John O. P. Bland (1863-1945) et Edmund T. Backhouse (1873-1944)
TSEU-HI
Impératrice douairière
La Chine de 1835 à 1909
d'après les papiers d'État, les mémoires secrets, les correspondances
Éditions Hachette et Cie, Paris, 1912, 350 pages.
- Les trois régences de Tseu-Hi : "La première régence (1861-1873) est pour Tseu-Hi comme une période de préparation. Elle a toutes les satisfactions du pouvoir sans en avoir les prérogatives. Pendant la seconde régence (1875-1889), son nom ne figura que de loin en loin au bas des décrets impériaux, mais elle eut grand soin de garder la haute main sur les nominations des fonctionnaires, l'attribution des récompenses ou des châtiments et les autres affaires administratives. Elle sut, par ce moyen, accroître sa popularité et son prestige auprès des mandarins. Le « rideau n'était pas baissé » pendant la minorité de Kouang-Siu, car il ne tenait son mandat que des impératrices, tandis que l'empereur T'oung-Tche avait reçu le pouvoir directement de son père. Tseu-Hi dut attendre la dernière régence (1898-1908), — qui fut à proprement parler moins « une régence » qu'une usurpation des prérogatives impériales pendant la vie du souverain, — pour qu'elle pût sans crainte donner satisfaction à son amour du pouvoir. C'est alors que, avec ce mépris des formes qui naît d'une longue pratique du gouvernement, elle accapara tous les signes extérieurs de l'autorité impériale. Elle tint audience chaque jour dans la grande salle du palais, assise sur le trône du Dragon, relégua l'empereur-fantôme dans une situation subalterne et se vit reconnue et acclamée sous le nom de « Vieux Buddha », comme la seule et toute-puissante maîtresse de l'Empire."
-
"Si l'on considère les six années qui suivirent le retour de l'exil [1902], il ne peut guère y avoir de doute sur la sincérité de la conversion de Tseu-Hi à la
réforme ; il est pourtant peu probable que ses sentiments à l'égard des étrangers aient subi aucun changement. Mais elle avait compris que ce n'étaient pas des citations d'auteurs classiques
qui pouvaient tenir en échec la force matérielle du monde occidental, et que, si la Chine voulait conserver son indépendance, elle devait suivre l'exemple du Japon. Or, chez Tseu-Hi, l'action
suivait immédiatement la pensée, et cette qualité, plus que toute autre, la distinguait de la masse de l'aristocratie mandchoue, qui sommeillait dans son fatalisme et son
impuissance."
-
Conclusion : "Pour comprendre la vie et la personnalité de l'impératrice douairière, il est indispensable de se
dégager des préjugés de race et d'apprécier exactement le milieu où elle est née et les traditions qui y dominaient. « Tseu-Hi a vécu, travaillé et gouverné suivant des méthodes tout à fait
différentes de celles des Occidentaux : le premier devoir de l'historien est donc de la juger suivant les idées de son pays et non suivant les nôtres. »"
Extraits : 1861. La conspiration de Tsai-Youen - 1898. Le coup d'État.
1902. Le retour de la cour à Péking - Conclusion
Feuilleter
Télécharger / Lire aussi
*
1861. La conspiration de Tsai-Youen
Face aux troupes franco-anglaises, la Cour avait fui à Jehol. À la mort de l'empereur, Ye-ho-na-la [Tseu-Hi] affronte une conspiration.
Il avait d'abord été convenu que l'empereur Hien-Foung quitterait Jehol au printemps de 1861, mais en janvier son état de santé fit abandonner
tout projet de retour à Péking.
À Jehol, soustrait à l'influence de ses frères et affaibli par la maladie, l'empereur était peu à peu tombé sous la domination du prince Yi (Tsai-Youen), qui avait pour alliés au Grand conseil le
prince Touan-Houa et Sou-Chouen, membre de la famille impériale. Ces trois personnages, assurés que la fin de l'empereur était proche et qu'une régence serait nécessaire, résolurent de s'emparer
du pouvoir. Le prince Yi était le chef nominal du complot, mais c'était en réalité Sou-Chouen qui en était l'âme et en avait la direction effective. Sou-Chouen était le frère de lait de
Touan-Houa, prince Tchen, chef de l'une des huit familles princières mandchoues, descendant en droite ligne du frère de Nou-eul-ho-tch'e. Dès sa jeunesse, il avait été l'un des personnages les
plus en vue de la capitale, qu'il emplissait du bruit de ses désordres et de ses débauches.
Ce furent les deux princes qui attirèrent l'attention de l'empereur sur ce vicieux personnage. Après avoir débuté dans une situation subalterne au ministère des Finances, Sou-Chouen s'éleva
rapidement au rang de Grand secrétaire-adjoint. Dans l'exercice de cette fonction, son avarice et sa cruauté lui acquirent une réputation peu enviable. Ye-ho-na-la fit en vain tous ses efforts
pour contre-balancer son influence grandissante. Sou-Chouen fit régner sur la cour un régime de terreur ; tous ceux qui lui résistèrent ne tardèrent pas à être bannis ou dégradés. Sur ses
instances, l'empereur révoqua tous les secrétaires du ministère des Finances accusés de réaliser des profits illicites en accaparant le marché de l'argent. L'accusation était sans doute fondée,
car de tels procédés font partie des moyens d'existence couramment admis pour les fonctionnaires métropolitains ; mais, venant d'un homme comme Sou-Chouen, dont la corruption était notoire, elle
prenait le caractère d'une vengeance personnelle. C'est sous ce même chef d'accusation que plus d'une centaine de notables et de riches négociants furent arrêtés, jetés en prison, et condamnés à
d'énormes amendes. Telles furent les sources de la fortune qui permit à Sou-Chouen de conspirer avec les princes Yi et Tchen. Cette fortune se trouve encore en grande partie dans les caves du
Palais impérial. Elle y fut transportée à la mort de Sou-Chouen, et lorsqu'en 1900 la cour dut prendre le chemin de l'exil, Tseu-Hi eut grand soin de la faire mettre en lieu sûr.
C'est surtout sur les conseils de Sou-Chouen que l'empereur se décida à déserter sa capitale et qu'il fut interdit à la plupart des hauts dignitaires de la cour d'accompagner le monarque dans sa
fuite ; il importait aux conspirateurs d'avoir le champ libre et de pouvoir exercer sur Hien-Foung une influence absolue.
Le but du prince Yi fut, tout d'abord, de soustraire l'empereur à l'influence de Ye-ho-na-la. Il rapporta au monarque les bruits qui couraient sur les prétendues relations de la concubine avec
Jong-Lou, ce bel officier des gardes, alors dans toute la force de la jeunesse, qui avait été l'ami d'enfance de la favorite. On ne manqua pas de rappeler à Hien-Foung que, pour une faute moins
grave, un simple manque d'égards envers la mère de son maître, la femme de l'empereur Kien-Loung avait été condamnée à la prison perpétuelle. Ces calomnies et ces insinuations frappèrent à tel
point l'esprit débile de l'empereur qu'il finit par consentir à ce que l'héritier présomptif fût arraché à sa mère et confié à la femme du prince Yi, que l'on manda à cet effet au pavillon de
chasse de Jehol. En même temps les conspirateurs desservirent le prince Koung auprès de l'empereur, son frère ; ils l'accusèrent d'avoir eu avec les étrangers des connivences coupables et
outrepassé ses pouvoirs de plénipotentiaire. Le prince Yi était depuis de longues années l'ennemi juré du prince Koung.
Sou-Chouen et ses complices nourrissaient, d'autre part, le projet de massacrer tous les Européens résidant à Péking et de mettre à mort, ou tout au moins de condamner à la prison perpétuelle les
frères de l'empereur. Ils rédigèrent par avance les proclamations où ils justifiaient ces mesures, comptant les publier au lendemain de la mort du monarque, qui paraissait maintenant imminente.
Mais alors ils se heurtèrent à un obstacle inattendu, le premier de ceux que la prévoyante Ye-ho-na-la devait semer sur leur route. Ils s'aperçurent que la concubine avait réussi à s'emparer du
sceau qu'une tradition inviolable ordonne d'apposer sur le premier édit de tout nouveau règne pour garantir la légitimité de la succession. Ce sceau, confié à la garde de l'empereur, porte des
caractères qui signifient : « Autorité légitimement transmise ». Dépourvu de ce sceau, tout décret publié par les usurpateurs manquerait de la consécration légale et pourrait être annulé. Le
prince Yi n'osa pas brusquer les événements en accusant Ye-ho-na-la ou en essayant de s'emparer du sceau par la force.
L'empereur, irrité contre sa concubine et dans un état de santé chaque jour plus critique, passa encore tout l'été de cette année à Jehol, cependant qu'à Péking le prince Koung accomplissait en
son nom les sacrifices ancestraux. Le quatrième jour de la sixième lune, la veille de son trentième anniversaire, il publia une déclaration en réponse à un mémoire du bureau des Astronomes qui
avait annoncé à cette occasion une conjonction des astres d'un présage favorable.
« Le mois dernier, les astronomes ont annoncé l'apparition d'une comète au nord-ouest : nous avons reçu cette nouvelle comme un solennel avertissement de la colère divine. Maintenant ils nous
font savoir que les étoiles se présentent favorablement, ce qui est sans aucun doute une information exacte, et non pas inspirée par le seul désir de nous être agréable. Cependant, depuis notre
avènement, nous avons toujours refusé de prêter attention aux présages heureux, en raison des révoltes toujours plus nombreuses de nos provinces du Sud et de la condition misérable de notre
peuple. Puisse cet heureux présage annoncer l'aube d'un jour meilleur et fasse le Ciel que la révolte prenne bientôt fin !
Le lendemain, l'empereur reçut les félicitations de la Cour, mais Ye-ho-na-la fut exclue de cette cérémonie. Ce fut la dernière fois que Sa Majesté parut en public : sa maladie s'aggrava dès lors
et fit de rapides progrès.
