Anonyme
LA RENTRÉE DE LA COUR À PÉKIN
1901-1902
Revue de Paris, Paris, avril 1902, pages 667-688.
- Le 6 octobre 1901, à huit heures du matin, l'empereur, l'impératrice douairière, la jeune impératrice, la première concubine et Pou-tsun, héritier impérial, repassaient en solennel cortège la porte nord de Si-ngan-fou pour reprendre la direction de Pékin, où, sans doute, ils n'espéraient pas rentrer si vite, ni peut-être même rentrer jamais...
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Le texte intégral
Depuis deux longs mois, le blocus des légations durait avec ses alternatives de fusillades
et de trêves quand, dans la nuit du 13 au 14 août, à deux heures du matin, un premier coup de canon lointain annonça aux internés du quartier européen l'approche des libérateurs. Cette même nuit,
dit-on, parmi le déchirement des feux de salve et le craquement régulier des mitrailleuses qui convergeaient vers la ville, les maîtres de l'empire, tremblants, et pâles, s'enfuyaient du palais,
à travers les ténèbres, abandonnant dans leur fuite éperdue jusqu'à leurs vêtements et leurs souliers. D'autres disent que le départ eut lieu seulement le lendemain 15, après que les troupes
européennes eurent occupé la majeure partie de la cité. Ce qui est certain, c'est que, pendant et après ces premières heures de confusion et d'épouvante, la cour resta longtemps à la merci d'un
coup de main. L'empereur et l'impératrice n'avaient trouvé, pour s'enfuir à eux deux, qu'une seule et étroite charrette, celle d'un des eunuques du palais ; quelques serviteurs les
accompagnaient, avec des soldats en débandade, plus dangereux qu'utiles. Jusqu'à la rivière Tsing-ho, ils ne trouvèrent rien à manger ; là seulement un riche habitant, nommé Kia, leur fournit du
riz, des charrettes et quelques milliers de taëls pour le voyage.
Jusqu'à la préfecture de Hsun-hoa, ils n'eurent d'autre nourriture que le riz à l'eau des misérables auberges de la route ; dans cette dernière ville les mandarins locaux purent leur fournir des
chaises à porteurs, des vêtements et des vivres. Là aussi ils furent rejoints par leur suite, en très misérable état. Avec ces deux ou trois mille hommes en déroute, ils firent un grand détour
par le nord et les montagnes pour gagner le Shan-si et sa capitale, Ta-yuen-fou, et se dérober à une poursuite possible. Cette ville ne leur paraissant pas encore un asile assez sûr, ils se
transportèrent à Si-ngan-fou, qui fut la capitale des vieilles dynasties Tchéou, Tsin, Han, Soui et Tang.
Cette route d'exil est d'ailleurs bien connue dans leur histoire ; c'est par le même chemin que leurs ancêtres, les Mandchoux vainqueurs, avaient fait passer les derniers descendants des
empereurs Ming fuyant devant eux. Par un juste retour, les Tsing vaincus refaisaient aujourd'hui le douloureux chemin de leurs prédécesseurs. La cour exilée jugeait Si-ngan-fou inaccessible et
imprenable ; elle avait raison, puisque rien n'alla l'y troubler. C'est un an après, seulement, à la suite de la signature du protocole de paix, qu'elle en devait repartir.
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Le 6 octobre 1901, à huit heures du matin, l'empereur, l'impératrice douairière, la jeune
impératrice, la première concubine et Pou-tsun, héritier impérial, repassaient en solennel cortège la porte nord de Si-ngan-fou pour reprendre la direction de Pékin, où, sans doute, ils
n'espéraient pas rentrer si vite, ni peut-être même rentrer jamais. Au sortir de la ville, l'empereur s'arrêta à une pagode et, conformément aux rites, brûla quelques baguettes d'encens devant
l'autel pour remercier les dieux qui lui avaient ménagé ce destin. Puis la cour reprit sa marche dans la direction du Honan, où elle comptait faire un assez long séjour. Elle fit un premier arrêt
de trois jours à Tong-Kouan pour permettre au grand secrétaire Yong-lou, favori de l'impératrice, de célébrer les cérémonies funèbres à l'occasion de la mort de son fils, qui venait de mourir en
chemin. D'ailleurs, avec ses trois mille chariots, le cortège ne pouvait marcher qu'à très lente allure. Le 12 novembre seulement, plus d'un mois après son départ de Si-ngan, il arrivait à
Kai-fong, capitale du Honan. Cinq jours auparavant Li-Hong-Tchang était mort, et la dynastie avait perdu en lui son plus sage et son plus habile conseiller. Le prince King, qui avait apposé sa
signature à côté de celle du défunt sur l'instrument de paix, avait été mandé en hâte par l'impératrice dès les premières nouvelles de la maladie de Li ; il n'interrompit point son voyage en
apprenant la mort de son collègue ; il se hâta plus encore vers Kai-fong, où l'attendait impatiemment sa souveraine. Celle-ci le reçut le soir même de son arrivée, et l'on assure qu'il resta
plusieurs heures à genoux devant elle selon le rite, parlant « jusqu'à ce que ses lèvres fussent complètement desséchées ».
Il s'agissait en effet de la décider à poursuivre sa route, malgré les insinuations et les menaces par lesquelles le parti conservateur s'efforçait de la retenir au fond du pays. Les
organisateurs du mouvement boxer, qui se trouvaient en certain nombre dans sa suite et son conseil, lui faisaient craindre qu'en rentrant à Pékin elle ne tombât dans le piège tendu par eux-mêmes
l'année précédente aux Européens. Des peintures effrayantes lui avaient été faites des nouvelles fortifications élevées autour du quartier des légations, et dont les canons, disait-on, dominaient
et menaçaient le palais. Par ses discours, le prince King réussit probablement à remettre les choses au point ; d'ailleurs, la résidence provisoire construite à Kai-fong pour le séjour de la cour
prit feu, une nuit, subitement : c'était évidemment l'avertissement des dieux, mais, comme la malveillance des hommes n'y était pas étrangère, quelques mandarins furent saisis et décapités.
