Henri Cordier (1849-1925)
LA CHINE, de 1559 à nos jours
Les chapitres de l'Histoire Générale (sous la direction d'Ernest Lavisse et Alfred Rambaud), consacrés à la Chine.
Armand Colin, Paris, 1893-1901.
- L'Histoire générale du IVe siècle à nos jours est un ouvrage en douze tomes publié entre 1893 et 1901 sous la direction de MM. Ernest Lavisse et Alfred Rambaud. De nombreux historiens y ont collaboré. En ce qui concerne la Chine, après Léon Cahun, qui a écrit sur les premiers siècles de la période, Henri Cordier a présenté l'histoire de la Chine depuis la mi-XVIe siècle jusqu'à 1900.
Extraits : Progrès des Russes en Extrême-Orient - XVIIIe siècle : la Chine et ses voisins - Les T'ai Ping
Feuilleter
Télécharger
Marche des Russes à
travers la Sibérie. — Au moment même où l'empereur K'ang-hi luttait contre les Éleuthes, un autre danger menaçait la Chine dans le nord : les Russes menaçaient d'envahir la
Mandchourie. La mort d'Ermak Timoféévitch, noyé en 1584 dans l'Irtych, n'arrêta en aucune façon la marche des Russes vers l'est. Ils franchirent sans difficulté les grands fleuves sibériens
jusqu'à la Lena, construisirent en 1632 à Iakoutsk un fort d'appui, et continuèrent leurs explorations jusqu'à la mer d'Okhotsk. Des Kosaks de Tomsk ayant poussé une reconnaissance vers le sud,
révélèrent l'existence d'un grand fleuve, qui n'était autre que l'Amour (1636). Deux ans plus tard, Perfilief, chef des Kosaks d'Iéniséisk, ayant avec 36 hommes exploré la Vitim, affluent de la
Léna, rapporta des renseignements plus complets sur le grand fleuve. Aussi le voïévode de Iakoutsk, Golovine, dirigea-t-il d'autres expéditions vers l'Amour : la première fut menée par
Bakhtéïarof ; la plus importante eut pour chef Vassili Poïarkof (1643-1646), qui a l'honneur d'être le premier Russe qui ait navigué sur l'Amour depuis son confluent avec la Zéïa jusqu'à son
embouchure. De nouvelles explorations sont conduites par Grégori Yyjivtsof, Ivan Kvashmine et Yassili Iourief. Enfin, en 1648, Khabarof, à la tête d'une compagnie, descend la Léna, remonte avec
difficulté l'Olekma, et ayant, en 1650, franchi les monts Stanovoï, pénètre dans le bassin de l'Amour. Il construit une série de forts sur les bords du fleuve, entre autres celui qui est devenu
célèbre sous le nom d'Albasine. Son compagnon Stépanof descendit le fleuve, hiverna à l'embouchure du Shingal (Soungari Oula), qu'il remonta pour la première fois (20 mai 1654). Après trois jours
de navigation à la voile, Stépanof rencontra un nombreux corps chinois, qui, après un combat, l'obligèrent à se replier sur l'Amour. Cette même année, fut construit à l'embouchure de la Koumara,
le fort de Komarski. Cependant Athanase Pachkof, voïévode d'Iéniséisk, conduit 300 Kosaks par l'Angara, le Baïkal et la Sélenga, et fonde Nertchinsk (1658), au confluent de la Chilka et de la
Nertcha. De là il dépêche à Stépanof des courriers qui apprennent que ce dernier, avec 200 Kosaks, vient d'être tué par les Chinois, à l'embouchure du Soungari, que les Russes sont par suite
obligés d'abandonner.
La ville d'Albasine devenait de jour en jour plus importante. Aussi reçut-elle un gouverneur en 1672, Nicolas Tchernigovski, un Polonais, nommé par le voïévode de Nertchinsk. Peu de temps après
elle fut élevée au rang d'un voïévodat et reçut des armes particulières. Les gens d'Albasine, par leurs incursions sur son territoire, ne tardèrent pas à donner des craintes à l'empereur chinois.
