Maurice Courant (1865-1935)
ESSAI HISTORIQUE SUR LA MUSIQUE CLASSIQUE DES CHINOIS
Pages 77-211 du volume I de l'Encyclopédie de la musique et dictionnaire du Conservatoire, direction Albert Lavignac.
Charles Delagrave, Paris, 1913.
- "La musique, je veux dire la poésie chantée, soutenue par les instruments et accompagnée par les danses, a pendant de longs siècles joué un premier rôle dans la vie chinoise : elle élevait les enfants des patriciens, elle figurait dans les palais et dans les temples. Pour être déchue de ce haut rang, elle n'occupe pas moins une large place dans la Chine actuelle, soit sous des formes savantes provenant peut-être de l'antiquité, conservées à travers les âges, classiques enfin, soit dans les bonzeries et dans les théâtres où elle est revêtue d'aspects partiellement nouveaux et populaires. Elle a été cultivée avec zèle par des virtuoses et par des lettrés, par des sages, par des guerriers et par des empereurs qui en ont fait un art délicat et puissant, une science souvent subtile ; tandis qu'elle affinait le peuple dans les limites de l'empire, elle échangeait avec l'étranger ses harmonies de sons et de danses."
- "La musique agit sur l'univers, Ciel et Terre, et sur tous les êtres qui y sont contenus... Exprimant les harmonies naturelles, la musique est d'ailleurs une traduction des forces morales qui font également partie de l'univers ; elle en provient et les règle en retour. Cet aspect du système du monde a été analysé profondément et exposé minutieusement par les livres classiques d'abord, puis, comme on l'a vu, par les philosophes et les historiens. Le Yo ki retourne en tous sens ces questions ; il montre des similitudes, des rapports essentiels entre les faits psychologiques, sociaux, politiques d'un côté, et de l'autre les notes, les instruments, les mélodies, les poèmes."
- "Les notes isolées, les instruments séparés, les groupes de sons, les airs, la musique unie à la danse expriment des sentiments, traduisent des faits et des jugements, disposent à des devoirs ; les lois physiques des sons représentent les lois sociales de hiérarchie et d'union, elles symbolisent, préparent, soutiennent le bon gouvernement. Nous serions tentés de voir dans ces formules une série de métaphores ; les Chinois y ont vu dès l'origine, y voient partiellement encore l'expression de rapports réels, tangibles... Les réactions mutuelles du corps et de l'esprit ; la condition psychologique et morale de la famille, de l'État, résultant de la valeur de l'homme intellectuel et moral ; par suite la domination des rites qui, fixant les attitudes et les paroles, règlent indirectement la volonté : ce sont des principes toujours admis par la philosophie chinoise."
Extraits : Instruments - Devinettes - Orchestres et danses - C'était au temps du duc
Ling...
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Grand est le Sage Parfait
: sa raison est sublime, son action est vénérable.
Il règle la civilisation, et le peuple s’y conforme. L'ordre du sacrifice a des lois constantes,
subtiles et pures et profondes. L'esprit est évoqué et arrive ; ah ! brillante est son apparence sainte !
Les Chinois divisent leurs instruments de musique en huit classes d'après la matière
principale dont ils sont formés, pierre, métal, soie, bambou, bois, cuir, gourde, terre ; chaque classe correspond naturellement à une direction dans l'espace, à une saison, etc. Mais un seul
instrument comprend des parties de matières différentes, une même matière entre dans des instruments très divers ; il n'y a donc pas lieu de tenir compte de ce classement.
Quatre sections sont établies :
1° instruments autophones, formés de corps naturellement élastiques susceptibles d'entretenir le mouvement vibratoire qui leur est communiqué ;
2° instruments à membranes, comprenant essentiellement une ou deux peaux parcheminées rendues élastiques par tension sur un cadre résistant ;
3° instruments à vent, où le corps vibrant est une colonne d'air mis en mouvement au moyen d'appareils spéciaux ;
4° instruments à cordes : la vibration y est celle de cordes de diverses matières tendues sur des résonateurs qui renforcent le son.