Avant de rentrer dans sa capitale, l'impératrice douairière voulut se faire précéder par une série de décrets destinés surtout à lui « rendre la face » en rétablissant au point de vue chinois
l'histoire des derniers événements. Suivant sa tactique habituelle, elle les fit paraître sous le nom de l'empereur seul, afin de laisser au fantôme qu'elle maintient sur le trône la
responsabilité des actes les plus inquiétants. Ces édits, destinés à récompenser les principaux mandarins qui ont eu part aux actes en question, sont agrémentés de considérants qui ne laissent
pas d'étonner quelque peu ; on y voit, par exemple, vivement féliciter Yong-lou pour « avoir réussi à protéger les légations » et le boxer Natoung pour avoir fait profiter le gouvernement de la
sagesse de ses conseils. Ces déformations de faits trop connus peuvent faire sourire les étrangers, mais pour trois cent millions de Chinois, elles sont la vérité et l'histoire.
Mais l'acte le plus important et le plus habile, fut ce décret, — ou l'on reconnaît l'influence du prince King, mortel ennemi du prince Tuan, — par lequel le fils de ce dernier, Pou-tsun, était
dégradé de son titre d'héritier adoptif de l'empereur défunt Tong-tche et pour toujours écarté de la succession au trône. Les considérants s'appuyaient précisément sur les fautes de Tuan pour
déclarer sa descendance indigne de régner. De ce chef, une satisfaction était donnée aux Européens qui auraient difficilement vu rentrer en triomphe à Pékin, aux côtés de l'empereur, le propre
fils de celui qui avait voulu leur mort. Mais ils devaient voir quelques autres choses faites pour les surprendre...
Le 14 décembre, après un séjour de près d'un mois à Kai-fong, où la fête de la naissance de l'impératrice douairière avait été célébrée à petit bruit à la date anniversaire du 20 novembre, le
cortège impérial se remettait en marche, avec l'intention bien arrêtée cette fois d'arriver à Pékin. Depuis plusieurs mois le peuple avait été réquisitionné pour préparer la route ; celle que
devaient suivre les chaises impériales, large de dix mètres, était surélevée, aplanie, balayée, arrosée chaque jour, et les premières gelées en avaient fait un bloc dur et poli qui valait nos
chaussées d'Europe. Tous les 50 lis (soit 25 kilomètres) un palais provisoire avait été construit pour permettre aux augustes voyageurs quelques instants de repos — les arrêts pour la nuit se
faisaient autant que possible dans les grandes villes où les résidences des mandarins avaient été aménagées pour les recevoir. — Le tracé de la route ne suivait pas la ligne droite, mais, par ses
courbes, imitait le déroulement du symbolique dragon, ce qui n'était pas pour abréger le voyage.
Sur les bas-côtés de la voie triomphale, à pied, à cheval, en chaise ou en charrette, les mandarins, les serviteurs et les soldats se hâtaient et se bousculaient par milliers. Sur les trois mille
chariots de bagages qui suivaient le cortège les objets les plus bizarres et les plus inutiles étaient entassés, produit des vols accomplis par les gens de la suite : cages à poulets, porcs,
quartiers de viande pourrie, tables boiteuses, chaises cassées, vieilles planches étaient ainsi transportés depuis Si-ngan-fou parmi les bagages de l'empereur.
Les eunuques par leurs exactions spécialement s'illustrèrent : on sait que leur chef Li-lien-yng est, avant même Yong-lou, le favori de l'impératrice. Il est plus connu sous son sobriquet :
Li-siao-li, qui signifie à peu près Li le Tanneur, en souvenir de son ancien métier ; les eunuques chinois, en effet, peuvent ne subir les opérations nécessaires pour entrer au service du palais
qu'assez tard, après avoir été mariés et avoir eu des enfants, en sorte que, selon le mot d'un observateur, « la Chine est le seul pays du monde où la profession d'eunuque puisse devenir
héréditaire ». Ce Li-lien-yng est remarquable pour son extraordinaire rapacité. A chaque étape, c'est-à-dire tous les 25 kilomètres, une somme de 10.000 taëls (le taël valant actuellement 3 fr.
30 environ) devait lui être remise pour sa part personnelle de « squeeze ». On comprend que dans ces conditions l'honneur de préparer les étapes impériales ait été médiocrement recherché : il
incombait aux mandarins locaux, et ceux-ci, dit-on, avaient pris soin de se munir de poison afin d'être prêts à se donner la mort au cas où ils ne pourraient satisfaire les caprices de la
cour.
Parmi toutes les histoires qui courent à ce sujet, nous en citerons seulement deux.
Quelques serviteurs de la suite du prince King, voulant imiter d'illustres exemples, exigèrent au passage, d'un malheureux sous-préfet, une contribution volontaire de cinq cents taëls. Celui-ci,
ruiné par les préparatifs faits d'autre part pour les souverains et incapable de réunir l'argent sur l'heure, dut le leur refuser. Ils se ruèrent alors sur les tables dressées, renversèrent les
plats, brisèrent toute la vaisselle en la jetant par les fenêtres et, quand le prince arriva, ils déclarèrent que le sous-préfet n'avait rien préparé pour le recevoir, en sorte que King dut
poursuivre sa route sans manger. Le malheureux mandarin s'était enfui dans les montagnes et oncques ne reparut parmi ses administrés.
Un de ses collègues avait été assez heureux pour découvrir des écrevisses qu'il destinait au repas à offrir à l'impératrice. Il alla trouver le chef des cuisines et le pria de les faire figurer
sur le menu impérial : « C'est bien, dit celui-ci, mais s'il n'y a pas cinq mille taëls pour moi, l'impératrice ne goûtera jamais de vos écrevisses. » Et comme le mandarin ne pouvait payer les
dix-sept mille francs exigés, ce fut le cuisinier qui mangea le buisson.
Quant à l'empereur, nul ne songeait à lui, et l'on conte que pendant le voyage on oublia plusieurs fois de lui servir son repas. La jeune impératrice était encore plus délaissée, haïe à la fois
par son époux et par sa marâtre. Seule, la concubine impériale trouva grâce devant la vieille impératrice que sa beauté et sa gaieté réjouissent.
