Jacques Hardy et Charles Lenormand
« TCHÂ-POU-TÔ »,
ou le sempiternel « À peu près » de l'esprit chinois
À travers le monde. Hachette, Paris, 14 décembre 1907, 13e année, pages 393-396.
Quand on arrive en Chine, ignorant de la langue du pays, on est d'abord frappé du son de
trois syllabes qui reviennent incessamment dans la conversation des indigènes. Amis qui causent familièrement entre eux, ouvriers qui discutent les conditions d'un travail, marchands et clients
qui débattent un prix, tous ont sur les lèvres, à chaque instant, ce mot : « Tchâ-pou-tô ». Il semble que ce mot soit le fond de la langue. On apprend bientôt qu'il signifie : « À peu près » ou
plus littéralement : « Peu s'en faut ». Et, au bout de quelques mois de séjour, on reconnaît que, s'il n'est pas tout le fond de la langue, l'idée qu'il exprime est bien le fond de l'esprit
chinois.
L'esprit chinois, dont quelques-uns ont tant admiré, sans le connaître, le réalisme, le positivisme, est, au contraire, ce que l'on peut concevoir de plus flou. Le Céleste n'a aucun besoin de
netteté. L'imprécision, le vague, l'à peu près, le « tchâ-pou-tô » lui suffit en tout et pour tout : institutions, philosophie, religion, travail, commerce, armée, marine, division du temps,
mesures, etc., etc., tout, n'est en Chine qu'un universel et éternel à peu près.
Laissant de côté l'examen de la philosophie, de la religion et des institutions, nous allons montrer cet à peu près dans quelques-unes de ses manifestations les plus vulgaires.
Taine a dit quelque part que ce qui caractérise le degré d'avancement dans l'industrie et dans les arts mécaniques, c'est la spécialisation de l'outil : « On scie mal avec un couteau et on coupe
mal avec une scie. »
Le Chinois, faute de netteté et de précision dans l'esprit, n'est pas parvenu à la période de l'outil spécialisé.
Un jardinier chinois a, pour seuls outils, un misérable râteau de bambou et une pioche. C'est avec sa pioche qu'il abat les arbres. On peut le voir, à petits coups répétés et patients, couper des
troncs qui n'ont pas moins de 30 centimètres de diamètre.
Le charpentier, a, dans sa poche, une mesure en bois d'un pied de longueur qui lui sert à mesurer tous les objets, grands ou petits. La mesure est-elle insuffisante ? Il la reporte autant de fois
qu'il est nécessaire, mais sans la moindre précaution. Il arrive que la maison finie est plus haute ou moins haute qu'il n'était convenu. Qu'importe ! Ce n'est pas tout. Il y a entre les diverses
fenêtres une différence de niveau de 5 à 6 centimètres. Tchâ-pou-tô ! Elles éclaireront tout de même, n'est-ce-pas ? Le Chinois construira très bien une maison, même un temple, sur des fondations
posées de guingois, et l'on voit, en montagne, des constructions élevées sur des enchevêtrements de poutres en pilotis dont on ne s'explique pas l'équilibre et qui ne tiennent que par
miracle.
Avec de tels outils et de tels procédés, on comprend facilement ce qu'il faut admettre de la fameuse précision si vantée de l'ouvrier chinois. Il n'y a pas de légende plus fausse, si ce n'est
celle du Chinois silencieux. Le Chinois ne fait rien sans crier à tue-tête. Le boy silencieux et l'ouvrier précis sont seulement ceux qui ont été formés par des Européens et qui restent en
relations avec eux. Encore ne faut-il pas trop se fier à l'habileté des ouvriers chinois, même dressés par les Européens. Ils travaillent passablement sous les yeux et la direction de l'ingénieur
ou du contremaître occidental. Encore ne sont-ils pas très aptes aux travaux de précision. Mais dès qu'ils sont abandonnés à eux-mêmes, ils se relâchent, et alors... tchâ-pou-tô !
Les Chinois s'efforcent maintenant de chasser les Européens de toutes les entreprises publiques. Ainsi, pour les lignes de chemins de fer. De l'avis de tous les hommes qui ont la pratique du pays
et de ses habitants, ce sera un véritable malheur pour les lignes chinoises que le départ des derniers Européens. Elles iront encore quelque temps assez bien, en vertu de la vitesse acquise.
Mais, peu à peu, on se relâchera. Les ingénieurs, les mécaniciens, les employés célestes continueront à appliquer servilement et routinièrement les principes acquis sous la direction des
Occidentaux, mais en les simplifiant suivant la loi du moindre effort. Mais il ne faut pas espérer le moindre perfectionnement. Ce qui se détraquera restera détraqué. Et dans quarante ans, les
voies seront ce qu'elles sont, avec l'usure en plus ; les mêmes machines et le même matériel continueront à rouler, s'ils le peuvent. Quant au personnel, ce seront des mandarins qui distribueront
la bastonnade et des administrés qui la recevront avec le fatalisme oriental.