Des relations s'étaient d'ailleurs déjà établies entre les deux peuples : en 1653, une mission auprès du Fils du Ciel avait été confiée à Féodor Isakovich Baïkof. Plus tard, une nouvelle
ambassade fut dirigée par Nicolas Spatar Milescu, qui, à son retour de Péking en 1675, avertit les gens d'Albasine du danger qu'ils couraient à continuer leurs déprédations, et de l'intérêt
qu'ils avaient à vivre en bons termes avec leurs puissants voisins.
Sièges d'Albasine : traité de Nertchinsk. — Ils ne tinrent aucun compte de ces sages avis. Aussi, en juin
1685, 15.000 Chinois, avec 150 pièces d'artillerie de campagne et 50 pièces d'artillerie de siège, vinrent-ils mettre le siège devant leur ville. La garnison, commandée par Alexis Tolbousine, ne
comprenait que 450 hommes avec 3 bouches à feu seulement, 300 mousquets et presque pas de munitions. Dans ces conditions, l'ouverture du feu, le 12 juin 1685, devait être bientôt suivie d'une
capitulation. Séduits par les offres des Chinois, 25 Kosaks passèrent à leur service. Parmi eux, le prêtre Maxime Léontief, qui, quelque temps après, jeta les fondations d'une chapelle russe à
Péking, et fut le créateur de la mission ecclésiastique russe dans cette capitale.
Tolbousine fit retraite sur Nertchinsk. L'année suivante, il revint avec les Albasiniens exilés et 200 Kosaks commandés par l'Allemand Beïton. En juillet 1686, 8.000 Chinois reparurent avec 40
bouches à feu ; leur assaut fut repoussé (1er septembre) ; le même mois, Tolbousine était emporté par un boulet et remplacé dans le commandement par Beïton. En novembre, le siège était transformé
en blocus. Heureusement pour la petite garnison, décimée par le scorbut, les Chinois, sur l'annonce qu'il arrivait un plénipotentiaire russe, levèrent le siège et se retirèrent à Aïgoun (30 août
1687).
Le 21 juillet 1689, entrèrent à Nertchinsk les plénipotentiaires chinois, accompagnés d'interprètes, Jean-François Gerbillon, Français, et Thomas Pereira, Portugais, tous deux jésuites de la
mission de Péking. Les plénipotentiaires russes, Féodor Alexievitch Golovine et Ivan Eustafiévich Ylassof, parurent le 10 août. Un traité en six articles, en mandchou, russe et latin, fut signé
le 21 août. Il délimitait les frontières des deux pays et stipulait la destruction d'Albasine. En effet, l'article 3 est ainsi conçu :
« La ville d'Albasine, construite par les Russes, devra être rasée et les habitants, emportant leurs vivres et leurs munitions de guerre, devront passer sur le territoire de la Russie, afin que
rien ne reste d'eux sur la rive opposée.
La ville fut aussitôt incendiée par les Chinois, et sa colonie, conduite par Beïton, alla s'installer à Nertchinsk. On ne saurait exagérer l'importance de ce traité : les ambassadeurs qui
s'étaient assemblés à Nertchinsk avaient, aux termes du traité, la mission de
« réprimer l'insolence de certaines canailles qui, faisant des courses hors des limites de leurs terres pour y chasser, pillent, tuent, excitent des troubles et des brouilles ; de déterminer
clairement et distinctement les bornes entre les deux empires de la Chine et de la Moscovie ; et enfin d'établir une paix et une intelligence éternelles. »
Malgré leur demande de conserver tous les territoires au nord de l'Amour, les Russes sont refoulés au delà de ce grand fleuve, jusqu'à la chaîne de montagnes qui s'étend jusqu'à la mer,
restituant aux Chinois le pays dont sont formées aujourd'hui la province de l'Amour et une partie de celle de Transbaïkalie. En revanche, ils obtiennent une délimitation officielle des
frontières, et, chose fort importante, la liberté de circuler et de faire le commerce en Chine pour leurs nationaux munis d'un passeport en règle. Comme consécration du traité, une borne avec
inscriptions en mandchou, chinois, mongol et latin, fut placée en 1690 à l'embouchure de l'Argoun. Les Russes, repoussés du He-loung-Kiang, dirigent leurs efforts vers le nord-est. En 1696, ils
envoient une première troupe de 16 Kosaks de Iakoustsk, sous la conduite de Lucas Séménof, au Kamchatka, dont la conquête est terminée dès 1711.
