Édouard Chavannes (1865-1918)
LE ROYAUME DE WOU ET DE YUE
T’oung pao, Volume 17, 1916, pages 129-264.
Extraits : Origine et disparition du royaume - Le brevet de fer - 907 : La construction de la digue
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A la faveur des troubles qui avaient précédé et suivi la chute des T'ang, non seulement les
peuples barbares du Nord et de l'Ouest étaient devenus menaçants, mais encore toutes les provinces situées au Sud et au Sud-Ouest du Ho-nan s'étaient plus ou moins ouvertement révoltées et
avaient formé des royaumes indépendants. Parmi ces royaumes, celui de Wou et de Yue, dans le Tchö-kiang, a laissé une trace durable dans l'histoire.
Le fondateur de cette principauté fut un certain Ts'ien Lieou, né en 852, près de Hang-tcheou ; d'abord faux-saunier et chef de bande, il devint en 878, un condottiere que les autorités
militaires de la région de Hang-tcheou prirent à leur solde pour repousser les troupes rebelles de Houang Tch'ao. La dynastie des T'ang, sur son déclin, reconnut les services de l'aventurier en
lui confiant des dignités de plus en plus élevées et en le nommant, en 902, roi de Yue (Chao-hing fou), et, en 904, roi de Wou (Hang-tcheou fou).
... Ts'ien Chou ; c'est ce dernier qui, en 978, dut abdiquer son pouvoir entre les mains du second empereur de la dynastie Song.
Le brevet de fer qui reconnut à Ts'ien Lieou le titre de gouverneur militaire des deux
régions dont Hang-tcheou fou et Chao-hing fou sont respectivement les métropoles, est daté de l'année 897 ; on peut donc dire que c'est à partir de cette date que le royaume de Wou et de Yue fut
constitué en fait, sinon en droit.
Ce petit monument, après une série d'aventures, est parvenu jusqu'à nous ; il est, aujourd'hui encore, la propriété de la famille Ts'ien, issue des anciens rois de Wou et de Yue ; Il est en fonte
de fer et affecte la forme concave d'une tuile ; les 333 caractères qui sont gravés sur sa surface externe sont incrustés d'or.
Les brevets de fer tels que celui-ci ont une origine lointaine ; il en est question déjà sous les Han occidentaux, vers l'an 200 avant notre ère ; les livres nous ont conservé la teneur de
plusieurs d'entre eux au huitième et au neuvième siècle de notre ère. Mais celui de Ts'ien Lieou est le seul dont l'original nous soit parvenu.
Le texte même qu'il nous a transmis nous apprend que les Chinois voyaient une analogie réelle entre les brevets de fer et les urnes ou vases de bronze sur lesquels on avait coutume, dans la haute
antiquité, de graver des inscriptions. En quoi consiste cette parenté ? En premier lieu, elle réside dans la dureté de la matière employée. Le bronze des vases devait garder à perpétuité
l'empreinte qu'on lui confiait ; de même, les caractères incisés sur le fer des brevets et remplis avec des incrustations d'or devenaient inaltérables. Mais là ne se borne pas la ressemblance.
Les vases antiques étaient déposés dans le temple des ancêtres et servaient à contenir les offrandes des sacrifices. Lorsqu'on en faisait usage, les morts étaient réellement présents ; les
inscriptions qui rappelaient les vertus d'un de leurs descendants les réjouissaient, et, de même, ils bénéficiaient à titre posthume des faveurs accordées à leur postérité ; ils étaient les
témoins augustes des engagements pris par le souverain envers toute la famille qui affirmait en ce moment sa réalité supérieure à celle des générations éphémères. Les brevets de fer, avec leur
forme de tuile, n'étaient-ils pas, eux aussi, destinés primitivement à jouer un rôle dans ce même culte ? N'étaient-ils pas une des parties de la toiture du temple ancestral qui abritait les âmes
toujours vivantes dans le sanctuaire, et, comme la toiture matérielle les protégeait contre les intempéries, n'étaient-ils pas aptes, par les promesses solennelles qu'ils consacraient, à les
abriter contre les accidents de la fortune qui auraient pu les atteindre dans la personne de leurs descendants ? Ce n'est là qu'une hypothèse, mais c'est la seule qui me paraisse pouvoir
expliquer pourquoi le brevet de fer conféré à Ts'ien Lieou affecte la forme d'une tuile demi-cylindrique d'environ 65 centimètres de long sur 39 centimètres de large et un demi-centimètre
d'épaisseur.
