Jacques Hardy et Charles Lenormand
LA CULTURE DU PAVOT ET L'OPIUM
À travers le monde. Hachette, Paris, 27 octobre 1906. 12e année, pages 337-340.
Un édit impérial publié le 21 septembre prohibe en Chine la consommation de l'opium, tant
étranger qu'indigène : l'emploi en devra avoir cessé d'ici dix ans. L'édit condamne l'usage de l'opium en termes vigoureux, et ordonne au Conseil de l'Empire d'élaborer des règlements destinés à
empêcher la culture du pavot et la vente de l'opium (Les journaux).
Le mot opium fait aussitôt penser à la Chine. Et cependant, s'il est vrai que les Chinois sont actuellement les plus grands consommateurs d'opium, il semble bien que l'usage de cette
drogue ait été connu et pratiqué en Europe et dans l'Inde longtemps avant de passer en Extrême-Orient.
Les différentes espèces du pavot sont indigènes dans tout l'ancien continent. Sans parler du coquelicot et des diverses papavéracées qui poussent naturellement dans les champs, les variétés du
pavot médicinal ont été cultivées de toute antiquité comme plantes d'agrément. L'antiquité grecque et latine connaissait même l'opium et ses vertus soporifiques. N'est-ce pas le
népenthès dont parle Homère ? Les anciens distinguaient même deux sortes d'opium : l'un que l'on obtenait par l'écrasement des feuilles et des tiges du pavot, était appelé
meconium ; l'autre, constitué par le suc qui découlait d'incisions faites aux capsules, était le véritable opium.
Les Chinois, quoique n'ayant pas eu la priorité dans l'emploi de cette drogue, la connurent cependant d'assez bonne heure ; mais les documents que nous possédons nous la montrent déjà comme
d'importation étrangère. L'opium fut apporté d'abord de l'Inde par voie de terre à travers la Birmanie, et il est question, sous la dynastie des Mings, d'un tribut de 2 à 300 livres d'opium
offertes ainsi à l'empereur et à l'impératrice.
Quoique cultivant le pavot comme plante d'agrément, les Chinois ne fabriquaient donc pas l'opium. D'ailleurs, la langue chinoise n'a pas de mot d'origine indigène pour désigner ce produit ; le
nom courant qu'on lui donne aujourd'hui, ya-pien, n'est que la transcription chinoise du nom latin, et le nom officiel est encore aujourd'hui drogue étrangère.
L'usage de fumer l'opium, pratiqué depuis longtemps dans l'Inde et l'Australasie, ne fut introduit en Chine qu'au commencement du XVIIIe siècle. Ce furent des Chinois du sud, qui, de Java où ils
faisaient commerce, l'apportèrent d'abord à Formose, puis sur le continent. Du reste, cet usage se répandit très vite dans la classe riche, jouisseuse et corrompue des lettrés. Dès 1729, le grand
Kang-Hi essaya de réagir : un premier édit de prohibition fut publié. Il fut renouvelé par son successeur, Yong-Tchen, puis par Kia-King en 1800. Mais les édits chinois, très significatifs comme
indication du mal à combattre, sont généralement impuissants, — sont-ce les seuls ? — à le faire disparaître ; ce sont des homélies animées de très bonnes intentions et pleines d'excellents
conseils, mais dont personne ne prend à cœur d'assurer l'exécution ; et il en fut pour l'opium comme pour les infanticides ou pour la mutilation des pieds des petites filles. Aucune interdiction
ne put empêcher le développement, très lent jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, puis rapide et formidable pendant le XIXe, de la contrebande d'abord, puis de l'introduction avouée du funeste
produit.
On connaît l'histoire de la guerre de l'opium en 1842. Ce n'est pas sans une apparence de raison que les Chinois considèrent comme des empoisonneurs publics, les Européens en général, et plus
particulièrement les Anglais, qui mirent leur puissance militaire au service d'une contrebande condamnable. Jamais guerre n'eut une origine plus immorale, et, s'il arrive que, par ricochet, le
vice de l'opium soit maintenant rapporté de Chine en Europe, et s'y développe, comme il le fait dans les grands centres maritimes, ce sera la justice immanente des choses : la Chine n'aura fait
que rendre à l'Europe le mal que celle-ci lui a inoculé.
Les Chinois pourront sans doute, à brève échéance, renouveler leurs reproches, à propos d'une autre drogue, dérivée de l'opium, la morphine, dont les étrangers introduisent dans le
Céleste Empire des quantités que ne justifie nullement l'emploi médical de ce produit. La morphinomanie a déjà de nombreux adeptes en Chine, et ce vice fait rapidement la tache d'huile.
L'opium s'importe en quantités considérables à Hong-Kong, Canton, Shanghaï, partout, venant de l'Inde. Mais, maintenant, malgré les platoniques interdictions légales, on cultive le pavot en
Chine, en vue de la production de l'opium, surtout dans les provinces du sud, le Yun-Nan, par exemple. À certaines époques, la vue des champs de pavots en fleurs y est un délicieux spectacle :
blanche, rose, rouge ou panachée, la fleur du pavot est en effet une des plus brillantes et des plus belles que l'on puisse trouver, quoique éphémère.
La terre destinée à cette culture doit être ameublie et amendée par des labours successifs et par de l'engrais. Il faut de l'eau, et, pour permettre l'irrigation, les champs sont subdivisés,
comme pour la culture du riz, par des murailles en terre battue, suivant les lignes de niveau du sol, de façon à permettre d'y détourner l'eau d'un réservoir, d'une rivière, d'un torrent, et de
la faire écouler d'un bassin dans un autre. On sème en novembre, dans l'Inde et dans le sud de la Chine du moins, et la récolte a lieu en février ou mars. Plus au nord, les dates sont un peu
retardées.