Nous sommes arrivés à la première étape de la marche qui portera les Russes jusqu'à l'embouchure de l'Amour. Désormais plus de guerre, mais une série d'ambassades qui profiteront de circonstances
favorables pour obtenir pacifiquement ce qui n'aurait pu être arraché par les armes. Ce qu'il y a de plus remarquable dans cette histoire des relations des deux vastes empires asiatiques, c'est
la ténacité du Moscovite aux prises avec l'astuce du Chinois, et la comparaison entre le point de départ de ces relations, c'est-à-dire la Moscovie d'Ivan le Terrible et la Chine de K'ang-hi, et
leur point culminant en 1860, quand l'une de ces mêmes nations aura passé par les mains de fer de Pierre le Grand et sera devenue la Russie d'Alexandre II, et que l'autre, formée par les
empereurs K'ia-King et Tao-Kouang, sera devenue la Chine de Hien-foung.
Ambassade de Tou Li chen. — Quelques années après le traité de Nertchinsk, les Russes envoyèrent en
ambassade à Péking un Allemand natif de Glückstadt, Evert Isbrand Ides, qui, parti de Moscou, traversa la Sibérie et, par la voie d'Irkoutsk, de la Grande Muraille et de Kalgan, arriva le 3
novembre 1693 à la capitale de l'empire chinois. Il y résida jusqu'au 19 février suivant. Cette mission, dont le récit a été fait dans toutes les langues, n'eut aucun résultat pratique. Plus
tard, une ambassade chinoise en Russie eut une autre importance. Une des branches de la famille tatare, les Tourgoutes, originaires de la Sélenga, avait pour chef depuis 1672 Ayouka-taïdji,
descendant d'Ilka Sengoun Kas-Wang. Il obtint des Russes la permission de s'établir avec les siens dans les steppes qui s'étendent entre le Don et le Volga. Son neveu Arab-tchour étant venu, en
1703, avec sa mère faire visite au dalaï-lama, il lui fut impossible de rentrer en Europe par suite d'une guerre qui éclata à cette époque entre Ayouka et les Éleuthes. Il se rendit donc en
Chine, fut bien accueilli, reçut des terres en Tatarie et, lorsque plus tard, en 1712, il voulut rejoindre les siens, K'ang-hi le fit accompagner par le vice-président du ministère de la Guerre,
Tou Li-chen, qui devait presser les Tourgoutes de regagner leur ancienne patrie. Ce résultat ne fut obtenu qu'en 1771, époque à laquelle Oubacha, arrière-petit-fils d'Ayouka, quitta les bords de
l'Oural et du Don pour se transporter sur les bords de l'Ili. Tou Li-chen nous a conservé le récit de son ambassade de plus de trois années (1712-1715). Partis de Péking le 23 juin 1712, les
Chinois, après avoir traversé le pays des Kalkhas, franchirent le Baïkal, passèrent à Irkoutsk, à Tobolsk, recevant partout le meilleur accueil. Ils vont ensuite à Kazan et à Saratof, où ils
arrivent le 1er janvier 1714. Tou Li-chen fut admirablement reçu par Ayouka, avec lequel il resta quatorze jours. Puis il reprit la route de Sibérie, et il était de retour à Péking le 26 juin
1716. La relation de Tou Li-chen offre un grand intérêt historique, car non seulement elle donne beaucoup de détails sur les pays traversés par l'ambassade, mais aussi sur la guerre entre la
Russie et la Suède, sur l'antipathie des officiers sibériens contre Pierre le Grand, etc.
Guerre des Éleuthes.