Après avoir passé le fleuve Jaune au sortir de Kai-fong, la cour continua sa marche dans la direction du Tche-li. La traversée du fleuve s'étant effectuée sans accident, l'empereur en remercia
les dieux de l'endroit, auxquels il conféra des titres de noblesse par un décret spécial. Voici le texte de ce curieux édit :
Décret Impérial du 9e jour de la lune (19 décembre).
Nous sommes partis le 14 décembre de Kai-fong pour Lieou-yuen. En passant Lieou, il faisait beau temps et le fleuve était très calme. Notre bateau marcha fort bien et tout le monde était
satisfait. Si on recherche la cause de cet heureux voyage, on trouve que les Esprits de la rivière nous ont protégés d'une façon merveilleuse. Nous leur en sommes reconnaissants ; de plus, nous
devons conférer un titre de haute noblesse aux dieux Ta-wan, Tsiang-Kiun et autres pour les remercier. Que le ministère des Rites propose des titres convenables et nous adresse ensuite un
rapport, etc.
Respect à cet ordre.
Aux frontières du Tche-li, la cour fut reçue par le grand trésorier de la province de Tcheou-fou, qui avait apporté dans ses bagages 80.000 taëls pour les cadeaux utiles. Le 31 décembre elle
arrivait a Tcheng-ting, terminus actuel du chemin de fer qu'elle devait prendre pour atteindre la capitale. Le nouveau vice-roi de la province, Yuan-shi-Kai, successeur, dans ce poste, de
Li-Hong-Tchang, était également venu à la rencontre de ses souverains avec des troupes armées, équipées et exercées à l'allemande.
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Le 3 janvier au matin, le cortège impérial devait quitter Tcheng-ting par le train spécial
que lui avait préparé la Compagnie franco-belge du chemin de fer de Hankéou-Pékin (Pe-han), Pour la première fois, depuis cinq mille ans que les dynasties se succèdent sur le « trône du Dragon »,
un fils du Ciel allait user, pour fouler le sol ancestral, d'un wagon et d'une voie ferrée. Il existe, il est vrai, un « chemin de fer de jardin » que l'impératrice a fait établir dans sa
résidence il y a quelques années ; mais le véhicule, semblable à nos tramways (il porte encore l'écusson de la Compagnie lyonnaise qui l'a fourni) ne sort pas du parc du palais, où il est traîné
le long d'une allée par des équipes d'eunuques.
Li-lien-yng, le grand eunuque, était arrivé deux jours auparavant à Tcheng-ting pour inspecter les wagons préparés et indiquer les dispositions à prendre pour satisfaire les habitudes et les
caprices de la souveraine.
Le convoi impérial se composait de vingt et une voitures. En tête du convoi étaient accrochés neuf wagons de vingt tonnes portant les palanquins, les chevaux et l'escorte, un fourgon pour le
personnel de service du train, deux voitures de première classe pour les princes du sang, puis venaient deux voitures particulièrement luxueuses : celle de l'empereur et celle de l'impératrice
douairière, séparées par la voiture réservée aux hauts fonctionnaires ; puis celle de la jeune impératrice et de la concubine impériale, deux wagons de seconde classe pour les eunuques et les
serviteurs du palais, une de première classe réservée au chef des eunuques, une voiture de service pour la direction européenne de la ligne (MM. Jadot, Dupontes et Cousin). Quant au reste du
personnel et des bagages, il avait été expédié à l'avance ; les troupes d'escorte furent envoyées ensuite, et le transport total du cortège n'exigea pas moins de dix trains, de trente wagons
chacun, qui se succédèrent plusieurs jours avant et après le passage du convoi impérial.
Les deux véhicules réservés aux souverains offraient extérieurement l'aspect des saloon-cars de la Compagnie des wagons-lits, où beaucoup d'ors auraient été ajoutés : une frise en bois sculpté et
doré sous le rebord de la toiture, une balustrade dorée avec appui de velours aux plates-formes d'avant et d'arrière, des marchepieds dorés, des écussons dorés, tout doré jusqu'aux boîtes à
graisse. Les deux voitures mesuraient une longueur de quatorze mètres et demi, divisée en deux sections égales. La première comprenait une petite antichambre et le grand salon, la seconde un
boudoir, une cuisine avec appareil de chauffage par la vapeur, un coupé pour les gens de service et un lavabo.
Le couloir latéral avait été conservé dans cette seconde section seulement ; dans la première, le grand salon occupait toute la largeur du wagon ; à travers les grandes baies vitrées,
l'impératrice, en relevant les stores jaunes, put voir le paysage des deux côtés. Un tapis rouge à fleurs était cloué sur le parquet ; les murs et le plafond avaient été tendus de peluche vieil
or ; ce travail avait été exécuté par deux soldats français de l'infanterie coloniale, tapissiers de leur état : le tour de main parisien avait suppléé heureusement à l'incapacité des ouvriers
chinois. Au fond du salon était dressé un trône, jaune et appuyé à une haute glace encadrée de dragons sculptés et dorés ; de chaque côté était placée une table avec deux fauteuils également
tendus de jaune ; en face, auprès de l'entrée, une troisième table était chargée de tous les objets que le chef des eunuques avait indiqués pour l'usage particulier de l'impératrice : eaux de
toilette, flacons de senteur, poudres dentifrices, brosses à dents, etc. Dans le boudoir, tendu de peluche, un lit européen à boules de cuivre avait été disposé pour l'impératrice afin qu'elle
pût s'y étendre pour fumer son opium habituel. Dans le wagon de l'empereur, qui n'a pas l'habitude de la drogue, le lit était remplacé par un autre divan jaune. Des bibelots de prix avaient été
disposés çà et là sur les tables des deux wagons impériaux : plats, théières et tasses en or, bassins et crachoirs en or, en argent ; jades, porcelaines, émaux, le tout retenu par des cordons de
soie jaune, suffisamment serrés pour éviter les effets de la trépidation, suffisamment lâches cependant pour permettre aux eunuques de les voler, suivant l'usage, avant de quitter la place.
