Joseph Brucker (1845-1926)

LE PÈRE MATHIEU RICCI

fondateur des missions de Chine (1552-1610)

Revue Études, 1910, tomes 124, pp. 5-27 ; 125, pp. 185-208 ; 126, pp. 751-779.

  • "Le 11 mai [1610], mourait à Pékin le fondateur des missions de Chine, Mathieu Ricci... Le premier, il a fourni à l'Europe des connaissances scientifiquement exactes sur la Chine, sur sa vraie situation géographique d'abord, puis sur son antique civilisation, sa vaste et si curieuse littérature, son organisation sociale si différente de tout ce qu'on voyait ailleurs. La méthode même dont Ricci a été l'initiateur obligeait d'étudier à fond ce monde nouveau : de là il est résulté que les missionnaires qui ont marché sur ses traces ont rendu presque autant de services à la science qu'à la religion."
  • "Enfin, la victoire remportée sur la xénophobie chinoise, par l'établissement de la mission catholique au cœur de l'empire, a eu ses conséquences même dans l'ordre économique. Ç'a été le point de départ d'un rapprochement entre l'Extrême-Orient et l'Occident, qui s'est fait de plus en plus étroit, avec le développement de la mission, et dont je n'ai pas besoin de dire les résultats, au point de vue des intérêts matériels du monde entier."
  • "L'œuvre du père Ricci, si féconde en vastes conséquences, n'est pas moins digne, pour elle-même, pour la manière dont elle a été conçue et réalisée, de fixer encore aujourd'hui l'attention... La méthode caractéristique de l'œuvre du père Ricci sera l'objet principal de notre travail. Nous avons l'avantage de pouvoir la décrire d'après l'exposé qu'il en a fait lui-même, et en nous appuyant, non sur une interprétation, si fidèle qu'elle soit, mais sur ses mémoires autographes et sa correspondance originale."


Extraits : À Tchao-king. La méthode - Jusqu'à Pékin
Des différentes sectes qui sont en Chine concernant la religion
Conclusion
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À Tchao-king. La méthode

Mathieu Ricci naquit le 6 octobre 1552, à Macerata, dans les États pontificaux, d'une famille noble, qui est encore représentée dans le pays. Un bon prêtre, nommé Nicolas Boncivegni, qui devint plus tard jésuite, lui donna la première teinture des lettres ; il fit ensuite ses humanités et sa rhétorique dans le collège que la Compagnie de Jésus ouvrit à Macerata, en 1562.

À seize ans, son père l'envoya à Rome étudier le droit ; il en suivit les cours deux ans. Admirablement doué, le jeune gentilhomme était, sans nul doute, sur le chemin d'une carrière brillante dans le monde, soit laïque, soit ecclésiastique, quand il demanda son admission dans l'ordre, nouvellement fondé, des Jésuites.

Il entra au noviciat, le 15 août 1571. Son maître des novices, le père Valignano, ne pouvait que lui inspirer, avec l'amour de toutes les vertus, le zèle apostolique dont il brûlait lui-même. Après les deux années d'épreuve et de formation spirituelle, Mathieu Ricci eut à compléter sa formation scientifique par l'étude de la philosophie, puis de la théologie, au Collège Romain. Il s'appliqua aussi aux mathématiques, à la cosmographie, à l'astronomie, et, sous la direction du célèbre père Christophe Clavius, il acquit dans ces parties des connaissances qui lui seront bien utiles en Chine. Ses études théologiques n'étaient pas terminées, quand, en 1577, il demanda et obtint d'être envoyé dans les missions de l'Inde. Quelques mois passés à Coïmbre, en Portugal, furent encore consacrés à la théologie, qui avait des professeurs si fameux en cette ville ; puis il s'embarqua à Lisbonne, le 24 mars 1578, et arriva, le 13 septembre suivant, à Goa, capitale des Indes portugaises. Ordonné prêtre, il fut retenu dans l'enseignement des humanités, avec un commencement de ministère, à Goa et à Cochin, jusqu'à la fin du carême de 1582. C'est alors que son ancien maître du noviciat, le père Valignano, devenu visiteur des missions de l'Extrême-Orient, l'appela au poste qui convenait à ses rares qualités.

Le père Ricci, à Macao, où il était rendu le 7 août 1582, n'avait eu qu'un an pour s'initier au parler des Chinois, avant d'entrer en contact avec eux à Tchao-king. Il ne pouvait être encore familiarisé avec des formes de langage si nouvelles pour des Occidentaux. Le père Ruggieri, qui s'y exerçait depuis trois ou quatre ans, n'était pas très avancé lui-même ; car il ne parvint jamais (Ricci nous le dira plus tard) à s'exprimer facilement en chinois.

Dans les commencements de leur séjour à Tchao-king, les deux missionnaires ne purent se passer du secours des interprètes, souvent peu fidèles. Aussi leur première prédication fut surtout l'édification de leur vie.

Il leur avait fallu, cependant, pour être autorisés à demeurer, décliner leur qualité, faire connaître le but de leur venue.

Voici, d'après le père Ricci, comment ils s'en expliquaient dans le mémorial qu'ils présentèrent au Hai-tao (préfet maritime) de Canton :

« Ils étaient, disaient-ils, des hommes religieux qui avaient quitté leur pays, sur la renommée du bon gouvernement de la Chine, pour y venir demeurer et mourir. Ils ne demandaient qu'un coin de terre, où ils feraient, à l'aide d'aumônes, une petite église et une maison, pour y servir le Roi du ciel qu'ils adoraient, sans donner d'embarras à personne, et vivant d'aumônes qu'ils avaient déjà reçues. »

Ils répondirent de même aux questions du tchi-fou (gouverneur) de Tchao-king :

« Qu'ils étaient des religieux, servant Dieu, Seigneur du ciel, et étaient venus des extrémités de l'Occident, en trois ou quatre ans, sur la renommée du bon gouvernement de la Chine ; ils ne désiraient qu'un lieu dans l'intérieur du pays, où, loin du bruit des marchands et de l'agitation séculière qui les troublaient à Macao, ils pussent faire une maisonnette et une chapelle, où ils voulaient rester jusqu'à la mort et servir leur Dieu. »

Le père Ricci ajoute que, dans ces premières requêtes, ils ne parlaient pas de l'intention de prêcher leur religion à la Chine, afin de ne pas rendre leur demeure impossible :

« Car les Chinois ne peuvent si facilement se persuader que des étrangers sachent quelque chose mieux qu'eux. Et ils ont grand peur de prédications d'une nouvelle religion, parce qu'ils ont expérimenté que beaucoup de révoltes et de troubles, dont ce royaume a été agité dans les temps passés, sont résultés de ce que des séditieux ont enseigné une nouvelle religion et ont fait beaucoup de disciples et de sectateurs. »

Ménageant toutes les susceptibilités chinoises, la manière dont se présentaient les nouveaux missionnaires était habile sans manquer à la sincérité. Quand ils se disaient attirés par la renommée du bon gouvernement de la Chine, ce n'était pas une pure politesse, d'ailleurs bien calculée pour être agréable aux mandarins. L'organisation politique et administrative de la Chine a particulièrement excité l'admiration des premiers observateurs ; ce que François Xavier en avait entendu rapporter n'avait pas peu contribué à stimuler son désir et allumer son espoir de gagner ce grand empire à l'Évangile. Et Ricci lui-même écrira, en 1585, après déjà deux années passées dans l'intérieur du pays :

« Pour ce qui concerne le bon gouvernement des Chinois, j'ai trouvé ici plus que ce qu'on en dit. Il n'y a, dans aucun ordre religieux, une subordination si grande que celle qui existe entre leurs fonctionnaires ; je parle de l'extérieure ; car, quant à l'intérieure, là où Dieu n'est pas, elle ne peut exister. »

Sans doute, de dures expériences lui montreront dans la suite que ce gouvernement, si parfait en théorie, laisse passer bien des abus dans la pratique.