Le septième jour de la septième lune, la concubine Yi envoya, dans le plus grand secret, un exprès à Péking pour informer le prince Koung de la situation critique de son frère et le presser
d'envoyer en toute hâte un détachement du corps de la Bannière auquel appartenait le clan Ye-ho-na-la. Les événements maintenant se précipitent. Le 16, le Grand conseil et les ministres de la
Présence, tous dévoués à Tsai-Youen, pénètrent dans la chambre à coucher de l'empereur, dont ils expulsent l'impératrice consort et les concubines. Ils font signer à l'empereur des décrets
attribuant après sa mort la régence à Tsai-Youen, Touan-Houa et Sou-Chouen et enlevant à Ye-ho-na-la toute autorité sur l'héritier présomptif. Mais, pour que ces mesures soient valables, le sceau
de l'État est indispensable. Or il est toujours en la possession de Ye-ho-na-la et reste introuvable. Le lendemain, aux premières heures du jour, l'empereur meurt, et immédiatement on publie le
testament traditionnel que les conspirateurs ont préparé à l'avance. Tsai-Youen y était nommé régent principal : il n'y était fait mention ni du prince Koung ni de l'impératrice consort.
Au nom du nouvel empereur, qui n'était alors qu'un enfant de cinq ans, un décret fut promulgué annonçant son accession au trône. Mais on observa que ce décret violait la coutume et la
Constitution en omettant l'éloge traditionnel de l'impératrice consort. Le lendemain cependant un édit conféra le rang d'impératrices douairières à l'impératrice consort et à Ye-ho-na-la. Ainsi
les régents étaient obligés de tenir compte de la popularité indiscutable de Ye-ho-na-la parmi les troupes de Jehol, toutes d'origine mandchoue. Ils n'osaient point rompre ostensiblement avec
elle avant d'être rentrés à Péking et d'avoir affermi leur situation.
Leur premier soin devait être de s'assurer de l'effet produit à Péking et dans les provinces par leur usurpation. Puis ils publièrent, au nom des trois régents, les décrets en vertu desquels ils
assumaient la charge de l'héritier présomptif et donnaient au régent principal le titre de « kien kouo » (équivalent à celui de dictateur), exclusivement réservé jusqu'alors aux frères ou oncles
des empereurs.
Dès que ces événements furent connus à Péking, censeurs et hauts dignitaires adressèrent à Jehol mémoires sur mémoires. On y conjurait l'empereur de confier la régence aux deux impératrices, ou,
suivant l'expression chinoise, « d'administrer les affaires publiques rideau baissé ». Le prince Koung et les autres frères de l'empereur défunt étaient alors en correspondance secrète avec
Ye-ho-na-la, qui était pour eux, comme pour tous les censeurs, la seule personne qui comptât dans la Ville Interdite. Ils la suppliaient de hâter le départ du cortège funèbre pour la capitale.
Pour y réussir, il fallait agir avec la plus grande diplomatie, car plusieurs des femmes du monarque avaient été gagnées à la cause des usurpateurs, qui pouvaient aussi compter sur un certain
nombre de gardes du corps d'origine mandchoue appartenant à leur clan. La grande fortune de Sou-Chouen n'était pas, d'autre part, un facteur négligeable. Sans doute l'homme était personnellement
impopulaire à Péking ; on lui reprochait ses abus de pouvoir, ses spéculations sur les billets de banque et le numéraire, qui coûtaient cher aux citoyens, mais on savait que ses caves
regorgeaient de richesses — et il n'y a pas de ville au monde où l'argent puisse acheter autant de consciences qu'à Péking.
La situation politique était, d'autre part, favorable aux conspirateurs. La présence des troupes étrangères dans la capitale, la révolte qui s'étendait dans les provinces, devaient faire
accueillir avec faveur un changement de gouvernement, d'autant que les régents jouissaient à juste titre de la réputation d'hommes d'État expérimentés. Ye-ho-na-la avait d'ailleurs contre elle
les lois intérieures de la dynastie. Ces lois défendent, en effet, que le gouvernement soit exercé par une impératrice douairière. Et l'on pouvait au contraire justifier l'établissement d'un
conseil de régence par des précédents sous les empereurs Choun-Tche et K'ang-Hi. Dans les deux cas, l'impératrice Tai-Tsoung avait été tenue à l'écart des affaires. Ces conseils de régence, celui
de la minorité de K'ang-Hi en particulier, avaient cependant laissé un mauvais souvenir ; plusieurs de leurs membres avaient été exilés ou obligés de se suicider. Il est probable aussi que le
prince Koung, en soutenant la cause des impératrices, comptait sans l'énergie de Ye-ho-na-la et pensait qu'une régence exercée par des femmes lui permettrait de prendre en réalité la direction du
pouvoir.
Ye-ho-na-la fit preuve, au cours de cette période critique, des plus grandes qualités. Elle sut rester maîtresse des événements sans éveiller les soupçons des usurpateurs. Pour tous ses messages
secrets, elle eut recours aux services de l'eunuque Ngan Te-hai, dont nous parlerons plus loin. Par l'intermédiaire de Ngan Te-hai, des rapports journaliers étaient envoyés au prince Koung,
cependant que Ye-ho-na-la amenait le plus grand calme et traitait le prince Yi avec une déférence étudiée qui endormait ses soupçons.
Le onzième jour de la huitième lune, le conseil de régence annonça, au nom du jeune empereur, que le cortège funèbre partirait pour la capitale
le deuxième jour de la lune suivante. C'était là une décision préparée de longue main par Ye-ho-na-la, et elle attendait ce moment avec impatience. En leur qualité de ministres de la Présence,
les régents étaient obligés d'accompagner le cercueil pendant tout le trajet (environ 150 milles) ; or le grand poids du catafalque, porté par cent vingt hommes, rendait naturellement la marche
très lente, surtout dans cette contrée accidentée. On ne pourrait guère faire plus de 15 milles par jour. Le transport durerait donc une dizaine de jours, plus même en cas de mauvais temps. Pour
les impératrices, au contraire, la lenteur du cortège présentait un avantage capital, car elles ne devaient pas se joindre à la procession : devançant le cortège, elles pourraient rejoindre la
capitale en cinq jours avec de rapides porteurs. La coutume dynastique et l'étiquette de la Cour prescrivent en effet que le nouvel empereur et les consorts de l'empereur défunt fassent des
prières et offrent des libations au départ du convoi funèbre, et qu'ensuite ils se rendent en hâte au lieu de destination pour y exécuter les mêmes rites à l'arrivée du catafalque. Ye-ho-na-la
avait donc l'avantage sur ses adversaires : elle parvint à Péking plusieurs jours avant eux et put se concerter avec le prince Koung pour leur préparer une chaude réception.
Tsai-Youen et ses collègues virent nettement le danger qu'ils couraient si Ye-ho-na-la arrivait à Péking avant eux, et ils décidèrent de faire assassiner les deux impératrices en cours de route ;
dans cette intention, ils leur donnèrent comme escorte les gardes du corps du premier régent. Sans l'intervention de Jong-Lou, qui eut vent du complot, les deux douairières ne fussent
certainement pas arrivées vivantes dans la capitale. Mais, une nuit, avec cette décision que Ye-ho-na-la savait inspirer à son entourage, Jong-Lou abandonna le convoi impérial et, suivi d'un
grand nombre de ses hommes, s'élança au secours des impératrices ; il les rejoignit avant Kou pe-keou, ville située à l'extrémité du défilé qui fait communiquer le pays plat avec la Mongolie et
qui devait être le lieu du crime.
Dès le départ de Jehol, une pluie torrentielle s'était mis à tomber. Les routes étaient devenues impraticables, et les impératrices durent chercher un abri dans le défilé de la Longue Montagne,
où aucun refuge n'avait été préparé pour les recevoir. Le convoi funèbre était alors à dix milles en arrière. Ye-ho-na-la, toujours soucieuse du protocole, détacha plusieurs hommes de son escorte
pour demander au nom de l'impératrice consort et au sien si aucun accident n'était arrivé au cercueil impérial. Le prince Yi et ses collègues répondirent que le catafalque avait atteint la
première étape sans accident. Ye-ho-na-la, usant alors des prérogatives de l'autorité suprême, fit don aux porteurs de 1.000 taels pris sur sa cassette particulière. Le prince Yi n'ignorait pas
que sa situation devenait d'heure en heure plus critique ; il savait aussi qu'il n'avait à espérer aucun retour de fortune tant que les deux impératrices auraient leur pleine liberté d'action. Il
n'en joua pas moins bravement son rôle, en grand seigneur fidèle aux traditions. Il écrivit aux impératrices pour les remercier humblement de la sollicitude qu'elles témoignaient pour la
dépouille mortelle de l'empereur. Ye-ho-na-la répondit en le félicitant de son loyal dévouement. Ainsi, marchant à la mort, ils n'oubliaient aucune règle du jeu compliqué de l'étiquette. Ces
documents se trouvent dans les archives de la dynastie et fournissent des preuves remarquables de l'importance capitale que Chinois et Mandchous attachent à la forme et à la lettre, même dans les
moments les plus critiques.
Les impératrices, sous la sauvegarde de Jong-Lou, arrivèrent sans encombre à Péking, le vingt-neuvième jour de la neuvième lune, alors que le cortège funèbre se trouvait encore à trois jours de
marche. Dès leur arrivée, elles tinrent un conseil secret, auquel assistèrent les frères de l'empereur, les ministres et les membres de la famille impériale, qu'elles savaient dévoués à leur
cause. La situation était grave et fut l'objet d'une longue discussion. Sans doute, l'impératrice-mère était en possession du sceau d'« autorité légitimement transmise » ; mais il n'y avait aucun
précédent pour justifier l'arrestation sommaire, peut-être violente, de hauts dignitaires de l'État escortant un cercueil impérial. On sentait qu'un tel acte serait interprété comme un manque de
respect envers l'empereur défunt et ferait commencer le règne du nouvel empereur sous de fâcheux auspices. L'avis général fut qu'il convenait d'agir avec lenteur et circonspection et de respecter
toutes les formes extérieures de la tradition. Dès l'arrivée du cercueil impérial, on dépouillerait les régents de l'autorité qu'ils avaient usurpée ; on aviserait ensuite.
Le cortège devait entrer à Péking par la porte du Nord-Ouest, le deuxième jour de la dixième lune au matin. La veille, le prince Koung fit
occuper cette partie de la ville par des forces considérables, en prévision d'une attaque à main armée de la part de Tsai-Youen et de ses partisans.
Le jeune empereur, accompagné des deux impératrices douairières, s'avança à la rencontre du cortège ; les frères du monarque défunt et toute une suite de hauts dignitaires s'étaient joints à eux.