L'impératrice fut curieuse de voir ces merveilles, que lui avait vantées le chef des eunuques dans un rapport enthousiaste. Le jour d'hiver se levait à peine dans ce matin du 3 janvier, quand
l'impératrice fit son apparition sur le quai de la gare de Tcheng-ting. Le départ avait été fixé pour neuf heures et demie, et sept heures seulement venaient de sonner avant même d'arriver à la
station. Ayant fait appeler le directeur de la compagnie, M. Jadot, elle s'était arrêtée au milieu du chemin pour l'entretenir longuement des conditions du voyage, de la rapidité de la marche, de
la date d'achèvement de la ligne, avec le désir évident de faire savoir aux Européens combien ces questions lui étaient familières.
D'un pas délibéré, elle monta dans son wagon, parcourut les compartiments, loua les arrangements pris ; revenant ensuite sur la plate-forme et s'appuyant à la balustrade, debout et la cigarette
allumée, elle se mit à donner audience aux mandarins aplatis sur le quai et la plate-forme voisine, parmi le tumulte de l'embarquement.
Cependant le douloureux empereur était venu, sans mot dire, occuper son wagon, saluant de loin d'un signe de tête le directeur de la compagnie qui lui était présenté. Deux eunuques le soutenaient
sous les bras, le retenaient plutôt, comme s'ils eussent craint de le laisser choir ou disparaître. Pendant toute la route, ils devaient rester seuls à ses côtés, sans que personne stationnât
autour du wagon délaissé. Plus morne et plus seule encore, la jeune impératrice avait gagné sa place, tandis qu'autour de la douairière, de la concubine et de leurs femmes en gaieté, excitées par
la nouveauté du voyage, les princes et les hauts mandarins se pressaient pour recueillir au passage un mot, un coup d'œil, un sourire.
Tout autour, la foule énorme des Fils de Han s'écrasait devant le spectacle inouï : cinquante mille hommes étaient là, contemplant librement ce qu'ils n'auraient jamais espéré voir dans leurs
imaginations ou leurs rêves les plus absurdes, et la stupeur était telle que nul ne songeait même à se prosterner. Les bâtons ferrés des agents de police, brutalement lancés à la hauteur des
yeux, forçaient bien les premiers rangs à plier les genoux, mais les suivants restaient debout, le regard fixe, comme s'ils ne pouvaient l'arracher de cette vision. Les soldats du vice-roi
Yuan-shi-Kai, sous leurs uniformes bleu sombre, formaient la haie en présentant leurs fusils aux baïonnettes nues, et cinquante canons étaient disposés au long de la voie pour montrer à la
souveraine qu'il lui restait une armée et qu'elle pouvait tenter encore une fois le destin.
A l'heure fixée, le train s'ébranla, sans que la foule parût sortir de stupeur. Par les fenêtres et les portières, les princes en personne sortaient les bras pour prodiguer par de grands gestes
l'ordre d'agenouillement. Entraînés par l'exemple, les mandarins, les employés du train, les serviteurs se mettaient à faire à leur tour des signes désespérés à la foule. Celle-ci restait debout
et muette, et barrait la route à la locomotive, aux écussons dorés. Il fallut une charge des agents et le moulinet des bâtons ferrés pour dégager la voie et former des deux côtés des rails une
haie humaine, qui se prolongea sur quatre ou cinq kilomètres encore.
Puis le convoi activant sa marche se lança à travers les campagnes. Un ancien soldat du génie français au service de la Compagnie pilotait la machine. Sur la demande même de l'impératrice qui
exigeait d'aller plus vite, toujours plus vite, l'allure réglementaire fut dépassée, et, à trois heures de l'après-midi, le train déposait sur le quai de la gare de Pao-ting ses voyageurs ravis
et surpris au fond, car, malgré l'air d'assurance qu'ils s'étaient donné, ce n'était pas sans quelque émotion qu'ils avaient fait cette première expérience d'un voyage à la façon des « barbares
occidentaux ».
Au cours de la route, une halte d'une heure à Ting-tchéou avait permis aux souverains de prendre dans leur wagon même un somptueux repas, offert par Sheng. En même temps qu'on la servait,
l'impératrice désigna ceux de sa suite auxquels on devait de sa part porter certains mets, que les eunuques passaient par les fenêtres des wagons en hurlant le nom des plats et celui des heureux
destinataires. Après le repas, ces derniers vinrent se prosterner sur le quai pour marquer à la souveraine toute leur reconnaissance de la faveur insigne. Pendant que le train reprenait sa
marche, elle passa de voiture en voiture pour aller plaisanter avec Yong-lou dans le wagon où celui-ci était assis. Quant à l'empereur, mandé à plusieurs reprises par elle, il dut chaque fois
quitter sa place et se présenter humblement dans le compartiment de la douairière.
Les souverains restèrent trois jours à Pao-ting, dans le palais du vice-roi Yuan-shi-Kai, spécialement aménagé pour eux. Deux cents maisons, les plus belles de la ville, avaient été
réquisitionnées pour loger leur suite, et les occupants en avaient été expulsés ; un général dut ainsi déménager trois fois. Aussi les habitants murmuraient-ils que jamais les soldats étrangers
n'en avaient fait autant, et ils regrettaient ouvertement le temps où le pays était occupé par nos troupes. Et, comme à Kai-fong, le feu prenait soudain aux communs du palais, dans le voisinage
de la chambre de l'impératrice.
Un autre incident plus grave allait lui donner à réfléchir : un télégramme secret du vice-roi du Shen-Kan lui annonçait que, sur la frontière nord du Kan-sou, deux missionnaires catholiques et un
certain nombre de chrétiens venaient d'être massacrés. Le lieu du drame, Ping-lo, touche le territoire mongol d'Alashan, où le prince Tuan proscrit a trouvé asile, le roi du pays étant son
beau-père. L'impératrice ne pouvait s'y tromper un instant : c'était la réponse de Tuan au décret dégradant son fils du rang d'héritier impérial. Par un coup droit, l'exilé faisait sentir une
dernière fois sa puissance en créant à la cour cet obstacle sanglant au moment même du retour à Pékin. On dit que la douairière hésita un moment à poursuivre sa route. Les Européens
accepteraient-ils de la voir rentrer sous le poids d'un nouveau crime dont elle portait malgré tout la responsabilité ? Elle réfléchit longuement durant ces trois jours, et un matin, à
l'étonnement général, on put lire dans la Gazette Officielle les actes suivants :
1° Un décret annonçant le massacre de Ping-lo, l'arrestation de quatre des meurtriers, et donnant des ordres rigoureux pour la poursuite des autres.