La sincérité n'était pas davantage blessée, parce que les deux missionnaires, dans leurs premières requêtes, ne parlaient pas de la propagande religieuse, qui était le but final vers lequel ils tendaient. Car ils étaient bien résolus à s'abstenir provisoirement de tout prosélytisme direct et à attendre, pour proposer leur doctrine, que les Chinois manifestassent le désir de la connaître. C'est ainsi qu'ils procédèrent en effet. Ils s'appliquèrent, d'abord, uniquement à gagner la bienveillance des visiteurs, que la curiosité conduisait chez eux, et à leur faire sentir, bien entendu sans le dire, que ces étrangers avaient des choses intéressantes à leur apprendre.

Ce qui commença à bien disposer en leur faveur fut que les Pères, ainsi que les gens à leur service, prirent le costume chinois. Leur manière de vivre fit beaucoup plus. On les a déjà entendus, dans leurs requêtes aux mandarins, faire nettement profession d'être religieux. Ils ne savaient peut-être pas, à ce moment, combien cette contrefaçon de religieux que sont les bonzes bouddhistes et taoïstes, est, en général, méprisée en Chine, quoique la vie religieuse, à vrai dire, y soit toujours objet de respect. Mais les personnes qui virent de près les deux religieux venus d'Occident, remarquaient immédiatement le contraste de leur vie réglée, laborieuse, avec celle des bonzes.

La petite maison des missionnaires était placée bien en vue, au bord du Si-kiang, qu'animait l'incessant va-et-vient des barques entre Canton, ville principale, et Tchao-king, chef-lieu administratif de la province. Les visiteurs de toute condition y affluèrent. En entrant, ils trouvaient d'abord l'affirmation de la foi religieuse des étrangers.

« La maison, dit le père Ricci, avait deux chambres d'un côté et deux de l'autre, et au milieu une manière de salle, que les Pères disposèrent en forme d'église, avec un autel au centre, sur lequel ils placèrent l'image de la Madone ayant l'Enfant dans ses bras. Et comme, dans la langue chinoise, il n'y a pas de nom qui réponde au nom de Dieu et que Dieu (Dio) même ne peut bien se prononcer dans cette langue, parce qu'elle n'a pas la lettre d, ils commencèrent à appeler Dieu Tièn-ciù (Tien-tchou), ce qui veut dire Seigneur du ciel. C'est le nom usité jusqu'à ce jour dans toute la Chine, et employé notamment dans la Doctrine chrétienne (le catéchisme) et les autres livres (chrétiens) qu'on a faits. Et il allait très bien à notre but ; car, les Chinois adorant comme divinité suprême le Ciel, que quelques-uns même identifient avec le ciel matériel, le nom que nous avons donné à Dieu fait voir manifestement combien notre Dieu est plus grand que celui qu'ils ont pour divinité suprême, puisque Dieu est le seigneur de celui-ci. En conséquence, les Pères désignaient la Madone par un autre nom qui voulait dire Dame mère de Dieu. À cette image de la Madone et à son Fils, ainsi placés sur l'autel, tous les mandarins et les autres lettrés, aussi bien que les gens du peuple et même les ministres des idoles qui venaient visiter les Pères, faisaient leurs prostrations et génuflexions, inclinant leurs fronts jusqu'à terre, avec grand respect ; ils admiraient ensuite l'art de notre peinture. Il est vrai que, peu après, les missionnaires remplacèrent la Madone par une autre image du Sauveur ; en effet, les Chinois, entendant les Pères dire qu'il ne fallait adorer qu'un seul Dieu et voyant l'image de la Vierge sur l'autel, sans qu'on pût si tôt leur expliquer le mystère de l'incarnation, en étaient un peu déroutés, et beaucoup allaient disant que nous adorions comme Dieu une femme. »

De ces détails, intéressants à plus d'un point de vue et dont quelques-uns seront à rappeler plus tard, il ressort bien que la méthode du père Ricci n'a jamais consisté, comme on l'a imaginé parfois, à dissimuler son caractère religieux, pour se présenter aux Chinois seulement en savant ou en montreur de curiosités. Les missionnaires cachèrent si peu ce qu'ils étaient, que, dès les premiers temps, « beaucoup de gens ayant des doutes, très justifiés, en effet, sur leurs sectes, venaient leur demander instruction ». Les Pères s'empressaient naturellement de les satisfaire, et entraient ainsi de plain-pied dans le ministère catéchétique.

Mais la plupart des visiteurs ne venaient pas, comme ceux-là, pour « chercher le chemin de leur salut » ; la curiosité seule les amenait ; les missionnaires feront donc servir cette curiosité à l'apostolat, qui devra suivre ici une voie détournée et longue.

Ce qui attirait tant de visiteurs, et surtout des mandarins et des lettrés, c'était le bruit, bientôt répandu partout, des merveilles qui se voyaient dans la maison des étrangers. Les Pères avaient, en effet, apporté un certain nombre de choses qui, déjà assez communes en Europe, étaient encore toutes nouvelles pour les Chinois et devaient les frapper d'admiration. C'étaient des volumes de belle impression, quelques-uns de grand format et superbement reliés ; des peintures à l'huile et des estampes ; des ouvrages de cosmographie, de géographie et d'architecture, avec figures, cartes et vues de monuments ; puis des horloges grandes et petites ; des instruments de mathématique et d'astronomie ; des prismes de verre faisant voir les couleurs ; des instruments de musique, etc. Devant tout cela, les Chinois intelligents recevaient pour la première fois l'impression d'une civilisation, à laquelle ils sentaient que la leur, dont ils étaient si fiers, ne pouvait se comparer. Il y avait de quoi stupéfier des gens qui s'imaginaient jusque-là, qu'il n'existait hors de chez eux que barbarie. Le bon résultat fut que, comme le dit le père Ricci,

« tous en vinrent peu à peu à prendre de nos pays, de nos populations et, en particulier, de nos lettrés, une idée très différente de celle qu'ils en avaient. »

Rien qu'à regarder nos riches volumes, bien qu'ils ne sussent les lire ni les comprendre, ils ne pouvaient se défendre de penser que, si on avait donné tant de soins à l'extérieur, c'est que le contenu était important, et qu'enfin l'amour des livres, principale gloire de la Chine, n'était pas moindre chez nous. L'estime que l'on avait commencé de concevoir pour les savants d'Occident passait naturellement à ceux qu'on avait sous les yeux. Car il était clair qu'on avait affaire à de véritables « lettrés » ; ce qui en témoignait, d'ailleurs, ce n'était pas seulement la possession de tant de livres européens et d'autres instruments de science, mais encore l'ardeur avec laquelle on savait qu'ils étudiaient de jour et de nuit les livres chinois. De fait, on pouvait voir leur chambre de travail remplie des meilleurs ouvrages de la Chine, achetés par eux, et ils avaient toujours dans leur maison quelque bon lettré pour les aider à les lire.

Les dispositions des orgueilleux Chinois à l'égard des étrangers se modifièrent bien plus à la suite de leurs conversations avec les deux missionnaires. Malgré la difficulté que l'on avait encore à s'entendre, les explications que recevaient les visiteurs sur les objets qui les émerveillaient, leur faisaient sentir, sans y toucher, la profondeur de leur ignorance et leur infériorité par rapport à ces Occidentaux.

