Gisbert Combaz (1869-1941)
LA PEINTURE CHINOISE VUE PAR UN PEINTRE OCCIDENTAL
Introduction à l'histoire de la peinture chinoise
Extrait des Mélanges chinois et bouddhiques, publiés par L'Institut belge des Hautes Études Chinoises, vol. VI.
Imprimerie sainte Catherine, Bruges, 1939, 149 pages, 12 planches et 27 figures.
Cours donné à l'Institut Belge des Hautes Études Chinoises en janvier-février 1935.
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"Le titre qu'on a choisi pour cette série d'entretiens sur la peinture chinoise indiquera tout de suite la différence qu'il peut
y avoir entre une histoire de la peinture chinoise et la confrontation de deux esthétiques que l'on se propose de faire ici... Sans vouloir par trop médire de l'histoire de la peinture à
laquelle on fera par ailleurs de nombreuses allusions, c'est plutôt une confrontation de la peinture chinoise avec la peinture occidentale que l'on voudrait faire ici.
Et pour le dire tout de suite, la conclusion de cette confrontation n'amène aucune diminution ni pour la peinture chinoise, ni pour la peinture occidentale. Toutes deux avec des moyens d'expression très différents, ont créé d'incontestables chefs-d'œuvre, qui relèvent de la Beauté Souveraine, et appartiennent ainsi au meilleur patrimoine de l'humanité toute entière."
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"En se basant sur le récit des auteurs chinois on peut tenter une histoire de la peinture chinoise, mais faute d'exemples
judicieusement choisis et surtout bien reproduits, cette histoire devient facilement une longue énumération d'un médiocre intérêt, de noms et de biographies de peintres et une collection
d'images d'une monotonie souvent peu séduisante.
Incontestablement les origines de la peinture chinoise se confondent avec celles de l'écriture ; les caractères actuels d'écriture ne sont que des formes évoluées de dessins primitifs et d'anciens textes nous renseignent déjà sans erreur sur cette évolution. Cependant ces rapports étroits entre la peinture et la calligraphie, ne fût-ce que par l'emploi des mêmes outils, ne doit pas faire illusion : la peinture chinoise, comme celle de tous les peuples du monde, est d'origine magique et à ses débuts le peintre, simple artisan de la couleur, se soucie peu de calligraphie. "
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"Notre intention n'étant pas d'écrire cette histoire [de la peinture],... nous renverrons le lecteur désireux de plus amples
informations aux nombreux ouvrages traitant de cette matière. Nous préférons considérer la peinture chinoise dans son ensemble et essayer de mettre en évidence ses caractères propres et son
esthétique particulière.
Si des styles personnels à certains artistes ou particuliers à certaines époques ont pu incontestablement exister, si plus d'austérité et de grandeur ou plus d'élégance et de préciosité peuvent caractériser certaines écoles, nous croyons cependant que l'esthétique chinoise est demeurée semblable à elle-même pendant des millénaires. Ce n'est pas un mince éloge à lui faire, venant de nous qui n'avons plus aucune directive et dont l'art vogue à la dérive au gré des vents les plus contraires.
Aucun pays au monde ne fut plus traditionaliste que la Chine, mais en art, nous croyons que c'est la raison qui justifie l'essai de confrontation que nous faisons entre son esthétique et la nôtre."
Extraits : Influences extérieures. L'école de peinture bouddhique d'Asie centrale
Caractère littéraire de la peinture chinoise - Les animaux dans l'art chinois
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Une question intéressante se pose maintenant : la peinture chinoise est-elle une création spontanée et originale du génie chinois, ou doit-elle quelque chose à des influences étrangères ?
La réponse à cette question dépend beaucoup de la manière dont on envisage la peinture dans ce que l'on peut appeler la Chine extérieure, c'est-à-dire la Mongolie, le Sin-Kiang (ou Turkestan
chinois), auxquels il n'y a aucune raison pour ne pas ajouter le Tibet. Faut-il englober l'école de peinture de ces pays dans la peinture chinoise, comme on le fait souvent, sans le Tibet, ou la
considérer à part, comme nous le proposons, sous une dénomination commune qui serait à trouver : art de l'Asie centrale si l'on veut.