...
Flûtes
Cette famille est primitive en Chine: en associant plusieurs lyu, en bouchant les sections du cylindre, en perçant des trous pour servir de bouche et pour produire des sons différents, on a
naturellement obtenu les flûtes qui vont être décrites.
74 Yo. Cette très ancienne flûte à bouche transversale est mentionnée par le Chi king ; dans le
Tcheou li, on la voit régler les danses des fils de l'État et jouer dans quelques sacrifices agricoles ; elle a depuis longtemps cessé d’être employée par les musiciens, mais elle reste
l'attribut muet des pantomimes qui exécutent la danse civile. C'était simplement un lyu de roseau ou de bambou, percé de trois, de six, voire de sept trous ; nous ignorons si la bouche
transversale a jamais reçu quelque perfectionnement. Le yo des danseurs du palais est décrit par le Hwei tyen thou, mais comme il ne sert qu'aux yeux, ses dimensions traditionnelles ont
peu de valeur : tuyau de bambou, longueur 1,751, diamètre 0,0468 pied.
75 Phai syao, alias yun syao. La flûte de Pan a, d'après la légende, été inventée par l'empereur Chwen, qui la fit en réunissant 10 tuyaux de longueur appropriée ; elle est aussi appelée fong
syao, parce que sa forme rappelle les ailes éployées du phénix ; enfin, dans les anciens textes et encore dans le Yuen chi, elle est désignée par le mot syao sans épithète. La flûte de
Pan employée aujourd'hui dans les rites majeurs a 16 tuyaux de bambou maintenus parallèlement dans un étui de bois, tou, qu'ils dépassent en haut de 0,1968 p et inégalement en bas ; l'enveloppe a
0,9477 p de hauteur, 0,1093 d'épaisseur, 1,1610 de largeur maxima aux épaules, kyen ; l'écartement des deux pieds est de 1,1335. Les tuyaux bouchés, tous de même diamètre (0,02742), ont à la
bouche une légère échancrure, chan kheou, comme celle qui a été faite aux lyu pour faciliter l'émission du son. Même notation que pour le syao ci-dessous.
81 Ti, al. long ti,
long theou ti, à cause des ornements, flûte traversière en bambou renforcé de ligatures en soie ; très répandue dans toutes les parties de la Chine ; la tête de dragon est un
simple ornement qui appartient aux flûtes de l'orchestre impérial. La bouche du tuyau se tient à gauche (sur la figure, vue de face par le spectateur, la bouche est à droite) ; le trou le plus
voisin non figuré sur le ti 81 a), se recouvre d'une membrane provenant de la moelle du bambou et qui a pour effet de modifier le timbre ; cette membrane se colle au moment de l'exécution du
morceau et se remplace à mesure qu'il en est besoin. Les six trous suivants sont du même côté que la bouche ; ensuite on trouve les deux trous latéraux d'émission ; les quelques trous qui
suivent, de même que l'orifice extrême, ne donnent pas de notes. Deux formats usuels a) kou-syen, b) tchong-lyu ; diamètre : a) 0,0435 p ; b) 0,0416 ; longueur : a) 1,2517 ; b) 1,1972 p. Sol#3
s'obtient avec le 3e et le 6e trous ouverts ; sol#4, avec les 1er, 2e, 5e trous. Une variété employée par l'orchestre militaire est appelée phing ti, parce qu'elle n'est pas ornée d'une tête de
dragon ; longueur, 1,8286 p ; je n'en connais pas l'échelle.
La flûte traversière ti ne paraît pas dériver du tchhi 80, elle est probablement
d'importation étrangère. Le Kyeou thang chou la définit un petit tchhi et l'appelle heng ti, flûte traversière ; il parle aussi d'une flûte analogue, flûte tartare, hou ti 82, très goutée par
Ling ti (167-189), des Han.