Une des pièces du petit musée des Pères qui causa l'impression la plus vive, ce fut une mappemonde. Je citerai textuellement ce que le père Ricci raconte à ce sujet ; cela servira à faire mieux comprendre son apostolat subséquent.

« Les pères avaient dans leur salle une mappemonde avec légendes en caractères européens. Ayant appris ce que c'était (car c'était chose qu'on n'avait jamais vue ni imaginée en Chine), toutes les personnes graves désiraient voir le texte de la carte traduit en chinois, pour mieux se rendre compte de ce qu'elle contenait. Le gouverneur lui-même pressa donc le père Mathieu, qui savait déjà un peu le chinois de lui traduire cette mappemonde, avec toutes les annotations qui s'y trouvaient, parce qu'il voulait faire imprimer le tout et le communiquer à la Chine entière : « les Chinois ajouta-t-il lui en seraient très obligés. »

Le père Ricci se mit à l'œuvre, en se faisant aider par un lettré de ses amis pour la rédaction chinoise. Il traça une mappemonde plus grande que celle de la salle et y inscrivit des légendes et des explications plus appropriées au besoin des Chinois.

« Ce fut, remarque-t-il, l'œuvre la meilleure et la plus utile qu'on pût faire en ce temps-là pour disposer la Chine à donner crédit aux choses de notre sainte foi. Il est vrai que les Chinois avaient déjà imprimé beaucoup de cartes intitulées description du monde ; mais toute la place y était prise par les quinze provinces de la Chine, et seulement, autour, on peignait un peu de mer, avec des îlots, où l'on écrivait les noms de toutes les contrées dont on avait eu connaissance ; toutes réunies ensemble ne faisaient pas une petite province de la Chine. Et cette imagination de la grandeur de leur pays et de la petitesse du reste les rendait si fiers, que le monde entier leur semblait barbare et sauvage, comparé à eux ; par suite, il n'y avait guère à espérer qu'ils écouteraient avec déférence des maîtres étrangers. Mais quand ils virent le monde si grand et, dans un de ses compartiments, la Chine si petite d'apparence, les plus ignorants continuèrent à se moquer d'une pareille carte ; mais les plus sages, voyant le bel ordre des degrés des parallèles et des méridiens, avec la ligne équinoxiale, les tropiques et les cinq zones, les notes sur les coutumes des pays, et toute la terre couverte de noms traduits de la mappemonde imprimée, qui servait beaucoup à assurer créance à la nouveauté, ne purent s'empêcher de croire que tout cela était vérité. »

À peine le travail du missionnaire terminé, le gouverneur le fit imprimer ; il s'en réserva tous les exemplaires et ne voulut pas qu'on les vendît, mais il en fit des présents à tous ses amis et en envoya encore dans d'autres provinces.

« Durant les années qui suivirent, et notamment durant son séjour dans les capitales (Nankin et Pékin) et dans d'autres parties de la Chine, le père Ricci fut toujours à perfectionner et à limer cet ouvrage, qui fut encore imprimé maintes fois et qui se répandit dans toute la Chine. Il contribua grandement au crédit des nôtres (des missionnaires) et valut grand renom aux lettrés d'Europe, qui avaient su trouver tout cela et le dépeindre avec tant d'art.
« Il s'ensuivit encore un autre bon résultat, très considérable ; c'est qu'à l'aide de cette mappemonde, les missionnaires montrent combien leur patrie est loin de la Chine, et l'immensité de la mer interposée ; en conséquence, les Chinois perdent la crainte, qu'ils avaient dans le principe, de voir nos compatriotes venir faire la conquête de leur pays : crainte qui est un des grands obstacles à la conversion de ce peuple.
« Outre la mappemonde, le père Mathieu Ricci construisit encore beaucoup de sphères en laiton et en fer, beaucoup de globes terrestres et quelques globes célestes, beaucoup d'horloges solaires pour l'intérieur des maisons, et il en donna beaucoup en présent aux grands mandarins, le vice-roi lui- même en eut sa part. Avec toutes ces choses, qu'on n'avait jamais vues et dont on n'avait jamais entendu parler en Chine, et avec les explications qu'il donnait sur le cours des étoiles et des planètes, et (la position) de la Terre au centre du monde, il gagna grand crédit aux Pères, et la renommée le signala au loin comme le plus grand mathématicien du monde entier, à cause du peu qu'ils savaient eux-mêmes de toutes ces choses. »

Observons en passant que, par sa mappemonde, Ricci n'éclairait pas seulement l'ignorance chinoise ; il corrigeait de graves erreurs enracinées dans la science européenne. Tandis que tous les géographes reculaient encore les bornes orientales de la Chine et de l'ancien monde jusqu'à près de 160° de longitude est des îles Fortunées (comme on peut le constater, par exemple, sur la meilleure mappemonde alors existante, celle de Gérard Mercator, 1569), le missionnaire, par le calcul des éclipses de lune qu'il avait observées à Macao et à Tchao-king, savait déjà que cette distance devait être diminuée d'environ 20°.


Ayant ainsi obtenu de l'orgueil chinois d'être écoutés avec plaisir et quelque chose de plus, les nouveaux venus à Tchao-king pouvaient passer à ce qui était leur but véritable. Ils ne manquèrent donc pas d'entremêler, bien qu'avec prudence toujours, la religion à leurs entretiens. L'occasion s'offrait d'elle-même, par exemple, quand on leur demandait explication sur leurs belles Bibles et autres livres religieux, sur les peintures et les estampes représentant, soit des sujets pieux, soit des édifices, tels qu'églises, etc. Le père Ricci marque, parmi les points touchés dans ces premières conférences, « les bons usages qui sont dans les pays chrétiens, la fausseté de l'idolâtrie, la conformité de la loi de Dieu avec la raison naturelle et ce qu'ont enseigné dans le même sens les premiers sages de la Chine.

On voit, par le dernier point, que le père Ricci savait déjà tirer de ses lectures chinoises des témoignages en faveur de la religion qu'il venait prêcher. Ce sera une des caractéristiques de son apostolat et une des principales causes de son succès.

Les missionnaires eurent bientôt la consolation de constater que, pour beaucoup, ce qu'ils disaient de la religion n'avait pas moins d'intérêt que les curiosités occidentales. Afin de satisfaire ceux qui désiraient en savoir davantage, ils commencèrent par traduire en chinois les dix commandements du décalogue et les firent imprimer sur des feuilles qu'ils distribuèrent. Les Chinois goûtèrent beaucoup cet abrégé de doctrine, si bien en harmonie, comme ils le reconnaissaient, avec « la raison et la loi naturelle ». Puis, ce fut un petit catéchisme que les pères composèrent, aidés, pour la rédaction, de quelques lettrés chinois, et qu'ils firent imprimer, vers la fin de l'année 1584. Ce petit ouvrage où, sous la forme d'un dialogue entre un païen et un prêtre européen, étaient expliqués les principaux points de la doctrine chrétienne, fut encore très bien accueilli, et les plus hauts mandarins de la province s'estimèrent honorés de le recevoir comme présent. Les pères en répandirent des centaines et des milliers d'exemplaires, et ainsi « la bonne odeur de notre foi commença à se répandre dans toute la Chine ».