Des considérations historiques et géographiques nous montrent que depuis des millénaires les relations inter-asiatiques se sont effectuées entre l'Orient et l'Extrême-Orient par des routes,
diverses sans doute, mais occupant toutes le centre du continent asiatique.
Partant de l'Afghanistan, soit par le Tibet, soit au-dessus du Tibet, elles allaient rejoindre les sources des grands fleuves de la Chine. Ce furent des voies commerciales autant que d'expansion
politique ou religieuse. Les profits du trafic et la fertilité de certaines régions attirèrent des populations d'origines très diverses qui s'établirent le long de ces routes en des communautés
parfois très prospères.
Depuis des temps reculés Turcs ou Mongols, en groupes nombreux, harcelèrent l'empire chinois et l'histoire raconte les expéditions militaires de l'Empire pour établir sur toutes ces régions une
autorité qui demeura le plus souvent précaire, mais qui conservait plus ou moins libres les voies commerciales vers l'Occident.
Ce n'est donc pas là la vraie Chine bien que celle-ci soit enfin parvenue à établir sur ces vastes territoires une suzeraineté plus nominale qu'effective. L'art qui fleurit dans ces régions du
centre de l'Asie est un art presque exclusivement religieux, c'est-à-dire bouddhique. Il s'est développé suivant l'expansion du bouddhisme dans l'Afghanistan, le Tibet, le Turkestan chinois et la
Mongolie. Nous n'en parlerons incidemment ici que pour voir s'il a contribué d'une manière ou d'une autre à l'essor de la peinture chinoise.
Pour le Tibet, où s'est développée une magnifique école de peinture religieuse, nous n'en connaissons guère que les manifestations datant de l'époque relativement tardive où le bouddhisme réformé
devint le lamaïsme, et rien ne montre qu'il y ait eu une peinture tibétaine plus ancienne. Le lamaïsme apporta avec lui, par la Mongolie, jusqu'en Chine son iconographie si particulière par son
caractère tantrique et macabre.
Si nous proposons de placer en dehors de la peinture chinoise cette école d'Asie centrale ce n'est point à dire cependant que son étude ne soit pas pleine d'intérêt au point de vue de la peinture
chinoise elle-même ; bien au contraire et pour plusieurs raisons : d'abord nous assistons à la prise de contact du génie chinois avec l'esthétique occidentale ce qui nous permet de constater tout
de suite sa puissance de réaction ; ensuite la peinture d'Asie centrale nous fournit pour la peinture murale des renseignements techniques qu'elle seule pouvait nous donner, puisque nous n'en
avons plus guère d'exemples anciens provenant de la Chine proprement dite. On ne pourrait invoquer aucune raison valable pour affirmer que cette technique n'était pas la même en Chine alors
qu'elle est en réalité celle de la peinture murale dans l'Asie tout entière parce qu'elle est nécessitée par l'emploi de matériaux analogues de la manière la moins compliquée. Enfin il n'est pas
douteux qu'elle nous a fourni de véritables peintures chinoises, importées peut-être, ou exécutées sur place par des artistes chinois.
L'intérêt de la séparation que nous proposons affecte surtout les influences occidentales que l'on croit découvrir dans la peinture chinoise et qui, selon nous, demeurent localisées dans ces
régions frontières de la Chine sans désorienter aucunement la peinture chinoise de ses voies traditionnelles.
Comme on devait s'y attendre le bouddhisme apportait avec lui des influences diverses qu'il avait pu recevoir au cours de ses étapes dans le temps et dans l'espace.
Influence
indo-hellénistique
L'influence de l'art indo-hellénistique du Gandhara et plus particulièrement de l'Afghanistan est visible dans la décoration modelée en stuc du stūpa de Rawak, et plus tardivement dans les stucs
rapportés au Louvre des oasis de la Kashgarie du Nord par la mission Pelliot, mais ici nous sortons du domaine de la peinture.
Les peintures de Miran découvertes par Sir A. Stein présentent un aspect assez gréco-romain. On y remarque un bouddha dont la figure est de type romano-levantin très caractéristique, auquel
s'ajoute la légère moustache indienne.