Lorsque le catafalque franchit la porte, l'empereur et sa suite s'agenouillèrent et donnèrent au défunt les marques de respect prescrites par la coutume. Le cercueil était précédé par les
insignes impériaux et suivi d'un important détachement de cavalerie mandchoue. Le prince Yi et les deux autres régents, s'étant acquittés de leur mission, s'avancèrent, comme le voulait la
coutume, pour en rendre compte au jeune empereur. Ils furent reçus sous un large dais élevé à l'entrée de la ville. Les deux impératrices étaient présentes ainsi que les frères de l'empereur et
les Grands secrétaires Kouei-Liang et Tcheou-tsou-pe.
Ye-ho-na-la, assumant, selon ses habitudes, le principal rôle, ouvrit l'entrevue en informant le prince Yi que l'impératrice consort et elle-même lui savaient gré, ainsi qu'à ses collègues, des
services qu'ils avaient rendus comme régents et membres du Grand conseil, mais qu'ils étaient maintenant relevés de ces fonctions. Le prince Yi payant d'audace, répondit qu'il était régent
principal en vertu d'une nomination régulière, que les impératrices n'avaient aucun pouvoir pour lui enlever une autorité qui lui avait été conférée par l'empereur défunt, et que, pendant la
minorité du nouveau monarque, aucune audience impériale ne serait accordée ni à elles ni à personne sans son autorisation formelle.
— Nous verrons bien !, dit Ye-ho-na-la,
et, sur-le-champ, elle fit arrêter les trois régents. L'empereur et sa suite se rendirent alors en hâte au Palais pour y recevoir le cercueil à l'entrée principale de la Ville Interdite : même
dans les circonstances les plus critiques, les morts, en Chine, passent avant les vivants. Les régents déposés suivaient avec résignation. Toute tentative de fuite ou de résistance eût été vaine,
car les rues étaient garnies de troupes dévouées à la cause de Ye-ho-na-la. Elle avait, par les seules ressources de son esprit, gagné sur la force brutale de ses ennemis la plus complète des
victoires.
Sans perdre un instant, les impératrices prirent soin de régulariser leur situation au moyen d'un décret revêtu du grand sceau de l'« autorité légitimement transmise », et, par une fiction
gouvernementale couramment admise en Chine, on attribua ce décret au jeune empereur, âgé de six ans à peine.
Dans la première partie de ce document, les trois conspirateurs étaient rendus responsables et de l'invasion de la Chine par les « Barbares », et de la fuite à Jehol. Puis l'empereur rappelait
qu'un des censeurs avait demandé que les impératrices fussent chargées du gouvernement pendant sa minorité, avec la collaboration d'un ou deux princes :
« Ces propositions, ajoutait-il, ont reçu notre entière approbation. Il est vrai que l'exercice de la régence par une impératrice douairière n'est justifié, dans l'histoire de notre dynastie, par
aucun précédent ; mais les intérêts de l'État doivent passer avant tout, et il est certainement plus sage de prendre les décisions exigées par les circonstances que de nous attacher à la
scrupuleuse observation des précédents.
Le décret se terminait par la mise en accusation des trois usurpateurs et de quatre membres du Grand conseil. Le prince Koung, les Grands secrétaires, les ministres réunis en commission
judiciaire étaient appelés à statuer sur leur sort.
Entre-temps, les impératrices avaient escorté avec les cérémonies d'usage le cercueil impérial jusqu'à la salle du Trône, où il fut provisoirement déposé.
Maintenant qu'elle était à Péking, entourée de troupes dévouées à sa cause, Ye-ho-na-la pensa que le moment était venu de prendre des mesures plus énergiques. Elle promulgua un second décret, en
son nom et en celui de l'impératrice consort, traduisant les trois principaux conspirateurs devant leurs pairs pour y être frappés d'une peine sévère.
Elle s'affirme en cet édit la souveraine despotique et vindicative que révélera plus tard le moindre de ses actes.
« L'audace dont ils ont fait preuve ce matin en paraissant mettre en doute notre droit de donner audience au prince Koung témoigne d'un degré de perversité inconcevable et prouve la noirceur de
leurs desseins. La punition dont ils ont été frappés jusqu'ici est tout à fait disproportionnée à l'énormité de leur faute.
Contre Sou-Chouen en particulier, la haine de l'impératrice fut féroce. Son épouse l'avait insultée lors de sa disgrâce à Jehol, et Ye-ho-na-la n'était pas femme à pardonner les injures. Sans
attendre la décision de la Cour, elle prononça la confiscation à son profit de tous les biens de Sou-Chouen. Ces richesses s'élevant à plusieurs millions de livres sterling au bas mot,
Ye-ho-na-la constituait ainsi la base de cette immense fortune qui devait être, dans la suite, un des principaux objets de son ambition et une des premières sources de sa puissance. Elle poussa
la cupidité jusqu'à faire faire des fouilles dans toutes les propriétés de Sou-Chouen, « car il avait certainement enfoui sous terre de larges sommes d'or et d'argent en prévision de la
découverte de ses crimes ».
Le sixième jour de la dixième lune, le prince Koung et la commission impériale déposèrent leur rapport sur les faits imputés à Tsai-Youen et ses complices. Ils concluaient à la peine de
l'écartèlement et de la mort lente pour les trois chefs du complot.
Dans le décret qui fut promulgué à cette occasion, Ye-ho-na-la, après avoir énuméré les crimes des usurpateurs et chargé particulièrement Sou-Chouen, conclut ainsi :
« La peine d'écartèlement et de mort lente, recommandée par la commission, est en effet celle que méritent leurs crimes ; mais la loi de notre dynastie nous permet de faire preuve de clémence à
l'égard des membres de la famille impériale. En conséquence, nous décidons que leur déshonneur ne sera pas public. Tsai-Youen et Touan-Houa sont par les présentes autorisés à mourir de leur
propre main ; les princes Su et Mien Sen sont chargés de se rendre sur l'heure dans la « Chambre Vide » et de veiller à ce que cet ordre soit exécuté sans délai. Ce n'est pas par sympathie pour
ces traîtres que nous accordons cette autorisation, c'est simplement pour sauvegarder la dignité de notre famille impériale.
Quant à Sou-Chouen, sa faute dépasse de beaucoup celle de ses complices, et il a pleinement mérité la peine proposée, ne serait-ce que pour satisfaire à la loi et à l'indignation publique ! Nous
ne pouvons cependant pas nous résigner à ordonner un châtiment si exemplaire. Envers lui aussi nous userons de clémence et le condamnerons à la décollation immédiate : les princes Jouei et
Tsai-Liang sont chargés d'assister à l'exécution. Qu'elle soit un avertissement pour tous les traîtres et les rebelles !
Le titre héréditaire de prince du sang que portaient Yi et Tchen fut rayé des registres généalogiques de la dynastie à la suite de la conspiration de 1861. Mais, trois ans après, en 1864, ce
titre, ainsi que les propriétés appartenant aux derniers titulaires, furent rendus aux deux familles par décret des impératrices régentes en témoignage de reconnaissance pour la répression du
soulèvement des T'ai-P'ing et la reprise de Nanking. Mais la fatalité semble poursuivre les porteurs de ces noms historiques. Le prince Yi, deuxième du nom après Tsai-Youen, dut se suicider en
1900 pour prétendue complicité avec les Boxers. La même année, le chef de la maison Tchen, type du patriote mandchou, se suicida lui aussi au moment de l'entrée des Alliés à Péking.
Quant à la famille de Sou-Chouen, Tseu-Hi la poursuivit de sa haine : elle interdit aux fils du conspirateur et à ses descendants l'exercice de toute fonction publique.
En août 1898 — à la fin de la septième lune — l'impératrice douairière était gagnée au parti réactionnaire. Mais elle remettait les actes
décisifs à plus tard, après le voyage qu'elle et l'empereur devaient faire à Tien-Tsin, pendant la neuvième lune. Elle avait l'intention d'y conférer avec Jong-Lou avant de reprendre la régence
pour faire face éventuellement à l'hostilité des provinces du Sud.
De son côté, Kouang-Siu avait enfin compris qu'il lui fallait compter avec l'opposition irréductible de Tseu-Hi ; tout récemment elle lui avait fait d'amers reproches pour une simple allusion aux
conseils d'indépendance que lui avait donnés K'ang Yeou-wei. L'empereur savait que Jong-Lou soutiendrait toujours loyalement son auguste maîtresse ; et il n'y avait pas un Mandchou éminent dans
l'Empire, et à peine un Chinois à Péking qui oserait s'élever contre Tseu-Hi lorsqu'elle se serait ouvertement déclarée pour la réaction. Des deux seuls hauts fonctionnaires de Péking sur la
sympathie et le soutien desquels il pouvait compter étaient Tchang Yin-houan, de Canton, et Li Touan-fen, natif du Koei-tcheou. Cependant, s'il réussissait à s'assurer l'appui de l'armée du Nord,
organisée et entraînée à l'européenne, le parti réformiste pouvait encore triompher. Pour obtenir ce résultat, il était indispensable que Jong-Lou, gouverneur général du Pe-tchi-li et commandant
en chef de cette armée, fut mis hors d'état de nuire, et cela rapidement avant que l'impératrice ait eu vent du projet. L'empereur proposa donc de mettre à mort Jong-Lou dans son yamen, à
Tien-Tsin ; puis d'amener rapidement à Péking un détachement de 10.000 de ses hommes, qui cerneraient l'impératrice douairière dans le palais d'Été. En même temps, les principaux réactionnaires
de la capitale, Kang-Yi, Yu-Lou, Houai T'a-Pou et Hiu Ying-k'ouei seraient arrêtés à leurs domiciles et mis en prison.
Tel était le plan suggéré par K'ang Yeou-wei, le censeur Yang Chen-sieou et les secrétaires du Grand conseil T'an Se-t'oung, Lin-Hiu, Yang-Jouei et Lieou Kouang-ti.
Le premier jour de la huitième lune, l'empereur, qui était alors en résidence au palais d'Été, reçut Youen Che-k'ai, Grand juge du Pe-tchi-li, et causa longuement avec lui de la situation
politique de la Chine. Youen, alors dans sa quarantième année, avait dû son rapide avancement à la protection de Li Houng-tchang. Résident de Chine en Corée en 1894, il avait, à en croire ses
nombreux ennemis, contribué pour une grande part à l'ouverture de la crise sino-japonaise par ses mesures arbitraires et maladroites. À cette première audience, l'empereur dit à Youen Che-k'ai sa
volonté de maintenir et d'affirmer sa politique de réformes et lui demanda s'il resterait fidèle à son souverain au cas où il serait mis à la tête d'un important détachement de troupes.