À cet heureux résultat, ne contribuait pas peu la vie si régulière des Pères, et notamment aussi le désintéressement, dont ils donnaient un exemple assez nouveau en Chine. Les mandarins, accoutumés à se voir sollicités de toute part et qui auraient facilement accordé aux deux prêtres du Tien-tchou une subvention telle qu'en recevaient tous les ministres des idoles, apprécièrent fort la constance avec laquelle ils gardèrent la loi qu'ils s'étaient faite de ne rien leur demander. Si les visiteurs ne manquaient pas, suivant les usages chinois, d'apporter leur présent, les missionnaires leur rendaient toujours l'équivalent ou ce que les Chinois eux-mêmes estimaient plus précieux.

Maintenant si on demande ce que fut la chrétienté créée à Tchao-king même, il ne faut pas s'attendre à une réponse triomphante. Le terrain était particulièrement ingrat dans cette ville, où, comme du reste dans la province de Canton en général, la haine de l'étranger était plus vivace que dans aucune autre partie de la Chine. Le nombre des baptisés n'y fut donc pas très considérable. Le père Ricci note comme une disposition de la Providence, « voulant que l'œuvre de la conversion de la Chine débutât par le plus faible commencement possible », que le premier néophyte reçu dans l'Église fût un pauvre incurable, abandonné de tous, que la charité des Pères, qui l'avaient recueilli et soigné, gagna à la foi.

Sur la fin de 1585, il écrit au père Fuligatti : « Quant aux chrétiens, par crainte de quelque émeute, nous n'avons pas osé nous mettre bien sérieusement à en faire ; toutefois, nous n'avons pu nous retenir et nous en avons déjà près de vingt récemment baptisés, outre ceux de la maison, de sorte que, les jours de fête, nous avons déjà beaucoup d'assistants à la messe et aux exhortations. »

...Cette première campagne apostolique à Tchao-king, en dépit de ses faibles résultats locaux et immédiats, prépara les succès futurs. Elle donna occasion au père Ricci de faire la connaissance et de gagner l'estime ou même l'amitié de plusieurs mandarins, qui arrivèrent à des postes élevés en diverses provinces et rendirent ensuite d'éminents services à la mission.

...Le fondateur, après avoir eu à subir maintes fois les violences de la populace païenne, dut finalement abandonner sa maison à la rapacité d'un nouveau vice-roi et s'éloigner tristement du premier théâtre de ses travaux. Le coup fut rude, et un cœur moins ferme eût pu croire à la ruine de toutes ses espérances : Ricci ne faiblit point, et il eut raison. Il avait fait brèche dans le vieux monde clos de la Chine, et la brèche ne devait pas se refermer.


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Jusqu'à Pékin

Le père Ricci se faisait lui-même encore plus chinois, dans son extérieur. L'expérience lui avait appris l'importance qu'ont en Chine les usages, et même les règles du costume et de l'étiquette. Avant de venir à Chao-tcheu, les missionnaires étaient restés fidèles à l'habitude des prêtres et religieux de Portugal en se rasant la barbe et portant les cheveux courts. Cela contribuait beaucoup à les faire prendre pour des ho-chang ou moines bouddhistes, dont, par ailleurs, les rapprochaient encore d'autres ressemblances extérieures, telles que le célibat, l'usage de réciter un office et de célébrer des cérémonies dans les églises. Aussi, quelque soin qu'ils prissent, depuis longtemps, de déclarer qu'ils n'étaient pas ho-chang, beaucoup de gens, ne jugeant que par ce qui apparaissait aux yeux, les confondaient avec ces bonzes idolâtres. Pour couper court à tout malentendu et préserver les missionnaires et le christianisme du mépris qui, en Chine, s'attache aux ho-chang, le père Ricci et ses confrères laissèrent désormais pousser leur barbe et leurs cheveux. Quant au p.754 vêtement, ils prirent celui que portaient tous les lettrés. Le père Ricci jugea nécessaire aussi de joindre au vêtement ordinaire, assez semblable à celui de nos prêtres, que les lettrés portent habituellement, un habit de cérémonie, en soie, pour les visites aux mandarins et autres personnes de marque. La convenance l'exigeait, les visiteurs de qualité que les Pères recevaient ne venant jamais qu'avec un habit semblable.

Le père Valignano [supérieur de la mission de Chine], consulté sur ces changements, y donna son plein assentiment et prit sur lui d'en autoriser la mise en pratique immédiate, en se chargeant de demander l'approbation du Père général et du pape. Les chrétiens et les autres amis des missionnaires témoignèrent être extrêmement satisfaits de les voir ainsi éliminer de leur extérieur ce qui pouvait encore un peu choquer les yeux chinois. Pour ce qui concerne, en particulier, le costume de lettrés qu'ils se donnèrent, le père Ricci observe que personne n'y trouva à redire ; cela parut, au contraire, tout naturel, les Pères ayant rang de lettrés en leur pays, et d'autant plus que les plus fameux lettrés de Chine les traitaient déjà comme leurs égaux ou, mieux, comme leurs maîtres...

L'intelligente décision et l'intrépidité du père Ricci était ce qu'il fallait pour réaliser les grandes conceptions de son supérieur. Dès le mois de juin 1598, il partait de Nan-tchang pour Pékin, avec le père Lazare Cattaneo et deux Chinois, dont un déjà « frère ». Ils entrèrent dans la capitale, la veille de la Nativité de la sainte Vierge, 7 septembre 1598. Ricci y passa deux mois, mais pour constater l'impossibilité d'obtenir cette fois ce qu'il souhaitait : il ne put faire parvenir ses présents jusqu'à l'empereur ni même lui faire connaître son arrivée.

Il fut obligé de quitter la capitale. Mais la Providence, qui voulait lui faire acheter par de plus grands efforts la conquête suprême, lui ménageait encore une compensation. En repassant, le 6 février 1599, à Nankin, d'où il avait été repoussé quatre ans auparavant, il trouva toutes choses disposées pour lui permettre un établissement ; les plus hauts mandarins le prévinrent de leurs visites obséquieuses et réclamèrent comme un grand honneur pour leur cité que le célèbre docteur d'Occident daignât s'y fixer. Ainsi le christianisme prenait pied dans la seconde capitale de l'empire, au centre des provinces qui devaient, jusqu'à nos jours, produire les plus belles moissons de fidèles.

À Nankin, ce qui attirait dans la maison du père Ricci tous les lettrés, et en premier lieu les mandarins, c'était le bruit de sa vie vertueuse et de son haut enseignement moral et religieux, autant que sa réputation de mathématicien et de cosmographe. Son nom, déjà porté de tous côtés par sa mappemonde et par les récits de ses visiteurs de Tchao-king, de Chao-tcheu et de Nan-tchang, devint presque légendaire durant son séjour dans la capitale du Sud : déjà on ne l'appelait plus que d'un titre réservé à Confucius et à un très petit nombre d'autres sages anciens, le Ching-jen, « saint » d'Occident. Les révélations scientifiques par lesquelles il émerveillait les Chinois n'étaient, dans l'intention du missionnaire, qu'une amorce pour les disposer à écouter et accepter ses enseignements sur la religion. Et son zèle ne tarda pas à être récompensé par les fruits de conversion qu'il cherchait avant tout.