2° Un autre décret dans lequel l'empereur s'accusait lui-même des malheurs passés, par ces aveux, extraordinaires ailleurs qu'en Chine, où ces confessions impériales ont des précédents classiques
:
L'année dernière, les Boxers ont bouleversé la capitale et sont entrés en lutte avec les diverses puissances ; la capitale a été dévastée, et les esprits de nos ancêtres ont tremblé dans leurs
temples : l'empire a été à un fil de sa perte. J'ai accompagné l'impératrice dans son départ pour Si-ngan-fou et subi de dures fatigues dans cette fuite rapide et pleine de crainte ; combien
grande a été ma douleur ! Nos ancêtres ont été aussi accablés de tristesse, et l'impératrice a également souffert beaucoup. Tout cela provient de ce que je n'ai pas su employer les hommes qu'il
fallait ; voilà pourquoi se sont élevés des troubles si extraordinaires. Heureusement que de nombreuses dynasties ont avant nous bien administré le peuple et que le ciel nous a protégés : le
calme a pu se rétablir, le mal s'est guéri.
Nos aïeux et nos ancêtres, dont les esprits habitent le ciel bleu, ont soutenu la destinée de l'empire. Il faut que moi, le tout petit, je sois plein de crainte pour les dangers que peut courir
l'empire, que je me repente sans songer à d'autres choses. Maintenant nous rentrons à Pékin, nous voici arrivés aux abords de la capitale ; mes anciennes douleurs se renouvellent, et je suis tout
ému en pensant au passé, etc.
3° Un décret de l'impératrice commençant par cette déclaration : « Il y a maintenant plus d'un an que l'empereur s'est enfui ». Après avoir indiqué les sacrifices à offrir aux tombeaux des
ancêtres pour apaiser leur esprit irrité, elle ajoute que les souverains partiront au printemps prochain pour accomplir ces rites et qu'ils iront plus tard faire des « tournées d'inspections »
dans les provinces. Afin de ne pas épuiser le peuple, ces voyages, dit le décret, devront se faire avec une suite réduite et en petit équipage. — Cela ne fait-il pas prévoir la possibilité d'un
départ, non seulement prochain, mais encore secret ?
4° Enfin un dernier décret annonce l'intention qu'a l'impératrice, « pour fortifier les bonnes relations avec les étrangers », de donner audience, dès son arrivée, aux représentants des
puissances. Les ministres seront reçus dans la salle Kien-tsing, salle centrale du palais, au lieu d'être admis comme avant dans les bâtiments latéraux, et les dames des légations sont invitées
par l'impératrice elle-même dans le Ning-cheou-Kong, sa propre résidence. Mais, comme l'orgueil chinois ne perd jamais ses droits, on s'aperçut, en traduisant le décret, que l'expression employée
pour désigner l'audience accordée aux Européens était celle dont on se sert protocolairement pour les cérémonies où les envoyés des peuples tributaires présentent leurs hommages à l'empereur.
Ainsi tout l'effet d'un acte, qui semblait reconnaître le droit si longtemps dénié aux représentants des puissances d'être traités à la cour de Pékin sur un pied d'égalité, était d'un mot
annihilé.
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Ayant cru cependant par ces habiletés si profondément chinoises s'assurer un possible
retour, la souveraine décida que son entrée à Pékin aurait lieu le 7 janvier (vingt-huitième jour du douzième mois lunaire). Les astrologues déclarèrent qu'elle devait être rendue au palais à
deux heures précises pour accumuler sur la cérémonie les influences heureuses des astres et des dieux. Aussi, pour pouvoir arriver à l'heure dite, elle offrit de partir de Pao-ting, au besoin,
pendant la nuit ; mais rien n'était prévu pour l'éclairage des wagons impériaux et de la voie, et les agents de la Compagnie se portèrent garants qu'en partant à la première heure du jour elle
arriverait à temps. Le départ fut donc fixé à sept heures du matin, et l'impératrice, en voyageuse prévoyante, régla sa montre sur l'heure du chemin de fer pour être sûre de ne point retarder le
départ.
Le 7 janvier, avant le lever du soleil, elle, était déjà sur le quai de la gare, surveillant l'embarquement des bagages. Elle recommanda, d'ailleurs, qu'on ne s'occupât que des siens, sans tenir
compte des exigences des princes, qu'elle déclara insupportables et « trop difficiles à satisfaire ». Quant à l'empereur, il n'en fut même pas question. Et il vint de lui-même prendre sa place
dans son wagon, silencieux et morne, coudoyé dans le demi-jour par la cohue qui s'agitait sur le quai autour des wagons. Une inexprimable confusion régnait d'ailleurs : réclamations des princes,
criailleries des eunuques, supplications des mandarins pour obtenir un coin dans le convoi impérial ; un taotaï fit le voyage blotti parmi les jambes des chevaux, et le maréchal mandchou d'une
des huit bannières fut trop heureux de pouvoir caser ses femmes dans un wagon à bestiaux après s'être pour lui-même assuré d'une confortable première classe.
Le train partit avec sept minutes de retard, comme le fit remarquer l'impératrice ; mais à moitié route il avait regagné le temps perdu, et, après un arrêt d'une demi-heure à Tche-tcheou pour
servir un déjeuner, toujours offert par Sheng, à onze heures et demie, heure fixée par le protocole, le convoi arrivait à la station de Feng-tai. En témoignage de la satisfaction impériale, les
agents supérieurs de la Compagnie devaient recevoir peu après les insignes du « double dragon », tandis qu'au personnel subalterne était accordée une récompense de cinq mille dollars, sur
laquelle les eunuques chargés d'effectuer le paiement ne manquèrent de prélever leur dîme.