— Votre serviteur, répondit Youen, s'efforcera de justifier la faveur royale, même si son mérite n'est qu'une goutte d'eau dans l'océan ou un grain de sable dans le désert : il rendra fidèlement
les services d'un cheval ou d'un chien tant qu'il lui restera un souffle.
Complètement rassuré par les paroles de Youen, son attitude et son zèle apparent pour la réforme, l'empereur publia aussitôt le décret suivant :
« À l'heure actuelle, la réforme de l'armée est de toutes la plus importante ; le Grand juge du Pe-tchi-li, Youen Che-k'ai, est un administrateur énergique et complètement au courant de la
question de l'entraînement des troupes. Nous lui accordons en conséquence le rang de vice-président de ministère en expectative et lui confions spécialement la réforme de l'armée. Il nous
adressera des mémoires sur les réformes qu'il désirera introduire. Dans les conditions actuelles, il est capital que nos défenses soient renforcées, et ce sera le devoir de Youen Che-k'ai de
consacrer toute l'énergie et le zèle possibles à la formation de nos troupes, à l'organisation d'une armée puissante afin de seconder loyalement la volonté du Trône et de constituer des forces
homogènes. »
Pas un mot n'avait été dit à cette première audience du projet de remplacer Jong-Lou.
Dès que Youen eut quitté la salle du palais Jen Cheou, l'impératrice douairière le faisait appeler dans ses appartements et l'interrogeait sur ce que l'empereur lui avait dit.
— Sans doute, il faut que l'armée soit réformée, dit-elle ; ce décret est excellent, mais Sa Majesté est trop pressée, et je la soupçonne de caresser d'autres desseins.
L'impératrice fit alors venir l'empereur et le pria de faire arrêter K'ang Yeou-wei pour avoir parlé irrespectueusement de sa vie privée. Elle reprocha d'ailleurs à Kouang-Siu, en termes vagues,
son manque de piété filiale chaque jour plus évident. L'empereur promit humblement de se conformer à ses désirs et de faire arrêter K'ang Yeou-wei ; mais fort avant dans la soirée, alors que
Tseu-Hi se divertissait sur le lac Koun-Ming, il rédigea à la hâte, de son écriture enfantine et maladroite, un décret à l'adresse de K'ang et le fit porter en toute hâte à Péking par Soung
You-lien, son eunuque de confiance. Il y rappelait que K'ang avait été nommé secrétaire du bureau des Journaux officiels à Chang-Haï et s'étonnait que ce fonctionnaire n'eût pas encore rejoint
son poste. Étant donné l'importance de la presse pour l'éducation nationale et pour le progrès, il lui ordonnait de se rendre en toute hâte à Chang-Haï et de ne retarder son départ sous aucun
prétexte.
K'ang comprit l'avertissement : dès le lendemain matin, il quittait Péking par le premier train, arrivait sans encombres à T'ang-Kou et y prenait un paquebot pour Chang-Haï.
L'impératrice, à la nouvelle de ce départ, entra dans une grande fureur et télégraphia à Jong-Lou d'arrêter K'ang à Tien-Tsin ; Jong-Lou ne fit rien pour exécuter cet ordre. Il ignorait à ce
moment le complot dirigé contre lui, sans quoi il est douteux qu'il eût fait preuve d'une telle magnanimité.
Le deuxième jour de la huitième lune, l'empereur eut une entrevue avec le réformiste Lin-Hiu et Youen Che-k'ai, qui l'assura à nouveau de son entier dévouement. Puis il se rendit à Péking. Il
valait mieux, pensait-il, que le complot fût dirigé de la Ville Interdite que du palais d'Été, où les eunuques de l'impératrice étaient autant d'espions à son service. Il est évident qu'à ce
moment encore l'empereur avait toute confiance en la réussite de ses projets, car il publia le lendemain deux décrets, l'un relatif à l'enseignement des langues européennes dans les écoles
publiques, l'autre exigeant des magistrats de districts une administration plus honnête.
Le 5, Youen Che-k'ai eut avec l'empereur une dernière entrevue avant de partir pour Tien-Tsin. Sa Majesté le reçut dans un des palais de la Ville Interdite. Toutes les précautions furent prises
pour que la conversation échappât aux oreilles indiscrètes. L'empereur prit place, pour la dernière fois, sur le grand trône du Dragon, qu'allait occuper à nouveau, quelques jours plus tard,
l'impératrice douairière et, dans l'obscure salle du Trône où pénétrait à peine la lumière du jour, il exposa à Youen Che-k'ai les détails de la mission qu'il avait décidé de lui confier. Youen
devait se rendre à Tien-Tsin en toute hâte, y arrêter Jong-Lou dans son yamen et le décapiter sur l'heure, puis revenir immédiatement à Péking avec les troupes de Jong-Lou pour se saisir de
l'impératrice douairière et la mettre en prison. L'empereur lui donna une petite flèche, symbole de l'autorité impériale qui lui était déléguée, et le pria de se mettre en route sans délai. Il
lui remit aussi un décret qui le nommait vice-roi du Pe-tchi-li par intérim, dès que sa mission serait terminée.
Youen promit obéissance et fidélité et, sans parler à personne, quitta Péking par le premier train. Cependant la vieille impératrice arrivait au palais d'Hiver ce matin-là à huit heures pour y
accomplir des sacrifices sur l'autel du dieu des Vers à soie, et l'empereur se rendait à la porte du parc de l'Ouest, qui entoure le palais du Lac, pour y recevoir respectueusement Sa
Majesté.
Youen arriva à Tien-Tsin avant midi et se rendit aussitôt au yamen de Jong-Lou. Il lui demanda s'il le considérait comme un frère fidèle. (Les deux hommes avaient échangé, plusieurs années
auparavant, le serment de fraternité.)
— Assurément, répondit le vice-roi.
— Vous avez raison, reprit Youen, car l'empereur m'envoie ici pour vous tuer ; et au lieu d'exécuter ses ordres, je vais vous révéler ses projets, en raison de mon loyal attachement à
l'impératrice douairière et de mon affection pour vous.
Jong-Lou, sans paraître ému de ces révélations, exprima seulement sa surprise que Tseu-Hi ait pu rester dans l'ignorance de ce complot et ajouta qu'il allait se rendre immédiatement dans la
capitale pour y voir l'impératrice le soir même. Youen lui remit le décret de l'empereur, et Jong-Lou arriva à Péking par train spécial peu après cinq heures du soir.
Il se rendit aussitôt au palais du Lac et pénétra dans la demeure de l'impératrice, sans tenir compte de l'étiquette qui interdit formellement à tout fonctionnaire provincial de se rendre dans la
capitale sans y être spécialement appelé, ni des règles plus strictes encore qui protègent l'entrée du palais. Sans même se faire annoncer, il se présenta à l'impératrice et, la saluant trois
fois, s'écria :
— Que Votre Majesté soit mon refuge !
— Quel refuge cherchez-vous dans l'enceinte interdite où aucun mal ne peut vous atteindre et où vous n'avez pas le droit de vous trouver ?, répondit Tseu-Hi.
Jong-Lou lui exposa alors tous les détails du complot. Embrassant d'un coup d'œil la situation et s'élevant aussitôt à la hauteur de ses nécessités avec le courage et l'intelligence qui lui
permettaient de surmonter tous les obstacles, elle chargea Jong-Lou de réunir secrètement, et dans le plus bref délai, les chefs du parti conservateur au palais du Lac. En moins de deux heures,
tout le Grand conseil, plusieurs princes et nobles mandchous (le prince K'ing, avec son flair habituel, avait prévu la crise et demandé un congé de maladie), et les hauts dignitaires des
ministères, y compris les deux ministres révoqués par l'empereur (Hiu Ying-k'ouei et Houai T'a-Pou) se trouvèrent réunis en présence de l'impératrice. Humblement agenouillés, tous ces personnages
la supplièrent de reprendre le pouvoir et de sauver l'antique empire des horreurs d'une civilisation barbare. On décida sur-le-champ que les gardes de la Ville Interdite seraient remplacés par
des soldats de Jong-Lou, qui retournerait à son poste à Tien-Tsin pour y attendre de nouveaux ordres. La réunion se termina vers minuit. Le lendemain matin, à cinq heures et demie, l'empereur
vint dans la salle Tchoung-Ho du Palais pour y parcourir les litanies rédigées par le ministère des Rites, qu'il devait réciter le surlendemain au cours des sacrifices d'automne en l'honneur des
dieux tutélaires. À sa sortie, il fut arrêté par les gardes et les eunuques, transporté dans le palais de l'îlot du Lac (la terrasse de l'Océan) et informé que l'impératrice l'y viendrait voir
plus tard.
Au nom de l'empereur, Tseu-Hi publia le décret suivant :
« La nation traverse à l'heure actuelle une crise redoutable, et le besoin d'une sage direction se fait sentir dans tous les services publics. Nous avons nous-mêmes travaillé nuit et jour avec
zèle pour remplir nos innombrables devoirs, mais, en dépit de notre énergie et de nos efforts, nous craignons sans cesse de ne pas remplir nos devoirs avec la promptitude nécessaire au salut de
ce pays. Nous rappelons respectueusement que Sa Majesté l'impératrice douairière, a deux fois, depuis le commencement du règne de S. M. T'oung-Tche, rempli les fonctions de régente et qu'elle a
déployé dans ses méthodes de gouvernement d'admirables qualités qui lui permirent de faire face victorieusement à toutes les difficultés. Nous souvenant du lourd fardeau dont nos devoirs envers
nos ancêtres et envers la nation ont chargé nos épaules, nous l'avons à plusieurs reprises suppliée de condescendre une fois encore à diriger les affaires publiques. Elle vient de nous honorer
gracieusement en se rendant à nos prières ; c'est pour tous nos sujets un bienfait inappréciable. À partir de ce jour, Sa Majesté s'occupera des affaires de l'État dans la salle latérale du
Palais, et après demain nous-même, à la tête de nos princes et ministres, présenterons nos devoirs à l'impératrice régente dans la salle du Gouvernement diligent. Les divers ministres intéressés
prendront leurs dispositions pour les rites qui à cette occasion devront être accomplis. Telle est la volonté de l'Empereur.
Suivit un autre décret, révoquant le censeur Soung Pe-lou en raison de sa mauvaise réputation et pour avoir recommandé des personnalités douteuses (lisez : le réformiste Liang K'i-tch'ao).