Cependant il n'avait cessé d'épier les occasions de réparer son échec à Pékin. Enfin, le 18 mai 1600, il reprit le chemin de la capitale, accompagné cette fois du père Diego Pantoja, Espagnol, et de deux « frères » chinois. Le « second assaut », pour parler comme le père Ricci, devait réussir, mais non sans lui coûter encore de cruelles angoisses. Après un voyage par eau très heureux jusqu'à Tien-tsin, presque dans la banlieue de Pékin, Ricci était tombé entre les griffes d'un de ces fonctionnaires de second ordre, souvent plus puissants que des ministres, et qui ne reconnaissent d'autre loi que leur cupidité. Après avoir été, durant six mois, le jouet de son insolence, il se voyait sur le point d'avoir à lui abandonner tous les présents réunis à grands frais pour l'empereur et d'y perdre peut-être la vie même, quand la Providence montra une fois de plus son intervention sensible. Appelé enfin par l'empereur, le père Ricci entra à Pékin le 24 janvier 1601.

Il était dans la place, pour la seconde fois, mais encore loin de pouvoir s'y installer tranquillement. Le souverain fut assez facile à gagner : il fut charmé par les présents du Père, qui apportaient dans sa vie monotone de potentat demi-reclus une nouveauté ; il s'amusa, comme un grand enfant, avec les horloges sonnant les heures, avec le manicorde, avec les estampes représentant des vues de Saint-Marc de Venise, du palais de l'Escurial à Madrid, etc. Comme ses sujets, Wan-li prit aussi un vif intérêt à la mappemonde, qui lui faisait connaître, pour la première fois, la vraie place de son empire dans le monde et l'existence de tant d'autres royaumes et de peuples différents. Il fallut que le père Ricci exécutât pour lui, dans son palais, une édition de luxe de cette belle pièce.

Le missionnaire n'avait pas craint d'introduire la religion dans sa première rencontre avec le prince infidèle. Parmi ses présents figuraient en effet des tableaux du Sauveur et de la Vierge. L'empereur n'admira pas seulement la beauté de ces peintures, mais quand le Père lui en eut expliqué les sujets, il les vénéra avec respect.

Puis, Wan-li ayant manifesté le désir d'entendre des chants sur les airs qu'on lui jouait avec le manicorde apporté par le père Ricci, celui-ci écrivit en chinois huit compositions pour autant d'airs de musique. Elles consistaient toutes en sentences morales, empruntées à des auteurs chrétiens. L'amusement pouvait ainsi faire pénétrer une leçon salutaire : les ministres impériaux ne furent pas de ceux qui goûtèrent le moins l'heureuse idée du lettré étranger. Les sentences se répandirent bientôt en dehors du palais : elles eurent beaucoup de succès, les Chinois y trouvant le piquant de la nouveauté et de l'exotique, en un genre que leurs écrivains semblaient avoir épuisé.

Cependant, la satisfaction que l'empereur témoignait de leurs présents n'assurait pas encore la position des missionnaires. Par trois fois, le « tribunal des rites », de qui dépendent les étrangers, s'adressa au souverain, le priant de récompenser les nouveaux venus pour leurs présents et de les renvoyer à Canton ou même dans leur pays. Wan-li ne répondit rien, ce qui, en Chine, signifie que la requête n'est pas accordée ; néanmoins, la supplique que lui fit présenter le père Ricci, en vue d'obtenir une autorisation positive de séjour, n'obtint pas non plus de réponse. Si absolu, en effet, que soit un monarque chinois, il n'ose guère donner une décision officielle contraire à un avis de ces hauts tribunaux, chargés de la garde des anciennes traditions. Mais le prince fit dire officieusement aux Pères qu'ils n'avaient qu'à rester en repos dans la capitale, et qu'ils ne parlassent jamais de s'en retourner, que cela déplairait à l'empereur. Wan-li ordonna même qu'il fût pourvu à leur entretien aux frais du trésor public. Finalement, devant la volonté bien marquée du souverain, et sur l'intervention des amis qui venaient de plus en plus nombreux aux missionnaires, et des plus hauts rangs, les membres du tribunal des rites cessèrent eux-mêmes leur opposition : ils firent avertir le père Ricci qu'il était libre de s'établir à Pékin où il voudrait et pour autant de temps qu'il voudrait. Une grande bataille était gagnée.


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Des différentes sectes qui sont en Chine concernant la religion

Il avait fallu au père Ricci plus de quinze ans de rudes efforts pour conquérir au christianisme la position de Pékin. L'avenir fit voir que le résultat n'avait pas été acheté trop cher. Cette position, souvent menacée, ne sera jamais perdue ; et toujours subsistante à travers bien des orages, la mission de la capitale assurera la perpétuité du christianisme même dans les provinces.

Ces quinze années de labeur ont été bien employées encore à un autre point de vue. Elles ont permis au fondateur d'acquérir la connaissance parfaite de la Chine, en particulier de ses misères morales, de ses besoins religieux ; puis, d'étudier et d'éprouver par l'usage les moyens les plus appropriés aux nécessités du pays. C'est ainsi qu'il s'est formé sa méthode, non a priori, encore moins en vue d'un système politique, mais d'après les exigences du terrain qu'il avait à faire fructifier pour Dieu. Nous avons à voir de plus près cette méthode qui, après la grâce divine, fut la cause principale de ses succès — et des succès de ses collaborateurs et successeurs.

Il nous en a montré les linéaments essentiels, déjà dans le modeste apostolat des premiers temps, alors que son zèle ne pouvait guère se répandre en dehors des conversations privées. Nous la voyons formée et complète dans ses relations avec les grands lettrés de Nankin et de Pékin.

Le père Ricci a commencé son apostolat par les hautes classes, par les lettrés. Il n'avait pas le choix. Les lettrés ayant tout le pouvoir et toute la considération en Chine, une prédication qui les aurait eus pour ennemis, eût été arrêtée dès le début. Et si le prédicateur avait pu se faire entendre du peuple, celui-ci n'eût pas été ébranlé, tant que la nouvelle doctrine n'aurait pas eu l'adhésion ou du moins la sympathie des classes supérieures. Nous avons vu comment Ricci attirait les lettrés par les sciences et les inventions européennes, et nous savons comment, de l'entretien scientifique, il passait à la catéchèse. Ses précieux mémoires et ses publications chinoises, dont il se fit un si puissant moyen d'apostolat, achèveront de nous éclairer sur la manière dont il les gagnait par degrés à la foi.

Mais pour les comprendre, il est nécessaire de se représenter d'abord la situation religieuse qui s'offrait à son zèle. On ne peut mieux le faire qu'en lisant son chapitre des différentes sectes qui sont en Chine concernant la religion. Le voici donc presque en entier.

« De toutes les nations païennes venues à notre connaissance, en Europe, je n'en sais aucune qui ait eu moins d'erreurs que les Chinois dans leur première antiquité. Je trouve, en effet, dans leurs livres, qu'ils ont toujours adoré un Être suprême, qu'ils appellent Roi du ciel ou Ciel et Terre, peut-être dans la pensée que le ciel et la terre étaient animés et formaient un seul corps, dont l'Être suprême était comme l'âme. Ils révéraient aussi des esprits protecteurs des montagnes et des fleuves et des quatre parties du monde. Leur grand principe fut toujours de suivre, en toutes leurs actions, le dictamen de la raison, qu'ils disaient avoir reçu du ciel. Ils n'ont jamais attribué à leur Roi du ciel et aux autres esprits, ses ministres, les absurdités admises par nos Romains, par les Grecs, les Égyptiens et d'autres peuples étrangers. C'est ce qui permet d'espérer de l'immense bonté du Seigneur que beaucoup de ces anciens [Chinois] se sont sauvés dans la loi naturelle, avec ce secours particulier que Dieu offre d'ordinaire à ceux qui, de leur côté, font ce qu'ils peuvent pour le recevoir. Et il y a de cela des indications fort claires dans leurs chroniques, remontant à plus de quatre mille ans, où sont racontées les belles actions que firent ces premiers Chinois pour l'amour de la patrie, pour le bien public et les intérêts populaires. On peut déduire la même chose de beaucoup d'excellents ouvrages, qui restent jusqu'aujourd'hui, de leurs anciens philosophes ; ouvrages pleins de sentiments très purs et de bons avis pour la direction de la vie et l'acquisition des vertus ; leurs auteurs ne le cèdent en rien à nos plus fameux philosophes de l'antiquité.

