Maurice Courant (1865-1935)
EN CHINE
Mœurs et institutions, Hommes et faits.
Félix Alcan, éditeur, Paris, 1901, 280 pages.
Extraits de la Préface : La Chine n'est pas une contrée comme la France ou l'Allemagne, mais un monde comme l'Europe ;
s'étendant de la zone torride aux steppes glacés de la Mongolie, peuplée de races diverses, dépourvue de centralisation, elle n'a d'unité que par sa civilisation ; les grandes lignes de la
société sont les mêmes du sud au nord, mais avec une infinité de divergences de détail. Par là sont accrues les chances d'erreur, les difficultés d'appréciation.... Nous devrons donc grouper les
faits connus, tâcher de les ramener à des formules simples qui nous induiront peut-être à de nouvelles constatations : nous devrons aussi être prêts à mettre de côté nos théories, chaque fois
qu'elles se heurteront à une réalité, ne pas oublier qu'une société n'est pas construite comme un théorème de géométrie, qu'elle est formée d'êtres sensitifs, incessamment variables ; en même
temps, nous ne perdrons jamais de vue que nous faisons une œuvre provisoire, commandée par les circonstances, heureux si la future science des sociétés y peut trouver quelques matériaux à
utiliser.
Le présent volume est formé de quelques articles qui, depuis 1897, ont paru dans divers périodiques : Revue des Deux Mondes, Revue de Paris, Annales des Sciences politiques, Revue internationale
de l'Enseignement, Journal des Débats. L'auteur a pensé qu'à l'heure où le problème chinois préoccupe la plus grande partie du globe, ces études présenteraient peut-être au public quelque intérêt
et, s'éclairant les unes les autres, jetteraient quelque lumière sur la civilisation si mal connue du grand empire asiatique, sur ses rapports avec le reste du monde.
Table des matières
Extraits : Les commerçants et les corporations - Les associations -
La femme dans la famille et dans la société - Le théâtre
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De l'utilité des études chinoises.
Les commerçants et les corporations.
Les associations.
La femme dans la famille et dans la société.
Le théâtre.
Un coup d'État.
La situation dans le nord en 1900.
Étrangers et Chinois.
Les cours de chinois à Lyon.
L'éducation de la Chine et le rôle que la France y doit jouer.
Le commerce a en Chine une place importante, beaucoup d'Européens diraient que c'est la
première place, et à cette assertion ils ajouteraient l'éloge de la droiture, de la solidité des grandes maisons chinoises. Mais qui sont les commerçants ? comment sont constituées ces maisons ?
quel rôle joue la classe commerçante dans la nation et dans l'État ? c'est ce que l'on sait moins, et c'est ce que je me propose de rechercher.
Dans une rue de Péking, les marchands frappent l'oreille et attirent l'œil de tous côtés. A chaque pas, on rencontre des hommes ou de jeunes garçons portant un éventaire chargé des friandises
populaires, petits gâteaux au riz ou grains de pastèques, patates chaudes en hiver, soan-mei-thang en été ; le barbier fait retentir ses plats de cuivre, un autre agite son tambourin
à grelots ; puis, ce sont les appels des porteurs d'eau, des coulis qui charrient les paniers d'huile sur des brouettes. Aux places fréquentées, sur les boulevards et aux portes de la ville, le
tumulte est étourdissant et la foule difficile à fendre. Aux marchands ambulants, il faut joindre les fiacres qui stationnent, les diseurs d'histoires, les faiseurs de tours, dont la voix
retentit au milieu d'un cercle de badauds, les marchands de vieilles hardes qui étalent leur fonds sordide sur une natte grossière, les restaurateurs en plein vent qui débitent leurs fritures et
leurs vermicelles ; il y faudrait ajouter mille autres métiers forains, et tout un grouillement de foule, dont nos boulevards à Noël peuvent donner l'idée. Lire la
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L'État chinois trouve en face de lui non des individus isolés, mais des organismes
complexes, ayant une histoire plus ou moins longue, des tendances plus ou moins nettes ; ces groupes s'opposent les uns aux autres ou se soutiennent mutuellement ; les individus qui les composent
ont avec eux et avec la société des relations dont la somme est la vie sociale. Quels sont ces groupes, quelles sont ces tendances, quelles sont ces relations ? voilà ce que je me propose de
rechercher.