L'impératrice avait à satisfaire une vive rancune contre ce censeur, qui, dans un mémoire récent, avait osé critiquer ses mœurs ; mais, comme il n'avait pas pris une part active à la
conspiration, elle lui laissa la vie sauve.
Puis Tseu-Hi se rendit à la terrasse de l'Océan, accompagnée seulement de Li Lien-yin, qui avait reçu l'ordre de remplacer les eunuques de l'empereur par ses propres créatures. (Des serviteurs de
Kouang-Siu furent ou mis à mort ou condamnés aux travaux forcés.) Nous tenons d'un Mandchou qui en entendit le récit de la bouche du duc Kouei-Siang, frère cadet de Tseu-Hi, les détails de cette
dramatique entrevue.
L'impératrice douairière informa sans détour Kouang-Siu des décisions qu'elle venait de prendre. Il aurait la vie sauve, et, pour le moment du moins, resterait sur le trône. Mais il serait
étroitement surveillé, et toutes les paroles qu'il prononcerait seraient rapportées à l'impératrice. Quant à ses décrets de réformes, qu'elle avait d'abord encouragés ne pouvant imaginer à
quelles folles entreprises sa présomption le conduirait, ils seraient tous rapportés. Comment osait-il oublier de quels immenses bienfaits il lui était redevable ? C'est elle qui l'avait placé au
pouvoir suprême, elle qui l'avait généreusement autorisé à diriger les affaires publiques. Il n'avait, pauvre mannequin, aucun droit à l'empire et elle pouvait le renverser à son gré. Il n'y
avait pas, ajouta-t-elle, un seul Mandchou haut placé qui ne l'eût maintes fois pressée de déposer ce fantôme d'empereur et de prendre à sa place la direction des affaires. Il avait, il est vrai,
des sympathies parmi les Chinois, mais de ce côté ses partisans étaient tous des traîtres : elle saurait les traiter comme ils le méritaient.
La concubine Tchen-Fei (ou Perle), la seule des femmes de Kouang-Siu pour laquelle il paraît avoir eu quelque affection, s'agenouilla alors devant Tseu-Hi et la supplia d'épargner à l'empereur de
plus longs reproches. Elle osa même rappeler qu'après tout il était le souverain légal et que l'impératrice douairière elle-même ne pouvait pas annuler le mandat du Ciel. Tseu-Hi irritée la pria
de se retirer et la fit enfermer dans une autre partie du Palais, où elle resta prisonnière jusqu'en 1900. La vindicative impératrice trouva alors l'occasion de tirer une vengeance sommaire de la
présomptueuse concubine [Elle fut jetée dans un puits, sur les ordres de Tseu-Hi, au moment où la Cour s'apprêtait à fuir devant les forces alliées].
L'impératrice consort, avec laquelle Kouang-Siu n'échangeait que de rares paroles, reçut l'ordre de rester près de lui. Elle était la nièce de Tseu-Hi, et l'impératrice douairière pouvait compter
sur elle pour lui rapporter fidèlement les faits et gestes de son époux. En l'absence de l'impératrice douairière, l'empereur n'était autorisé à voir personne, sauf sa femme et les eunuques de
service.
Jusqu'à la fin de sa vie, Kouang-Siu maudit Youen Che-k'ai, et lui seul, pour l'avoir trahi. C'est à lui qu'il devait son humiliation, la ruine de tous ses chers projets de réforme et les
vingt-trois mois de réclusion solitaire qu'il devait passer à la terrasse de l'Océan. Ses dernières paroles, sur son lit de mort, furent pour prier ses frères de ne pas oublier sa longue agonie.
Il leur fit promettre de tirer vengeance de l'auteur responsable de sa déchéance. Il trouvait naturel au contraire que Jong-Lou eût fait passer avant tout son dévouement à l'impératrice et
cherché à la prévenir. Et puisqu'il avait projeté de le mettre à mort, il ne pouvait guère attendre de lui dévouement ni fidélité. Le ressentiment du « Vieux Buddha » lui paraissait aussi
naturel. Il avait conspiré contre elle et échoué. Mais Youen Che-k'ai avait solennellement juré fidélité et obéissance. L'empereur évita toujours de lui adresser la parole, même lorsque Youen
Che-k'ai devint vice-roi du Pe-tchi-li.
Aujourd'hui, Youen vit dans la retraite et dans la crainte perpétuelle de la mort : car le frère de l'empereur, le régent actuel, a tenu parole.
Avant de prendre une décision, Tseu-Hi tint à être absolument assurée que les puissances étrangères n'exigeraient pas son abdication. Lorsqu'elle
fut tranquillisée de ce côté, son hésitation à retourner à Péking disparut comme par enchantement. Elle attendit seulement que l'état des routes, toujours plus ou moins impraticables après les
pluies d'été, fût suffisamment amélioré pour lui permettre de voyager confortablement. Tandis qu'on emballait l'énorme quantité de « tributs » recueillis par Sa Majesté et par la Cour pendant le
séjour à Si-Ngan, Tseu-Hi reçut confirmation de la nouvelle que ses trésors de Péking n'avaient pas été pillés par les troupes étrangères — nouvelle qui augmenta son désir de rentrer aussi vite
que possible pour les mettre en sûreté avant qu'ils n'eussent été escamotés par les eunuques.
Le départ de Si-Ngan eut lieu le 20 octobre 1901 : il fut précédé d'un sacrifice au dieu de la Guerre, esprit tutélaire de sa dynastie (et aussi patron des Boxers), offert dans un petit temple
hors des portes de la ville. La Cour s'avança vers le nord par petites étapes d'environ 25 milles par jour ; elle se reposa d'abord à Ho-Nan-Fou, puis à Kaï-Foung-Fou, où fut célébré le
soixante-sixième anniversaire de Tseu-Hi et où l'on séjourna quelques semaines.
À chaque étape, l'impératrice trouvait des commodités qui lui faisaient oublier les privations qu'elle avait dû supporter quinze mois auparavant.
Ce fut pendant son séjour à Kaï-Foung-Fou que le traité de paix fut signé à Péking. C'est là aussi qu'elle reçut la nouvelle de la mort de Li Houng-tchang.
Par sa connaissance profonde des affaires diplomatiques, par l'habileté qu'il apportait à négocier avec les puissances étrangères, cet homme d'État avait été un des serviteurs les plus précieux
de Sa Majesté, et les conditions libérales accordées à la Chine par les Alliés victorieux furent en très grande partie dues à ses efforts. Sa Majesté, tout en appréciant sa valeur, ne l'avait
jamais traité avec une faveur marquée et avait toujours refusé de l'appeler au Grand conseil, sous prétexte qu'elle ne comprenait pas son dialecte. À sa mort, cependant, elle lui conféra un
honneur qui n'avait été accordé à aucun sujet chinois sous cette dynastie ; un temple fut élevé à sa mémoire à Péking même, outre ceux qu'on avait édifiés dans les provinces où il avait été en
fonctions. Bien qu'ayant rendu Li Houng-tchang responsable de la guerre japonaise et de ses désastreuses conséquences, l'impératrice n'approuva jamais la hâte de l'empereur à lui enlever la
vice-royauté du Pe-tchi-li. À la signature du traité de paix, elle lui conféra de nouveaux honneurs posthumes et prit cette occasion pour féliciter et remercier par décret impérial le prince
K'ing, Youen Che-k'ai et les autres hommes d'État qui collaborèrent au traité. Elle vanta en particulier le dévouement de Jong-Lou, « qui avait vivement conseillé d'exterminer les Boxers et qui,
non content des services précieux qu'il rendait au Trône comme Grand conseiller, avait contribué plus que personne à protéger les légations. »
Après d'admirables représentations théâtrales, à l'occasion de son anniversaire, l'impératrice quitta Kaï-Foung et continua son voyage. À la traversée du fleuve Jaune, qui eut lieu par un temps
superbe, elle fit au dieu du fleuve un sacrifice d'expiation et de reconnaissance. En arrivant aux frontières de la province du Pe-tchi-li, Sa Majesté publia un décret, rédigé en termes des plus
amicaux, annonçant que l'empereur recevrait les ministres étrangers dès son retour au Palais et que la réception aurait lieu dans la salle centrale du Trône, ce qui d'ailleurs avait été spécifié
au protocole de paix. Elle-même affirmait son intention de recevoir les femmes des ministres, dont elle avait gardé un excellent souvenir. Elle avait précédemment autorisé tous les étrangers à
assister à son entrée dans la capitale, alors que les légations, conformément à l'usage, avaient interdit à leurs nationaux de se trouver sur le passage du cortège impérial.
Le 6 janvier 1902, à midi, la Cour arriva par train spécial à la gare construite à cette occasion au sud de Péking, près de l'ancien terminus de
Ma-kia-pou. De grands pavillons luxueusement décorés servirent à la réception officielle de l'empereur et de l'impératrice douairière dans leur capitale ; ils contenaient un trône laqué or, des
vases sacrés en cloisonné et des porcelaines précieuses. Plusieurs centaines de hauts fonctionnaires métropolitains étaient présents, et une enceinte avait été réservée aux étrangers. Lorsque le
train, long de plus de trente voitures, entra en gare, Tseu-Hi était à l'une des portières de son wagon et regardait anxieusement les alentours. La jeune impératrice, la princesse impériale et Li
Lien-yin étaient avec elle. En reconnaissant Sa Majesté, les fonctionnaires se mirent à genoux, tandis que Ki-Lou, chef de la Maison impériale, criait aux étrangers de se découvrir (ce qu'ils
avaient déjà fait). Le premier qui sortit du train fut le Grand eunuque. Il se mit immédiatement à vérifier, sur une longue liste, l'énorme tas de caisses et de bagages de toute espèce, tributs
des provinces et richesses variées, qui avaient voyagé avec la Cour sous la surveillance personnelle de Sa Majesté. Après l'eunuque vint l'empereur, manifestement ému, qui, sur un signe de
l'impératrice douairière, monta rapidement dans son palanquin et fut emporté aussitôt, sans un mot ou un signe de reconnaissance à aucun des dignitaires présents. Après son départ, l'impératrice
sortit et s'arrêta sur la plate-forme du wagon:
— Je vois qu'il y a ici beaucoup d'étrangers, dit-elle.
