Édouard Chavannes (1865-1918)
LE T'AI CHAN
Essai de monographie d’un culte chinois
Éditions Ernest LEROUX, Paris 1910, pages 1-436.
- "Les montagnes sont, en Chine, des divinités. Elles sont considérées comme des puissances naturistes qui agissent d’une manière consciente et qui peuvent, par conséquent, être rendues favorables par des sacrifices et touchées par des prières ; mais ces divinités sont d’importances diverses : les unes sont de petits génies locaux dont l’autorité ne s’exerce que sur un territoire peu étendu ; les autres sont de majestueux souverains qui tiennent sous leur dépendance des régions immenses."
- "Les plus célèbres sont au nombre de cinq ; ce sont : le Song kao ou pic du Centre, le T’ai chan ou pic de l’Est, le Heng chan ou pic du Sud, le Houa chan ou pic de l’Ouest, le Heng chan ou pic du Nord. Parmi ces cinq montagnes elles-mêmes, il en est une qui est plus renommée encore que les quatre autres ; c’est le T’ai chan ou pic de l’Est ; nous l’avons choisi pour objet de notre étude."
- "Nous allons chercher à élucider pour quels motifs on le vénère ; cette monographie nous permettra de déterminer, d’une part, le rôle que jouent d’une manière générale les montagnes dans la religion chinoise, et, d’autre part, les attributions plus spéciales qui assurent au T’ai chan une place prééminente dans le culte actuel et dans l’histoire."
Extraits : Le culte du T'ai chan - La Pi hia yuan kiun, princesse des nuages
colorés
Croyances populaires : Le maître de la vie et de la mort - Les miroirs relatifs au T'ai chan -
Conclusion
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Le T’ai chan, qui dresse sa lourde silhouette droit au nord de la ville préfectorale de
T’ai-ngan fou, n’est pas une montagne très imposante ; son altitude n’est en effet que de 1.545 mètres au-dessus du niveau de la mer. Elle se trouve être cependant la plus haute des montagnes de
la Chine orientale et cette circonstance lui a valu d’être considérée comme gouvernant tous les sommets qui l’entourent et comme présidant à l’Orient.
Ce n’est pas une conception propre à la Chine que les hauts lieux sont propices aux manifestations surnaturelles. Le Sinaï et l’Olympe nous attestent qu’en tous pays et en tous temps les
montagnes ont été fréquentées par les dieux. C’est, en effet, une idée qui naît spontanément dans l’esprit humain que, pour entrer en communication avec les puissances célestes, il faut se
rapprocher d’elles ; en montant sur une montagne, on va à leur rencontre. Si le T’ai chan est devenu un lieu d’élection pour célébrer le sacrifice adressé au Ciel, c’est donc en vertu d’une
croyance qui a été commune à tous les peuples.
Le folklore nous apprend aussi que les montagnes sont l’habitat de personnages doués de facultés merveilleuses ; les fées ou les gnomes y prennent leurs ébats. En Chine, sous l’influence du
taoïsme, ces génies des montagnes ont été conçus comme des hommes affranchis de toutes les entraves qui pèsent sur notre existence et qui l’abrègent ; ce sont les immortels, les bienheureux
auprès desquels pourra se rendre celui qui se nourrit dans des ustensiles de jade merveilleux et qui s’abreuve d’ambroisie, comme le disent les inscriptions de trois miroirs de l’époque des
Han.
Mais la montagne n’est pas seulement l’endroit où apparaissent les dieux célestes et les
immortels ; elle est elle-même une divinité. Pour le T’ai chan, nous en avons la preuve dans les honneurs officiels qui lui ont été rendus ; dès l’époque de la dynastie Tcheou, s’il faut en
croire Sseu-ma Ts’ien, les dieux des Cinq pics étaient traités sur le même pied que les trois plus hauts fonctionnaires de la cour, ceux qu’on appelait les trois ducs. En l’année 725, l’empereur
Hiuan tsong de la dynastie T’ang augmenta d’un degré le rang du dieu du T’ai chan en lui conférant le titre de Roi égal au Ciel (Tien ts’i wang). En 1008, l’empereur Tcheu tsong, de la
dynastie Song, ajouta une nouvelle épithète à ce titre qui devint ainsi « Roi bon et saint, égal au Ciel » (jen cheng t’ien ts’i wang) ; en 1011, nouvelle promotion qui substitue le
titre d’empereur à celui de roi ; le dieu du T’ai chan est alors « l’empereur égal au Ciel, bon et saint » (Tien ts’i jen cheng ti). Sous la dynastie mongole, en 1291, ce titre s’allonge
encore d’une épithète : « Empereur égal au Ciel, grand producteur de vie, bon et saint » (Tien ts’i ta cheng jen cheng ti). En 1370 cependant, l’empereur T’ai tsou, de la dynastie Ming,
mit fin à cette surenchère par laquelle les dynasties successives s’efforçaient de gagner les bonnes grâces de la divinité; il déclara que les honneurs humains, quelque insignes qu’ils fussent,
seraient toujours impuissants à exprimer la vénération qu’on devait avoir pour le dieu ; à l’égard de celui-ci, la marque suprême de respect ne peut être qu’une absolue simplicité dans les termes
par lesquels on le désigne ; pour s’adresser au dieu du T’ai chan, on l’appellerait donc dorénavant « pic de l’Est, T’ai chan » et on s’abstiendrait de tout autre qualificatif.
Les attributions générales d’une divinité-montagne sont de deux sortes : d’une part, en effet, elle pèse par sa masse sur tout le territoire environnant et en est comme le principe de stabilité ;
elle est le régulateur qui empêche le sol de s’agiter et les fleuves de déborder ; elle met obstacle aux tremblements de terre et aux inondations. D’autre part, les nuages s’accumulent autour du
sommet de la montagne qui semble les produire et qui mérite l’épithète homérique d’« assembleur de nuages » ; la divinité-montagne a donc sous ses ordres les nuées fécondes qui répandent la
fertilité sur le monde et elle fait pousser les moissons.