Le fait qui domine la vie chinoise, c'est l'existence d'associations : jeunes ou vieilles, secrètes ou publiques, morales ou économiques, religieuses ou profanes. Il en est d'urbaines et de
rurales, de locales et de provinciales ; les unes sont formées d'hommes paisibles, d'honnêtes commerçants, les autres de gens sans aveu ; aux unes on appartient par la naissance, aux autres par
l'affiliation. Dans cette diversité je choisirai quelques exemples, et dans cette multiplicité je tâcherai de mettre un peu d'ordre.
L'une des plus curieuses parmi les associations est celle des mendiants : nombreux dans toutes les villes de Chine, ils ont éprouvé le besoin de se soutenir les uns les autres, et ils
réussissent, par leur organisation, à régulariser leurs gains. A Péking, ils ont pour protecteur attitré un prince de la maison impériale ; le prince de Toen, oncle de l'Empereur, a tenu
longtemps cette dignité où lui a succédé l'un des huit Princes au casque de fer. Les clients de ces illustres personnages exploitent méthodiquement la ville, par bandes de quatre ou cinq, se
partageant les quartiers suivant les jours du mois ; il est inutile de les chasser, ils reviennent toujours, déguenillés et couverts de plaies, jusqu'à ce qu'ils aient obtenu l'aumône à laquelle
ils prétendent ; si l'on appelle la police, en admettant qu'elle intervienne, ils se vengent par des tracasseries sans fin, voire par l'incendie. Pour assurer contre eux le bon ordre d'un cortège
de mariage ou d'enterrement, la tranquillité des affaires quotidiennes, le particulier ou le marchand n'a qu'un moyen, traiter de gré à gré avec leur chef et lui payer un abonnement. Ce chef a
sur eux toute autorité, il a juridiction sur tous ceux de son quartier ; il leur distribue deux fois par mois par personne deux à trois cents sapèques et une livre de petits pains cuits à la
vapeur ; il fait bâtonner les récalcitrants par ses commis. La dignité de chef des mendiants qui, paraît-il existait déjà à la capitale il y a dix siècles, est depuis le XVIIe siècle héréditaire
dans plusieurs familles auxquelles les autorités urbaines ont partagé les quartiers de la ville et qui, grâce aux abonnements, ont leur subsistance largement assurée ; elles sont d'ailleurs
tenues pour viles et exclues des examens. L'une de ces familles, celle des Tchao, qui réside dans le quartier oriental de la ville tartare, a amassé une fortune considérable et vit dans le luxe,
avec de nombreux serviteurs. Lire la suite >>>
Malgré des diversités locales accentuées, toute la civilisation chinoise est en somme
pénétrée d'un petit nombre d'idées directrices, dont nulle part on ne sent mieux l'influence qu'à propos de la condition féminine, soit dans la famille, soit en face de la société extérieure à la
famille : ce sont ces idées que je voudrais dégager des applications diverses qui en sont faites par les diverses classes de la société, riches, pauvres et esclaves, et dans les divers états de
la femme, jeunes filles, femmes mariées et veuves, sans négliger, à côté des règles, les dérogations, dont les plus graves se ramènent à l'esprit des règles mêmes.
En Chine comme ailleurs, la fortune libère du souci journalier de l'existence et permet, à ceux qui la possèdent, de se conformer à leur idée du « convenable » ; il est donc probable que leur vie
représente l'idéal de la race ; de plus, spécialement en Chine, la fortune trace une ligne de démarcation très nette dans la population, puisqu'il n'existe pas, à vrai dire, d'aristocratie
héréditaire, puisque aucune distinction sociale ne sépare une famille qui a produit des hommes d'État, d'une autre qui ne se compose que de commerçants ou de cultivateurs aisés ; entre les uns et
les autres, la manière de vivre peut varier en luxe, mais non pas en nature, et le seul fait d'avoir de l'argent à dépenser pose une famille à l'échelon supérieur.