Elle les salua à la manière des femmes chinoises, en se penchant en avant et en levant ses mains croisées. Le prince K'ing s'avança pour recevoir Sa Majesté et avec lui Wang Wen-chao, qui avait
succédé à Li Houng-tchang comme négociateur. Ils invitèrent Sa Majesté à monter dans son palanquin.
— Je ne suis pas pressée, répondit-elle.
Elle resta environ cinq minutes devant la foule, s'entretenant familièrement avec tous ceux qui l'entouraient, paraissant bien portante et d'une vivacité peu commune à son âge, jusqu'à ce que le
Grand eunuque revînt et lui remît la liste des bagages et des trésors ; elle la parcourut attentivement et la lui rendit en laissant paraître une réelle satisfaction.
Ensuite, et sur la demande du vice-roi du Pe-tchi-li, Youen Che-k'ai, le directeur et l'ingénieur du chemin de fer, tous deux étrangers, furent présentés à l'impératrice, qui les remercia pour
toutes les dispositions prises au cours du voyage. Enfin elle monta dans son palanquin, plus grand et plus beau que celui de l'empereur, et fut transportée au Palais. À ses côtés courait un de
ses eunuques favoris, qui attirait son attention sur ce qui pouvait l'intéresser. Lorsqu'il apercevait des étrangers, il en prévenait l'impératrice. Un d'entre eux l'entendit dire :
— Regardez ! Vieux Buddha, regardez vite ce diable étranger !
Sur quoi l'impératrice sourit et s'inclina avec affabilité. Après avoir pénétré dans la ville chinoise par la porte du Sud, les porteurs allèrent droit à l'enceinte de la ville tartare, qu'ils
franchirent par la porte Ts'ien Men. Là se trouve le temple consacré aux dieux tutélaires des Mandchous. De nombreux étrangers, montés sur le mur, purent voir le Vieux Buddha descendre de sa
chaise, se jeter à genoux et brûler de l'encens devant l'image du dieu de la Guerre, tandis que plusieurs prêtres taoïstes chantaient le rituel. Puis elle se leva, regarda du côté des étrangers,
leur sourit et les salua. Enfin elle repartit dans sa chaise pour la Ville Interdite. Elle n'était pas plutôt arrivée au Palais, vers deux heures du soir, qu'elle ordonnait aux eunuques de
commencer à déterrer le trésor qu'elle avait enfoui au moment de la fuite : elle fut extrêmement satisfaite de constater qu'il n'avait pas été touché.
En dépit de son humeur changeante, de ses sentiments extrêmes, de son manque absolu de sens moral, de son amour du pouvoir qu'aucun scrupule ne
modérait, de ses passions et de ses vengeances féroces, Tseu-Hi n'était pas plus le monstre barbare décrit par les écrivains cantonais que la miséricordieuse et bienveillante souveraine dont ont
parlé les magazines américains. Elle fut simplement une femme d'un « courage et d'une énergie extraordinaires, d'une volonté de fer, d'une ambition sans limite, femme orientale dirigeant sa vie
suivant les traditions de sa race et de sa caste. »
King-Chan dit dans son journal : « L'impératrice aime la paix ; elle a vu beaucoup de printemps et d'automnes. Je sais ses goûts raffinés, son amour de la poésie, de la peinture, du théâtre.
Quand elle est bien disposée, c'est la plus aimable des femmes ; mais parfois sa colère est terrible. »
C'est là, tracé d'après nature, sans arrière-pensée, par un observateur sans doute sympathique, mais juste, un portrait exact de cette impératrice qui sut gagner et s'assurer l'affectueux
dévouement non seulement des plus grands hommes de son temps, mais de ses servantes et des gens de sa suite. Son intérêt pour tout ce qui l'entourait ne fut ni atténué par l'âge, ni émoussé par
l'habitude. Tseu-Hi, souveraine de l'Empire dès l'âge de vingt-quatre ans, n'avait pas eu beaucoup l'occasion d'apprendre à dominer ses passions. Dès le début, elle prit les habitudes et le
caractère des autocrates. Élevée suivant les traditions d'une cour où la vie humaine ne compte guère, où le pouvoir se maintient par des méthodes cruelles et brutales, où les conspirateurs et les
traîtres sont toujours prêts à profiter d'un moment de faiblesse du souverain, comment aurait-elle pu avoir jamais l'idée de libérer la cité impériale des mœurs barbares qui y régnaient ?
Rappelons-nous son époque et sa situation. Considérons son milieu et son éducation, son mariage à un fantoche dissolu, sa vie dans cette prison dorée qu'est la Ville Interdite, avec son
formalisme puéril et ses basses intrigues. Avant l'établissement des premières relations diplomatiques avec les nations européennes, la Cour de Péking ressemblait beaucoup à celles de l'Europe
médiévale ; les révolutions et les invasions qui se sont produites depuis n'ont modifié aucune des traditions et des méthodes alors en faveur. Suivant les expressions récemment employées par un
historien du Moyen Âge, on peut dire que la vie du Palais de Péking comprenait à la fois un « profond savoir et une ignorance crasse, une gaîté enfantine et de soudaines tragédies, d'éclatantes
fortunes et de brusques disgrâces. Il y a une certaine innocence chez les forbans les plus qualifiés des XIIIe et XIVe siècles. » Quelles que fussent les cruautés et les vengeances accomplies par
ordre de Tseu-Hi — et elles furent nombreuses — il faut reconnaître à son crédit qu'elle eut en général le courage de ses actes et qu'elle les accomplit au grand jour. Derrière la violence dont
elle fit preuve et sans laquelle un souverain oriental ne peut maintenir son autorité, se dissimulait certainement un cœur qui aurait pu être généreux si les circonstances le lui avaient permis,
et un sens un peu rude de l'humour qui est un des traits les plus agréables et les plus répandus du caractère mandchou.
Rappelons aussi qu'aujourd'hui en Extrême-Orient, — comme c'était le cas en Europe avant le développement d'un humanitarisme trop souvent exagéré — les peines corporelles, y compris la mort, font
partie des risques quotidiens de la vie, risques auxquels s'exposent d'un cœur léger la plupart des Orientaux dans le grand jeu des ambitions, des haines et des dévouements qui se joue toujours
autour du trône. Ce jeu, l'impératrice douairière y prit largement part, mais on n'a jamais dit qu'elle ait mis fin à une existence par pure cruauté ou par amour de tuer. Si elle envoyait un
homme à la mort, c'est qu'il se trouvait placé entre elle et la satisfaction complète et sûre de son amour du pouvoir. Lorsque sa fureur se tourna contre l'insolence des étrangers, elle n'eut
aucun scrupule à livrer aux bourreaux tous les Européens résidant en Chine ; lorsque la concubine favorite de l'empereur s'éleva contre son autorité impériale, elle n'eut pas un instant
d'hésitation pour ordonner sa mort immédiate ; mais, dans tous les cas connus, sauf un, elle procéda rapidement, proprement, et au point de vue chinois non sans clémence. Elle n'aimait pas la
torture ou la mort lente. Dans tous ses décrets de vengeance, nous trouvons la même résolution bien arrêtée de déblayer sa route des obstacles humains qui s'y trouvent, mais nous chercherions en
vain cette inutile cruauté qui accompagne si souvent le despotisme. Ses méthodes rappellent en réalité beaucoup plus celles d'Élisabeth d'Angleterre que celles des tyrans de Florence.
Si Tseu-Hi dut de bonne heure ne compter que sur elle-même, c'est parce que tout son entourage de dignitaires et de courtisans ne lui offrait qu'une aide insuffisante. Parmi les lettrés débiles,
les Falstaff ventrus, les maniaques de l'opium, parmi les fatalistes tremblants et les parasites corrompus du clan impérial, elle apparaît, à vrai dire, comme un anachronisme, une réincarnation
de la virilité et de l'énergie qui avaient permis à ses audacieux ancêtres d'établir leur domination sur la Chine. Et, si sa volonté devint la loi, ce fut en grande partie parce qu'il n'y avait
autour d'elle que peu de personnalités capables de diriger et de commander.
Profondément pénétrée de ce sentiment bien féminin qu'est l'amour du luxe, très portée au plaisir et même, pendant une certaine période de sa vie, à la débauche, elle n'en fut pas moins animée
d'un bon sens très pratique et du souci constant de s'enrichir. Comme elle aimait à le répéter, elle s'efforça en toute chose de garder un juste milieu et permit rarement à son amour du plaisir
d'obscurcir sa nette vision des choses ou d'influer sur ses décisions dans les circonstances importantes.
Comme beaucoup de grands souverains, elle fut remarquablement superstitieuse, observa ponctuellement les rites prescrits pour détourner les mauvais présages et se concilier les innombrables dieux
et démons des diverses religions de la Chine ; elle donna libéralement son appui aux prêtres et aux devins. Cependant, comme ce fut le cas chez Élisabeth d'Angleterre, son instinct politique fut
au fond plus fort que ses superstitions. Son robuste bon sens, qui exerça un si réel empire sur les faiblesses et les passions de son entourage corrompu, ne permit jamais aux puissances occultes
d'intervenir dans le règlement des affaires publiques. Conformément aux préceptes de Confucius, elle conserva toujours une attitude tolérante à l'égard de toutes les questions religieuses. Elle
évitait les discussions sur le culte des dieux inconnus ; elle cherchait toujours à se les concilier et se laissait volontiers guider dans les petits détails de l'existence par les devins et les
astrologues. C'est ainsi, par exemple, qu'en 1861, lors de la première année de sa régence, elle promulgua au nom de l'empereur un décret qui commençait ainsi :
« Pendant la nuit du quinzième jour de la septième lune, de nombreuses étoiles filantes sont apparues dans l'hémisphère austral ; dix jours plus tard, on a vu à deux reprises une comète au
nord-ouest. Ce n'est pas en vain que le ciel nous envoie de semblables avertissements. Le mois dernier, Péking a été visité par une redoutable épidémie dont la gravité prolongée nous remplit
d'épouvante. Les impératrices douairières nous ont déclaré que ces tristes avertissements envoyés par le Ciel ont pour motifs les grands défauts de notre système de gouvernement, les erreurs que
nous n'avons pas rectifiées, les torts que nous n'avons pas redressés. »
Tseu-Hi fut aussi de tout temps désireuse de se concilier les esprits des ancêtres ; cependant, lorsque ses projets politiques se trouvaient en opposition directe avec les traditions sacrées,
elle n'hésita jamais à faire passer sa volonté avant toute autre considération, quitte à apaiser après coup les mânes des morts par de nombreuses manifestations de respect et de regret. On se
rappelle avec quelle désinvolture elle viola les lois dynastiques de succession et priva son fils, l'empereur Toung-Tche, du culte qui lui était dû après sa mort.
