Jacques du Taurat

CONFECTION DES ÉMAUX CLOISONNÉS EN CHINE ET AU JAPON

À travers le monde. Hachette, Paris, 27 août 1904, 10e année, pages 273-275.


Les événements quotidiens nous montrent avec une douloureuse évidence que l'Extrême-Orient a su s'initier avec succès à certains progrès des pays d'Occident. Mais une civilisation, dont l'origine se perd dans la nuit des temps, est trop pénétrée de l'esprit de tradition pour qu'il ait complètement disparu. C'est dans l'art surtout que nous le retrouverons et notamment dans la fabrication de ces merveilleux cloisonnés qui sont une des gloires de la Chine et du Japon.

S'il est un travail qui demande à l'ouvrier plus de patience que de talent, plus de dextérité manuelle que de sens artistique, c'est sûrement celui des émaux cloisonnés chinois, ces fameux cloisonnés si remarquables, — surtout les vieux modèles, — par la richesse et la variété de leurs couleurs, couleurs dont le secret, spécialement pour les bleus et les rouges, semble s'être perdu.

Les émaux de Pékin furent réputés, jadis, dans toute la Chine. On les fabrique encore, de nos jours, dans la capitale du Fils du Ciel. Les procédés actuels sont calqués sur ceux d'il y a deux siècles. Un atelier moderne ressemble de tous points à un atelier d'il y a deux cents ans : les ouvriers ont le même costume, la même natte de cheveux ; les fenêtres ont les mêmes vitres de papier ; les outils sont aussi rudimentaires ; les modes de cuisson et de soudure sont ceux qu'employèrent les générations depuis longtemps disparues. La tradition s'est conservée immuable, et le seul perfectionnement emprunté « aux barbares d'Occident » qui soit venu troubler la routine de cette industrie séculaire, est l'adoption de la pile électrique pour la dorure galvanique des pièces après le dernier polissage.

C'est une erreur de croire, ainsi que certains voyageurs l'ont raconté, que l'industrie des émaux cloisonnés est d'importation européenne et que les jésuites ont, au XVIIe, été les initiateurs des Chinois. Les cloisonnés, qualifiés de « vieux », ceux qui sont si appréciés des Chinois, qui se payent des prix que nous ne pouvons comprendre, ont été fabriqués en Chine, cent cinquante ans avant l'arrivée des premiers missionnaires. Comme la poudre à canon, la brouette et la boussole, le « cloisonné » est une manifestation de l'esprit inventif des Célestes.

Avant de pouvoir se présenter à nos yeux sous la forme d'imposants brûle-parfums des temples, de vastes coupes, de décoratives lanternes, de vases pansus ou de microscopiques tasses à thé, aux couleurs multiples, éclatantes, criardes ou harmoniques, l'émail cloisonné va passer par une série de phases que je vais rapidement décrire en les résumant.

Trois éléments fondamentaux sont nécessaires : de l'émail, les cloisons et un support.

Ce support est la forme, le mannequin de l'objet lui-même qui va être paré, habillé de teintes polychromes, représentant des fleurs, des feuilles, des arabesques compliquées, au milieu desquelles se déroulent les anneaux du dragon symbolique, où se dessineront les vieux « caractères » Fou et Chô — bonheur et longévité — motifs de décoration par excellence, qui se trouvent partout en Chine, sur les portes, sur les chaises, les malles, les boîtes à encre, les potiches, les boucles de ceinture et même les cercueils !

Suivons un vase dans ses transformations successives.

Ce vase est, tout d'abord, fait en cuivre rouge : c'est la forme, le mannequin sur lequel un graveur, avec la pointe de son burin, va esquisser, en traits simples et légers, l'ossature de l'émail, d'après le modèle qu'un peintre aura dessiné sur papier ou sur soie, indiquant avec une méticuleuse exactitude l'emplacement et les formes des cloisons, les teintes de chaque alvéole.

Sur les traits du burin seront appliquées les cloisons. Celles-ci sont faites de lames de cuivre, épaisses de un demi-millimètre, hautes de un et demi à 2 millimètres, éminemment malléables et susceptibles de se plier à toutes les exigences de la fantaisie capricieuse de l'artiste. C'est par le travail de préparation de ces cloisons que débutent les apprentis : travail méticuleux, qui demande des gens peu nerveux, mais d'une exécution, en somme, très facile. Les seuls instruments dont se servent les ouvriers sont des ciseaux pour couper le cuivre, d'une petite pince à ressorts qui reste à peu près fixe, alors que la lamelle de cuivre s'incurve, se redresse, autour de ses mors, au gré des doigts agiles des Célestes. Tous ces petits fragments de cuivre qui, de loin, rappellent des ressorts de montre, sont tout d'abord collés sur le vase de cuivre en suivant exactement les traits du burin.

Je signale, en passant, la qualité remarquable de la colle, la paé-tchi, que les Célestes obtiennent par macération dans l'eau d'une variété d'orchidées : elle résiste aux températures les plus élevées.

Rapidement la surface du vase se recouvre de ce réseau de fils de cuivre, et bientôt les traits du burin auront disparu sous le relief des cloisons.

C'est là le premier bâti, l'ébauche fragile des alvéoles qu'il faut maintenant consolider. La cloison doit être soudée au vase, faire corps avec lui. Autrefois, l'alvéole était creusée à même le cuivre. La cloison était plus épaisse, irrégulière ; le champlevé n'a pas la netteté et la délicatesse de traits du cloisonné. Il est plus difficile à faire et coûte plus cher.