A partir de Feng-tai le train impérial devait utiliser un court tronçon de la ligne de Pékin à Tien-tsin : ce changement de voie était nécessaire pour gagner la station de Ma-kia-pou, point fixé
pour le débarquement, parce qu'il est le plus voisin de la porte centrale de la ville chinoise. La compagnie anglaise qui exploite cette dernière ligne exigea que, pour les sept kilomètres
restant à faire sur ses propres rails, la locomotive et le personnel entier du train fussent changés. Les souverains réparèrent et renouvelèrent leur toilette durant les dix minutes de cet arrêt
forcé.
A Ma-kia-pou, une esplanade de cent mètres carrés de côté avait été construite, sur laquelle se dressaient des tentes de soie jaune. Autour des tentes et au long de la voie étaient rangées, à
genoux et présentant les armes, les troupes du général Ma-Yu-Koun, celles du général Tchang-Kouri-Ti et la division des gardes des neuf portes de la ville (gendarmerie de Pékin) ; plus loin, les
cinq régiments de police et les soldats de l'armée défensive du Tcheli (régiments Houei). Aux abords de l'esplanade même attendaient, à genoux, les princes, les membres du grand Conseil, les
ministres, les membres de l'académie de Médecine, les officiers de la grande Écurie, des gardes du corps de la grande Vénerie, de la gendarmerie de la police, de l'intendance, les fonctionnaires
de la préfecture de Pékin (Chouen-tien-fou) et les soldats des différents quartiers de la ville mandchoue et de la ville chinoise.
Descendant du train, l'empereur s'arrêta un instant à contempler son peuple agenouillé, et des larmes lui vinrent, dit-on, aux yeux. Il s'assit dans la chaise impériale toute tendue de soie jaune
clair, doublée intérieurement de zibeline jusqu'à hauteur des genoux ; des vases analogues à ceux qu'on met sur les autels étaient disposés devant lui sur l'appui de la chaise, avec une tasse et
une théière préparée. Les huit porteurs aux robes de gaze rouge à fleurs, coiffés d'un vaste bonnet de fourrure grise du plus étrange effet, enlevèrent sur leurs épaules les brancards du
palanquin terminés par des têtes de dragons dorés. Après que les deux impératrices eurent pris place en des chaises semblables, mais d'un jaune un peu plus orangé, le cortège se forma, suivit la
route aplanie et surélevée qui déroulait ses courbes à travers la campagne jusqu'à la porte centrale de la ville chinoise (Young-ting-men), éloignée d'une lieue environ. Plusieurs jours à
l'avance, les porteurs s'étaient exercés à porter les chaises impériales sans renverser une goutte d'un verre d'eau placé au milieu ; c'est que tout porteur qui en tombant ferait tomber le
palanquin, serait immédiatement décapité comme coupable d'avoir voulu blesser l'empereur.
A l'intérieur de la ville chinoise, à partir de la porte centrale, les mandarins civils et militaires étaient massés sur l'immense esplanade qui s'étend entre le temple du Ciel et celui de
l'Agriculture, et les soldats de la garnison en tenue de campagne formaient la haie jusqu'à l'entrée du palais. Un programme imprimé avec une carte avait été distribué à l'avance aux intéressés,
indiquant l'emplacement de chacun dans le cortège et la marche du défilé, exactement comme pour nos grands revues. L'ordre avait été fixé, ainsi :
A partir de Young-ting-men et en remontant vers Tsien-men, à droite et à gauche de la voie centrale :
La garde impériale du sud, de la salle d'attente de l'est et de la salle de l'ouest ;
Les princes du 2e et du 3e rang, les ducs, les membres du grand Secrétariat, des ministères de l'Intérieur, des Finances, des Rites, de la Guerre, de la Justice, des Travaux Publics, des
Colonies, de la cour des Censeurs, de l'académie de Musique, les historiographes ; les membres de la cour du Clan impérial, de la grande Écurie, de la cour des Banquets, de la cour des
Sacrifices, les astrologues et les médecins, les ministres et sous-secrétaires d'État en expectative, les huit maréchaux commandant en chef les bannières mandchoues (les trois supérieures sont
jaune bordé et uni, blanc uni ; les cinq inférieures, blanc bordé, rouge uni et bordé, bleu uni et bordé), les généraux commandant l'escorte et l'avant-garde, les capitaines des gardes, les
officiers de l'artillerie, de la mousqueterie, de la grande Vénerie, etc.
Au delà, à partir du pont qui termine l'esplanade du temple du Ciel (Tien-tchou-Kiao), et, en se rapprochant toujours du palais :
Les fonctionnaires et grands mandarins du Tcheli, les notables de Pékin, les mandarins en expectative et les dégradés, « le peuple et les vieillards » auxquels une place d'honneur avait été
réservée pour la forme, car elle était occupée par les agents de police...
Enfin les gardes et les soldats de la garnison occupaient le reste du terrain jusqu'à l'entrée du palais, qui est, comme on sait, au cœur de la cité mandchoue.
Les Européens pour la plupart étaient groupés sur la porte centrale de la ville mandchoue (Tsien-men) au nord de la cité chinoise, porte sous laquelle le cortège allait passer. En vertu,
semble-t-il, d'un mot d'ordre général, toutes facilités leur avaient été laissées pour voir et même photographier le cortège. De plus, deux maisons avec terrasses situées sur la grand'rue de
Tsien-men avaient été mises à la disposition spéciale du corps diplomatique : c'étaient deux magasins de soie portant pour attirantes enseignes, l'un « Au gagne beaucoup », l'autre « À la forêt
du bonheur » ; mais la plupart préférèrent suivre du haut des murailles le développement du spectacle.
Quant aux troupes européennes, elles avaient été consignées dans les casernes des légations, pour éviter des prétextes possibles de troubles et pour se tenir prêtes à tout évènement qu'on peut
craindre d'une foule chinoise. Celle-ci d'ailleurs avait été écartée par les mandarins eux-mêmes, selon le rite qui fait défense au peuple de voir l'empereur ; refoulée hors de la vue, elle était
disséminée sur quelques tertres voisins de la porte Tsien-men. Sur la grand'rue qui mène à cette porte, des bandes de cotonnades rouges avaient été tendues au-dessus des portes en signe de
réjouissance ; ailleurs, rien ; personne n'apparaissait sur les toits ni sur les terrasses. Le silence planait et l'immense cité semblait morte. Le temps était sec et froid, malgré le soleil
éclatant, et le vent jaune, le vent de Mongolie, soulevait par instants des voiles de poussière dorée.