De nombreuses prières de l’époque des Ming nous montrent qu’on invoque en effet le T’ai chan en vertu de ces deux sortes d’attributions. Au printemps, on l’implore pour qu’il favorise la
croissance des céréales ; en automne, on lui offre des actions de grâces pour le remercier de la récolte qu’il a protégée. On lui demande de secourir les hommes par son action invisible et
puissante qui distribue dans de justes proportions la pluie et le beau temps et qui permet aux plantes nourricières d’atteindre leur maturité. En cas de sécheresse, c’est tout naturellement à lui
qu’on s’adresse, car « veiller à ce que la pluie vienne au laboureur en temps utile, c’est la tâche secrète dont il a la responsabilité » ; lors donc que les pluies se font attendre, que les épis
s’étiolent dans les champs et que les paysans commencent à redouter la famine, le souverain des hommes a recours au Pic majestueux qui peut et qui doit mettre fin à cette infortune.
De même, en cas de tremblement de terre ou d’inondation, des prières appropriées aux circonstances rappellent au T’ai chan ses fonctions de dominateur de toute une région et l’invitent à rétablir
l’ordre.
Dans ces textes qui sont intéressants pour l’histoire de la religion chinoise, on remarquera les relations qui sont supposées entre l’empereur et le dieu du T’ai chan. Toutes les fois que quelque
trouble se produit dans le monde, l’empereur commence par s’accuser de son manque de vertu ; c’est, en effet, une idée maîtresse de la psychologie religieuse des Chinois, d’une part, que les
calamités physiques ont pour cause première des fautes morales, et, d’autre part, que le souverain est responsable des péchés de tous les hommes, car, s’il gouvernait bien, le peuple entier
agirait comme il convient. Cependant, tout en avouant ses torts, l’empereur rappelle au dieu du T’ai chan que lui aussi n’est pas à l’abri de tout reproche ; si on lui offre des sacrifices et si
on le comble d’honneurs, c’est parce qu’on compte sur sa protection ; en trahissant la confiance qu’on a mise en lui, il cesse de mériter les égards qu’on lui témoigne. Sans doute, le dieu du
T’ai chan n’est pas cause des malheurs qui fondent sur le peuple ; mais, comme il a pour devoir de collaborer avec le Ciel à la prospérité des êtres vivants, il est répréhensible quand il ne
remédie pas promptement aux fléaux qu’on lui signale.
— Si c’est par mes fautes que j’ai attiré les calamités, lui dit un empereur en 1455, assurément je n’en décline point la responsabilité personnelle ; mais, pour ce qui est de transformer
l’infortune en bonheur c’est en vérité vous, ô dieu, qui avez le devoir de vous y appliquer. S’il y a une faute commise et que vous n’accomplissiez pas un acte louable, vous serez aussi coupable
que moi. Si, au contraire, vous transformez l’infortune en bonheur, qui pourra égaler votre mérite ?
Le même empereur disait en 1452, à l’occasion d’une inondation du fleuve Jaune :
— À qui en incombe la responsabilité ? Assurément, c’est un effet de mon manque de vertu ; mais vous, ô dieu, comment pourriez-vous être seul à être disculpé ? Vous devez faire en sorte que,
quand les eaux sortent, on en retire du profit, que ce soit un avantage et non un tourment pour le peuple ; alors vous et moi nous serons acquittés de nos devoirs respectifs ; envers le Ciel nous
n’aurons aucun tort ; envers le peuple, nous n’aurons à rougir de rien.
Ainsi, l’empereur et le dieu du T’ai chan nous apparaissent comme deux hauts dignitaires, de rang à peu près égal, qui ont été désignés par le Ciel pour assurer le bonheur du peuple, l’un par son
sage gouvernement qui établit l’harmonie et la vertu parmi les hommes, l’autre par son influence régulatrice qui maintient le bon ordre dans le monde physique ; l’un et l’autre sont d’ailleurs
comptables de leurs actes envers le Ciel qui les a investis de leurs fonctions et envers le peuple qui attend d’eux sa prospérité. Par la coopération constante d’une puissance morale qui est
l’empereur avec les puissances naturistes telles que le dieu du T’ai chan, les sécheresses, les tremblements de terre, les inondations pourront être évités et le peuple sera heureux.
Le dieu du T’ai chan est encore invoqué dans d’autres cas où son intervention paraît au premier abord moins facilement explicable ; nous trouvons, en effet, dans les prières de l’époque des Ming,
plusieurs requêtes dont l’objet est d’annoncer à cette divinité le départ prochain des armées impériales pour quelque lointaine expédition militaire ; le souverain prend d’abord la précaution de
déclarer qu’il connaît la gravité de toute entreprise guerrière ; il énumère les griefs qui l’obligent à recourir aux armes, malgré sa répugnance à user des moyens coercitifs ; ayant ainsi
justifié sa décision, il indique les périls auxquels vont être exposées ses troupes qui abandonnent leurs familles pour braver les périls et les fatigues d’une longue route ; il supplie la
divinité de faire en sorte que les soldats soient à l’abri des émanations pestilentielles qui peuvent les décimer et il lui demande de permettre à tous ces hommes de rentrer sains et saufs dans
leurs foyers. La question se pose de savoir pourquoi le T’ai chan est mis en cause dans de telles occasions ; comment ce dieu local, qui préside à l’orient, peut-il agir au loin de manière à
sauvegarder les armées qui vont châtier des rebelles du Kouang-si ou du Tonkin ? La réponse nous est fournie par la clause qui termine ces prières :
« Comme je n’ose pas m’adresser inconsidérément à l’Empereur d’en haut, lisons-nous dans l’une de ces pièces, c’est vous, ô dieu, qui voudrez bien prendre cette requête en considération pour la
lui transmettre de ma part ;
dans une autre, il est dit :
« J’espère ardemment que vous, ô dieu, transmettrez et ferez parvenir à l’Empereur d’en haut (ma requête) ;
ou encore :
« J’espère vivement que vous, ô dieu, vous prendrez en considération ma sincérité et que vous informerez de cela l’Empereur d’en haut.
Ainsi, dans tous ces cas, le dieu du T’ai chan n’est pas sollicité à accomplir des actes qui dépassent sa juridiction ; il joue simplement le rôle d’intermédiaire entre le souverain des hommes et
la divinité suprême, l’Empereur d’en haut, qui seul a qualité pour présider à la direction générale de l’univers ; comme cette divinité suprême est trop lointaine et trop majestueuse pour qu’on
ose s’adresser à elle directement, on charge une divinité subalterne d’intervenir auprès d’elle pour la fléchir ; le T'ai chan est d’ailleurs tout désigné pour remplir cet emploi puisque son
élévation le rapproche du ciel.