Mais comme la nature corrompue, si elle n'est soutenue de la grâce de Dieu, d'elle-même tend toujours à descendre, ce malheureux peuple a laissé peu à peu s'éteindre les lumières qui l'éclairaient autrefois, et s'est abandonné à une grande licence, tellement qu'aujourd'hui chacun fait ce qu'il veut, contre toute loi, sans scrupule, et que, parmi ceux qui échappent à l'idolâtrie, il en est peu qui ne tombent dans l'athéisme.

Ricci insère ici quelques observations sur les religions étrangères qui ont pénétré en Chine, mahométisme, judaïsme, christianisme. Puis il vient aux trois « lois » ou religions qui sont officiellement reconnues et entre lesquelles se partagent tous les Chinois, s'ils ne suivent en même temps les trois.

« La religion des lettrés est proprement l'antique religion de la Chine. Pour cette raison, elle a toujours gouverné et gouverne encore aujourd'hui le pays, et c'est elle qui est la plus florissante, qui a le plus de livres et qui est la plus estimée. Les Chinois ne choisissent pas cette religion, mais ils la prennent en étudiant leurs lettres ; il n'y a aucun gradué ni aucun mandarin qui ne la professe. Son auteur ou son restaurateur et chef est Confucius...

Cette religion n'admet pas d'idoles, mais honore seulement le Ciel et la Terre ou le Roi du ciel, qu'elle regarde comme faisant subsister et gouvernant toutes les choses d'ici-bas, ainsi que nous l'avons déjà dit. Elle révère encore d'autres esprits, mais sans leur accorder autant de pouvoir qu'au Seigneur du ciel.

Les vrais lettrés n'enseignent pas quand a été créé le monde, ni par qui ou comment il a pris naissance. J'ai dit les vrais lettrés, car il en est quelques-uns de peu d'autorité, qui forment sur ces matières leurs hypothèses frivoles et mal fondées, dont les autres font peu de cas.

Dans cette religion, il est parlé du châtiment divin et de la récompense que doivent recevoir les bons et les méchants ; mais, plus généralement, on pense que cela sera en cette vie, et soit dans la personne même des auteurs du bien et du mal, soit dans leurs descendants. Les anciens, à ce qu'il semble, n'ont guère douté de l'immortalité de l'âme, et même ils parlent d'hommes morts depuis beaucoup d'années comme étant dans le ciel, mais ils ne disent pas s'il y en a en enfer. Seuls les lettrés d'aujourd'hui ne laissent pas subsister l'âme après la mort, et n'admettent ni paradis ni enfer dans une autre vie. Quelques-uns, à qui cela paraît trop dur, disent que l'âme des bons seule se conserve vivante, parce que la pratique des bonnes œuvres l'a nourrie et fortifiée ; l'âme des méchants, n'ayant pas eu cet avantage, se dissiperait et s'anéantirait au sortir du corps. Mais l'opinion la plus suivie actuellement, et qui me paraît empruntée à la secte des idolâtres depuis cinq cents ans, est que tout ce monde est composé d'une seule substance, et que le créateur, avec le ciel et la terre, les hommes et les animaux, les arbres et végétaux, et les quatre éléments forment ensemble un corps continu, dont les divers êtres sont les membres. C'est de cette unité de substance qu'on déduit le devoir de la charité entre hommes, et la possibilité pour tous de devenir semblables à Dieu, leur substance étant la sienne...

À cet Être suprême du ciel qu'ils reconnaissent, les lettrés n'érigent aucun temple ; ils ne lui ont consacré aucun lieu pour l'y adorer. Conséquemment, ils n'ont ni prêtres, ni ministres de la religion, ni rites solennels à garder par tous, ni préceptes ou commandements imposés, ni chef spirituel, chargé de déclarer ou promulguer leur doctrine et de châtier ceux qui la transgressent. De même, ils ne récitent jamais de prières ni en commun ni en particulier. Bien plus, ils prétendent que l'empereur seul doit offrir ses hommages et sacrifier au Roi du ciel ; et si d'autres voulaient le faire, ils seraient punis comme usurpateurs des droits impériaux. C'est pourquoi l'empereur a, près de ses deux cours de Pékin et de Nankin, des temples fort somptueux du ciel et de la terre, où, autrefois, il sacrifiait en personne, à certains temps de l'année ; maintenant, il envoie des mandarins de haut grade pour le faire à sa place. À cette occasion, l'on immole grand nombre de bœufs et d'autres animaux, et il se fait beaucoup d'autres cérémonies dans ces deux temples. Aux esprits des montagnes et des fleuves et des quatre parties du monde, peuvent sacrifier seulement certains hauts fonctionnaires et grands de l'empire, et aucun particulier ne doit s'y ingérer...

La chose la plus solennelle parmi ces lettrés et pratiquée par tous, depuis l'empereur jusqu'au plus petit de ses sujets, ce sont les offrandes, qu'ils font chaque année, à des époques fixées, de chair, de fruits, de parfums et de pièces de soie — ou de papier, pour les plus pauvres, — à leurs ancêtres défunts. Les honneurs qu'ils rendent à leurs parents consistent à les servir morts comme s'ils étaient vivants. Ils ne croient pas pour cela que les morts viennent manger ce qu'on leur offre et en aient besoin. Ce qu'ils font, ils déclarent le faire parce qu'ils ne savent pas d'autre moyen de manifester leur amour et leur reconnaissance pour leurs ancêtres. Quelques-uns même nous ont dit que cette cérémonie avait été instituée plus pour les vivants que pour les morts, c'est-à-dire pour que les enfants et les ignorants apprennent mieux à honorer et à servir leurs parents vivants, en voyant les personnes les plus qualifiées continuer aux leurs, jusqu'après la mort, les témoignages d'affection filiale. D'ailleurs, ils ne reconnaissent en ces défunts aucune divinité, ne leur demandent rien et n'en attendent rien. Ainsi, en tout cela, il n'y a rien qui sente l'idolâtrie, et peut-être même est-il permis de dire qu'il ne s'y rencontre nulle superstition. Les chrétiens feront mieux, toutefois, de changer cela en aumônes aux pauvres pour les âmes de ces défunts.

Le vrai temple des lettrés est celui de Confucius : la loi veut, en effet, qu'on lui en élève un dans toutes les villes, au lieu que nous appelons l'école. À ce temple, très somptueux, est adossé le palais du magistrat auquel sont soumis ceux qui ont déjà le premier grade dans les lettres. À la place d'honneur, dans le temple, est la statue de Confucius ou bien une tablette bien travaillée portant son nom en lettres d'or, et à ses côtés sont les statues ou les noms d'autres sages, qui ont été ses disciples et sont également tenus pour saints. C'est là que les magistrats de la ville et les gradués viennent, à toutes les néoménies et aux pleines lunes, pour faire à Confucius leurs génuflexions, allumer des chandelles en son honneur et mettre de l'encens dans le brûle-parfums placé devant l'autel. De même, à l'anniversaire de sa mort [et] à certaines dates de l'année, ils lui offrent des animaux tués et d'autres choses qu'ils mangent ensuite en grande solennité. Tout cela, ils le font pour remercier Confucius de l'excellente doctrine qu'il leur a laissée dans ses livres, par le moyen desquels ils ont obtenu leurs mandarinats et leurs grades. Mais ils ne lui font aucune prière et ne lui demandent rien, non plus qu'à leurs ancêtres défunts.