L'ingéniosité des artistes chinois s'est, de longue date, révélée dans le mode de soudure des cloisons qui se fait de la façon suivante. Les alvéoles et les cloisons sont saupoudrées d'un mélange pulvérulent d'argent, de cuivre et de borax. Le vase, ainsi recouvert de sa « soudure en poudre », est disposé dans un manchon de fer, lequel est enfoncé dans un brasero alimenté par du charbon de bois, dont la combustion est activée, non point par un soufflet, mais par les mouvements d'un grand éventail en plumes d'aigle qu'un ouvrier agite selon certaines règles. En un quart d'heure, en moyenne, le mélange pulvérulent entre en fusion et se refond en couche mince sur les cloisons et les alvéoles qui, après refroidissement, adhèrent d'une façon parfaite.

Au sortir du fourneau, le vase présente une teinte gris-sale. Il faut le décaper pour faciliter l'adhérence de l'émail. Le décapage s'obtient en faisant bouillir le vase dans une grande bassine où mijotent des abricots tapés. Après ébullition, lavage et brossage, le vase est prêt pour remaillage.

L'émail est un mélange porphyrisé de certains grès et de certains cristaux salpêtreux, tirés des montagnes du Chan-Toung, patrie de l'immortel Confucius. Cette poudre, de teinte blanche, est colorée par additions d'oxydes métalliques, de pyrites. Poudre et colorants sont triturés dans un mortier avec de l'eau de riz, et on obtient, de la sorte, une pâte semi-liquide, dont la gamme des teintes est extrêmement riche.

Au moyen de petites cuillères, dont la capacité n'excède pas un demi-centimètre cube, les ouvriers garnissent les alvéoles, puisant selon les besoins, dans les nombreuses petites soucoupes, étalées devant eux, qui renferment les pâtes de diverses teintes. Ils se guident, pour la répartition des couleurs, soit sur un dessin sur papier, soit sur un vase placé à côté d'eux comme modèle.

Cette opération de garnissage se fait assez vite, quoique méticuleuse, car souvent le même alvéole devra recevoir deux et trois pâtes de couleurs différentes, destinées à ménager les transitions, au moyen de demi-teintes. Des bavures se forment, les couleurs empiètent d'un alvéole sur l'autre, la chose est sans importance, si le fond de la cellule a été suffisamment garni.

Ce garnissage achevé, l'émail est soumis à une première cuisson. Le vase est replacé dans le manchon de fer, et celui-ci dans le brasero dont nous avons déjà parlé. L'éventail s'agite, la température s'élève. C'est maintenant que l'ouvrier doit avoir ce que nous appelons le « tour de main » pour ne pas dépasser le degré voulu de chaleur. L'appréciation de la température est facile avec les moufles dont disposent nos usines. Il n'en est plus de même avec les appareils rudimentaires des Chinois.

Cette première cuisson de l'émail ne dure pas un quart d'heure. Retiré du feu, le vase se présente sous un aspect assez informe. L'émail a bavé, s'est boursouflé, formant une sorte de gangue polychrome, brûlée, éclatée par places, ne laissant plus rien voir des cloisons. De même que pour les tapis à longs poils, on ne peut soupçonner l'harmonie des teintes et l'élégance du dessin, tant que le « rasage » aux ciseaux n'a pas été fait ; de même pour le cloisonné, on ne peut se rendre compte de l'éclat des couleurs, de la délicatesse compliquée des arabesques, avant qu'un premier polissage grossier, à la lime, n'ait un peu égalisé les surfaces de l'émail.

Ce dégrossissage permet à l'ouvrier de reconnaître les défauts de son travail : soufflures, éclatements, brûlures. Toutes les cellules qui se présentent mal sont vidées de leur contenu et garnies d'émail. Une deuxième cuisson, identique à la première, a lieu ensuite.

Après cette cuisson, le vase est soumis à un polissage plus sérieux à la pierre ponce, sur le tour, puis resuivi attentivement, pour trouver quelques défauts. Çà et là des trous doivent encore être bouchés, et une troisième cuisson est opérée, suivie d'un nouveau polissage sur le tour, avec de la poudre de charbon de bois de tilleul.

Pour les objets courants, cette cuisson et ce polissage sont les derniers. Les objets de grand prix sont passés au feu quatre et cinq fois.

L'émail chinois n'est pas vitrifié comme l'émail japonais. Il conserve toujours l'aspect de la porcelaine polie. On y voit comme une sorte de grès extrêmement ténu. Le cloisonné chinois se distingue encore par un autre côté du cloisonné japonais. En Chine, les cloisons sont multipliées à l'infini ; au Japon, elles sont plus rares, ce qui permet de donner au travail un caractère artistique beaucoup plus en harmonie avec nos goûts occidentaux. Le Japonais excelle à jeter, sur le fond monochrome et uni d'un gros vase, une feuille et une fleur d'iris, ou à piquer, dans le coin d'un grand plat d'émail rutilant, une ou deux touffes de chrysanthèmes. Ici, le cloisonnement est réduit au strict minimum ; c'est le triomphe de l'émail qui se déploie éclatant et libre sur de larges surfaces.

Après le polissage, une dernière opération reste à accomplir : la dorure des cloisons. Celle-ci aujourd'hui se fait par les procédés galvanoplastiques, plus faciles, plus rapides et plus économiques que la dorure au mercure, employée pendant des siècles.

La fabrication du cloisonné est un travail minutieux. Il faut du temps et de la patience : les Chinois en sont abondamment pourvus. Ce que je viens de dire nous permettra de comprendre que les beaux cloisonnés doivent se vendre cher. Et si nombre de voyageurs savaient quelle différence de travail il y a entre un cloisonné d'exportation et un cloisonné d'amateurs qui, à leurs yeux, paraissent presque identiques, ils s'étonneraient moins de voir les marchands chinois leur demander, pour deux objets sensiblement pareils, cent sous de l'un et 200 francs de l'autre.