Le culte du T’ai chan, tel que nous l’avons étudié jusqu’ici, est le culte officiel ; les
documents dont nous nous sommes servis pour en montrer les divers aspects émanaient pour la plupart de l’administration impériale. Il nous reste indiquer ce qu’il est devenu dans la pratique
populaire.
Le culte du T’ai chan est un des plus répandus qu’il y ait en Chine. Dans toutes les villes de quelque importance, on trouve un temple du T’ai chan qui est appelé, soit « temple du pic de l’Est »
(tong yo miao), soit « temple de Celui qui égale le Ciel » (t’ien ts’i miao), soit enfin « palais de voyage du T’ai chan » (T’ai chan hing kong). Dans ces édifices, une multitude de tablettes
votives font en quatre mots l’éloge de la divinité; les unes rappellent ses noms :
Le Pic, l’ancêtre, le T’ai, le Tai
d’autres assimilent son influence ou son élévation à celles du Ciel :
Sa sainte vertu égale le Ciel
Son élévation culmine jusqu’au Ciel
Le Pic de la montagne est l’associé du Ciel
d’autres encore rappellent que le T’ai chan est le principe de toute existence, qu’il soutient la vie par son action bienfaisante, enfin qu’il est le maître de la vie et de la mort :
À tous les êtres il procure la vie
Son autorité préside au mécanisme de la vie
Sa bonté s’étend jusqu’au peuple vivant
Sa bonté se répand sur la foule des vivants
La profondeur de sa bienfaisance est une seconde création
Il indique comme sur la paume de sa main la vie et la mort ;
mais le plus grand nombre de ces tablettes fait allusion aux attributions juridiques du T’ai chan qui préside aux récompenses et aux punitions dans le monde des morts :
Il juge sans partialité ;
Tout se reflète sur le miroir du T’ai ;
Ici il est difficile de tromper ;
Il épouvante ceux qui sont loin, il effraie ceux qui sont près ;
Sa puissance divine récompense et punit ;
Il fait du bien à ceux qui font le bien ;
Il fait du mal à ceux qui font le mal ;
Il accorde le bonheur aux gens de bien,
Il envoie des calamités aux pervers ;
Le méchant ne subsiste pas ;
Quand il abaisse son regard, il est redoutable ;
Il est difficile d’échapper à son regard profond.
C’est bien en réalité ce rôle de juge des enfers qui est actuellement dans l’imagination populaire le rôle essentiel du dieu du T’ai chan. Les soixante-quinze cours de justice qui, dans les
Temples du pic de l’Est, montrent le long des murs de la cour principale les supplices effroyables réservés aux hommes pervers après leur mort, sont bien faites pour frapper d’une religieuse
terreur les malheureux qui ont quelque peccadille à se reprocher ; c’est pourquoi la foule afflue dans le temple où des moines ingénieux lui promettent qu’avec quelque argent et beaucoup d’encens
elle gagnera les bonnes grâces du redoutable arbitre de ses destinées d’outre-tombe.
Cependant un observateur attentif ne tardera pas à se rendre compte que, dans certains temples du pic de l’Est, le dieu du T’ai chan n’est pas seul à attirer à lui les hommages. Je me rappelle
que, lorsque j’allais visiter à Péking le Tong yo miao qui est en dehors de la plus septentrionale des deux portes de l’est, mon attention fut attirée par des femmes qui se rendaient au temple
d’une étrange manière ; à peine avaient-elles fait trois pas qu’elles se prosternaient tout de leur long sur le chemin poussiéreux au milieu du tohu-bohu des chars, des brouettes, des mules et
des ânes qui encombraient la route ; elles se relevaient pour recommencer trois pas plus loin la même prosternation ; or le terme de leur voie douloureuse n’était point la salle principale où
trône le dieu du T’ai chan ; elles se dirigeaient vers d’autres sanctuaires occupés par des divinités féminines. Nous avons donc maintenant à examiner ce que sont ces déesses qui sont l’objet
d’une dévotion si ardente.
La principale d’entre elles est celle qu’on nomme la Pi hia yuan kiun. Le terme pi hia
désigne les nuages colorés qui annoncent l’aurore ; quand au terme yuan kiun, il est un titre que les taoïstes donnent aux divinités féminines ; c’est ainsi que Sieou Wen-ying, déesse de la
foudre est appelée par eux Sieou yuan kiun. La Pi hia yuan kiun est donc la princesse des nuages colorés : elle est la déesse de l’aurore et on la considère comme la fille du T’ai chan, dieu de
l’orient. Ce culte n’est pas fort ancien ; il paraît avoir eu pour point de départ la découverte sur le sommet du T’ai chan, en l’an 1008 ap. J.-C., d’une grossière statue de pierre ; l’empereur
Tchen tsong en fit aussitôt exécuter une réplique en jade qui fut placée auprès de l’étang où il avait trouvé la première statue ; l’étang fut dès lors connu sous le nom de « étang de la femme de
jade ». L’idole ne tarda pas à attirer à elle de nombreux adorateurs ; le sanctuaire qui lui était consacré se développa incessamment ; il est devenu aujourd’hui le plus magnifique des temples
qui couvrent le sommet du T’ai chan. C’est surtout à l’époque des Ming que le culte de la déesse fut florissant ; il devint, dans le nord de la Chine, l’équivalent de ce qu’est le culte de Kouan
yin dans les provinces du sud ; on ne se contenta plus de lui assigner une place subalterne dans les temples du pic de l’Est ; on lui éleva des bâtiments spéciaux ; [dans] un de ces sanctuaires
de la Pi hia yuan kiun qui fut construit en 1635 , sous la dynastie Ming, au pied de la petite colline Hiao t’ang chan dans la province de Chan-tong ; la figure montre la statue qui se trouve à
l’intérieur de cet édicule [représente] la déesse assise [; elle] devait tenir dans ses mains jointes l’insigne d’autorité appelé kouei la seule caractéristique qu’elle présente est sa coiffure ;
on y voit trois oiseaux aux ailes à demi déployées qui sont placés un sur le devant et un sur chaque côté de la tête de la déesse ; on remarque ce détail sur la plupart des représentations de la
Pi hia yuan kiun et de ses deux principales acolytes. De nos jours, on rencontre dans le nord de la Chine un très grand nombre de temples consacrés à la princesse des nuages colorés ; on les
appelle niang niang miao « Temple de la dame », ou Pi hia yuan kiun hing kong » « Palais de voyage de la princesse des nuages colorés », ou, par abréviation, Pi hia kong.