On nous annonce que les Chinois commencent à se servir de l'automobile, et même de l'automobile ultra-moderne. Les machines qu'ils emploient sont naturellement d'importation française, anglaise,
allemande ou américaine. Mais on peut se tenir pour assuré que nous ne sommes pas près de voir une usine purement chinoise fonctionner et donner de bons résultats. Quant aux machines qui roulent,
ce ne sont pas des ouvriers chinois qui les répareront, ou bien elles ne rouleront pas longtemps.
Il en est de même pour le matériel de guerre. L'Empire du Milieu est en train de se créer une armée moderne, et il peut y arriver en un temps assez bref, car, à côté d'une masse peu encline au
métier des armes, il possède dans les Mandchoux et la population de certaines provinces, une réserve d'hommes courageux et résistants. Mais comment ces soldats seront-ils dirigés ? Comment
surtout emploieront-ils les armes occidentales ? On peut rester assez sceptique à cet égard, quand on voit l'emploi que les Chinois ont fait de leurs vaisseaux de ligne pendant la guerre
sino-japonaise et quand on songe qu'en 1900, à Takou, ils chargeaient leurs canons avec des projectiles d'un calibre inférieur... Tchâ-pou-tô !
Pour transporter les fardeaux (dans les provinces du Sud, au moins), le Chinois se sert uniquement de deux petits couffins attachés aux deux bouts d'un fléau de bambou qu'il porte sur l'épaule.
Avec cela et du temps on transporte toute la terre nécessaire à faire une digue. On rencontre partout dans la campagne de longues files d'individus ainsi chargés des choses les plus diverses,
depuis les marchandises en messagerie et les matériaux de construction jusqu'à l'engrais humain dont les cultivateurs fertilisent leurs champs. Et n'allez pas proposer au coolie, habitué à porter
le bambou sur l'épaule, de se servir d'une brouette ; il vous répondrait qu'il est fait pour porter, non pour tirer avec ses bras, autrement dit, qu'il est bête de somme et non bête de trait,
inutile de dire que les transports, par ce procédé, coûtent fort cher, malgré l'extrême bon marché de la main-d'œuvre.
L'exemple suivant pourra servir de démonstration à ce que nous disons de l'attachement que montre le Chinois pour ce mode si primitif de transport et son horreur pour le progrès, surtout quand il
vient des diables d'Occident. Nous avons vu que le système de vidange est excessivement primitif. Chaque paysan emporte lui-même dans ses champs son engrais humain. Cependant, comme tout le monde
n'est pas propriétaire rural, ou ne veut pas s'astreindre à cette corvée désagréable, il s'est constitué, dans chaque ville, une corporation de vidangeurs, ou plutôt de vidangeuses, car ce sont
des femmes qui se chargent de cette besogne. Et vous rencontrez parfois, dans les rues chinoises, une grande belle fille, portant au moyen d'un bambou en équilibre sur son épaule deux amphores
malodorantes dont chacun s'écarte avec empressement. Quelquefois, un choc se produit et un peu de la précieuse matière se répand sur la chaussée. Qu'importe ! Cela se perd dans l'immondice et la
puanteur de la rue chinoise.
Un jour, le préfet d'une grande ville, ayant quelque teinture des idées de l'Occident sur l'hygiène et des procédés européens, voulut purger son chef-lieu d'une partie de ses infections. Il fit
venir un jeu de pompes fort modernes qui devaient faire vite et proprement ce que faisait lentement et sans grand soin la corporation en question. Ses administrés furent étonnés d'abord, puis
sincèrement indignés. Il faillit y avoir une émeute. Les jeunes coolies surtout, qui se voyaient enlever leur gagne-pain, ne furent pas les dernières à protester, naturellement. Et voici ce
qu'elles imaginèrent. Un beau matin, au nombre d'une centaine environ, les épaules chargées de leur marchandise, elles se rendirent au yâmen du préfet, et le plus tranquillement du monde,
vidèrent leurs jarres devant la porte. Vox populi, vox dei. Le préfet comprit la leçon et renonça à ses pompes.