— La mort de Galdan avait laissé sans grand chef effectif la nation des Éleuthes ; ses neveux, fils de son frère aîné Senghe, Tsewang Arabtan et Chereng Donduk, assuraient
l'avenir de la dynastie ; le pouvoir resta dans la famille du premier et il fut exercé tour à tour par ses petits-fils Baïan Adshan et Dardsha, puis par le petit-fils de Chereng Donduk, Tawatsi,
qui fut le dixième souverain des Éleuthes. En 1753, un des chefs éleuthes, Amoursana, étant entré en lutte à la suite des fautes d'Adshan qui avait remplacé comme huitième souverain son père
Galdan Chereng († 1745), fils de Tsewang Arabtan († 1727), un lama nommé Torgui essaya de s'emparer du pouvoir, mais fut tué. Tawatsi fit appel à l'empereur de la Chine, qui intervint en sa
faveur, mais laissa la vie à son adversaire. Amoursana, craignant de voir Tawatsi servir un jour d'instrument contre lui, gêné par le contrôle des fonctionnaires chinois, leva en 1755 l'étendard
de la révolte. Deux frères musulmans, descendants de Hazrat Afak, qui avaient longtemps servi d'otages aux Chinois, Burhân-ed-Din (Boronitou) et K'odzichân (Houo-tsitchan), désignés sous les noms
de Grand et de Petit Khodja, avaient été remis en liberté en 1755. Tandis que l'aîné était à Kachgar, le second se rendait à Yarkand. Burhân-ed-Din embrassa le parti d'Amoursana, qui, battu par
le général chinois Tchao-Houei, fut obligé de fuir en Sibérie, où il mourut de la petite vérole. Burhân-ed-Din se réfugia chez son frère, qui refusa de le livrer aux Chinois. C'était recommencer
une nouvelle guerre. Malgré leur bravoure et une résistance opiniâtre, les Khodja défaits se réfugièrent dans le Badak'chân. Le sultan de ce pays fit l'un prisonnier et tua l'autre dans une
bataille livrée à la petite armée fidèle qui les suivait. Lorsque Tchao-Houei les réclama, on lui livra la tête du Petit Khodja et le cadavre du Grand Khodja.
Annexion des T'ien-chan. — Cette victoire rendait K'ien-long maître non seulement des territoires occupés
par les Éleuthes, mais aussi de toutes les villes musulmanes dont les rivières forment le Tarim : Kachgar, Aksou, Yarkand. La nouvelle conquête, Sin-kiang, fut divisée, suivant que le pays était
au nord et au sud des T'ien-chan, en T'ien chan Pe lou et T'ien chan Nan lou, administrés par des tsiang kün, gouverneurs militaires, dont le premier fut désigné la 27e année de K'ien-long (1762)
et qui résidait à Ili ou Kouldja (dont la ville chinoise, Houeï yuan, a été bâtie en 1764). Des sous-gouverneurs militaires (ts'an tsan ta tchen), placés à Ili, Tarbagataï, Yarkand, relevaient du
tsiang kün et avaient sous leurs ordres des pan che ta tchen, agents à Kachgar, Kharachar, Koutche, Aksou, Khotan, Hami, et des pang pan ta tchen, sous-agents à Och et à Hami. À côté d'eux les
chefs indigènes les begs (po-k'o, pâh-k'eh), conservaient leurs charges dont les plus importantes sont : ak'im-beg (gouverneur local), ishkhan-beg (sous-gouverneur), chang-beg (percepteur),
katsanatch'i-beg (percepteur), 'hatsze-beg (juge), mirabou-beg (directeur de l'agriculture).