À propos de l'érection de son mausolée, dont elle s'occupa dès 1873, Tseu-Hi fit encore preuve d'une incroyable superstition. Pour que les mânes des ancêtres fussent complètement satisfaites, il
fallut reporter de 15 pieds 2 pouces au nord et de 4 pieds 7 pouces et demi à l'ouest l'emplacement primitivement désigné pour le tombeau de Tseu-Ngan, et celui de Tseu-Hi de 7 pieds 4 pouces au
nord et 8 pouces à l'est !
Parmi les qualités qui composèrent la remarquable personnalité de l'impératrice douairière et contribuèrent à sa popularité et à sa puissance, il faut d'abord placer son courage, puis une
certaine rectitude de caractère — deux qualités que mettaient en relief la veulerie et l'hypocrisie des Mandchous qui l'entouraient.
Son courage ne peut être mis en doute ; même au plus fort du mouvement boxer, il ne lui fit jamais défaut, et King-Chan est loin d'être le seul à témoigner de son sang-froid et de son indomptable
volonté. Au milieu des scènes de désolation et de carnage qui auraient pu émouvoir les hommes les plus braves, nous la voyons tranquillement occupée à peindre des bambous sur de la soie ; ou bien
elle ordonne de cesser le bombardement des légations pour pouvoir faire en paix une promenade en bateau sur le lac. Et n'est-elle pas puissamment dramatique, cette scène où elle tient tête aux
intrépides chefs boxers, qui sont parvenus jusqu'à la porte même de son Palais ? Ou encore, le matin de la fuite, alors que seule elle conserve sa présence d'esprit et donne ses ordres aussi
froidement que s'il s'agissait d'une partie de campagne ! A ces moments-là, tous les défauts de son éducation et de son tempérament disparaissent devant l'irrésistible séduction des plus nobles
côtés de son caractère.
En dépit de son humeur changeante, de ses sentiments extrêmes, de son manque absolu de sens moral, de son amour du pouvoir qu'aucun scrupule ne
modérait, de ses passions et de ses vengeances féroces, Tseu-Hi n'était pas plus le monstre barbare décrit par les écrivains cantonais que la miséricordieuse et bienveillante souveraine dont ont
parlé les magazines américains. Elle fut simplement une femme d'un « courage et d'une énergie extraordinaires, d'une volonté de fer, d'une ambition sans limite, femme orientale dirigeant sa vie
suivant les traditions de sa race et de sa caste. »
King-Chan dit dans son journal : « L'impératrice aime la paix ; elle a vu beaucoup de printemps et d'automnes. Je sais ses goûts raffinés, son amour de la poésie, de la peinture, du théâtre.
Quand elle est bien disposée, c'est la plus aimable des femmes ; mais parfois sa colère est terrible. »
C'est là, tracé d'après nature, sans arrière-pensée, par un observateur sans doute sympathique, mais juste, un portrait exact de cette impératrice qui sut gagner et s'assurer l'affectueux
dévouement non seulement des plus grands hommes de son temps, mais de ses servantes et des gens de sa suite. Son intérêt pour tout ce qui l'entourait ne fut ni atténué par l'âge, ni émoussé par
l'habitude. Tseu-Hi, souveraine de l'Empire dès l'âge de vingt-quatre ans, n'avait pas eu beaucoup l'occasion d'apprendre à dominer ses passions. Dès le début, elle prit les habitudes et le
caractère des autocrates. Élevée suivant les traditions d'une cour où la vie humaine ne compte guère, où le pouvoir se maintient par des méthodes cruelles et brutales, où les conspirateurs et les
traîtres sont toujours prêts à profiter d'un moment de faiblesse du souverain, comment aurait-elle pu avoir jamais l'idée de libérer la cité impériale des mœurs barbares qui y régnaient ?
Rappelons-nous son époque et sa situation. Considérons son milieu et son éducation, son mariage à un fantoche dissolu, sa vie dans cette prison dorée qu'est la Ville Interdite, avec son
formalisme puéril et ses basses intrigues. Avant l'établissement des premières relations diplomatiques avec les nations européennes, la Cour de Péking ressemblait beaucoup à celles de l'Europe
médiévale ; les révolutions et les invasions qui se sont produites depuis n'ont modifié aucune des traditions et des méthodes alors en faveur. Suivant les expressions récemment employées par un
historien du Moyen Âge, on peut dire que la vie du Palais de Péking comprenait à la fois un « profond savoir et une ignorance crasse, une gaîté enfantine et de soudaines tragédies, d'éclatantes
fortunes et de brusques disgrâces. Il y a une certaine innocence chez les forbans les plus qualifiés des XIIIe et XIVe siècles. » Quelles que fussent les cruautés et les vengeances accomplies par
ordre de Tseu-Hi — et elles furent nombreuses — il faut reconnaître à son crédit qu'elle eut en général le courage de ses actes et qu'elle les accomplit au grand jour. Derrière la violence dont
elle fit preuve et sans laquelle un souverain oriental ne peut maintenir son autorité, se dissimulait certainement un cœur qui aurait pu être généreux si les circonstances le lui avaient permis,
et un sens un peu rude de l'humour qui est un des traits les plus agréables et les plus répandus du caractère mandchou.
Rappelons aussi qu'aujourd'hui en Extrême-Orient, — comme c'était le cas en Europe avant le développement d'un humanitarisme trop souvent exagéré — les peines corporelles, y compris la mort, font
partie des risques quotidiens de la vie, risques auxquels s'exposent d'un cœur léger la plupart des Orientaux dans le grand jeu des ambitions, des haines et des dévouements qui se joue toujours
autour du trône. Ce jeu, l'impératrice douairière y prit largement part, mais on n'a jamais dit qu'elle ait mis fin à une existence par pure cruauté ou par amour de tuer. Si elle envoyait un
homme à la mort, c'est qu'il se trouvait placé entre elle et la satisfaction complète et sûre de son amour du pouvoir. Lorsque sa fureur se tourna contre l'insolence des étrangers, elle n'eut
aucun scrupule à livrer aux bourreaux tous les Européens résidant en Chine ; lorsque la concubine favorite de l'empereur s'éleva contre son autorité impériale, elle n'eut pas un instant
d'hésitation pour ordonner sa mort immédiate ; mais, dans tous les cas connus, sauf un, elle procéda rapidement, proprement, et au point de vue chinois non sans clémence. Elle n'aimait pas la
torture ou la mort lente. Dans tous ses décrets de vengeance, nous trouvons la même résolution bien arrêtée de déblayer sa route des obstacles humains qui s'y trouvent, mais nous chercherions en
vain cette inutile cruauté qui accompagne si souvent le despotisme. Ses méthodes rappellent en réalité beaucoup plus celles d'Élisabeth d'Angleterre que celles des tyrans de Florence.
Si Tseu-Hi dut de bonne heure ne compter que sur elle-même, c'est parce que tout son entourage de dignitaires et de courtisans ne lui offrait qu'une aide insuffisante. Parmi les lettrés débiles,
les Falstaff ventrus, les maniaques de l'opium, parmi les fatalistes tremblants et les parasites corrompus du clan impérial, elle apparaît, à vrai dire, comme un anachronisme, une réincarnation
de la virilité et de l'énergie qui avaient permis à ses audacieux ancêtres d'établir leur domination sur la Chine. Et, si sa volonté devint la loi, ce fut en grande partie parce qu'il n'y avait
autour d'elle que peu de personnalités capables de diriger et de commander.
Profondément pénétrée de ce sentiment bien féminin qu'est l'amour du luxe, très portée au plaisir et même, pendant une certaine période de sa vie, à la débauche, elle n'en fut pas moins animée
d'un bon sens très pratique et du souci constant de s'enrichir. Comme elle aimait à le répéter, elle s'efforça en toute chose de garder un juste milieu et permit rarement à son amour du plaisir
d'obscurcir sa nette vision des choses ou d'influer sur ses décisions dans les circonstances importantes.
Comme beaucoup de grands souverains, elle fut remarquablement superstitieuse, observa ponctuellement les rites prescrits pour détourner les mauvais présages et se concilier les innombrables dieux
et démons des diverses religions de la Chine ; elle donna libéralement son appui aux prêtres et aux devins. Cependant, comme ce fut le cas chez Élisabeth d'Angleterre, son instinct politique fut
au fond plus fort que ses superstitions. Son robuste bon sens, qui exerça un si réel empire sur les faiblesses et les passions de son entourage corrompu, ne permit jamais aux puissances occultes
d'intervenir dans le règlement des affaires publiques. Conformément aux préceptes de Confucius, elle conserva toujours une attitude tolérante à l'égard de toutes les questions religieuses. Elle
évitait les discussions sur le culte des dieux inconnus ; elle cherchait toujours à se les concilier et se laissait volontiers guider dans les petits détails de l'existence par les devins et les
astrologues. C'est ainsi, par exemple, qu'en 1861, lors de la première année de sa régence, elle promulgua au nom de l'empereur un décret qui commençait ainsi :
« Pendant la nuit du quinzième jour de la septième lune, de nombreuses étoiles filantes sont apparues dans l'hémisphère austral ; dix jours plus tard, on a vu à deux reprises une comète au
nord-ouest. Ce n'est pas en vain que le ciel nous envoie de semblables avertissements. Le mois dernier, Péking a été visité par une redoutable épidémie dont la gravité prolongée nous remplit
d'épouvante. Les impératrices douairières nous ont déclaré que ces tristes avertissements envoyés par le Ciel ont pour motifs les grands défauts de notre système de gouvernement, les erreurs que
nous n'avons pas rectifiées, les torts que nous n'avons pas redressés. »
Tseu-Hi fut aussi de tout temps désireuse de se concilier les esprits des ancêtres ; cependant, lorsque ses projets politiques se trouvaient en opposition directe avec les traditions sacrées,
elle n'hésita jamais à faire passer sa volonté avant toute autre considération, quitte à apaiser après coup les mânes des morts par de nombreuses manifestations de respect et de regret. On se
rappelle avec quelle désinvolture elle viola les lois dynastiques de succession et priva son fils, l'empereur Toung-Tche, du culte qui lui était dû après sa mort.