Les promesses d'amnistie éventuelle que contient le brevet de Ts'ien Lieou et qu'on retrouve dans quelques autres documents du même genre étaient, quoique consacrées par une longue tradition, une
pratique détestable ; elles consacraient en quelque sorte le droit du bénéficiaire à violer les lois.
[Le texte]
L'Empereur parle en ces termes :
O vous, Ts'ien Lieou, qui avez les titres suivants : gouverneur de la circonscription militaire qui domine la mer et de la circonscription militaire qui domine l'Orient, commissaire inspecteur de
la province du Tchö-kiang oriental et de la province du Tchö-kiang occidental, commissaire qui organise les champs des garnisons militaires, commissaire qui attire à lui les gens de bien et qui
punit les coupables, en même temps commissaire organisateur et commissaire des transports pour le sel et le fer dans les deux Tchö k'ai fou, chargé du contrôle, commandant militaire, en même
temps commissaire porteur de l'insigne de délégation pour toutes les affaires militaires des départements de Jouen et de Yue, en même temps préfet des départements de Jouen et de Yue, soutien
supérieur de l'État, roi titulaire de la commanderie de P'ong-tch'eng, ayant un apanage de cinq mille foyers et ayant effectivement un fief de cent foyers ; d'après ce que j'ai appris, on a
inscrit les paroles glorieuses de Teng Tche pour transmettre les règles des Han ; on a relaté la conduite vertueuse de K'ong K'ouei pour embellir les principes de Lou. Par là on voit que, dans
l'antiquité comme dans les temps modernes, c'est toujours par le même procédé qu'on a exalté la vertu et illustré le mérite.
Dernièrement, Tong Tch'ang, en usurpant un titre illégitime, rendit trouble l'eau pure comme un miroir ; ses projets insensés et ses pratiques mauvaises infectèrent les braves gens. Mais vous,
vous avez défait et repoussé ce chef pervers et vous avez entièrement pacifié la région qui est au-delà du fleuve. Grâce à votre loyalisme, vous avez sauvegardé nos dieux du sol et des moissons ;
grâce à votre compassion, vous avez rendu heureux tous les êtres vivants. Telle a été votre politique que les mauvais présages de l'atmosphère se sont purifiés ; telle a été votre action
transformatrice que la misère et la ruine ont fait place à la prospérité. Vous avez secouru le pays de Yu-yue de l'enlisement ou de la chute dans la fournaise, et vos expéditions guerrières n'ont
eu aucun but de profit personnel ; vous avez protégé la région de Yu-hang avec le ferme abri d'un rempart de métal et d'un fossé d'eau bouillante, et votre gouvernement a été conforme à la règle.
Votre volonté a été de seconder la maison impériale ; vos mérites acquis l'emportent sur ceux de tous mes vassaux. Vous surabondez sur les étendards k'i et tch'ang ; vous êtes à profusion dans
les documents écrits en rouge sur blanc.
Même si on imitait l'exemple de Tchong Yeou faisant une inscription sur la marmite des cinq cuissons, ou celui de Teou Hien gravant un texte sur la montagne Yen-jan, cela ne tiendrait pas encore
suffisamment compte de vos mérites ; on aura donc recours à une mesure exceptionnelle et c'est pourquoi je vous fais don de cette tablette d'or sur laquelle j'expose le serment suivant : aussi
longtemps que le long fleuve et que le Houang ho ne seront pas devenus minces comme une ceinture, aussi longtemps que les montagnes T'ai et Houa ne seront pas devenues petites comme le poing,
puisse ma volonté de me souvenir de vos mérites prolonger à l'avenir la prospérité pour vos descendants, de manière à ce que vous continuiez perpétuellement à jouir des faveurs et de la gloire et
que vous puissiez conserver intactes vos richesses et vos dignités. Je vous exempte de neuf condamnations à mort et j'exempte vos descendants de trois condamnations à mort ; s'il arrivait que
vous vous rendissiez passible des châtiments fixés d'une manière immuable, les magistrats ne pourraient pas vous appliquer la peine encourue. Recevez mon serment digne de foi. A l'avenir, qu'on
respecte ceci. Cette proclamation est remise au bureau des historiographes pour être répandue dans tout l'empire.