La conquête définitive de cette région en 1759 fut suivie, en avril 1760, d'une cérémonie grandiose dans laquelle les généraux Tchao-Houei et Fou-te, qui avaient pris part à cette campagne,
furent l'objet d'honneurs inusités de la part de l'empereur. K'ien-long, désireux de conserver pour les générations futures les principales scènes de cette guerre, fit appel pour les retracer aux
artistes européens qui se trouvaient comme missionnaires à sa cour : les jésuites Attiret, le plus remarquable de tous, Joseph Castilhoni, Ignace Sichelbart, et l'augustin déchaussé Jean
Damascène. Les planches, au nombre de seize, furent, par décret impérial du 13 juillet 1765, envoyées en France, où elles furent gravées sous la direction de Cochin par Masquelier, Aliamet, Le
Bas, Saint-Aubin, Née, Prévost, Choffard et N. de Launay. Plus tard Helman en fit une réduction.
Les pères Félix da Rocha, qui devait remplacer le père von Hallerstein comme président du tribunal des Mathématiques en 1774, et Joseph d'Espinha furent chargés de dresser les cartes des
nouvelles régions, et ils s'acquittèrent heureusement d'une tâche qui complétait l'œuvre si considérable des missionnaires de l'époque K'ang-hi.
Guerre de Birmanie (Mien). — Comme on le verra plus loin, le conquérant birman Alompra laissait derrière lui
sur la côte occidentale de l'Indo-Chine, c'est-à-dire dans la vallée de l'Irraouaddy, une dynastie n'ayant à redouter que les Européens, parfaitement capable de résister aux exigences de ses
voisins asiatiques, même du grand empire chinois, dont les frontières sud n'avaient jamais été paisibles depuis le principat de Ou San-kouei, c'est-à-dire jusqu'à l'époque de K'ang-hi. Les
campagnes de K'ien-long prouvèrent qu'elles n'étaient pas plus sûres de son temps qu'elles ne l'avaient été sous ses prédécesseurs. La Chine ne se rendait pas compte que sa frontière sud-ouest
avait changé de maître et elle crut pouvoir agir en 1765 comme sous les Mongols. Elle se trompa. Les Chinois s'avancèrent par la route naturelle du Yun-nan, c'est-à-dire par Momein, et
s'emparèrent de Bhamo, au confluent du Ta-ping et de l'Irraouaddy, dernier point navigable de cette rivière. Sans entrer dans le détail de cette lutte, nous dirons que trois invasions chinoises
en Birmanie se suivirent, la dernière, en 1767, sous le commandement de Ming-Jouei, qui d'ailleurs périt dans la campagne. Le général birman Maha Thihathura battit complètement les Chinois, et,
rejoint par son collègue Maha Sîthu, les contraignit à repasser la Salouen, par la vallée de laquelle ils s'approvisionnaient (mars 1768). Le général birman regagna Ava, la capitale. K'ien-long
n'était pas homme à remporter un affront pareil. Bientôt une quatrième invasion chinoise, plus formidable que les autres, pénétrait par l'Irraouaddy. Trois armées birmanes (1769) quittaient Ava
au mois de septembre : la première, sous les ordres de Thihathu, marchait par la rive gauche sur Mogaung : une seconde, commandée par Maha Thihathura, remontait le fleuve, espérant retrouver
l'ennemi au confluent de ce dernier et du Ta-ping, à Bhamo ; un troisième groupe, formé de cavaliers et d'éléphants, suivait la rive orientale de l'Irraouaddy, conduit par le Momit Soabwâ et
Kyoteng Radja. La défaite des Chinois fut complète. Ils consentirent, le 13 décembre 1769, à signer à Kaung-tun une convention de paix, d'amitié et de commerce. Ce fut un véritable désastre : les
débris de l'armée chinoise, escortés par les Birmans, mouraient de faim et de fatigue dans les hautes montagnes qui séparent la Birmanie du Yun-nan. Il est probable que l'artillerie birmane,
dirigée par des métis portugais et français, ne fut pas étrangère au succès de la campagne. Ces événements n'empêchèrent pas les Birmans — qui s'emparaient peu de temps après du royaume de Siam —
d'envoyer en 1790 une ambassade pour complimenter l'empereur K'ien-long lors du quatre-vingtième anniversaire de sa naissance. Un envoyé chinois fut chargé de répondre à cette politesse, et il
fut convenu que les Birmans enverraient tous les dix ans un tribut à la cour de Péking.