Ils ont encore d'autres temples, dédiés aux esprits protecteurs de la cité ou du palais où se tiennent les audiences. C'est là que les magistrats, quand ils entrent en fonctions (ce qu'ils appellent prendre le sceau), prêtent un serment solennel de garder la justice et d'administrer fidèlement leur office, et ils ajoutent des offrandes de chair et de parfums. Mais à ces esprits ils reconnaissent le pouvoir de récompenser et de punir.

Les livres de la religion des lettrés sont les Quatre livres et les Cinq doctrines, dans lesquels ils étudient leurs lettres, et tout ce qui jouit de quelque autorité, en dehors de ces livres, se réduit aux commentaires qui en ont été faits.

Le but de cette religion des lettrés est la paix et la tranquillité de l'empire, le bon gouvernement des familles et la bonne conduite des particuliers. Pour tout cela, ils donnent de très bons avis, entièrement conformes à la lumière naturelle [de la raison] et à la vérité catholique. Ils attachent une grande importance à ce qu'ils appellent les cinq corrélations communes à tous les hommes, c'est-à-dire de père et fils, de mari et femme, de supérieur et inférieur, de frère aîné et cadet, de compagnon à compagnon ; ils s'imaginent que, dans les pays étrangers, on ne se préoccupe pas de ces relations. Mais ils proscrivent le célibat et permettent la polygamie. Tous leurs livres insistent beaucoup sur le second précepte de la charité : Faire aux autres ce que nous voulons que les autres nous fassent. Ils exaltent l'obéissance des enfants à leurs parents, la fidélité des inférieurs à leurs supérieurs. Et, comme ils n'imposent, ni n'interdisent aucune croyance concernant les choses de la vie future, et que beaucoup d'entre eux suivent les deux autres sectes avec la leur, nous concluons finalement que ce n'est pas là une religion, à proprement parler, mais seulement une sorte d'académie, instituée pour le bon gouvernement de l'État. Et ainsi, les lettrés peuvent bien se faire chrétiens, tout en restant de cette académie, puisque son objet essentiel ne renferme rien de contraire à la foi catholique, et que la foi catholique est éminemment favorable à la paix et à la tranquillité publique, principal souci des lettrés.

Le père Ricci décrit ensuite la secte de Chekia et Omitofe (Çakya, Amida), qui est le bouddhisme, et celle de Laozu (Lao-tse) ou le taoïsme. Il les appelle les « sectes des idoles », et à juste titre ; car il est sûr que le bouddhisme était et est encore idolâtrique en Chine, et que le Bouddha y est adoré comme un dieu, quoiqu'il n'ait lui-même jamais parlé de Dieu et qu'ainsi, apparemment, il n'ait pas voulu se faire passer pour Dieu. Ricci conclut :

« Voilà les trois branches originales et principales du paganisme chinois. Mais le démon ne s'est pas contenté de cela : chacune de ces branches, au cours de tant de siècles et dans une si grande variété de docteurs, s'est subdivisée en beaucoup d'autres. Si donc les sectes de cet empire ne sont que trois nominalement, elles sont plus de trois cents dans la réalité. Il en pullule tous les jours de nouvelles, les unes pires que les autres, avec des pratiques de plus en plus corrompues, chaque nouveau maître prétendant apporter plus de liberté. Le fondateur de la dynastie actuellement régnante, désireux d'être agréable à tout le monde, décréta que les trois sectes seraient conservées en Chine pour le bien de l'empire ; il leur donna à toutes trois leurs privilèges, sous condition de laisser la prééminence à la secte des lettrés, qui devait gouverner la Chine : c'est pourquoi personne ne parle d'en supprimer aucune. L'empereur, habituellement, traite bien les trois sectes et se sert de toutes ; il fait réparer leurs temples et quelquefois en fait construire de nouveaux. Ses femmes sont plus dévotes aux pagodes : elles leur font beaucoup d'aumônes et entretiennent, hors du palais, beaucoup de ministres des deux sectes [idolâtres], à charge de prier pour elles.

On a peine à croire la multitude d'idoles qu'il y a dans cet empire. Non seulement les temples en sont remplis, au point que quelques-uns en contiennent plusieurs milliers ; mais il y en a beaucoup dans les maisons particulières, qui ont un lieu destiné pour les recevoir ; sur les places et dans les rues, sur les montagnes, dans les barques et dans les édifices publics, on ne voit pas autre chose que cette abomination. À la vérité, peu de gens ajoutent foi à ce qu'on raconte sur ces idoles; la plupart pensent seulement que si elles ne leur font pas de bien, cela ne peut pas faire de mal de les vénérer extérieurement.

L'opinion la plus commune, présentement, c'est que les trois sectes sont la même chose et qu'on peut appartenir aux trois en même temps. C'est l'opinion professée par ceux qui se croient les plus sages: en cela, ils se trompent eux-mêmes et les autres par une étrange aberration. Ils s'imaginent que, plus il y a de variété, en cette matière de la religion, plus l'État y trouve son avantage. Finalement, il leur arrive tout le contraire de ce qu'ils voudraient ; car, à prétendre suivre toutes les religions, ils en viennent à n'être plus d'aucune, parce qu'ils n'en professent aucune de cœur ; et ainsi, les uns confessant ouvertement leur incrédulité, les autres s'abusant eux-mêmes sur leur fausse croyance, la plus grande partie de cette nation vit plongée dans l'athéisme.

On comprendra maintenant l'attitude différente de Ricci par rapport aux sectes idolâtriques (bouddhisme et taoïsme) et à la secte ou, pour parler plus exactement, à l'école de Confucius. Cette attitude qui, plus que tout, imprime un caractère particulier à sa méthode d'apostolat, il la définit lui-même, en disant que, « dans les entretiens et dans les discussions, il était tout entier à combattre les deux sectes des idoles, mais ne touchait pas et louait plutôt la secte des lettrés et son auteur Confucius. »

Ainsi guerre déclarée au bouddhisme et au taoïsme. Il y avait, en effet, incompatibilité entre ces religions idolâtriques, foncièrement superstitieuses, et le christianisme. Bouddhistes et taoïstes reconnurent bientôt leur grand ennemi dans la religion prêchée par les nouveaux venus d'Occident. Par la vigueur avec laquelle il les combattit, Ricci prouva bien que les calculs de politique étaient étrangers à son apostolat. Les deux sectes avaient beaucoup d'adhérents zélés même parmi les mandarins et les lettrés. Attaquées uniquement par des raisons et incapables de se défendre par les mêmes moyens, elles ripostèrent avec d'autres armes. Les persécutions réitérées, que missionnaires et néophytes eurent à souffrir, dès ces premiers temps, vinrent presque toutes des bonzes et de leurs protecteurs.

