguilles, le fil. Il faut faire les expéditions par poste dès que deux ou trois cents ballots sont prêts, de façon continue. Le langage impérial, tout pratique, tranche dans cette circonstance
sur le ton solennel accoutumé, expose tous les détails, trouve des accents familiers pour féliciter les fonctionnaires qui s'acquittent bien de leur mission. Sans compter les premiers secours, on
envoie aux Tourgout avant la 10e lune : plus de 250.000 têtes de bétail de toute nature, 20.000 paquets de thé, 41.000 piculs de grain, 51.000 robes en peau de mouton, 61.000 pièces de toile,
59.000 livres de coton, on emploie encore 200.000 taëls d'argent. Si les chiffres sont exacts, la bienfaisance ne se répand pas souvent en pareilles largesses. Quand on eut fait face aux besoins
les plus pressants, les chefs appelés à la cour s'y rendirent suivant leur promesse ; reçus en audience avec Oubacha le 8 de la 9e lune, ils furent traités magnifiquement ; quelques jours plus
tard, Oubacha fut créé khân, Zebek Dordji et Sereng eurent le titre de prince impérial ; le reste de la noblesse fut l'objet de distinctions graduées confirmant ses pouvoirs héréditaires. Toute
la nation fut divisée en cinq ligues sous des chefs investis par l'empereur ; établie dans les pâturages de l'ouest, elle fut placée sous la surveillance du maréchal et des résidents impériaux
d'Ili, de Kourkara ousou, de Tharbagathai, de Khobdo, de Karachahr. À l'ouest des Khalkha, organisé comme eux, un nouveau peuple tributaire assumait la défense de la frontière impériale.
Khyen-long se montra orgueilleux du retour des Tourgout, à juste titre : sans qu'il touchât les armes ni qu'il mît en action sa diplomatie, plusieurs centaines de mille hommes avaient traversé la
moitié de l'Asie pour se ranger sous les lois de l'empire et étaient venus rehausser l'éclat de l'anniversaire de la vieille Impératrice, un dessein si grandiose ne pouvait émaner que de la
Providence. À coup sûr, semblable satisfaction n'a pas été donnée à beaucoup de souverains.
Le retour des Tourgout marque l'apogée de l'empire mantchou. Partie cent cinquante ans plus
tôt du nord de la Corée, la race des Aisin Gioro déborde alors à l'ouest du Pamir ; courageux, ordonnés et pratiques, tenaces et diplomates, les empereurs ont mis la paix dans la Chine et chez
les Mongols, usant de la valeur mongole pour mater le désordre chinois, de la finesse et de la richesse chinoises pour dominer la fierté aristocratique et batailleuse des Mongols ; les lama
tibétains leur ont fourni l'appui de la religion ; une fois les Soungar anéantis après avoir si longtemps balancé la fortune mantchoue, les peuples des confins de la terre sont venus à l'envi
implorer la protection de l'empire, demander une part de ses richesses, un reflet de son éclat. Jamais la Chine n'a été si grande ni si compacte. L'empire s'est fondé en apprivoisant ou
contraignant tout l'ensemble de la famille mongole.