Entrons donc d'abord chez une famille riche. Que l'on vive à la ville ou à la campagne, ce qui est aussi fréquent, la maison a des jardins, des cours ; les pavillons d'habitation sont
indépendants, mais groupés autour des cours et réunis par des passages dallés ; tout cela occupe un assez grand espace animé par le va-et-vient des domestiques ; les servantes surtout sont
nombreuses, mais il n'en faut pas moins pour toutes les maîtresses qu'il y a à servir. Voici un pavillon isolé : il reçoit la lumière par de larges baies allant d'une colonne à l'autre ; tout le
fond de l'une des chambres est tenu par le khang, massif de maçonnerie haut d'un pied et demi, sous lequel on fait du feu et qui sert de lit. Dans cette chambre, plusieurs femmes sont affairées ;
la belle-mère et ses brus, la mère de la patiente, la sage-femme, des servantes s'empressent et bavardent. Les unes relèvent et soutiennent la femme qui vient d'accoucher, la mènent jusqu'au
khang, où son lit est prêt ; d'autres préparent la pièce de toile bleue et les liens pour emmailloter l'enfant, que la sage-femme est occupée à baigner ; les servantes apportent des couvertures,
de la nourriture pour l'accouchée. Mais ce n'est qu'une fille qui vient de naître, et un pareil événement n'est pas loin d'être considéré comme un châtiment du ciel pour une faute commise dans
cette vie ou dans une vie antérieure. Dans la religion chinoise, en effet, comme dans le vieux culte domestique de notre race, les enfants sont avant tout destinés à offrir au père et aux
ancêtres les sacrifices qui entretiendront leur vie d'outre-tombe ; seul l'homme est capable de célébrer ces rites ; celui donc qui n'a pas de fils ne recevra pas de culte funéraire, son esprit
et les esprits de ses ancêtres souffriront de la faim et de la soif et entreront au nombre des esprits errants qui tourmentent les hommes. C'est pour cela qu'une fille est rarement la bienvenue,
surtout si elle est une première née, ou, plus encore, une nouvelle fille survenant dans une famille privée de fils ; le père, qui doit se tenir éloigné de l'appartement pendant le temps de
l'accouchement et s'abstenir d'y rentrer durant un mois après, accueillera mal la nouvelle d'une naissance qui n'assure pas la perpétuité de sa race et qui lui fait peu d'honneur auprès de toute
sa parenté. Lire la suite >>>
Le théâtre existe en Chine depuis plusieurs siècles : quelle vogue a-t-il ? quelle opinion
règne sur son compte ? quels sont les grands traits de l'art dramatique ? Voilà ce que je voudrais faire voir, afin de déterminer la place du théâtre dans la civilisation chinoise.
On ne trouve de théâtres permanents que dans les grandes villes, à Canton, à Chang-hai, par exemple, et aussi dans les villes de second ordre renommées comme centres de plaisirs élégants, telles
que Sou-tcheou, Hang-tcheou. À Péking il existe un assez grand nombre de salles, seize si j'en crois un petit guide des provinciaux dans la capitale, pour une population qui ne doit pas atteindre
un demi-million ; la plupart sont groupées hors de Tshien-men : c'est le nom que l'on donne à l'une des trois portes établissant la communication entre la ville tartare et la ville chinoise. Le
Palais impérial, qui occupe tout le centre de la ville tartare et la coupe en deux du nord au sud, s'avance jusqu'auprès de Tshien-men ; presque toute la circulation de l'est à l'ouest de la
ville se fait entre cette porte et le Palais ; on rencontre là une foule de charrettes à mules, d'énormes brouettes aux roues grinçantes, des âniers courant derrière leur âne ; de temps en temps
passe une chaise verte escortée de cavaliers en costume officiel ; au milieu des véhicules, se faufilent les mendiants déguenillés, couverts de plaies et de crasse, les piétons ordinaires qui
vont à leurs affaires, les marchands ambulants annonçant leur marchandise chacun par un cri différent. De cette foule pressée, bariolée, plus criarde et plus remuante que celle de Paris, une
bonne partie s'engouffre sous la haute voûte de Tshien-men et se répand dans la ville chinoise par les deux ouvertures latérales de la demi-lune ; et, de l'autre côté de la porte, c'est le même
bruit, le même mouvement, avec plus de lumière, parce qu'on n'a plus la vue arrêtée par l'énorme masse de maçonnerie. A partir de là, les routes s'irradient, l'une large, droit au sud, les autres
resserrées, tortueuses vers l'est et vers l'ouest. Dans le voisinage de la porte est le quartier le plus commerçant de la capitale : c'est là que s'entassent les thés, les soieries, les
porcelaines et les bronzes dans des magasins profonds et obscurs ; c'est là aussi que l'on trouve les grands restaurants, les maisons publiques, les théâtres. On ne compte pas moins de neuf
salles à proximité les unes des autres, Pavillon de la Vertu étendue, Jardin de la Triple félicité, Jardin de la Félicité et de la Joie, toutes avec des noms également sonores.
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