Vers midi commencèrent à défiler les premières charrettes de bagages ; puis des courriers passèrent au galop, suivis bientôt par des coolies portant deux à deux des paniers de provisions
recouverts par des drapeaux jaunes ornés du dragon bleu ; des satellites vinrent ensuite, chargés de ces tréteaux rouges qui servent à planter les étendards (sans doute le « service des escabeaux
et degrés » qui forme une des sections de la grande Écurie).
A une heure, on vit poindre au loin un premier peloton qui annonçait l'arrivée prochaine du cortège. Les soldats rectifièrent la position, époussetèrent leurs uniformes, et les agents balayeurs
armés de longs pinceaux donnèrent à la voie un dernier nettoyage. Un premier groupe de cavaliers, mandarins en noir et serviteurs du palais en robe de gaze rouge avec le bonnet de fourrure grise,
apparut, suivi par des porteurs de parasols jaunes, également à cheval, leur ustensile ficelé dans un étui de toile jaune et suspendu la tête en bas au dos des porteurs. Les manches de ces
ombrelles géantes, longs comme des lances, sautillaient à chaque pas du cheval, et l'un d'eux, heurtant la file des soldats y renversa plusieurs hommes.
Cependant les troupes avaient commencé à porter les armes ; une chaise verte entourée d'une nombreuse escorte s'arrêta sur le « pont des mendiants » qui précède la porte Tsien-men ; le prince
King en descendit et fit à cheval son entrée. La haie de soldats, sur un ordre, avait fléchi les genoux, mais il y avait sans doute erreur, car ils se relevèrent pour le passage d'un second
groupe composé d'autres mandarins à cheval. À coup de fouets et de matraques, les agents de police se précipitèrent sur la foule qui s'était insensiblement rapprochée et la firent reculer hors de
la vue. Quatre chevaux couverts de housses jaunes, les chevaux de selle de l'empereur (il doit y en avoir réglementairement huit) passèrent ensuite, conduits à la main par leurs palefreniers. Les
tambours et clairons éclatèrent soudain en tête des lignes ; ces musiques militaires chinoises, qui ont été instruites à l'origine par des chefs français, se repassent depuis lors nos airs
nationaux, vaguement déformés, et les troupes de Pékin saluaient le retour de leur empereur par ces sonneries familières : As-tu vu la casquette ? et Tiens, voilà Mathieu !
Sur un nouvel ordre, les soldats s'agenouillèrent, mais, vite lassés, ils s'accroupirent sur leurs talons, rappelant ainsi l'attitude du quadrumane ancestral ou même une position plus étrange
encore. Deux chaises de voyage, l'une à quatre porteurs, l'autre suspendue sur deux mules attelées aux brancards, passèrent d'abord, vides toutes deux. À une heure et demie enfin, apparaissait le
gros du cortège ; des agents de police et des crieurs poussèrent trois rugissements qui signifiaient « premier appel », « deuxième appel », « troisième appel ». Puis ce fut le général Ma-Yu-Koun,
à cheval, glorieux de sa jaquette jaune et suivi de deux autres généraux portant le même insigne. Des trompettes, des drapeaux rouges, à cheval, les précédaient, avec un peloton de cavaliers
vêtus de tuniques rouges.
Des drapeaux jaunes ensuite annoncèrent l'escadron de Yuan-shi-Khai, aux uniformes bleu sombre, montés sur des grands chevaux australiens qui avaient été achetés après l'évacuation du corps
d'occupation allemand. Une autre jaquette jaune les suivait, puis des porte-parasols jaunes également à cheval. C'étaient ceux de l'empereur : un seul avait sorti le sien de son étui et encore le
tenait-il replié.
Une vingtaine d'archers à cheval l'arc et le carquois plein de flèches, précédait l'infanterie du général Tchang-Kouei-Ti, dressée à l'allemande, qui défila sac au dos, le fusil sur l'épaule, la
baïonnette au canon, avec ses tambours et ses drapeaux rouges et jaunes. Elle fut suivie d'un groupe multicolore de grands parasols rouges, roses verts, jaune-orange avec d'énormes lettres
brodées en or sur l'étoffe ; des gens de pied les tenaient tout ouverts.
Plus éclatant et plus criard encore, un groupe de quinze cavaliers aux jaquettes de soie jaune se bouscula : c'étaient les princes qui entouraient immédiatement la chaise impériale, dix marchant
devant et cinq derrière. Parmi eux on reconnut Tchouen, frère de Kouang-Su, — qui alla conduire en Allemagne la mission expiatoire pour le meurtre du baron de Ketteler et qu'on disait fiancé du
matin même à la fille de Yong-Lou, — Tao, Kong, Sou, surnommé « le Prince de Corée », le pei-tse Lan, neveu du prince Tuan, etc., tous membres des huit familles princières issues des fondateurs
de la dynastie et parmi lesquels peut-être se trouvait le maître de demain.
Le maître de l'heure présente, le « sain et intelligent » empereur, comme disent les formules chinoises, Kouang-Su, fils de I-Houan, était emporté dans leur groupe, invisible dans sa chaise aux
rideaux baissés.
Après avoir passé la porte extérieure du bastion qui défend la porte de Tsien-men, le cortège obliqua à gauche par une courte allée faite de sable jaune, et il s'arrêta à l'un des deux petits
temples qui occupent l'intérieur du bastion. Les deux édicules avaient été pour la circonstance repeints et redorés ; devant chacun d'eux, un immense mât rouge faisait flotter au vent le pavillon
impérial, hissé par une grosse drisse jaune ; trois coussins ronds de même couleur avaient été préparés devant l'autel pour les agenouillements. Ces deux temples sont consacrés aux dieux du Tao
et gardés par des bonzes de la secte de Lao-tseu ; en les choisissant pour y faire ses premières dévotions au retour dans sa capitale et remercier ses ancêtres de la protection accordée (ainsi
que l'annonçaient les décrets impériaux), l'empereur montra, non l'éclectisme ou la tolérance, mais la confusion et l'ignorance qui sont le fonds de l'esprit religieux des Chinois, car les
ancêtres de Kouang-Su furent à l'origine de fervents lamaïstes et lui-même est, comme Fils du Ciel, le représentant officiel de la religion d'État, le confucianisme.