Transmigration des Tourgoutes. — Nous avons fait plusieurs fois allusion à une ambassade chinoise dirigée
par Tou Li-chen qui se rendit par la Sibérie, en 1712, vers le Volga, envoyée par K'ang-hi, aux Kalmouks Tourgoutes, branche des Kéraïtes. Le résultat de ce voyage ne se produisit qu'en 1771. Les
Russes exigeaient de ces Tatars des soldats, leur réclamaient des otages, et causaient aux Tourgoutes, bouddhistes, de telles vexations à propos de leur religion, que le chef de ceux-ci, Oubacha,
fils de Donduk-Taishi, petit-fils de Chakdorshap et arrière-petit-fils de ce même Ayouka que visita Tou Li-chen, se décida à retourner dans le pays de ses ancêtres. Parti du Volga, au
commencement de la onzième lune de la trente-cinquième année de K'ien-long, il côtoya le Balkhach et arriva dans le pays d'I-li à la fin de la sixième lune de la trente-sixième année de
K'ien-long, c'est-à-dire en août 1771. L'empereur de la Chine autorisa les Tourgoutes à s'établir dans la région, et il fut tellement satisfait de leur retour dans l'Asie centrale qu'il fit
graver sur pierre, en quatre langues différentes, l'histoire de leur transmigration.
Réduction des Miao-tseu. — La Chine, loin de former, comme on le croit généralement, un pays homogène,
comprend, en dehors des éléments ethniques considérables qui, malgré leurs profondes différences, constituent le peuple chinois, un grand nombre de races qui occupent non seulement les parties
montagneuses de l'empire, mais débordent encore dans l'Indo-Chine, particulièrement dans l'Annam et le Laos. Ces races sont représentées par de petits peuples dans la montagne qui généralement
les mettait à l'abri des envahisseurs. À l'époque qui nous occupe (1775), l'un des plus considérables de ces groupes sauvages était particulièrement répandu dans la région difficile de
Kin-tchouen, sur les frontières des provinces du Se-tchouen et du Kouei-tcheou. Ils étaient divisés en deux petits États, Siao Kin-tchouen et Ta Kin-tchouen. Chacun avait son chef, qui, lorsque
le besoin de vivre se faisait sentir, n'hésitait pas à descendre des hauteurs et à lancer ses guerriers sur les possessions chinoises pour se ravitailler.
Aujourd'hui encore, l'enclave des Miao-tseu est une des meilleures sources de revenu de grandes villes du Kouang-si comme Nan-ning. Il fallait réduire ces pillards ; on mit à la tête des troupes
impériales un général célèbre, A-Kouei, qui s'élait distingué dans la guerre des Éleuthes, sous le général Fou-té. Malgré des difficultés énormes de terrain, les sauvages, en dépit de leur
résistance héroïque, furent obligés après des pertes considérables de se soumettre. Le père Félix da Rocha, qui fut président du tribunal des Mathématiques après le père von Hallerstein, était
parti de Péking le 20 août 1774, pour dresser la carte du pays des Miao-tseu. Cette campagne, que l'empereur K'ien-long voulut célébrer dans un poème écrit par lui-même, fait peu d'honneur aux
Chinois ; K'ien-long souilla la victoire par le massacre des chefs miao-tseu envoyés prisonniers à Péking. Le grand effort fait dans la circonstance ne correspondait pas à un résultat utile, et
les Miao-tseu continuent encore aujourd'hui une existence moins précaire peut-être que celle des princes de la dynastie qui a cherché à les annihiler. Les peuples sauvages désignés sous le nom
générique de T'ou-Se sont nominalement administrés par des fonctionnaires chinois, mais, en réalité, ce sont leurs propres chefs qui les dirigent.