Un des actes de règne du Ts'ien Lieou qui ont le plus contribué à perpétuer sa mémoire dans
la province de Tchö-kiang est la construction de la digue qu'il éleva en l'an 910 pour protéger la ville de Hang-tcheou contre les flots (cf. p. 197, l. 21 et suiv.). L'embouchure du Ts'ien-t'ang
kiang est périodiquement envahie par les eaux de la mer qui, en refluant aux grandes marées d'équinoxe, forment dans l'estuaire du fleuve un mascaret redoutable ; les Chinois ont eu à se défendre
contre ce fléau et ils ont fait à diverses reprises des travaux hydrographiques dont l'un des plus efficaces fut certainement la digue de Ts'ien Lieou.
L'exécution de cet ouvrage fut accomplie dans des conditions qui la rendent intéressante pour l'histoire des idées. Sous les forces de la nature les Chinois, comme tous les peuples de
civilisation primitive, ont cru qu'il y avait des dieux ; quand on veut lutter contre elles, il faut donc, non seulement leur opposer des obstacles matériels, mais encore avoir recours aux moyens
que la religion suggère pour apaiser ou soumettre les dieux.
Quels sont ces dieux ? Tout d'abord il y a le Ciel, maître suprême du monde ; il convient de lui notifier les mesures qu'on se propose de prendre et de lui demander son appui ; le Ciel, qui est
une puissance morale, ne peut se refuser à soutenir l'homme qui agit en vue du bien ; le premier soin de Ts'ien Lieou fut donc d'adresser au Ciel une requête pour lui demander de l'aider dans
l'entreprise utile et féconde qu'il avait conçue.
Mais, au-dessous du Ciel qui est bien haut et bien loin, il y a d'autres influences mystérieuses qui sont plus proches et plus immédiatement agissantes. Parmi elles, les habitants du Tchö-kiang
comptaient Wou Tseu-siu qui, à la fin du cinquième siècle avant notre ère, avait été contraint à se suicider ; son corps avait été jeté ignominieusement à l'eau ; ce sage conseiller du roi de Wou
était devenu un dieu ; lorsque les flots irrités se soulevaient, on croyait qu'il les animait et, dans leur fureur, on voyait un effet de l'indignation qu'il ressentait à cause de l'injustice
dont il avait été victime ; Ts'ien Lieou alla lui rendre hommage dans le sanctuaire qui lui était consacré et le pria de suspendre momentanément son courroux.
Mais, si on trouve presque toujours dans la religion chinoise un homme divinisé servant en quelque sorte de support anthropomorphique à tous les cultes qui ont pour objet des forces de la nature,
ces forces n'en restent pas moins, sous un autre aspect, animées d'une vie sauvage et obscure ; dans les vagues mugissantes s'ébattent et hurlent les génies innombrables qui peuplent les eaux ; à
cette horde farouche, T'ien Lieou adressa une poésie qui est un véritable défi, puis, afin de repousser ses attaques, il organisa la bataille ; d'abord, pour se concilier les esprits qui errent
dans l'atmosphère ou à ras du sol et pour obtenir leur concours contre ses ennemis, il disposa, aux quatre points cardinaux et au centre, des offrandes consistant en pièces de soie, et il eut
soin d'observer les nombres et les couleurs prescrits par les rites ; il prépara aussi à leur intention des aliments et des boissons ; il alluma des lampes destinées à dissiper l'obscurité où se
complaisent les démons ; ces préparatifs achevés, il rangea cinq cents arbalétriers sur le rivage ; lorsque le mascaret se précipita impétueux, il fut accueilli par cinq volées successives de
flèches ; chaque homme avait encore une flèche à tirer, mais il n'eut pas besoin d'en faire usage, car les assaillants épouvantés se retirèrent et la digue put être construite.
Mémoire sur la
construction de la digue protectrice par mon bisaïeul le roi Wou-sou
Avec respect je considère que, le huitième mois de la quatrième année k'ai-p'ing des Leang
(910), mon arrière-grand-père royal, le roi Wou-sou, construisit la digue protectrice contre la mer. La marée irritée était rapide ; le jour et la nuit elle livrait assaut ; aucune construction
ne pouvait être exécutée. (Mon bisaïeul) adressa une requête au Ciel en disant :
— Je voudrais que vous fassiez reculer les flots irrités pendant un ou deux mois, afin que
je puisse fonder une œuvre importante pour plusieurs siècles.