Parmi les plus remarquables fragments de ces peintures de Miran il faut citer des espèces d'anges, les uns ailés, les autres aptères qui font songer aux peintures de Pompéi ; d'autres personnages
sont coiffés d'un bonnet phrygien qui les rapproche de Mithra ; certaines figures féminines sont à comparer pour la facture et pour le type à certaines figures romano-syriennes de Doura-Europos,
découvertes par M. F. Cumont.
Cette influence de la Syrie romaine se remarque encore dans la figuration du dieu lunaire auréolé de la double figuration syrienne du disque et du croissant lunaire.
Le point de départ de ces peintures est incontestablement l'école de peinture en Afghanistan dont la Mission archéologique française a révélé les œuvres importantes de Bāmiyān.
Au VIe et au VIIe siècle, donc après la destruction et l'abandon des sites de Haḍḍa, nous retrouvons dans le nord du bassin du Tarim, à Kïzïl ou à Kumtura, des peintures où certaines figures
sont d'inspiration plus ou moins classique (pl. I). On y rencontre des types d'Européens aux yeux bleus et à la chevelure rousse ; sur une peinture d'Idikutshāri on voit encore avec surprise une
femme coiffée à la grecque, « vêtue d'un peplum et d'une palla helléniques ».
On aurait tort cependant d'accorder à cette survivance, peut-être occasionnelle, d'une mode vestimentaire, ou à la présence de types qui nous semblent étrangers et qui sont en réalité des
indigènes d'avant la conquête turque, parlant d'ailleurs des langues indo-européennes, le caractère d'une influence artistique ; il faut se garder d'exagérer l'apport de l'hellénisme dans les
arts de l'Extrême-Orient. Il paraît bien mince, à notre humble avis.
Influence
indienne
À partir du VIe siècle, les peintures du Turkestan chinois laissent percevoir un écho de la peinture indienne sous les Gupta.
À Dandan Uilik une jeune femme nue émergeant d'un bassin de lotus semble être descendue d'un plafond d'Ajaṇṭā et sur une peinture du Museum für Völkerkunde, provenant de Kutscha, une
représentation des quatre grands épisodes de la vie du Bouddha ne peut renier sa parenté indienne.
Il n'est pas jusqu'à Ganeça à la trompe d'éléphant qui ne figure dans l'entourage du Bouddha à Touen-houang.
Influence sassanide
L'Iran sassanide a joué en Asie un rôle d'intermédiaire fort important pour l'Extrême-Orient par ses rapports avec le monde bouddhique, et la brillante civilisation des souverains sassanides a vu
fleurir un art somptuaire dont les produits se sont répandus aussi bien vers l'Occident que vers l'Extrême-Asie.
La Bactriane ouverte au bouddhisme dès les premiers siècles avant l'ère chrétienne paraît avoir été soumise dès le milieu du IIIe siècle de l'ère chrétienne au premier grand roi Ardashir ; elle
dépendit de la Perse jusqu'au moment de l'invasion des Huns Hephtalites (milieu du Ve siècle). Le roi de Perse Chosroès Ier la reconquit jusqu'à ce que, à la fin du VIe siècle, elle fût
définitivement arrachée à la Perse par les Turcs.
C'est incontestablement sous cette domination iranienne qu'ont été exécutées les peintures
murales (IIIe-IVe siècles) découvertes et étudiées par la Mission archéologique française en Afghanistan.
Des bouddhas et des moines plus ou moins gandhāriens y voisinent avec des seigneurs aux costumes nettement iraniens.
Les missionnaires moines et peintres durent certainement les apporter jusqu'aux frontières de la Chine, car dans la région de Khotan à Dandan Uilik nous retrouvons le type de prince iranien barbu
et portant la coiffure ornée des symboles de la lune et du soleil, que l'on voit sur les peintures de l'Iran.
Le type du seigneur portant la longue épée droite, serré dans une longue tunique, aux larges revers rabattus, et bordée d'une large bande, se retrouve depuis Bāmiyān en Afghanistan jusque dans la
région de Kutshā, à Kumtura, Kïzïl, et Kirish. À Tourfan il se présente avec une armure plus complète mi-chinoise, mi-sassanide.