Le Tibet. — Le Tibet est le vaste plateau d'Asie, borné au nord par les Kouen-loun, qui le séparent du
désert de Gobi et de la vallée du Tarim ; au sud, par les Himalaya, qui établissent une barrière formidable entre les Indes et cette haute région d'où descendent les grands fleuves du sud et de
l'ouest de l'Extrême-Orient. Les Chinois désignent ce pays sous le nom de Si-Tsang et les indigènes sous celui de Bod-jul. Ce pays nous est signalé dans les relations arabes et persanes ainsi que
par Benjamin de Tudèle, mais il nous était surtout connu par la description de Marco Polo au XIIIe siècle et le voyage d'Odoric de Pordenone au XIVe siècle. Depuis lors, terre restée à peu près
inconnue aux Européens, le Tibet fut « redécouvert » en 1624 par le jésuite Antonio de Andrade, lequel lui donna le nom de Cathay, qui appartenait en réalité à la Chine du Nord au moyen âge.
Depuis ce temps, d'autres jésuites, comme Jean Grueber et Hippolyte Desideri, des capucins, tels que Francesco Orazio délia Penna di Billi, le Hollandais Samuel van de Putte (mort le 27 septembre
1745), l'Anglais George Bogle (1774), ajoutèrent aux connaissances restreintes que nous avions sur ce pays.
Le bouddhisme avait pénétré au Tibet en 407, mais ce ne fut qu'au VIIIe siècle, sous le règne de Thisrong de Tsan, qu'il fut officiellement reconnu. Un réformateur, Tsongkhabâ, né à Si-ning en
1417, mort en 1478, appuyé par les Ming, ramena le bouddhisme, en pleine décadence par suite de la corruption des bonzes, à une forme plus en rapport avec les préceptes de Çakya-Mouni. Tsongkhabâ
laissa deux disciples qui continuèrent son œuvre sous les titres de dalaï-lama et de panchen-lama. Le sixième de ces panchen-lama, Lobtsang Tanichi, fut invité par l'empereur K'ien-long en 1779 à
venir à Péking pour assister aux fêtes du soixante-dixième anniversaire de sa naissance. L'empereur alla au-devant du lama jusqu'à Si-ning du Kan-sou et le ramena en grande pompe à Péking.
Malheureusement ce grand-prêtre mourut de la petite vérole le 12 novembre 1780. Son corps fut renvoyé dans un cercueil d'or l'année suivante à Lhassa, et l'empereur fit ériger en sa mémoire un
magnifique monument en marbre blanc, en dehors de la ville de Péking, où l'on peut le voir encore. Cependant les incursions des habitants du Népal obligèrent le dalaï-lama à avoir recours à
l'aide puissante de son voisin chinois. K'ien-long profita de la circonstance pour établir son autorité personnelle dans le pays en plaçant des garnisons dans les points principaux, et en
installant dans la capitale tibétaine un résident impérial, désigné sous le nom de tchou-tsang ta-tchen, qui dépend du bureau du ministère désigné sous le nom de li fan youen, et qui a un rang
égal au gouverneur du Se-Tchouen. En 1792, K'ien-long compléta son œuvre en décrétant que dorénavant les dalaï-lama seraient tirés au sort au lieu d'être désignés par des cérémonies qui devaient
indiquer quel était l'élu, censé un avatar du défunt. Le Tibet était désormais une annexe de la Chine.
Campagne d'Annam. — Nous aurons plus loin l'occasion de parler, à propos de l'Annam, de la grande révolte
des Tây-s'on, dirigée par trois frères, dont le second, Nguyên Vân Huâ, ayant envahi le Tong-King (Tonkin), le vingt-septième et dernier roi de la dynastie Lê, Lê Chiêu-thông (1786), fit appel à
la Chine. Le vice-roi des deux Kouang, Soun Chei et le fou-taï du Kouang-si, Soun Yong-tsing, faisaient un rapport à l'empereur sur les événements. En novembre 1788, Soun-Chei était investi du
commandement d'une armée considérable, chargé d'opérer contre les Tây-s'on, tandis que son collègue du Yun-nan et du Kouei-tcheou, Fou Kang-ngan, devait faire le ravitaillement des troupes
chinoises. Soun s'empara de Hanoï, mais un retour offensif de Huê (26 janvier 1789) le mit en fuite. Son adversaire réussit à s'entendre avec le gouvernement impérial, et le malheureux Lê
Chiêu-thông ne put accepter qu'une retraite médiocre à Péking, où il mourut en 1791.