Les prosternements faits, l'empereur, soutenu par les eunuques, retourna à sa chaise. On put, dans ce court trajet, observer son costume, très simple à son habitude : il portait une longue
tunique bleu foncé doublée de renard blanc, sous laquelle apparaissait le bas d'une robe cramoisie, et il était coiffé du bonnet de fourrure, obligatoire pour tous les mandarins pendant la saison
d'hiver, surmonté d'un bouton rouge foncé comme celui des princes. La foule s'était rapprochée peu à peu par les portes latérales du bastion ; elle contemplait avidement son empereur, sans
qu'aucun parmi elle songeât à s'agenouiller. La chaise impériale reprit sa marche, suivie par les « huit gardes à queue de léopard », par les cavaliers porteurs de lances ornées de crinières
rouges, puis par une cohue de soldats à cheval et à pied, et même une charrette de bagages.
Mais, derrière son parasol grand ouvert, le palanquin de l'impératrice douairière s'avança. Un cortège plus brillant l'entourait ; deux jaquettes jaunes, dont l'une couvrait le grand favori
Yong-lou, chevauchaient à ses côtés parmi les eunuques. À son tour, elle s'arrêta dans l'intérieur du bastion de Tsien-men, et elle entra d'abord au temple de droite où n'avait point été
l'empereur. Au moment où elle en sortait, l'un des eunuques qui la soutenaient lui toucha la manche et lui fit remarquer du doigt un petit groupe d'Européens qui l'observaient du haut de la
muraille, à vingt mètres d'elle à peine. Ils étaient alors trois ou quatre tout au plus, les autres spectateurs s'étant reportés sur le côté opposé du rempart pour suivre la tête du cortège qui
entrait en ce moment dans le palais. L'impératrice leva vers eux sa face lourde, les contempla longuement de ses yeux très noirs, restés brillants malgré l'âge, et dans son regard il passa,
semblait-il, de la curiosité, de la crainte, de l'ironie, du défi, puis — chose extraordinaire et qui stupéfia ceux qui la virent — elle inclina assez profondément la tête, avec l'intention très
marquée de faire un salut.
Son aspect diffère peu de celui des femmes mandchoues, à face ronde et taille épaisse, qu'on rencontre par les rues de Pékin ; le fard prodigué cachait les rides du front et des joues, et les
cheveux noirs, ou noircis, étaient disposés à la mode tartare en deux bandeaux formant cornes, chargés de perles et de diamants pour toute coiffure. Une tunique de soie d'un bleu très foncé,
bordée d'un large galon brodé plus clair, la couvrait de la nuque aux genoux, et laissait dépasser le bas d'une jupe de satin jaune. Les pieds non déformés étaient chaussés de souliers de soie
brodée à hauts patins de cuir blanc, qui sont d'usage parmi les femmes mandchoues de Pékin.
Elle se rendit ensuite au temple de gauche ; les étrangers étaient déjà revenus de ce côté de la muraille et leurs objectifs et leurs jumelles étaient braqués sur elle. Elle se retourna encore
une fois au moment de sortir du temple, contempla les spectateurs au nombre d'une centaine dont les têtes dépassaient le rempart, et de nouveau salua, à cinq ou six reprises. Puis elle remonta
dans sa chaise qui reprit sa marche vers le palais, suivie par un palanquin jaune à mules qui devait contenir la concubine impériale. Des eunuques à cheval, portant sur leurs robes de longues
dalmatiques de soie jaune et serrant des lances dans leurs mains débiles, précédaient la chaise jaune à huit porteurs de la jeune impératrice qui ne s'arrêta pas. On la vit seulement très
intriguée, soulever les rideaux pour tâcher, à travers les vitres, d'apercevoir « les diables d'Occident ».
Quatre voitures rouges avec les deux roues placées tout à fait à l'arrière, comme le prescrivent les rites, passèrent ensuite, portant les princesses invisibles ; puis ce fut un pêle-mêle de
soldats, de serviteurs, de chaises vertes, bleues, et noires, de porteurs et de chariots de bagages qui achevèrent de donner au défilé l'aspect de quelque « Exhibition Circus » en voyage... Ils
s'engouffrèrent par la porte centrale du palais (Ta-tsing-men) à la suite de l'impératrice douairière, qui pour la première fois en passait le seuil. N'étant pas la première femme en rang de
l'empereur défunt Tong-tche, elle n'avait pu jusqu'ici, en sa qualité d'impératrice de l'Ouest, passer que par une porte de côté. En prenant la voie souveraine, elle affirmait sa volonté de
garder plus que jamais le rang suprême.
A deux heures, conformément aux avertissements donnés par les astres, le cortège avait passé la première porte du palais. Après avoir traversé les cours précédant la « ville violette » ou « cité
interdite » réservée à l'empereur seul, il ressortit par la porte de l'Est (Tong-hoa-men), fit le tour des murailles extérieures et rentra par la porte du Nord ou de derrière
(Shen-wou-men).
C'est par là qu'un an et demi auparavant, les deux souverains étaient sortis dans la nuit d'épouvante, pendant que les soldats des huit nations battaient le sud de la cité : c'est par là qu'ils
devaient rentrer aujourd'hui, pour que les rites fussent accomplis et que le souvenir de la honte fût effacé par la joie et l'orgueil du retour.
Puis les portes rouges aux grands clous de bronze doré se refermèrent : l'empereur gagna le Yang-sin-tien, dans la partie nord de la ville interdite, où avait été marquée sa résidence ;
l'impératrice douairière alla occuper le palais placé juste au devant, qu'on appelle le Ning-cheou-Kong. Et, derrière les murs clos et les portes barrées, la vie des émigrés impériaux, rentrés
dans leur capitale, reprit sans changement et presque sans un conscient souvenir du long drame qui venait de la traverser.
Croyez-le bien : la Chine et ses empereurs n'ont rien appris, rien oublié.