Voyez encore une peinture de Kïzïl (vers 700 A. D.), représentant le partage des reliques après la mort du Bouddha : montés sur d'élégants coursiers aux jambes fines, les rois indiens s'avancent
vêtus d'une armure et portant casque et carquois qui trahissent sans conteste une origine sassanide. Par ailleurs on y relève la présence inattendue au milieu d'eux du Ganeça indien.
Dans aucun pays peut-être plus qu'en Chine la peinture n'a eu plus de rapports avec la
littérature ; c'est sans aucun doute parce qu'elle s'y est développée dans des conditions très différentes de celles des autres pays.
D'une part la complication des caractères chinois exigeait un long apprentissage manuel très proche du dessin en même temps qu'une application intellectuelle considérable. Il en résultait un
incontestable prestige pour les érudits qui la possédaient à fond.
D'autre part l'organisation sociale basée théoriquement sur l'échelle des valeurs individuelles avait conduit à l'octroi de tous les emplois aux mandarins de tous grades qui avaient réussi des
examens littéraires dont l'honneur rejaillissait sur toute la famille.
On comprend dès lors l'afflux de candidats se présentant aux examens sur la langue et la littérature chinoises. La peinture qui était devenue une extension figurée de la littérature devait
facilement recruter parmi eux des adeptes sinon des amateurs, et l'allusion littéraire ne pouvait manquer de transparaître dans la peinture.
Le caractère littéraire d'un très grand nombre de peintures chinoises est très frappant. La peinture qui, aux origines, était exécutée par un artisan de la couleur devint non plus une profession
spéciale, mais plutôt un exercice, où se complaisait tout homme cultivé, tout esprit supérieur. La peinture était pour lui comme un moyen particulier d'expression, plus délicat, lui permettant de
préciser les nuances subtiles de sa pensée.
À la manière des grands artistes de notre Renaissance, beaucoup de peintres chinois ont été à la fois poètes, hommes de lettres, historiens, philosophes, musiciens et même hommes d'État.
En réalité, à partir d'une certaine époque, les peintres chinois n'appartiennent guère à la classe des artisans mais à celle des lettrés et la mentalité chinoise ne conçoit pas que l'on consacre
sa vie entièrement à la peinture.
L'art de peindre est en somme une extension de l'art d'écrire et l'on juge de la valeur morale de l'artiste autant que de la valeur artistique de son œuvre.
Beaucoup de sujets représentés dans les peintures ont trait à des légendes, à des poèmes, que nous ignorons sans doute, mais qui étaient parfaitement connus du public lettré pour lequel elles
étaient exécutées.
On admet facilement ce rapprochement de la littérature et de la peinture quand il s'agit de faits historiques ou légendaires dont la peinture n'est que la matérialisation graphique. Il est
beaucoup plus subtil quand il s'agit du paysage, et demande quelques explications pour se faire accepter. On constate déjà sous les T'ang et surtout sous les Song que les peintres s'efforcent
d'illustrer pour ainsi dire l'œuvre des poètes.
M. R. Grousset a insisté sur ce caractère littéraire de la peinture et il cite nombre de sujets favoris de la peinture de paysage sous lesquels pourrait s'inscrire l'œuvre des poètes.
Voici par exemple le thème du palais abandonné ou du monastère perdu dans la montagne.
Le poète Wang Po (VIIe s.) le chante ainsi:
« Le palais n'est plus visité que le matin par les vapeurs du rivage et le soir par la pluie qui ronge les stores en lambeaux. Des nuages paresseux se promènent lentement en se mirant dans les
eaux limpides. Combien d'automnes ont déjà passé sur ce palais ?... Le jeune roi qui l'habitait a contemplé comme nous ce grand fleuve qui roule toujours ses flots muets et profonds. »
Song Tche-wen nous dit le charme du monastère perdu dans la montagne :
« La pluie venue du mont Ki-chan avait passé rapidement avec le vent impétueux. Le soleil se montrait pur et radieux au-dessus du pic occidental, les arbres de la vallée du Midi semblaient plus
verdoyants et touffus. Je me dirigeai vers la demeure sainte où un bonze vénérable me fit un accueil bienveillant. Le religieux et moi nous nous sommes unis dans une même pensée ; nous avions
épuisé ce que la parole peut rendre et nous demeurions silencieux. Je regardais les fleurs immobiles comme nous, j'écoutais les oiseaux suspendus dans l'espace, et je comprenais la grande vérité.