Le Chinois n'a pas, à proprement parler, de routes. On ne peut appeler ainsi un simple tracé capricieux, fantasque, détourné à chaque instant par un tombeau, une maison, un champ, un rocher,
entrecoupé de marches, semé de fondrières et plein d'une boue gluante et immonde. Et ceci met bien en lumière le tchâ-pou-tô, l'état rudimentaire, antilogique de l'une des qualités que l'on
considère comme caractéristique de la mentalité chinoise, l'esprit d'association. Il est exact que les Célestes ont des Sociétés secrètes innombrables et puissantes, que les métiers sont
constitués en corporations fort riches, et que ces associations ont une influence considérable, prépondérante sur toute la vie sociale et même sur le gouvernement chinois. Mais comment expliquer
alors que cinq ou six villages voisins ne puissent arriver à s'entendre, ou plus exactement, ne songent pas à s'entendre pour créer cette chose de première nécessité, un chemin praticable,
l'équivalent du plus rudimentaire de nos chemins ruraux ? Tchâ-pou-to !
Il est vrai qu'il n'existe, pour ainsi dire, pas de roulage en Chine. Nous avons dit que le transport des marchandises se fait à dos, ou plutôt à épaules de coolies ; pour les voyageurs, il y a
les chaises à porteurs. Quant aux voitures, il n'y en a pas dans le Sud, et celles qui existent ailleurs sont impraticables : des caisses où l'on peut à peine se glisser, montées sans ressorts
sur des roues mal cintrées.
On n'est pas beaucoup mieux, du reste, si l'on veut voyager par eau. Les bateaux sont encore, en Chine, ce qu'ils étaient chez nous au temps des Croisades, et l'on s'en tient là. Ça va sur l'eau,
cela suffit. Rien de plus pittoresque certainement que la vue des milliers de jonques qui s'amoncellent dans les grandes villes, au bord des fleuves, et où vivent des centaines de mille
individus, dans la pourriture et la misère. Des loques innommables servent de voiles ; perches, pagaies, rames sont encore les seuls moyens de propulsion, comme il y a dix ou vingt siècles. Il
faut avoir voyagé en sampans ou en house boats (bateaux de louage) pour savoir jusqu'où peut aller la saleté chinoise. Les nattes sont immondes, les bateaux font eau de toutes parts, et
l'on s'empile là-dedans, quinze ou vingt, pour des heures, parmi la vermine, les relents de poissons et les senteurs humaines. Qu'importe, après tout ! On arrive presque toujours.
Du reste, la saleté est genérale en Chine. Nous ne parlerons pas de l'insalubrité des rues, immondes et puantes, de l'absence absolue de tous règlements de voirie ; Mais il faut convenir que les
Chinois ne sont pas beaucoup plus délicats, ni plus soigneux dans leurs affaires privées que dans les soins extérieurs. Un mandarin de haut rang, précédé de sonneurs de gong et de coureurs, porté
dans sa chaise verte par quatre porteurs en livrée, sous le parasol rouge, se fera suivre sans vergogne par d'ignobles chaises de louage où ont pris place sa femme et ses filles. On est ainsi
continuellement choqué en Chine par ce mélange de luxe et de saleté, de délicatesse raffinée et de grossièreté, par ce manque de délicatesse intime. Et c'est là vraiment que l'on sent à chaque
instant toute la force du tchâ-pou-tô.
Il est presque impossible à un Européen de se reconnaître dans le calendrier chinois. Un Chinois, même instruit, a toutes les peines du monde à vous dire depuis combien de temps s'est passé un
événement qui ne remonte pas à plus d'un siècle. En effet, il n'y a pas d'ère chinoise ; on compte les années du début de chaque règne. Pour replacer un événement à sa place, il faut que le
Chinois se rappelle d'abord sous quel règne il s'est produit et en quelle année de ce règne, qu'il se souvienne ensuite de la durée des règnes postérieurs, ou bien qu'il essaie, par un calcul
mental qui est loin d'être simple, de rattacher l'année en question à tels ou tels caractères du cycle de soixante ans ou de toute autre combinaison du même genre. Encore faut-il savoir que
toutes les années chinoises n'ont pas le même nombre de jours. De sorte que lorsqu'un Chinois vous dit qu'il a cinquante ans, il peut tout aussi bien en avoir quarante-neuf que cinquante et un.
Et pourtant, la Chine est un des pays où les observations astronomiques ont été faites depuis le plus longtemps. Mais l'habitude de l'à peu près est la plus forte. L'idée si simple d'une ère
partant d'un événement historique ne leur est pas encore venue ; leur tchâ-pou-tô de calendrier leur suffit.
La même indécision se retrouve dans les mesures, qui, même pour les indigènes ne répondent à rien de défini. Le quintal chinois est le tan ou picul ; il équivaut à peu près à 100 livres ; mais il
varie de province à province, de ville à ville, de village à village. De plus sa valeur change suivant les matières qu'il s'agit de peser : un picul de riz n'est pas le même poids qu'un picul de
charbon ou qu'un picul de patates.