Il est rare qu’on voie de nos jours la princesse des nuages colorés... suivie que de deux serviteurs. Le plus souvent elle est accompagnée de deux autres déesses : l’une tient dans ses mains un
œil emblématique ; elle est la dame de la bonne vue (yen tsing niang niang ou yen kouang nai nai) qui préserve des maladies d’yeux ; l’autre est la dame qui fait avoir des enfants (song tseu
niang niang ou tseu souen nai nai). Elles sont représentées à droite et à gauche de la déesse des nuages colorés sur la figure qui reproduit les deux premières pages d’un sûtra taoïste consacré à
l’éloge de la Pi hia yuan kiun. Dans les divers temples que j’ai visités, les statues de ces deux acolytes étaient surchargées d’ex-voto, yeux en carton et poupées en plâtre, qui attestaient
qu’une foule de femmes avaient obtenu le secours des bonnes déesses, guérisseuses des maux d’yeux de l’enfance et garantes de fécondité.
Mais les trois déesses ne sont pas toujours seules et on les trouve parfois accompagnées de six autres dames qui sont comme les fées protectrices de la maternité. L’une favorise la gestation ; la
seconde rend l’accouchement facile pour la femme ; la troisième le rend normal pour l’enfant ; la quatrième défend le bas âge contre la meurtrière variole : la cinquième ouvre l’intelligence du
nouveau-né ; la sixième préside à l’allaitement maternel. Le traité taoïste nous fournit la liste complète des noms sous lesquels on invoque les neuf déesses :
La bienheureuse divine, sainte dame, essence spirituelle verte, transformatrice universelle, adjuvante perpétuelle, princesse des nuages colorés.
La sainte dame de la bonne vue, qui éclaire avec intelligence, qui sauve d’une manière manifeste, la princesse qui donne la vue aux yeux.
La sainte dame qui fait avoir des enfants et des petits-enfants, qui a une vertu nourricière, qui développe la procréation, la princesse qui garde les appartements des femmes.
La dame qui favorise le commencement (de la gestation), princesse qui fait naître mystérieusement, qui affermit la forme.
La dame qui accélère la naissance, princesse qui fait suivre la règle et qui protège le bas âge.
La dame qui envoie les naissances, princesse qui donne la bonne fortune et qui favorise l’accouchement.
La dame de la variole, princesse qui garantit la tranquillité et qui est bienveillante pour l’enfance.
La dame qui guide l’ignorance, princesse qui guide et qui dirige l’enfance.
La dame de l’allaitement, princesse qui donne à manger et qui nourrit l’enfance.
Ce groupe de la Pi hia yuan kiun et de ses acolytes qui joue un grand rôle dans la vie religieuse des femmes de la Chine septentrionale est, de nos jours, le centre d’attraction du culte localisé
sur le T’ai chan ; c’est vers lui que se pressent en foule les adorateurs qui, dans les quatre premiers mois de chaque année, accourent en pèlerinage à la montagne sainte. Toutes les religions
sont explicables par la psychologie et ne sont que des cristallisations de sentiments humains ; or il arrive souvent qu’après que l’homme a produit le dieu à son image, la femme à son tour
intervient et crée une divinité qui satisfait mieux ses aspirations ; c’est ce qui s’est produit ici, et à côté du T’ai chan qui est un dieu à l’usage des hommes, les bonnes déesses sont apparues
parce que les femmes les ont désirées avec toute l’ardente foi de leur cœur maternel.
Si les inscriptions concernant le T’ai chan sont trop nombreuses pour qu’on puisse les traduire toutes, bien plus abondants encore sont les textes qui s’inspirent des croyances populaires relatives à la montagne sacrée ; ces textes ont en outre le double inconvénient d’être souvent fort longs et de ne pas augmenter notablement notre connaissance des attributions de la divinité que nous étudions ; aussi est-il nécessaire de ne conserver que ceux d’entre eux qui sont les plus caractéristiques ou les plus instructifs. Je commencerai par relever quelques-unes des anecdotes que nous ont conservées les historiens et les littérateurs, puis j’examinerai des gravures sur pierre ou sur métal accompagnées de légendes qui nous informent sur la puissance magique exercée par le T’ai chan.
C’est au début de l’ère chrétienne que nous trouvons pour la première fois l’indication que
le T’ai chan est, pour les hommes, le maître de la vie et de la mort. Dans un des écrits divinatoires qui pullulèrent au temps des empereurs Ngai (6-1 av. J.-C.) et P’ing (1-5 p.C.), le K’ai
chan tou de Souen Kia, nous lisons : « Le T’ai chan est à gauche ; le K’ang fou est à droite ; le K’ang fou connaît les naissances ; le T’ai chan préside aux décès. »
Puisque le T’ai chan fixe par ses arrêts l’époque où les hommes doivent mourir, il est naturel qu’on s’adresse à lui quand on veut obtenir une prolongation de vie ; Hiu Siun, qui vivait vers l’an
100 de notre ère, dit que « dans sa jeunesse il fut atteint d’une grave maladie et, comme, trois ans durant, il ne parvenait pas à se rétablir, il se rendit au T’ai chan pour demander à vivre.
»
Dans les notices consacrées aux Wou-houan, peuple habitant la Mandchourie méridionale pendant les trois premiers siècles de notre ère, nous avons une mention incidente du royaume des morts
localisé auprès du T’ai chan ; en effet, on nous raconte que les Wou-houan, lorsqu’ils célèbrent des funérailles, ont coutume d’immoler un chien « auquel ils recommandent de protéger l’âme du
mort pendant le voyage qu’elle accomplit pour retourner à la montagne Rouge qui est à plusieurs milliers de li au nord-ouest du Leao-tong ; de la même manière, les Chinois croient que les âmes
des morts s’en retournent sur le T’ai chan ».
Lo Pin-wang, à la fin de sa requête au nom des vieillards pour qu’on fit en l’an 666 les sacrifices fong et chan, écrit : « Les derniers souffles des rêves de jade errent dans la demeure des
immortels pour s’y réjouir ; les âmes qui sont tout ce qui reste de ce qui a été mis dans le bois (du cercueil), vont se promener sur le Tai tsong et y bondissent. »
« Aller au T’ai chan » sera donc un euphémisme qui signifiera « mourir ». Un certain Kouan Lou, qui vécut de 209 à 256 p.C., s’adressant, en l’année 255, à son frère cadet, lui dit :
— Je crains seulement d’aller au T’ai chan gouverner les morts et de ne plus pouvoir gouverner les hommes vivants.