À propos de l'érection de son mausolée, dont elle s'occupa dès 1873, Tseu-Hi fit encore preuve d'une incroyable superstition. Pour que les mânes des ancêtres fussent complètement satisfaites, il
fallut reporter de 15 pieds 2 pouces au nord et de 4 pieds 7 pouces et demi à l'ouest l'emplacement primitivement désigné pour le tombeau de Tseu-Ngan, et celui de Tseu-Hi de 7 pieds 4 pouces au
nord et 8 pouces à l'est !
Parmi les qualités qui composèrent la remarquable personnalité de l'impératrice douairière et contribuèrent à sa popularité et à sa puissance, il faut d'abord placer son courage, puis une
certaine rectitude de caractère — deux qualités que mettaient en relief la veulerie et l'hypocrisie des Mandchous qui l'entouraient.
Son courage ne peut être mis en doute ; même au plus fort du mouvement boxer, il ne lui fit jamais défaut, et King-Chan est loin d'être le seul à témoigner de son sang-froid et de son indomptable
volonté. Au milieu des scènes de désolation et de carnage qui auraient pu émouvoir les hommes les plus braves, nous la voyons tranquillement occupée à peindre des bambous sur de la soie ; ou bien
elle ordonne de cesser le bombardement des légations pour pouvoir faire en paix une promenade en bateau sur le lac. Et n'est-elle pas puissamment dramatique, cette scène où elle tient tête aux
intrépides chefs boxers, qui sont parvenus jusqu'à la porte même de son Palais ? Ou encore, le matin de la fuite, alors que seule elle conserve sa présence d'esprit et donne ses ordres aussi
froidement que s'il s'agissait d'une partie de campagne ! A ces moments-là, tous les défauts de son éducation et de son tempérament disparaissent devant l'irrésistible séduction des plus nobles
côtés de son caractère.
De ces qualités, comme de son droit divin à gouverner, Tseu-Hi était pleinement convaincue. Cette croyance en son importance suprême ainsi que sa
tournure d'esprit superstitieuse se manifestèrent assez plaisamment lorsqu'il fallut envoyer à l'exposition de Saint-Louis le portrait qu'avait fait d'elle Miss Catherine A. Carl. Elle considéra
cette effigie de son auguste personne comme ayant droit au même respect et au même cérémonial qu'elle-même et donna ordre que l'on construisît un chemin de fer en miniature dans les rues de
Péking pour la transporter. C'est ainsi que « l'image sacrée » fut portée verticalement sous un dais de soie jaune et qu'on épargna à Sa Majesté l'idée d'avoir été portée même en effigie, sur les
épaules d'un coolie, moyen de locomotion de trop mauvais augure pour qu'elle en pût même supporter la pensée. Avant que le portrait ne quittât le Palais, l'empereur se prosterna devant lui et,
pendant le trajet à travers les rues de la ville, le peuple s'agenouilla humblement comme si c'eût été Tseu-Hi elle-même qui passait. Ce sont des incidents de ce genre qui montrent à quel point
il nous est impossible de juger l'impératrice d'après les idées et la moralité européennes.
Ayant elle-même l'habitude de parler net, elle n'était pas longue à découvrir la flatterie et à s'en irriter. Ceux qui s'élevèrent au plus haut degré de son affection et de son estime furent des
hommes énergiques, au verbe rude, comme Jong-Lou, Tseng Kouo-fan et Tso Tsoung-t'ang. Pour ceux qui voulaient gagner sa faveur par l'hypocrisie, elle avait un profond mépris qu'elle ne se donnait
pas la peine de dissimuler, bien que dans certains cas, pour Tchang Tchi-Toung, par exemple, elle oubliât l'offense en raison de la culture ou du courage de l'offenseur. Par contre, un étudiant
de l'Université des Han-Lin, proposé pour la première place au concours annuel, fut sur ses ordres classé dernier pour avoir, dans sa composition, de style d'ailleurs excellent, déployé la plus
grossière flatterie et écrit entre autres phrases extravagantes : « Nous avons maintenant sur le Trône une incarnation féminine de Yao et de Chouen » (deux patriarches de la Chine qui vivaient
environ 200 ans avant Jésus-Christ, et dont la sage politique fut immortalisée par Confucius).
Comme il était naturel, il arriva parfois à Tseu-Hi de favoriser les hommes de sa race, c'est-à-dire les Mandchous. En général — et c'est là un des secrets de sa puissance — elle sut rester
impartiale et maintenir la balance égale entre Chinois et Mandchous. Elle avait compris que l'intelligence et l'énergie du pays résidaient dans la race chinoise et que, si les Mandchous voulaient
conserver leur pouvoir et leurs sinécures, ils devaient s'assurer avant tout l'affection des Chinois et le loyalisme des mandarins provinciaux. Du commencement de son règne jusqu'au jour où elle
livra à l'exécuteur des hautes œuvres ses proches parents complices des Boxers, elle n'hésita jamais à punir les Mandchous lorsque l'opinion publique était contre eux.
Le plaisir qu'elle prenait à adresser des réprimandes aux plus hauts fonctionnaires se lit entre les lignes de ses décrets. Dès 1862, à peine âgée de vingt-sept ans, nous la voyons rappeler
solennellement ses devoirs au Grand conseil, l'engager à adopter une ligne de conduite plus ferme et à réagir contre ses penchants corrupteurs. Ces exhortations, Tseu-Hi savait les rédiger en
excellent style classique ; elle y glissait les citations appropriées qui lui valaient les applaudissements des lettrés. Mais il est difficile de ne pas démêler entre les lignes où se déroulent
ces belles maximes une sorte d'ironie à froid qui n'est pas un des traits les moins curieux de son caractère.
Il n'est pas douteux que l'impératrice douairière ait été populaire, qu'elle ait joui d'un grand prestige dans toutes les classes de la société chinoise. À Péking en particulier et dans toute la
province métropolitaine, elle était l'objet d'une affection générale et très sincère ; on n'y prononce encore son nom qu'avec admiration et respect. Bien que sa part de responsabilité dans le
mouvement boxer et dans les malheurs qui s'ensuivirent ne fût un mystère pour personne, on ne songea que rarement à l'en blâmer. Ses sujets l'aimaient pour ses défauts mêmes, pour ce courage
téméraire qui avait conduit l'Empire au bord de l'abîme. Dans les classes inférieures, on pensait généralement qu'elle avait fait de son mieux, avec les meilleures intentions du monde. Son projet
était magnifique : jeter les étrangers à la mer ! Si elle avait échoué cette fois, c'était par la volonté du Ciel, et il n'était pas douteux qu'à une date prochaine le succès prouverait la
sagesse de ses intentions. Si on la blâma jamais, ce fut d'avoir condescendu à entretenir des relations cordiales avec les étrangers maudits, après son retour à Péking ; mais, même sur ce point,
elle avait la sympathie plutôt que la réprobation du peuple.
Pour la masse de ses sujets qui ne l'avaient jamais vue, mais qui la connaissaient par tout ce qu'ils avaient entendu dire d'elle, Tseu-Hi était l'incarnation du courage et de la bonté. On savait
bien qu'elle était sujette à de violents accès de colère, mais cela ne diminuait nullement son prestige aux yeux de ses concitoyens, qui croient que la colère contenue est un violent poison pour
tout l'organisme.
Un des auteurs de ce livre eut un jour la bonne fortune de voir l'impératrice alors qu'elle se rendait aux tombeaux de l'Est en chaise à porteurs. Elle avait déjeuné de bonne heure au temple
Toung-Youé, venait de franchir la porte Ts'i-Houa et se dirigeait sur Toung-Tcheou. Son palanquin avançait au milieu des paysans agenouillés ; les rideaux en étaient ouverts, et l'on pu voir que
Tseu-Hi était assoupie. Les braves paysans étaient ravis :
« Regardez, disaient-ils, le Vieux Buddha sommeille. Vraiment, elle a beaucoup trop à faire ! C'est une femme exceptionnelle ! Quel plaisir de la voir ainsi ! »
Il était admis que Tseu-Hi était au-dessus de toute critique, au-dessus même des lois qu'elle faisait rigoureusement observer par autrui. Par exemple, lorsque, peu de semaines après la
promulgation du décret interdisant les peines corporelles et la torture dans les prisons, elle ordonna que le réformiste Chen-Tchin pérît sous les verges (juillet 1904), l'opinion publique ne vit
à cela rien d'extraordinaire.
Quant à son esprit férocement vindicatif, nul ne saurait le mettre en doute. Nous en avons vu plus d'un exemple, mais nous avons vu aussi qu'elle savait reconnaître les services rendus.
Son impopularité dans la Chine du Centre et du Sud, qui s'accentua surtout après la guerre avec le Japon et à l'époque du coup d'État, avait des causes anti-dynastiques et politiques. Elle était
particulièrement vivace dans le Kouang-toung, où Sa Majesté fut pendant des années dénoncée par des agitateurs comme un monstre d'une incomparable dépravation. Les opinions politiques des
Cantonais, turbulents et primesautiers, ont été généralement exprimées sous une forme des plus vives et parfois même licencieuse. Mais, comme le peuple a une tendance — et non pas seulement en
Extrême-Orient — à attribuer tous les vices aux têtes couronnées, nous ne pouvons attacher grande importance à ces violentes accusations. Elles prouvent simplement que le prestige de la
domination mandchoue a particulièrement souffert dans ce pays, où l'instruction et l'activité politique ont créé des forces nouvelles qui se sont nettement affirmées contre elle.
*
Lire aussi :
- Henri Cordier : Histoire générale de la Chine, tome 4.
- J.O. Bland / E. Backhouse : Les empereurs mandchous.
- Jean Rodes : La Chine nouvelle.
- Jean Rodes : La Chine et le mouvement constitutionnel.
- Jean Rodes : Le Céleste Empire avant la Révolution.
- Jean Rodes : La fin des Mandchous.
- Albert Maybon : La politique chinoise.
- Albert Maybon : La république chinoise.
Note : Un débat est né sur l'authenticité d'une source d'Edmund T. Backhouse, le Journal de King-Chan, utilisé dans le chapitre XVII de Tseu-Hi, impératrice douairière. Ce débat a été d'abord alimenté notamment par des travaux de J.J.M. Duyvendak en 1924, puis en 1937 (Ching-Shan's diary a mystification, T'oung pao, 1937, pp. 268-294), puis pratiquement clos avec un article de Lo Hui-min (The Ching-Shan Diary : a clue to its forgery, East Asian History, Australian National University, June 1991, pp. 98-124).