Quand le roi de Pyao envoya des musiciens en Chine, il y avait deux flûtistes ; leur instrument, heng ti 83, mesurait plus d'un pied de long ; c'était un tuyau de bambou dont on avait enlevé les
cloisons et bouché les orifices avec de la cire. Il y avait aussi des flûtes à deux têtes, lyang theou ti 84 : cet instrument était fait d'un bambou long de 2,8 p ; au milieu subsistait un nœud
avec une bouche à droite et une à gauche du nœud ; la section de gauche donnait les sons sol# la# ut ; la section de droite donnait ut# ré# fa ; mais chaque section ayant sept trous, la
description est incomplète. Le heng tchhwei 85, usité dans la musique militaire depuis Tchang Khyen, qui le rapporta de l'Asie centrale, est un instrument du même genre.
... Instruments à
cordes pincées
112 Khin, caisse sonore allongée à fond plat, à table d'harmonie légèrement bombée ; le profil longitudinal est rectiligne, le profil transversal forme un arc très court d'une
grande circonférence. Table d'harmonie en bois d'éléococca, fond en bois de catalpa ; ce corps est enduit d'un vernis spécial. L'instrument est posé devant l'exécutant sur une table
rectangulaire, dont le dessus, formé de deux tablettes parallèles et muni d'ouvertures, sert de caisse de résonance. L'extrémité étroite, dite queue ou arrière, est à gauche du musicien ; sur le
côté (gauche) opposé à l'exécutant sont incrustés treize ronds d'ivoire ou de nacre, hwei, qui servent de tons. Le fond est percé de deux longues ouïes rectangulaires ; deux petits pieds
soutiennent l'extrémité droite ou front ; à deux boutons arrondis placés au quart de la longueur à partir de l'arrière sont attachées les cordes, trois au bouton de droite, quatre à celui de
gauche ; elles sont tendues au moyen de chevilles qui sont insérées dans le fond de l'instrument suivant une ligne correspondant à un cheval et placé vers le front.
Les chevilles, soit en bois, soit en pierre, au nombre de sept, sont rangées dans l'ouïe
transversale et tournent à frottement dans la table d'harmonie appliquée à cet endroit contre le fond ; la cheville est dans la partie supérieure percée d'un canal parallèle à l'axe, puis
infléchi à angle droit, de sorte que l'orifice inférieur soit sur le côté de la cheville juste au-dessous du fond du khin. Par ce canal passe une mèche de soie qui fait boucle à la hauteur du
chevalet, s'enroule autour de la cheville à partir de l'orifice inférieur, puis retombe en torsade. En tournant la cheville, on accroît la tension de la mèche, qui tend la corde nouée dans la
boucle sur le chevalet.
Les cordes, du chevalet au faux sillet, mesurent 2,916 p ; elles sont de soie ; le fil, lwen, est formé de 36 baves, kyen : 1e corde (extérieure ou gauche), 108 fils ; — 2e corde, 96 fils ; — 3e
corde, 81 fils ; — 4e corde, 72 fils ; — 5e corde, 64 fils ; — 6e corde, 54 fils ; — 7e corde (intérieure ou droite), 48 fils. Ces nombres sont les mêmes que ceux qui expriment la longueur des
cinq premiers lyu dans le système classique. Les tons ou marques se comptent à partir de la droite (front) ; les intervalles ne sont ni tempérés ni pythagoriciens.
La difficulté d'appliquer au khin la gamme officielle des Tshing paraît dans cette échelle à la distance excessive ré# sol ou mi sol# ; de plus, même en parlant de ré#, la division en parties
aliquotes simples ne peut reproduire les notes officielles ; ainsi les tierces de ré# seraient fa# et faX(sol), notes absentes de la gamme.
Laissant désormais de côté l'accord officiel, je m'occuperai seulement de la musique
classique des lettrés. Tous les autres instruments sont, en effet, abandonnés à des professionnels assez peu estimés, au plus en joue-t-on par désœuvrement, dans le peuple, dans la partie la
moins relevée des classes moyennes, chez les gens qui fréquentent les théâtres et recherchent les plaisirs vulgaires. Le khin, au contraire, est estimé de l'aristocratie intellectuelle, qui le
pratique encore un peu. De là la saveur poétique de sa terminologie, le symbolisme de ses formes, les préceptes minutieux pour le choix de son bois, la confection de ses cordes ; de nombreuses
légendes et anecdotes s'y rattachent où figurent les plus grands sages, y compris Confucius ; à le fabriquer des luthiers sont devenus célèbres et depuis le VIe siècle ont laissé leur nom jusqu'à
nous : toute une littérature est consacrée à cet instrument.