Ying K’iu, mort en 252 p.C., s’exprime ainsi dans ses « Cent et une poésies » :
« Ma vie est sur son déclin, le pic de l’Est m’a donné rendez-vous.
À partir du moment où le dieu du T’ai chan est conçu comme l’arbitre de la destinée humaine, sa personnalité se précise ; c’est alors que, pour expliquer l’autorité qu’il exerce, on fait de lui
le petit-fils du Ciel :
« Le T’ai chan, dit Tchang Houa (232-300 p.C.), dans son Po wou tche, est aussi appelé le petit-fils du Ciel ; cela signifie qu’il est le petit-fils de l’Empereur céleste ; il préside à
l’appel des âmes des hommes ; il est l’Orient, principe de l’existence pour tous les êtres ; c’est pourquoi il décide de la longueur ou de la brièveté de la vie des hommes. »
Le T’ai chan entretient encore des relations de parenté avec d’autres dieux ; d’après un passage qui devait se trouver dans le Seou chen ki de Kan Pao, il aurait pour gendre le plus
célèbre des dieux fluviaux, le dieu du Houang ho, comte du Fleuve :
« Sous les Han postérieurs, un certain Hou-mou Pan s’était rendu auprès du T’ai chan. Il fut mandé par le Prince du T’ai chan (T’ai chan fou kiun) qui le chargea de remettre une lettre à
son gendre, le comte du Fleuve ; il lui dit :
— Quand vous serez arrivé au milieu du courant du Fleuve, frappez sur la barque et appelez un serviteur ; il y aura alors quelqu’un qui viendra prendre la lettre.
Effectivement (Hou-mou Pan) put faire parvenir cette missive à destination, et, en outre, il se chargea de rapporter une lettre du comte du Fleuve au Prince (du T’ai chan).
Puisqu’il a un gendre, le dieu du T’ai chan doit avoir une fille. Mais ce n’est là qu’une inférence, car un texte du Po wou tche de Tchang Houa où on a voulu trouver une mention de la
fille du T’ai chan semble être interpolé. En réalité, la fille du T’ai chan ne prendra corps que tardivement ; elle est la fameuse Princesse des nuages colorés (pi hia yuan kiun) qui
apparaîtra lorsque la statue de la femme de jade, placée en l’année 1008 au sommet du T’ai chan, aura donné au culte de la déesse comme un support matériel.
Le dieu du T’ai chan a aussi un fils ; on lit, en effet, dans la biographie de Touan Tch’eng-ken, qui vivait au commencement du cinquième siècle de notre ère, l’anecdote suivante au sujet de son
père, Touan Houei :
« Il y avait un jeune garçon qui vivait en bonne intelligence avec (Touan) Houei ; au bout de deux ans, il prit congé pour s’en retourner et demanda un cheval à (Touan) Houei qui, par
plaisanterie, fabriqua un cheval de bois et le lui donna ; le jeune garçon, très joyeux, remercia (Touan) Houei en disant : « Je suis le fils du Prince du T’ai chan (T’ai chan fou kiun)
; j’ai reçu l’ordre d’aller au loin pour faire mes études ; maintenant je vais m’en retourner et vous quitter. Même par des présents considérables je ne pourrais reconnaître suffisamment votre
bienfait ; vous arriverez plus tard à la dignité de tch’ang po (directeur des cérémonies religieuses ?) et vous recevrez un titre nobiliaire. Ce n’est pas là une récompense ; ce n’est
qu’une marque provisoire d’amitié ».
Ayant fini de parler, il monta sur le cheval et partit est bondissant dans les airs.
À force de se rapprocher de l’humanité, le dieu du T’ai chan finit par être considéré comme un homme déterminé. Nous ne devons donc pas être surpris si, dans certaines traditions populaires, le
prince du palais du T’ai chan est identifié avec telle ou telle personne qui fut réputée de son vivant pour ses talents de magistrat. Assurément, cette notion d’un dieu du T’ai chan qui est
tantôt tel homme et tantôt tel autre ne s’accorde guère avec la croyance en un dieu qui reçoit d’âge en âge des honneurs de plus en plus grands parce qu’il progresse dans sa carrière officielle
et qu’il est donc toujours le même ; nous devons cependant reconnaître, que si, dans certains textes, le dieu du T’ai chan reste identique, à lui-même, il en est d’autres où un evhémérisme
populaire fait se succéder sous les traits de ce dieu des hommes divers ; voici en effet ce que nous lisons dans le Yi Kien tche de Hong Mai (1124-1203) :
« Souen Mo, Che Yi, Siu kie furent successivement princes du T’ai chan (T’ai chan fou kiun). En outre, Lu Pien-Iao trouva un sceau portant la suscription. « Sceau du prince du T’ai chan
» ; le gouverneur Wang l’emporta pour l’examiner ; peu après, il mourut ; ce Wang était un excellent administrateur ; on pense donc que sans doute il fut appelé à présider au pic Tai.
Dans le même ouvrage, une anecdote nous présente encore un autre homme qui serait devenu, après sa mort, prince du T’ai chan :
« Lei Tou, originaire de Lin avait pour appellation Che-tso ; il avait un caractère ferme et digne ; il se plaisait à l’étude des livres ; quoiqu’il eût été promu au rang de hiang kong
(lettré d’arrondissement), il se refusa à se rendre à la capitale provinciale pour se présenter aux examens. Son neveu, Ts’ai Tche-fou, fut nommé juge adjoint dans la circonscription militaire de
Yong-k’ang ; quand il se fut rendu à son poste, cette même année, le dernier jour du neuvième mois, dame Siu, femme de Ts’ai (Tche fou), vit en songe un homme qui portait une lettre semblable aux
convocations envoyées par le directeur des transports de grain ; elle la lut jusqu’au bout, mais, quand elle se réveilla, elle se rappela seulement, que, à la fin de la lettre, il y avait ces
mots écrits en gros caractères : « signature du prince du T’ai chan, Lei Tou ». Elle eut peur que cela ne fût un mauvais présage et d’ailleurs elle ne savait point si (Lei) Tou était ou non en
bonne santé. Moins de dix jours après, Ts’ai (Tche-fou) mourut ; sa femme et ses enfants revinrent chez eux en accompagnant le cercueil ; l’année suivante, ils arrivèrent dans leur pays et c’est
alors qu’ils apprirent pour la première fois que (Lei) Tou était mort le huitième mois de l’année précédente. Le songe relatif au T’ai chan se trouva donc être véridique.