Ce n'est pas davantage la politique qui dicta les ménagements de Ricci pour l'école confucienne. Il ne l'attaqua point comme il attaqua les sectes idolâtriques ; il la « loua plutôt » : c'est qu'il s'était convaincu, par une étude prolongée, que l'enseignement de cette école, du moins tel qu'il le trouvait dans ses livres les plus anciens et les plus révérés, n'avait rien de contraire à la foi catholique ; c'est qu'il le voyait, dans des notions fondamentales, telles que l'existence et la nature spirituelle de Dieu et beaucoup de principes de la morale, s'harmonisant fort bien avec la raison naturelle et, par suite, avec la foi. N'était-ce pas un avantage très appréciable pour l'apôtre de pouvoir commencer par dire cela à ceux qu'il voulait gagner à Jésus-Christ ? Et, pouvant le dire, n'était-ce pas son devoir de le dire ?

Là s'arrêtent les louanges que Ricci donnait à Confucius. Il ne l'a jamais loué de manière à préjudicier à l'idée que les Chinois devaient concevoir de la supériorité et de la nécessité du christianisme. Après avoir reconnu tout le mérite des enseignements de leur maître, il montrait combien ils étaient incomplets : on n'y trouvait «rien, ou rien de clair, sur les choses de l'autre vie».


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Conclusion

Concluons cette rapide esquisse de l'œuvre de Ricci. Ses lettres de 1608, les dernières détaillées qui soient parvenues en Europe, résument ainsi l'état de la mission. Le personnel, dans cinq postes, se composait de vingt missionnaires, dont treize prêtres (plusieurs apprenant encore la langue) et sept frères chinois. Les chrétiens baptisés étaient au nombre de deux mille : le chiffre est faible en lui-même, mais il paraîtra considérable, si l'on pèse la qualité des néophytes et ce que chaque conversion, ici, supposait de peines dépensées par le missionnaire et de méritoires efforts chez le converti. Peut-être pourrait-on encore appliquer un mot du père Valignano, parlant des quarante premiers chrétiens de Tchao-king. « Ces 40, disait-il, en valent 40.000 d'une autre mission. »

Par la « qualité » des néophytes, il ne faut pas entendre seulement la haute position sociale de plusieurs ou leur valeur intellectuelle, mais surtout leur solide formation chrétienne. Aux preuves que Ricci lui-même a données, dans ses lettres, de la ferveur et de la foi des premiers chrétiens chinois, on peut, je crois, ajouter la suivante. Cinq ans seulement après la mort du fondateur de la mission, en 1615, les jeunes chrétientés furent éprouvées par une persécution générale, qui dura plusieurs années. Or, en dépit des mauvais traitements que beaucoup de néophytes eurent à souffrir, spécialement dans la province de Nankin, il n'y eut pas un apostat.

Déjà honorablement représenté par une élite, le christianisme avait, en outre, un grand nombre d'amis influents parmi les plus hauts mandarins et les lettrés les plus considérés. Beaucoup de ceux-ci auraient été plus loin que la sympathie, ils seraient eux-mêmes entrés dans les rangs des néophytes, si les missionnaires avaient pu adoucir pour eux la morale inflexible de l'Évangile : la polygamie surtout empêchait de suivre jusqu'au bout la vérité reconnue. L'empereur continuait au père Ricci un traitement de mandarin, qui suffisait pour l'entretien des cinq personnes de la mission de Pékin : ressource bien venue, alors qu'il leur était si difficile de se ravitailler par Macao.

La bienveillance impériale et le patronage des amis haut placés donnaient donc lieu de bien espérer pour l'avenir de la mission. Néanmoins, les supérieurs du père Ricci, appréhendant que cette situation, dont il était l'auteur principal, ne fut troublée par sa disparition, auraient désiré qu'il obtînt une permission officielle, expresse, pour ses collègues, de rester en Chine après sa mort. Il n'en fit pas la demande, jugeant cette démarche difficile et dangereuse, mais d'ailleurs inutile. En effet, la considération que Ricci avait conquise ne restait plus attachée à sa seule personne : avec lui et en lui, il avait fait estimer et le christianisme et l'Occident ; il avait suscité dans la Chine intelligente le besoin de conserver toujours avec l'un et l'autre les relations commencées. Au reste, les collaborateurs de Ricci, formés par lui et s'inspirant de ses directions dans tout leur apostolat, avaient réussi à se faire apprécier, comme lui, bien qu'à un moindre degré.

La grande préoccupation du fondateur, dans ses dernières années, fut d'obtenir pour sa chère mission des ouvriers nombreux et tels qu'il les lui fallait. Il ne cessa de demander au Père général des missionnaires « de talent et savants », di buon ingegno e letterati. Il réclama surtout, avec instances réitérées, pour Pékin, un « bon astronome », capable de corriger les « règles » erronées, dont se servaient les Chinois pour la rédaction de leur calendrier annuel. C'était et ce fut toujours, en Chine, une grosse affaire d'État, que ce calendrier. Le père Ricci avait fait une traduction chinoise du calendrier grégorien qu'il communiquait en manuscrit aux chrétiens ; les païens qui la virent, auraient voulu l'imprimer ; il les en empêcha, la confection et la publication du calendrier étant réservée au gouvernement. Mais, dès lors, il put entrevoir le jour où les missionnaires seraient priés de venir au secours des pauvres astronomes officiels de la Chine dans cette besogne. C'est ce qui arriva peu après sa mort. Il avait eu la satisfaction de recevoir à Pékin, en 1607, le père Sabatino de Ursis, Italien, qui avait reçu une bonne formation de mathématicien et d'astronome au Collège romain. Ce Père sera officiellement chargé, le premier, de cette fameuse réforme du calendrier, qui ne pourra être exécutée que beaucoup plus tard, surtout par les pères Schall et Verbiest.

Un des grands missionnaires français de Chine, le père Antoine Gaubil, a pu dire, non sans raison, que le christianisme était entré en Chine et y avait été conservé surtout grâce à l'astronomie. Le père Ricci, qui a eu comme une intuition prophétique du rôle de cette science dans l'avenir de sa mission, a-t-il prévu encore un autre fait non moins important de son histoire future, je veux dire la fondation de la mission française ? On est tenté de le conjecturer en lisant ce que rapporte le père Sabatino de Ursis des dernières paroles de l'illustre fondateur :

« Pour finir, raconte ce missionnaire, je ne laisserai pas d'écrire ce qu'il m'a dit, étant sur le point de mourir, d'où l'on pourra conclure le grand zèle qu'il avait pour les âmes et son amour universel pour tous :

« J'éprouve beaucoup d'affection, dit-il, pour le père Cotton, qui est en France, bien que je ne le connaisse pas de vue, sur ce que j'ai appris qu'il a fait pour le bien des âmes de ce royaume. Je me proposais de lui écrire cette année, et de lui donner des nouvelles de notre mission. Cela ne m'est plus possible ; je vous charge de lui en faire mes excuses. »

En 1610, les forces du père Ricci étaient épuisées, moins par suite de l'âge, que par les fatigues d'un apostolat qui remplissait toutes ses journées et une grande partie de ses nuits. Après une courte maladie, il expira le 11 mai, à sept heures du soir, en baisant le Crucifix et l'image de saint Ignace, dont il avait été un si digne fils. Sa perte fut vivement ressentie, non seulement par ses confrères et les chrétiens, mais encore dans le monde chinois païen. L'empereur, par une marque d'honneur très rare, pourvut lui-même au lieu de sa sépulture. À cette intention, par acte authentique, il attribua en toute propriété aux missionnaires un grand terrain : c'est celui même qui a reçu, après la dépouille mortelle du père Mathieu Ricci, celle de quatre-vingt-sept missionnaires catholiques morts depuis à Pékin. La mort du fondateur avait donné à la mission la reconnaissance officielle vainement demandée jusque-là.


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