Fou-hi, le premier souverain mythique, inventa le khin, qui est ainsi l'instrument par excellence de la race chinoise, le cheng, pour antique qu'il soit, appartenant un peu aux barbares. Fou-hi
prit du bois d'éléococca ; il fit la table d'harmonie arrondie comme le ciel, le fond plat comme la terre ; l'étang du dragon a huit pouces pour agir sur les huit vents, l'étang du phénix a
quatre pouces pour imiter les quatre saisons ; les cinq cordes représentent les cinq éléments ; les sept cordes, Wen wang ayant ajouté la 6e et Wou wang la 7e, correspondent aux sept corps
célestes. À l'époque historique, nous trouvons le khin mentionné dans le Yi li, dans le Tcheou li, dans les Yue ling, pour les cérémonies les plus solennelles. Confucius, à la maison, en
promenade, en voyage, avait toujours son khin avec lui ; il en jouait devant ses disciples et leur expliquait le sens caché des mélodies ; il en jouait avec le même calme dans le danger et
montrait ainsi sa grandeur d'âme. Yu Po-ya, qui vivait probablement au IVe siècle avant l'ère chrétienne, est connu uniquement pour son talent sur le khin, qui découlait de son élévation morale :
un seul musicien, Tchong Tseu-khi, était capable de le comprendre ; Tseu-khi étant mort, Po-ya renonça à son instrument.
Le troisième orchestre des Han eut une fortune bien différente. En opposition avec la musique rituelle et le plus souvent strictement réglée des deux premiers orchestres, celle des banquets s'est constamment renouvelée sous des aspects très divers : chœurs de circonstance sortis du peuple ou de la cour, chants venant de toutes les provinces où les dynasties successives ont assis leur pouvoir, airs et danses barbares, tours d'adresse et de magie, tout cela s'y trouve côte à côte, subit et exerce des influences. On étudiera d'abord la musique des banquets dans sa forme la plus simple, purement chinoise, dominante pendant la première partie des huit cents ans qui séparent l'avènement des Han de celui des Thang.
Les chants et les danses n'étaient pas seulement l'expression rare de sentiments violents,
ou graves, ou joyeux, en un mot extraordinaires ; ils avaient place dans la vie de tous les jours. Leur signification sociale et morale était si bien reconnue que dans l'antiquité le Fils du Ciel
se faisait présenter les poésies populaires et les examinait ; cette coutume se perdit sous les Han... Du moins la danse conserva sa place dans tous les festins ; quand l'ivresse commençait à
venir, les convives se levaient et dansaient tour à tour, souvent ils exécutaient des danses provenant de leur pays d'origine ou qu'ils avaient eu l'occasion de voir ; donc rien de convenu dans
ces réjouissances, au contraire la plus grande diversité. Cet usage est mentionné par le Chi king, il se retrouve à la cour des Han, des Wei, des Tsin ; c'est seulement sous les Song
qu'il s'efface, et alors, pour conserver ces anciennes danses (période Ta-ming, 457-464), on en fixe la musique et on les fait exécuter par des choristes dans la cour devant la salle impériale ;
les poètes impériaux par ordre composent de nouvelles poésies. Du jour où les convives ne sont plus des choristes occasionnels, mais des spectateurs, les danses commencent de se modifier : des
professionnels apprennent et exécutent les chœurs ; les musiciens barbares, qui varient le spectacle, se répandent de plus en plus.
La danse Kong mo, nommée danse du linge, Kin wou, sous les Tsin et les Song, rappelait l'entrevue de Kao tsou, alors roi de Han (206), avec son ennemi Hyang Tsi...