Pour s’acquitter de ses fonctions, le prince du T’ai chan doit avoir sous ses ordres une foule de subalternes ; les uns seront les teneurs de livres qui enregistreront minutieusement les décès et
les naissances ; les autres seront les agents de police chargés d’aller saisir les âmes qui sont parvenues au terme de leur destinée. C’est ici que l’imagination populaire s’est donné libre
carrière et on pourrait multiplier à l’infini les récits où interviennent ces agents inférieurs du monde des morts ; nous en donnerons seulement quelques spécimens :
I
Au temps où (Tsiang) Tsi était commandant d’armée, sa femme vit en songe son fils défunt qui lui dit en pleurant :
— Dans la mort et dans la vie, les conditions sont différentes ; du temps que j’étais vivant, j’étais le descendant d’un haut dignitaire conseiller d’État ; maintenant, sous la terre, je suis
caporal (wou po = chef de cinq hommes) au service du T’ai chan ; je suis accablé d’affliction, de peine et de honte à un point que je ne saurais dire. Or, en ce moment, à l’ouest du T’ai
miao (temple ancestral de l’empereur), il y a un chanteur nommé Souen Ngo qui est mandé pour devenir préfet du T’ai chan ; je désire, ô ma mère, que vous disiez pour moi au marquis (mon père) de
me recommander à (Souen) Ngo afin qu’il me fasse changer de poste et que j’obtienne une place agréable ».
Quand il eut fini de parler, sa mère s’éveilla soudain tout effrayée ; le lendemain, elle raconta ce qui s’était passé à (Tsiang) Tsi qui lui dit :
— C’est un simple rêve ; il n’y a pas lieu de vous en étonner.
Le lendemain, à la nuit, le fils apparut de nouveau en songe à sa mère et lui dit :
— Je viens chercher notre nouveau chef qui s’est arrêté auprès du temple ; avant que nous partions, j’ai pu revenir un instant ; notre nouveau maître doit partir demain à midi ; au moment du
départ, nous aurons fort à faire et je ne pourrai plus revenir ; c’est donc maintenant que je vous dis un éternel adieu, Le marquis (mon père) est un homme énergique qui est difficile à émouvoir
et à persuader ; c’est pourquoi je suis venu m’adresser à vous, ma mère. Je désire que vous parliez encore une fois de cette affaire au marquis (mon père) ; pourquoi répugnerait-il à faire une
seule tentative ?
Il lui décrivit alors l’extérieur de (Souen) Ngo et ses explications furent très minutieuses. Le jour venu, la mère s’adressa encore une fois au marquis (son mari) en lui disant :
— Quoique vous prétendiez que ce ne soit qu’un rêve et qu’il n’y a pas lieu de s’en étonner, pourquoi avoir une telle obstination et pourquoi répugneriez-vous à faire une seule tentative ?
(Tsiang) Tsi envoya alors un homme qui se rendit auprès du T’ai miao et s’informa au sujet de Souen Ngo ; il le trouva en effet ; son extérieur correspondait exactement à la description qu’en
avait faite le fils. (Tsiang) Tsi dit alors en pleurant :
— J’ai bien failli faire tort à mon fils.
Il donna donc audience à Souen Ngo et lui raconta toute l’affaire ; Souen Ngo ne fut pas effrayé de sa mort prochaine et se réjouit d’avoir obtenu le poste de préfet du T’ai chan ; sa seule
crainte était que les paroles de (Tsiang Tsi) ne fussent pas dignes de foi ; il lui dit :
— S’il en est vraiment comme vous le dites, ô général, mon désir est de vous satisfaire ; mais je ne sais pas quelle place souhaite obtenir votre vertueux fils.
(Tsiang) Tsi lui répondit :
— Donnez lui quelque poste agréable, suivant ce qu’il y a sous terre.
(Souen) Ngo reprit :
— J’aurai soin de me conformer à vos instructions.
(Tsiang Tsi) lui fit alors de riches présents ; puis, l’entretien étant fini, il le renvoya. (Tsiang) Tsi, désireux d’être promptement informé de la réalisation (de ce qu’il attendait), fit
placer un homme tous les dix pas depuis la porte de son palais de général jusqu’au temple, afin que ces gens lui transmissent des nouvelles au sujet de (Souen) Ngo ; à l’heure tch’en (7
à 9 heures du matin), ils annoncèrent que (Souen) Ngo souffrait du cœur ; à l’heure sseu (9-11 heures), que son état s’était aggravé ; à midi qu’il était mort. (Tsiang) Tsi dit en
pleurant :
— Tout en m’affligeant de ce que mon fils ne soit plus, je suis du moins heureux que les morts aient quelque connaissance.
Au bout de plus d’un mois, le fils revint et dit à sa mère :
— J’ai obtenu d’être transféré au poste de secrétaire.
II
Un certain Li Hiuan-che était soupçonné d’être un spectre et non un homme vivant ; son frère cadet, Tseu-tchen, ayant entendu ces propos, interrogea son frère aîné à ce sujet. Li Hiuan-che lui
dit :
— Je suis en effet un spectre ; celui qui vous l’a dit, c’est Tchong-siang ; puisque maintenant vous le savez, il faut que je vous raconte toute mon l’histoire : la cause antécédente en est que
l’administration souterraine m’a nommé teneur de livres du T’ai chan ; celui qui occupait jusqu’alors cette fonction avait depuis longtemps terminé son temps de service et devait quitter ce poste
pour être promu à une place supérieure ; le roi (du monde souterrain) voulut nommer après examen quelqu’un pour remplir ces fonctions ; mais l’examen ne put aboutir, car personne ne se trouva
bien qualifié ; alors le roi m’appela, moi Hiuan-che, et me dit : « Je considère que vos capacités vous rendent digne d’occuper ce poste ; mais vous avez peu étudié et vous seriez encore
incapable de tout comprendre ; allez donc provisoirement parmi les hommes auprès de Pien Hiao-sien et demandez lui de vous instruire ; quand votre instruction sera terminée, revenez promptement
et je vous nommerai teneur de livres du T’ai chan. » J’ai craint que les gens ne fussent effrayés à ma vue et c’est pourquoi j’ai pris la forme d’un homme vivant. J’ai eu le même maître que vous,
mon frère cadet, et, en moins d’un an, mon instruction a été achevée ; j’occupe depuis deux ans le poste de teneur de livres du T’ai chan...