Guerre des T'ai Ping.
— ... Les T'ai Ping occupaient toujours Nan King et le Kiang-sou ; la prise de Ning-po (9 décembre 1861) et de Hang-tcheou (29 décembre 1861) leur livrait le Tche-kiang. Les
étrangers, menacés dans leurs intérêts dans la vallée du Kiang, ne pouvaient manquer d'intervenir : une conférence des autorités maritimes et militaires, vice-amiral sir J. Hope, colonel Moody,
contre-amiral Protet, colonel Théologue, Edan, consul de France, se réunissait à Chang Haï (13 février 1862) et décidait d'agir énergiquement. D'autre part, au mois de juin 1860, une force de
cent étrangers commandée par l'Américain Ward avait été réunie par les Chinois ; la prise de Song-kiang, le même mois, et l'appui qu'elle donna aux troupes franco-anglaises lui valurent le titre
d'ever victorious army, tchang chang-kiun. Le général de brigade C.-W.-D. Staveley avec le contingent français s'emparait successivement de Tsing-pou (12 mai 1862) et de Nan-jao
(17 mai 1862), où nous perdions l'amiral Protet, tué d'une balle au cœur ; quelques jours auparavant le capitaine Dew, de la marine anglaise, avait repris Ning-po (10 mai 1862). Malheureusement
Ward fut tué à Tsu-tchi dans le Tche-kiang, le 20 septembre, et remplacé par Henry Burgevine, qu'on fut obligé de destituer en janvier 1863 ; il eut pour successeur le capitaine Holland, de
l'infanterie de marine anglaise, et enfin le célèbre Gordon (Gordon pacha) en mars. La prise de Fou chan (6 avril 1863), de Tai-tsan (2 mai 1863), de Quin-san (30 mai 1863), de Wo-kong (29
juillet 1863), de Fong-tching (26 août 1863), permit d'investir la grande ville de Sou-tcheou. Entre temps Henry Burgevine était passé aux rebelles (août), mais était obligé de se rendre à Gordon
deux mois plus tard ; une défaite (27 novembre) réparée par une victoire (29 novembre) sous les murs de Sou-tcheou précédèrent la reddition de cette ville (5 décembre 1863) à Gordon et à
Li-Fou-taï ; malgré la parole jurée, les chefs rebelles furent mis à mort par ordre de ce dernier, et Gordon donna sa démission.
Fin de la guerre des T'ai Ping. — Cependant pendant que Gordon et Li conduisaient les opérations militaires
sur la rivière de Sou-tcheou, un corps franco-chinois agissait dans le Tche-kiang ; la prise de Chao Hing (18 mars 1863) par le capitaine Dew avait préparé la pacification. Notre compatriote
Tardif de Moidrey, remplaçant Protet, avait été tué devant cette ville (19 février 1863), mais ses successeurs, les lieutenants de vaisseau Pierre d'Aiguebelle et Prosper Giquel, s'emparèrent de
la capitale du Tche-kiang, la grande ville de Hang-tcheou (21 mars 1864), et l'occupation de Hou-tcheou (28 août 1864) termina heureusement cette campagne. Cependant Gordon avait repris du
service (mars 1864) ; les opérations militaires furent poussées avec vigueur dans la vallée du Kiang, enfin Nan King fut attaqué : Hong-Siu-tsuen, le tien-wang, se suicidait et la grande capitale
se rendait (19 juillet 1864) à Tseng Kouofan. La fameuse Tour de porcelaine avait été détruite en 1856 par l'explosion d'une poudrière. Dorénavant, les T'ai Ping sont traqués de province en
province ; chassés de Tchang-tcheou dans le Fou Kien (avril 1865), ils se réfugient dans les montagnes ; beaucoup regagnent leur province d'origine ; d'autres franchissent la frontière du
Tong-King où nous les retrouverons plus tard comme Pavillons jaunes et Pavillons noirs.