La danse du fourreau, Pi wou, était déjà exécutée dans les banquets sous les Han, mais on en ignore l'origine ; elle fut dansée d'abord par deux groupes de 8 choristes, puis par 8
groupes de 8 à partir de Hwan Hyuen et de son usurpation (403). Il faut se garder de confondre ce chœur avec un autre qui est appelé seulement Ming kyun et auparavant Tchao kyun
; le texte ancien est en 4 pentasyllabes ; ce sont les plaintes mises dans la bouche de cette Wang Tshyang, surnommée Tchao kyun, fille du harem qui fut donnée en mariage au khân des Huns (33 A.
C.) et dont les aventures imaginaires forment le thème d'un drame célèbre de l'époque des Yuen, le Han kong tchheou. D'ailleurs ce récit provenant de la cour du Sud, l'air en était du pays de
Wou.
La danse du chasse-mouche, Fou wou, du pays de Wou,... exprime les plaintes des gens de Wou qui, à propos de la tyrannie de leur souverain Swen Hao, souhaitent de se soumettre aux Tsin ;
ce n'est donc pas une poésie de la dynastie des Wou....
La danse des coupes et des plateaux, Pei phan wou, serait la danse Chi ning des années Thai-khang (280-289) ; les danseurs tournaient et retournaient dans leurs mains des coupes
et des plateaux.
Le Tan ko, chant isolé, est un exemple rare de chœur resté sans accompagnement : un
chanteur entonnait, trois autres reprenaient avec lui. Déjà chanté sous les Han, ce chœur plaisait particulièrement au fondateur des Wei, Tshao Tshao, et à son successeur, Wen ti ; l'un et
l'autre composèrent pour cette mélodie des poésies très diverses de forme et d'étendue. Sous les Tsin, le Tan ko tomba en désuétude.
Sur le Tseu ye ko, les historiens nous apprennent seulement que ce chant était triste, que sous les Tsin les esprits le chantèrent plusieurs fois pour annoncer des catastrophes, par
exemple dans la période Thai-yuen (376-396). L'auteur en était une femme nommée Tseu-ye. Plusieurs lamentations ou complaintes figurent parmi les pièces de cette longue époque troublée :
Thwan cheun ko, chanson de l'éventail rond, plaintes d'une esclave amoureuse battue par sa maîtresse ; Tchang chi pyen, les malheurs du tchang-chi Wang Hin qui va être défait
par l'ennemi ; Tou hou ko, lamentations adressées par une femme à l'officier (tou-hou) qui lui conte les funérailles de son mari tué à l'ennemi ; Tou khya ko, plaintes d'un
officier condamné à mort, etc. L'appréhension des calamités de l'existence, la mélancolie d'un homme qui est devenu empereur et qui se rappelle son humble passé, les regrets d'un général en
campagne qui songe au retour, l'émotion romantique d'un prince qui entend les chants des femmes du peuple pendant la nuit, sont des sentiments plusieurs fois exprimés. La plupart des chœurs de
cette époque ont une histoire, les auteurs en sont connus. Parmi ces poètes musiciens on compte plusieurs empereurs. Chou-pao, le dernier souverain des Tchhen (règne 582-589), se plaisait à faire
des vers, à les mettre en musique, à les faire chanter par les femmes du harem et les ministres ; on cite de lui surtout le Yu chou heou thing hwa, si émouvant qu'on ne pouvait
l'entendre sans pleurer : présage assuré de la chute de la dynastie. Le Fan long tcheou, le bateau dragon qui vogue, est de Yang ti (604-618), l'impérial prodigue dont l'un des plaisirs
les plus goutés était de voyager dans de grandes barques luxueusement ornées. Aucun texte n'indique si une danse ou une mimique accompagnait ces chants, en partie inventés pour les voix seules et
plus tard adaptés aux cordes et aux flûtes ; du moins on y aperçoit souvent l'élément scénique : une action peut facilement entourer la situation, et un drame en sortir, comme il est arrivé pour
les malheurs de Tchao kyun.