III
(Chen) Seng-tchao (fin du cinquième siècle p.C.) portait aussi le nom de Fa-lang ; dès sa jeunesse il servit le Maître céleste (t’ien che) et les docteurs taoïstes. Constamment, aux jours
kia-tseu et kia-wou, pendant la nuit, il se coiffait d’un bonnet jaune, revêtait un vêtement grossier et faisait des offrandes aux esprits dans sa chambre particulière ; il prédisait souvent aux
hommes les événements heureux ou malheureux et mainte fois ses pronostics furent trouvés exacts. Il disait lui-même :
— Je suis secrétaire du T’ai chan ; quand il y a quelque chose à enregistrer dans l’administration souterraine, je ne manque pas d’y apposer mon nom.
IV
Un livre taoïste d’édification populaire, le Ngan che teng, nous présente une anecdote qu’on peut résumer ainsi :
Un homme se trouve tout à coup en présence d’un de ses anciens amis, mort depuis longtemps ; celui-ci lui exhibe un mandat et lui dit :
— Je remplis les fonctions de satellite dans l’administration du pic de l’Est. je suis chargé de vous arrêter ; mais, en considération de nos relations d’autrefois, je vous laisse un répit d’un
mois.
L’autre met à profit ce délai pour accomplir trois bonnes œuvres ; en considération de quoi, vingt années supplémentaires de vie lui sont accordées.
Les arrêts du prince du T’ai chan sont nécessaires pour qu’un homme meure et nul ne peut causer la mort d’autrui s’il n’en a au préalable obtenu l’autorisation de ce maître de nos destinées ;
c’est ce que prouvent les deux récits que voici :
V
Après la mort de Tchang Kan-san, comme son fils était en bas âge, son vaurien de gendre, nommé Tch’en Fang, prit en main la direction des affaires de la famille et fit périr l’enfant. À quelque
temps de là, Tchang (Kan-san), accompagné d’un homme vêtu de jaune, apparut à Tch’en (Fang) et lui réclama sa vie ; il se retourna vers l’homme vêtu de jaune et le chargea de se saisir de (Tch’en
Fang) ; mais l’homme vêtu de jaune dit :
— Il faut d’abord soumettre l’affaire au prince du T’ai chan.
VI
La femme de T’eng Ti-kong, dame Tchao, avait tué l’esclave Tch’en Hing, concubine de son mari ; peu après, dame Tchao mourut et sa tête disparut ; au moment où on faisait des arrestations
judiciaires, la concubine Tch’en apparut, tenant en main la tête de dame Tchao, et elle la montra à des hommes en leur disant :
— J’ai porté plainte auprès de l’empereur du Pic et j’ai pu tirer cette vengeance ; mais, comme je crains que des innocents ne soient inculpés, je viens donc exposer ce qu’il en est.
Le Kin che souo (section Kin souo, sixième cahier) reproduit, en les attribuant à l’époque des Han, trois miroirs qui portent une inscription où il est question du T’ai chan. Voici ce texte sous ses trois formes, qui sont analogues entre elles :
Puissé-je monter sur le T’ai chan, me trouver en présence des immortels, manger dans la perfection du jade, boire à la source d’ambroisie, atteler le dragon sans cornes et aller par delà les nuages flottants, être tiré par le tigre blanc et monter droit au ciel, recevoir une vie durable, une longévité de dix mille années, m’élever dans la hiérarchie officielle, assurer le bonheur de mes descendants.
Puissé-je monter sur le T’ai chan, me trouver en présence des hommes divins, manger dans la perfection du jade, boire à la source d’ambroisie, atteler le dragon sans cornes et aller par delà les nuages flottants, m’élever dans la hiérarchie officielle, assurer le bonheur de mes descendants, être honoré, riche et prospère, jouir d’une félicité illimitée.
Puissé-je atteler le dragon volant et aller par-delà les nuages flottants, monter sur le T’ai chan, me trouver en présence des hommes divins, manger dans la perfection du jade, me nourrir d’or jaune, m’élever dans la hiérarchie officielle, assurer le bonheur de mes descendants, jouir perpétuellement d’une félicité sans limites, être grandement riche et prospère.
Au terme de cette longue enquête sur les croyances qui se sont formées autour du T’ai chan
et qui l’entourent comme d’une atmosphère religieuse, il ne sera pas inutile de jeter un regard en arrière et de rappeler quels éléments divers et successifs constituent le culte que nous avons
étudié.
Tout d’abord, il est évident que la masse énorme d’une haute montagne, de même que le cours majestueux d’un grand fleuve ou la marche régulière d’une constellation dans le ciel, produit sur
l’homme une impression de force durable. Nous en avons la preuve, chez les Chinois, dans un certain nombre de locutions, soit rituelles, soit simplement usuelles : à l’époque des premiers Han,
c’est-à-dire dès le second siècle avant notre ère, la formule de l’investiture d’un nouveau seigneur était la suivante :
« Aussi longtemps que le (Houang) ho ne sera pas devenu mince comme une ceinture, aussi longtemps que le T’ai chan ne sera pas devenu petit comme une pierre à aiguiser, que votre royaume jouisse
d’un calme perpétuel et qu’il se transmette ensuite à vos descendants ».
Ainsi, pour souhaiter longue vie à une maison seigneuriale, on faisait le vœu qu’elle subsistât à l’égal du fleuve et de la montagne par excellence. D’autre part, l’expression T’ai chan pei
teou, ou simplement chan teou, désigne un homme éminent parce que les termes de comparaison qui paraissent les mieux appropriés pour donner l’idée de sa supériorité sont la montagne
et la constellation les plus remarquables ; les mots chan teou, qu’on grave de nos jours au-dessus de nombre d’inscriptions funéraires, n’ont pas d’autre sens et sont un éloge suprême du défunt.
Enfin, c’est une tournure de langage qu’on rencontre fréquemment dans le journalisme actuel de dire « calme du T’ai chan » pour indiquer un état de calme absolu.