Puis il alla prier au sanctuaire de la montagne Siu en disant :
— Je souhaite que vous cessiez de manifester votre loyalisme et votre indignation et que
momentanément vous conteniez la marée qui se précipite avec fracas.
Enfin il mit sous enveloppe une poésie et la plaça sur la montagne Hai-men pour la faire
parvenir aux dieux de la mer.
Puis il ordonna à un général de se mettre à la tête des soldats pour recueillir des bambous au sud de la montagne et il chargea des artisans en flèches de s'en servir pour fabriquer trois mille
flèches qu'on empenna avec des plumes d'oie sauvage et de héron et qu'on peignit en rouge de cinabre ; les pointes furent faites de fer fondu et durci au feu. Quand cela fut achevé, on prit des
roseaux pour les étaler sur le sol et on répartit les flèches en six endroits. Les étoffes offertes en présent, pour l'Est furent vertes et longues de 90 tchang, pour le Sud furent rouges et
longues de 30 tchang, pour l'Ouest furent blanches et longues de 70 tchang, pour le Nord furent noires et longues de 50 tchang, pour le centre furent jaunes et longues de 20 tchang. Des tranches
de viande de cerf séchée, des galettes frites, des fruits de la saison, du vin pur, des conserves de jujube, des herbes mao, des parfums, de l'eau limpide furent mis, un peu de chaque, en six
endroits différents. Des lampes parfumées furent disposées partout. La nuit du jour ping (25 Septembre), à la troisième veille, dans la partie de l'heure tseu qui déjà appartenait au jour ting
(26 Septembre), (le roi Wou-sou) présenta trois fois du vin et adressa cette prière :
— O vous, dieux des six ting, divinités cachées des femmes merveilleuses, et vous, soldats
de l'escorte officielle au nombre de six mille myriades, moi, Lieou, après m'être purifié, je vous offre ce vin pur et ces excellentes conserves, espérant humblement, ô dieux, que vous prendrez
en considération ces offrandes en en respirant l'odeur avec plaisir. Moi, Lieou, je vais me servir de ces flèches aux plumes rouges pour tirer sur les dragons des eaux et pour anéantir ces
monstres ; je vais épuiser la mer et mettre à sec les abîmes ; ne permettez pas que les mille sortes de génies et les cent sortes de démons puissent s'opposer à moi injustement. Mon désir, ô
dieux, est que vous m'aidiez, que vous me secouriez et que vous fassiez promptement réussir ma glorieuse entreprise.
Quand cette prière fut terminée, le lendemain étant venu, (le roi Wou-sou) ordonna à cinq
cents forts arbalétriers de tirer sur la tête des vagues. Chaque homme avait à sa disposition six flèches ; à chaque venue des flots de la marée, il leur décochait une flèche. Quand cinq flèches
eurent été ainsi lancées, la marée se retira de Ts'ien-t'ang et courut à l'Est vers Si-ling. Les flèches qui restaient, on les enterra sur la rive du bras de rivière qui est à la porte d'où on
observe la marée pénétrant dans le fleuve ; on appesantit sur elles un pilier polygonal en fer avec cette imprécation : « Quand le fer sera détruit, que ces flèches apparaissent. » En outre, on
fendit de grands bambous pour en faire des agencements hauts de plusieurs dizaines de tchang ; on remplit les interstices avec de grosses pierres ; on prit de grands arbres de la montagne Lo,
hauts de plusieurs tchang et on les débita en planches qu'on disposa transversalement de manière à former une digue en se conformant aux règles qu'observent les ouvriers pour faire un barrage. En
outre on remplit l'intérieur avec de la terre. Extérieurement on se servit de pieux qu'on dressa dans l'eau, à 28 pieds de distance du rivage ; neuf pieux dressés étaient disposés sur six rangées
à l'image des deux hexagrammes ki tsi et wei tsi du Yi-king. A partir de ce moment, la marée n'osa plus faire irruption ; le sable et la terre petit à petit s'accumulèrent ; le rivage en fut
renforcé.