Ce qui a subsisté de ces chants et de ces chœurs, nés du IIIe siècle A. C. au VIIe siècle P. C., a formé la musique aiguë. Recueillis d'abord sous les empereurs Wei, Hyao-wen (470-499) et
Syuen-wou (499-515), les airs de cette musique, au VIe siècle, sous les Tcheou et les Swei, étaient au nombre de plusieurs centaines ; à la fin du VIIe siècle, au temps de l'impératrice Wou, il
en restait 63 ; deux siècles et demi plus tard, quand Lyeou Hyu composa le Kyeou thang chou, il en subsistait 32, quelques-uns avec plusieurs poèmes, ce qui faisait 37 pièces ; il
existait de plus 7 mélodies dont les poèmes étaient perdus. Aujourd'hui quelques-uns des textes se retrouvent chez les historiens ; pas une mélodie ne reste ; les titres ne sont même pas cités
dans les recueils musicaux. Sous les Thang, ce genre de chants de circonstance fut également cultivé : il y eut ainsi les Hwang tshong tye khyn en l'honneur d'un cheval de Thai tsong,
mort dans l'expédition de Corée ; il y eut le Yi lai pin tchi khyu, composé par le général Li Tsi après la soumission du Lyao-tong. Plusieurs chœurs de cette dynastie ont été cités déjà
à propos des rites majeurs, d'autres se retrouveront plus bas. L'époque est fertile en artistes de talent, en souverains et en grands seigneurs cultivés et délicats ; la production musicale
augmente et se renouvelle ; elle amalgame les éléments existants, chinois et étrangers ; elle tend à confondre les genres auparavant distincts ; c'est ainsi que l'on introduit dans les grands
rites quelques chœurs des banquets.
La musique des banquets, dite yen yo, tsa yo, sou yo, est du domaine des Sept Orchestres, qui deviennent ensuite les Neuf Orchestres, puis les Dix Orchestres.
« Pour la première fois, au début de la période Khai-hwang (vers 581), on fixa et on établit les Sept Orchestres. Le premier s'appelle les jongleurs des royaumes, Kwe ki ; le second s'appelle les
jongleurs de la 2de aiguë, Tshing chang ki ; le troisième s'appelle les jongleurs du Korye, Kao-li ki; le quatrième s'appelle les jongleurs de l'Inde, Thyan-tchou ki ;
le cinquième s'appelle les jongleurs de Boukhâra, Ngan kwe ki ; le sixième s'appelle les jongleurs de Koutcha, Kyeou-tseu ki ; le septième s'appelle les jongleurs de Wen-khang,
Wen khang ki. En outre, mêlés ensemble, il y a des musiciens de Kâchgar, Sou-le, du Cambodge, Fou-nan, de Samarkand, Khang kwe, du Paiktchei, Po-tsi, des Turks, Tou-kyue, du Silla,
Sin-lo, du Japon, Wo kwe. Ensuite Nyeou Hong demanda de conserver les quatre danses du fourreau, de la sonnette, du linge, du chasse-mouche et de les ranger auprès des nouveaux musiciens. Il
disait que ces quatre danses depuis les Han et les Wei étaient toutes exécutées dans les banquets... On reconnaîtra [ajoutait-il] que si ce n'est pas de la musique rituelle, ce sont de vieux airs
des âges précédents.