Ces façons de parler nous attestent que l’idée qu’éveille dans l’esprit chinois la vue du T’ai chan, du fleuve Jaune ou de la Grande Ourse est celle de majesté et de pérennité. Mais il y a plus,
et on peut discerner que cette idée a pour conséquence un état d’âme proprement religieux. En effet, le spectacle des forces de la nature suscite chez l’homme un sentiment qui explique la genèse
de certaines conceptions religieuses. En reconnaissant, par comparaison avec quelqu’une des puissances colossales dont il est entouré, combien sa propre personne est faible et transitoire,
l’homme éprouve une impression d’écrasement ; il se prosterne et il adore. L’objet de sa vénération peut varier suivant les peuples et suivant les époques ; mais, que ce soit un dieu unique et
transcendant dont les cieux étoilés racontent la gloire, que ce soit un Panthée dont nous entendons la grande voix sur
"La haute rive où gronde et pleure
L’océan plein de Jéhovah,"
que ce soit enfin plus simplement la montagne même, ou la mer, ou la constellation qui soient des divinités, le sentiment qui suggère à l’homme ces diverses idées religieuses reste identique ;
dans tous ces cas, l’être qu’on révère, c’est un dominateur.
Il me paraît nécessaire, dans les études d’histoire religieuse, de remonter jusqu’à ce sentiment primordial et persistant. C’est en effet, suivre une méthode singulièrement inexacte que de
déduire les idées religieuses de raisonnements fondés sur le principe de causalité ; l’homme ne suppose pas des dieux pour expliquer les phénomènes de la nature ; il explique les phénomènes de la
nature par les dieux parce qu’il présuppose leur existence et il la présuppose, non en vertu d’un raisonnement, mais à la suite d’une émotion. Là où le principe de causalité intervient, c’est
lorsqu’il s’agit de spécifier le divin de manière à en former un être particulier qui est un dieu. L’étude que nous avons faite du culte du T’ai chan nous permet en effet de voir comment se
constitue graduellement le concept d’une divinité déterminée.
Le T’ai chan est tout d’abord une puissance locale qui exerce son influence sur une zone limitée de territoire soit en empêchant, par sa masse énorme, les tremblements de terre, soit en
produisant à son faîte les nuages dispensateurs de pluie. À ce titre, il est, dans l’ordre des choses naturelles, ce que le seigneur féodal est dans l’ordre politique. Aussi est-ce le seigneur
lui-même qui est tenu de lui offrir des sacrifices : vers 500 av. J.-C., un prince de Ts’i croit avoir offensé le T’ai chan parce qu’il a passé au pied de la montagne sans lui rendre les honneurs
qu’il lui devait ; à la même époque, Confucius fait un crime à un grand officier du pays de Lou d’avoir offert un sacrifice au T’ai chan, alors que ce privilège ne peut appartenir qu’au seigneur
en personne.
De même que le seigneur féodal est soumis à un suzerain qui est le Fils du Ciel, de même le T’ai chan est l’un des subordonnés de la divinité suprême qui est le Ciel. Lorsque l’empereur adresse
ses prières au Ciel, il peut avoir recours au T’ai chan qui, par sa hauteur, est un intermédiaire tout désigné entre l’homme et les puissances supérieures ; c’est ce qui arrive en effet dans le
sacrifice fong, qu’on célèbre au sommet de la montagne. Mais on remarquera que, lors de cette cérémonie, la divinité qu’on adore est le Ciel ; le T’ai chan n’est plus qu’un agent
subalterne de transmission. Ainsi se marque bien la hiérarchie qui gouverne le monde des dieux parallèlement à celle qui règne ici-bas.
À ce stade de l’évolution religieuse, le T’ai chan reste une personnalité fort vague ; rien ne le distingue d’une autre divinité-montagne et les traits sous lesquels on le représente manquent de
précision.
Vers le commencement de l’ère chrétienne, le T’ai chan reçoit des attributions nouvelles : puisqu’il préside à l’Orient, on le considère comme le maître de toute vie ; c’est lui qui donne l’être
et c’est lui aussi qui le retire. Mais, pour s’acquitter de ces fonctions, il doit tenir une comptabilité détaillée et rigoureuse des entrées et des sorties dans le grand livre des existences
humaines ; le T’ai chan se transforme donc et devient le chef d’une administration fort compliquée. L’ancienne divinité naturiste, qui restait comme enveloppée des nuages qu’elle était censée
produire, se présente à nous maintenant sous les traits bien définis d’un haut mandarin qui dirige tout un peuple de greffiers et de sbires.
Plus tard, grâce à l’influence des idées bouddhiques, un élément intervient qui modifie l’aspect du dieu. Ce préposé à la natalité et à la mortalité n’avait eu jusqu’alors qu’à exécuter les
arrêts du destin en dehors de toute préoccupation morale. Il va être maintenant le magistrat redoutable chargé de punir les coupables dans l’autre monde ; c’est lui qui, sur l’abaque de sa
justice souveraine, fera le décompte des actions vertueuses et des fautes ; c’est lui qui sera le magistrat des enfers.
Enfin, plus tardivement encore, la participation des femmes au culte développera, à côté du dieu du T’ai chan, la personnalité de sa prétendue fille, la princesse de l’aurore, à laquelle toutes
les mères adresseront leurs prières pour la bonne santé de leurs enfants. Le dieu se complète par l’adjonction d’une déesse et ainsi s’achève le processus par lequel le culte d’une divinité
naturiste mal déterminée aboutit à avoir pour objet un homme et une femme doués des attributs moraux inhérents à leurs sexes respectifs.
S’il est vrai de dire que l’homme a créé ses dieux à son image, il faut ajouter d’autre part qu’il ne l’a pas fait en une fois. Cela est particulièrement visible en Chine où les formes nouvelles
des idées se sont stratifiées au-dessus des formes anciennes en les laissant subsister. Comme aux premiers âges, le T’ai chan est encore aujourd’hui la force obscure et redoutable qui, dans un
territoire restreint, préside à des phénomènes purement naturistes ; mais, en même temps, il est devenu, à des époques qu’on peut bien fixer, le fonctionnaire qui enregistre les naissances et les
morts, puis le juge des enfers ; enfin il s’est dédoublé parce que les femmes, elles aussi, ont donné leur empreinte à l’être qu’elles adorent. Il semble donc que, dans ce culte, nous ayons comme
un raccourci de l’évolution intellectuelle de l’humanité qui, par une lente élaboration, modifie incessamment ses dieux de façon à les rendre de plus en plus semblables à elle-même.