L'unité des mesures itinéraires est le li. Qu'est-ce que le li ? La définition la plus exacte que l'on puisse en donner est la suivante : le li est la dixième partie du chemin qu'un
homme peut parcourir en une heure. Il résulte de là qu'en plaine le li est de 600 mètres environ ; mais en montagne, il n'est plus que de 350 à 400 mètres. En un mot, quand un Chinois vous dit
qu'une distance est de 20 li, comptez qu'il vous faudra deux heures pour la parcourir. S'agit-il d'un voyage par eau, un Chinois vous dira très bien qu'il y a 200 li à la montée et 100 li à la
descente, ce qui veut dire qu'on remonte le courant en vingt heures et qu'on le descendra en dix.
Le système monétaire chinois est un chaos, partout du moins où les Européens n'y ont pas mis la main. Il n'y avait, originairement que des pièces de cuivre ou d'alliage, percées d'un trou carré,
que nous appelons sapèques et les Anglais cashes. Ces sapèques, enfilées en chapelets, constituent des tiao ou ligatures. Une ligature est en principe de 1.000 sapèques. Mais il y a des ligatures
de 600, de 700, de 800 sapèques ; il y en a aussi de 1.200 sapèques, suivant le pays, l'époque, la grosse des sapèques, la nature du métal ou de l'alliage.
Cette monnaie est assez peu pratique, et les Chinois eux-mêmes s'en sont aperçus. Ils ont donc introduit, comme métal d'échange, l'argent. Mais, jamais ils ne se sont avisés d'eux-mêmes de
frapper des monnaies comme les nôtres. On transporte, dans toute la Chine, excepté dans les villes ouvertes aux Européens, le métal d'échange sous forme de lingots de diverses grosseurs que l'on
débite à la cisaille pour payer les marchandises au poids : un objet vaut une once, deux onces, trois onces d'argent. Once se dit en chinois cang ; les Européens ont remplacé ce mot par
un autre qui n'est pas chinois : taël. Le taël est donc la valeur d'une once d'argent. Mais la livre chinoise varie, comme toutes les mesures du Céleste Empire, et le taël varie avec
elle, proportionnellement. Mais encore, le cours de l'argent change presque chaque jour : de sorte que le taël ou, pour mieux dire, l'once, qui déjà n'a pas partout le même poids, n'a pas
toujours la même valeur à poids égal.
La confusion qui existe dans le système monétaire chinois, est, encore augmentée par l'introduction que les Européens et les Américains ont faite de monnaies d'argent étrangères. On trouve en
Chine un très grand nombre de dollars ou piastres mexicaines (valeur moyenne 2 fr. 50). Mais les Célestes traitent ces monnaies comme de simples lingots, et dans l'intérieur, on ne se gêne pas
pour les couper à la cisaille suivant les besoins des transactions. Les dollars qui circulent entiers sont vérifiés chaque fois qu'ils servent et frappés d'un poinçon. Ce qui fait qu'ils sont
bientôt complètement dégradés ; on les appelle alors chop dollars.
L'Administration de la douane, dirigée par des Européens, a fait effort pour mettre un peu d'ordre dans ce chaos. Elle fixe à intervalles réguliers le cours moyen de l'argent qui devient la
valeur officielle du taël. C'est ce qu'on appelle le taël de la douane. Mais cette simplification n'en est une que pour les rapports avec l'Administration. Car les Chinois conservent entre eux
leurs anciennes habitudes de compter : l'agiotage le plus effréné y trouve son avantage, et les Chinois sont tous agioteurs. Rien de plus curieux que d'assister au plus simple des règlements de
compte. Ce sont des discussions et des calculs sans fin. Chaque pièce, chaque lingot est essayé, puis soigneusement pesé, découpé, repesé, jusqu'à ce qu'enfin, acheteurs et vendeurs, réunis
autour d'une table, devant des balances, soient tombés d'accord.
On pourrait, passant en revue toutes les branches de l'administration, du travail, de l'industrie, du commerce, et en général, toutes les manifestations de l'activité et de la pensée, prolonger
indéfiniment l'examen de tous les cas où apparaissent le laisser-aller, l'à peu près, l'imprécision et le vague de l'esprit chinois, le tchâ-pou-tô. Tout, en Chine, est approximatif,
grossier, rudimentaire. En a-t-il toujours été de même ? Sans doute, au temps des splendeurs de l'Empire du Milieu, les Chinois ont dû être plus précis, plus scientifiques. Mais des siècles
d'isolement, d'immobilité et de servitude sont venus amplifier et rendre peut-être irrémédiables la paresse et l'indifférence intellectuelles de ce peuple peu porté naturellement à la précision
et à l'effort. Aujourd'hui, nous assistons à un essai de réformes certainement très louable et qui portera peut-être des fruits. Mais le progrès sera sans doute lent, car c'est une refonte
complète de la mentalité chinoise qu'il présuppose.