...À la cour méridionale des Lyang les tours se mêlent dans une étrange confusion aux hymnes
et aux danses rituelles ; on a des années 520-526 le programme d'une fête au palais en 49 numéros ; les bouffons et les jongleurs s'y étalent : 1° chants des cinq éléments ; — 2° entrée des
fonctionnaires sur l'hymne Tsyun ya ; — 3° entrée de l'empereur dans le pavillon privé annexe, sur l'hymne Hwang ya ; — 4° le prince héritier part de la porte Tchong-hwa, hymne
Yin ya ;... — 8° l'empereur change de vêtements, hymne Hwang ya ; — 9° les princes et ministres présentent le vin de longévité, hymne Kyai ya ;... — 11°, 12° repas de
l'empereur sur les hymnes Syu ya et Yong ya ; — 13° danse militaire Ta tchwang ; — 14° danse civile Ta kwan ; — 15° cinq chansons classiques ; — 16° bouffons,
phai ki ; — 17° danse du fourreau ; — 18° danse de la sonnette ; — 22° à 26° divers tours de jongleurs ; — 27° le tour des montagnes Syu-mi, etc. ; — 28° danse des clochettes ;
— 29° danse des sabres ; — 30° des clowns marchant sur les mains jouent à la balle avec les pieds ; — 31° à 44° divers tours ; — 45° danse sur la corde ; — 46° métamorphoses du dragon et de la
tortue ; — 47° le prince héritier se lève, hymne Yin ya ; — 48° sortie des fonctionnaires, hymne Tsyun ya ; — 49° l'empereur se lève, hymne Hwang ya.
Au début du printemps, une grande licence était laissée aux bouffons et aux jeunes gens de la ville ; ce carnaval a plus d'une fois échauffé la bile des censeurs. Le Swei chou le décrit avec
assez de détails et le rattache aux luttes, kyo ti, de l'époque des Tshin. Les vieux tours des Han, surtout les métamorphoses du dragon, avaient toujours le même succès ; on voyait aussi
des hommes faire des exercices sur de hautes perches que d'autres tenaient sur la paume de la main ; il y avait des tortues qui portaient des montagnes, des hommes qui crachaient du feu.
« A partir de 581, tous les jongleurs furent instruits à la cour des Sacrifices. Chaque année, à la 1e lune, les envoyés de tous les pays venaient faire leur cour et restaient. Le 15e jour, hors
de la porte Twan jusqu'à la porte Kyeu-kwe, sur une étendue continue de 8 li, ce n'étaient que des aires pour les tours ; les mandarins dressaient des abris en plusieurs rangs sur le chemin, du
crépuscule à l'aube ils regardaient à leur guise. Le dernier jour de la lune on cessait. Les jongleurs étaient vêtus de brocart, de soie brodée ; pour le chant et la danse, c'étaient surtout des
femmes.
Une magnificence extraordinaire régnait dans ces représentations, qui étaient placées sous la direction de divers princes : les chefs turks et les envoyés étrangers ne savaient s'ils devaient
admirer davantage les tours ingénieux ou l'étalage des richesses.
« C'était au temps du duc Ling (534-493 A. C.), du pays de Wei ; le duc se proposait de se
rendre dans le pays de Tsin ; arrivé au bord de la rivière Pou, il y fit halte. Vers le milieu de la nuit il entendit un khin dont quelqu'un jouait ; il interrogea ceux qui étaient auprès de lui,
mais tous répondirent qu'ils n'avaient pas entendu. Alors [le duc] donna l'ordre suivant au maître de musique Kyuen :
— J'ai entendu les notes d'un khin dont quelqu'un jouait ; j'ai interrogé ceux qui étaient auprès de moi, mais aucun d'eux n'avait entendu ; cela a toute l'apparence de venir de l'esprit d'un
mort ou d'un dieu ; écoutez à ma place et notez par écrit [cet air].
Le maître de musique Kyuen y consentit ; il s'assit donc d'une manière correcte en attirant à lui son khin ; il entendit [l'air] et le nota par écrit ; le lendemain il dit :
— Je l'ai, mais je ne m'y suis point encore exercé ; je vous prie de vous arrêter encore une nuit pour que je m'y exerce.
Le duc Ling y consentit ; on passa donc de nouveau la nuit [dans cet endroit] ; le lendemain [le maître de musique Kyuen] annonça qu'il s'était exercé [à jouer cet air]. [Le duc et sa suite]
partirent et arrivèrent au pays de Tsin. »
« Ils furent reçus en audience par le duc Phing (557-532 A. C.) du pays de Tsin ; le duc Phing leur donna un banquet sur la terrasse de Chi-hwei. Quand on fut échauffé par le vin, le duc Ling dit
:
— En venant, j'ai entendu un air nouveau : je vous demande la permission de vous le jouer.