»
Le poète T'ao Han reprend ce thème de la visite au couvent de la montagne :
« Les pins et les cyprès cachent la gorge de la montagne, mais à l'occident j'ai découvert un étroit sentier.
Le ciel s'ouvre, un pic se montre et, comme s'il était né dans le vide, un couvent surgit à
mes yeux.
L'édifice semble assis sur une terrasse de nuées, il lance ses pavillons en l'air au milieu des rochers escarpés.
La nuit vient, les singes et les oiseaux se taisent. Le son des cloches et le chant des bonzes pénètrent au delà des nuages froids.
Je contemple les pics bleus et la lune qui se mire dans les eaux du lac, j'écoute le bruit des sources et du vent qui tourmente les feuilles sur le bord du torrent. Mon âme s'est élancée en dehors des choses visibles, errante et captive tout à la fois, dans un merveilleux ravissement. L'aube me surprend ainsi ; bientôt tout va changer d'aspect. Déjà du côté de l'orient l'obscurité se dissipe aux flancs des rochers gigantesques ; déjà la surface des eaux s'illumine d'un reflet scintillant, précurseur de l'aurore, et les rayons de la lune perdent peu à peu leur éclat. »
Voici un peintre et un poète en même temps, Wang Wei, qui prend pour thème la source moussue et la cabane forestière :
« La montagne n'est que silence et solitude.
J'aime les sources pures qui serpentent entre les rochers ; j'aime une cabane rustique, paisiblement assise au milieu des pins. »
Cet amour de la nature amène les lettrés de l'époque des T'ang à décrire des paysages, que
les peintres recomposent à leur tour en des œuvres nombreuses, faites à la fois d'imagination et d'observation. Voici un poème de Tchang Kien sur une nuit passée dans la montagne :
« Assis sur le versant de la montagne, je suivais des yeux une barque fragile image de notre destinée, qui flottait légère sur les flots profonds. Elle fuyait, mon regard la perdit, elle se
fondit dans le ciel immense, tandis que le soleil s'éteignait à l'autre horizon. Tout ce qui se déroulait à ma vue rentra subitement dans le demi-jour d'une lumière indécise. Les derniers rayons
du soleil n'illuminaient plus que la cime des arbres et le sommet des rochers. La surface des eaux devint de plus en plus sombre. Bientôt quelques nuages rouges indiquaient seuls où le soleil
avait disparu.
Les îles du lac se détachent en noir sur les eaux tranquilles, auxquelles la réverbération du ciel conserve un reste de clarté, mais déjà l'obscurité s'est appesantie sur les bois et les
collines, et l'horizon n'est plus qu'une ligne confuse pour mon regard impuissant.
La nuit vient, l'air est vif, il s'agite au loin, le vent du nord élève durement sa voix sifflante, les oiseaux aquatiques cherchent un abri sur la rive sablonneuse, ils vont attendre l'aurore,
blottis entre les roseaux. »
Nous reviendrons plus loin sur ce texte pour les effets de lumière qu'il décrit.
Enfin, pour ne pas multiplier ces citations à l'infini, voici le thème du vieil arbre tordu solitaire et dépouillé que célèbrent à la fois peintres et poètes :
« Le vieil arbre couché au bord de l'eau montrait parmi la vase et les cailloux ses racines dénudées. La mousse était son unique verdure ; la neige lui apportait l'hiver les seules fleurs dont il pût se couvrir. »
Ces citations, auxquelles on pourrait en ajouter bien d'autres comme celle des sages dans la
forêt de bambous, se trouvent illustrées dans une multitude de peintures chinoises, au point que l'on n'aurait que l'embarras du choix pour leur appliquer telle ou telle allusion
littéraire.