Le duc Phing y consentit. On ordonna au maître de musique Kyuen de s'asseoir à côté du maître de musique Khwang, d'attirer à lui son khin et d'en jouer ; avant qu'il eût fini, maître Khwang posa
la main sur le khin et l'arrêta, disant :
— Ceci est un air de musique d'un royaume détruit ; il ne faut pas l'écouter.
Le duc Phing dit :
— De quelle manière [cet air] s'est-il produit ?
Maître Khwang dit :
— C'est le maître de musique Yen qui l'a composé ; il fit pour Tcheou une musique de perdition ; lorsque le roi Wou eut vaincu Tcheou, maître Yen s'enfuit vers l'est et se jeta dans la rivière
Pou. C'est pourquoi c'est certainement au bord de la rivière Pou que vous avez dû entendre cet air. Celui qui le premier entend cet air, son royaume sera diminué.
Le duc Phing dit :
— Ce que j'aime, ce sont les mélodies ; je désire les entendre.
Maître Kyuen joua et termina [l'air].
Le duc Phing dit :
— N'est-il pas des airs plus lugubres que celui-ci ?
— Il y en a, dit maître Khwang.
— Puis-je les entendre ?, demanda le duc Phing.
Maître Khwang dit :
— La vertu et la justice de Votre Altesse sont minces, vous ne sauriez les entendre.
Le duc Phing dit :
— Ce que j'aime, ce sont les mélodies ; je désire les entendre.
Maître Khwang ne pouvant faire autrement, attira à lui son khin et en joua ; à la première fois qu'il joua l'air, il y eut deux bandes de huit grues noires qui s'abattirent à la porte de la
véranda ; à la reprise, elles allongèrent le cou et crièrent, étendirent les ailes et dansèrent. Le duc Phing fut très content ; il se leva et porta la santé de maître Khwang ; étant revenu
s'asseoir, il demanda :
— N'est-il pas des airs plus lugubres encore que ceux-ci ?
— Il y en a, répondit maître Khwang ; ce sont ceux par lesquels autrefois Hwang ti réalisa une grande union avec les esprits des morts et les dieux. Mais la vertu et la justice de Votre Altesse
sont minces, vous n'êtes pas digne de les entendre. Si vous les entendiez, vous seriez près de votre ruine.
Le duc Phing dit :
— Je suis vieux. Ce que j'aime, ce sont les mélodies ; je désire les entendre.
Maître Khwang, ne pouvant faire autrement, attira à lui son khin et joua ; la première fois qu'il joua l'air, des nuages blancs s'élevèrent au nord-ouest ; à la reprise, un grand vent arriva et
la pluie le suivit ; il fit voler les tuiles de la véranda. Les assistants s'enfuirent tous ; le duc Phing, saisi de terreur, resta prosterné à terre entre la chambre et la véranda. Le royaume de
Tsin souffrit d'une grande sécheresse qui rendit la terre rouge pendant trois années. — Ce qu'on entend ou porte bonheur ou porte malheur ; la musique ne doit pas être exécutée inconsidérément.
»
« Ainsi donc les rites et la musique s'élèvent jusqu'au Ciel et s'enroulent sur la Terre, agissent sur les principes yin et yang et communiquent avec les mânes et les esprits célestes... Aussi
les hommes saints se sont bornés à parler des rites et de la musique. »
Lire aussi :
- Joseph Marie Amiot : La musique des Chinois.
- François Arnaud : Mémoire sur les danses chinoises. Et: Ly-Koang-ty, L'ancienne musique chinoise.
- Charles Compan : Danses des Chinois. Un extrait du Dictionnaire de danse.
- Jean-Benjamin de La Borde : De la musique des Chinois. Extrait de Essai sur la musique.
- Adrien de La Fage : Musique des Chinois. Liv. I d'Hist. gle de la musique.
- Charlotte Deveria-Thomas : Essai nouveau sur la musique chez les Chinois.
- Marcel Granet : Danses et légendes de la Chine ancienne.
- Louis Laloy : La musique chinoise.