Ces paysages si amoureusement chantés par les poètes, les peintres pouvaient les contempler dans certaines régions de la Chine. Le Chan-si, le Tche-kiang particulièrement, devaient les attirer
par le charme de leurs vallées côtières et le découpement de leurs montagnes embrumées au point de sembler irréelles.
De toute cette littérature si intimement liée à la peinture se dégage une philosophie, une esthétique imprégnée du mystère des choses, un sentiment de l'impermanence universelle que symbolise
l'écoulement des eaux du fleuve, une sensation de mystère qui se dégage des lointains vaporeux des pays de montagne.
Et Song Pai-jen résume cette esthétique mêlée de philosophie en formulant ce souhait :
« Dans un pays désert, bâtir une terrasse, où jouir de la pureté des soirs ; regarder la
pluie qui voile le pied lourd des nuages, tandis que le corps léger des hirondelles est emporté par le vent. »
Ce que nous avons dit précédemment au sujet du caractère littéraire et religieux de la
peinture fera mieux comprendre l'intérêt que le peintre a pris à la représentation des animaux.
Chez nous l'animal ne figure le plus souvent qu'à titre symbolique ou anecdotique, rarement pour lui-même. Dans ces conditions ce sont certaines espèces, le lion, l'aigle, le cheval, certains
animaux domestiques, le coq, certains insectes, l'abeille, qui pour des raisons nationales ou sociales auront toutes nos préférences.
Mais en Chine le symbolisme ne joue pas de la même manière.
L'animal peut rappeler une légende, une croyance ou encore un poème ; il peut être l'occasion d'un jeu de mots, comme la chauve-souris.
En vertu de la religion bouddhique et de la croyance à la transmigration l'intérêt du peintre s'attache à tous les êtres vivants ; même non bouddhique, sa compréhension mystique de l'univers ne
lui fait pas voir une hiérarchie dans l'échelle des êtres et l'insecte a pour lui autant d'intérêt que le plus puissant des mammifères.
Les animaux les plus divers serviront à l'ornementation des objets les plus usuels...
Les
oiseaux.
Les peintres chinois ont montré un égal intérêt pour les oiseaux et ils se sont complu à représenter différentes espèces de la gent ailée. Ils ont cependant marqué une préférence pour les
rapaces, que les empereurs et leur cour chassaient avec passion.
Ils ont rendu à la perfection le caractère noble, puissant et féroce des aigles et des faucons et plusieurs de ces peintures sont célèbres par la puissance de leur expression et la virtuosité de
leur exécution.
D'autres volatiles plus humbles, les canards, les oies, les cigognes, les petits oiseaux ont été étudiés avec le même amour du détail qui n'exclut pas l'observation attentive des attitudes et du
mouvement.
Voici la méthode que donne le Kiai-tseu yuan pour dessiner un oiseau :
1. Pour faire un oiseau on dessine d'abord le bec.
2. L'œil se place à la partie supérieure du bec.
3. Quand on a fait l'œil, on dessine la tête.
4. À la suite de la tête on fait le dos et les épaules.
5. Puis le dos avec les traits grands et petits.
6. Puis les plumes sortant en traits courts ou longs.
7. Une à une on fait apparaître les plumes.
8. Peu à peu on ajoute la queue.
9. On fait le duvet après les ailes et le dos.
10. La poitrine et le ventre se trouvent devant les pattes.
11. À la fin seulement on ajoute les pattes.
Et le traité donne alors le modèle d'une patte ouverte et d'une patte fermée.
Après avoir étudié ainsi chacune des parties de l'oiseau, préparation excellente à l'observation de la nature, on compose l'ensemble.
Éduqués de cette manière, il n'est pas étonnant de voir les peintres chinois donner une image si vivante des oiseaux.
Nous arrêterons ici ces quelques notions sur l'art animalier de la Chine ; elles n'ont d'autre but que de montrer les méthodes et les directives qui ont mené les peintres chinois à la création
d'un art souvent de premier ordre avec lequel l'art occidental peut rarement rivaliser.