On commence l'irrigation aussitôt que la plante sort de terre et on la continue jusqu'à la maturité des capsules. Quand celles-ci sont à point, on y pratique des incisions avec une sorte de
scarificateur à quatre ou cinq lames, avec de petits couteaux, ou, plus simplement, avec l'ongle ; l'opération se fait au petit matin. On laisse se produire l'exsudation pendant vingt-quatre
heures ; le lendemain matin, on recueille avec une cuiller, dans un récipient, le jus qui a suinté en gouttelettes sur la capsule, et on pratique de nouvelles incisions. Cette récolte dure
environ six semaines.
Le paysan réunit dans un plat le suc qu'il a recueilli et le laisse épaissir par évaporation pendant un mois, en le remuant fréquemment. On en réunit ensuite de plus grandes quantités dans un
bassin où on le pétrit longuement de façon à amener le mélange à une consistance uniforme de pâte un peu dure. On le roule en boules qu'on recouvre de pétales de pavot et qu'on laisse encore
sécher quelque temps en magasin, puis on les empaquette dans de solides caisses de bois ; celles-ci en contiennent de cinquante à soixante kilos. Les précieuses boules y sont entourées de
feuilles de pavot ; la caisse elle-même est soigneusement fermée et enveloppée de grosse toile cousue, de façon à demeurer aussi imperméable que possible.
C'est sous cette forme que l'opium est vendu en gros et expédié. Mais il ne pourra être fumé qu'après une nouvelle préparation dans les bouilleries d'opium, préparation qui consiste à le faire
bouillir dans l'eau et concentrer jusqu'à consistance d'onguent ou de confiture épaisse que l'on vend dans de petits pots ou des boîtes de corne. On prend toutes sortes de précautions pour n'en
rien laisser perdre : la boule d'opium est ouverte et on en enlève d'abord tout ce qu'on peut enlever sans toucher aux feuilles qui l'enveloppent ; celles-ci à leur tour sont grattées, lavées à
l'eau chaude et bouillies doucement ; puis le tout mélangé, étendu d'eau, est encore bouilli pendant plusieurs heures. L'écume qui se produit pendant l'ébullition, les résidus des feuilles qui
ont enveloppé les boules, le produit du rinçage des bassines, etc., sont également bouillis et font un opium de qualité inférieure que l'on vend aux pauvres.
Toute cette préparation dure plusieurs heures et est accompagnée d'une odeur fade et écœurante bien caractéristique, qui annonce à bonne distance le voisinage d'une bouillerie. C'est la même
odeur que transportent avec eux les fumeurs d'opium et qu'exhale la fumée des pipes ; elle plane un peu partout dans les rues chinoises.
La pipe à opium consiste en un long tube de bambou ou de bois dur que termine un petit fourneau en porcelaine, de forme ovoïde. Le fumeur est étendu sur un lit, la tête sur un oreiller de bois,
le coude appuyé, à côté d'une petite lampe allumée, dont il peut rapprocher sa pipe par un léger mouvement. Avec une longue aiguille, analogue à une épingle à chapeau, que termine une petite
cuiller, il prend une boulette d'opium grosse comme un petit pois, la met dans le fourneau de sa pipe et l'allume ; puis, en une aspiration profonde, il en absorbe la fumée et la garde aussi
longtemps que possible dans sa poitrine afin de n'en rien perdre ; il l'exhale ensuite par le nez. La chose n'est pas toujours aussi simple que cela : les gourmets font chauffer l'aiguille et la
piquent dans l'opium, ce qui l'enduit d'une mince couche de la précieuse drogue, puis recommencent l'opération un certain nombre de fois, jusqu'à ce que l'opium qui se dépose sur l'aiguille par
couches successives constitue une boule de la grosseur voulue. Alors, seulement ils la glissent dans le fourneau. Les fumeurs fortunés, les dilettanti de l'opium, ont même des femmes chargées de
cette mission de confiance.
À une pipe, succède une seconde pipe, puis une troisième, et ainsi de suite, jusqu'à la limite de ce que peut permettre soit le tempérament, soit la bourse du fumeur. Un novice se contente d'une
ou deux pipes ; un fumeur ordinaire atteint une consommation d'un dixième d'once chinoise, soit 3 gr. 8 par jour, sans inconvénients trop graves ; mais le double est une dose excessive.
L'opium est un corps très complexe, contenant des éléments convulsivants, des éléments soporifiques et des éléments toxiques. Aussi l'effet de l'opium sur le fumeur est d'abord une excitation qui
le rend loquace et gai ; mais à cette excitation succèdent assez vite la pâleur, l'abattement, les traits tirés, l'abaissement du pouls, puis un sommeil lourd, d'où le patient sort la tête vide,
le corps mou et flasque, incapable de pensée et d'effort.
On a écrit des volumes sur les sensations du fumeur d'opium ; il est difficile d'en tirer une opinion bien nette sur l'espèce de volupté que procure l'habitude de fumer l'opium. Nous avons
souvent causé avec des Européens qui avaient plus ou moins tenté l'expérience ; leurs avis étaient fort partagés. Les uns ne se souvenaient que d'une saveur affadissante et nauséabonde pendant
l'absorption du produit et d'un violent mal de cœur après, c'était pour eux comme le souvenir d'un mal de mer. D'autres prétendaient que ce n'est là que la première impression, celle du collégien
qui fume son premier cigare, mais que, l'habitude une fois prise, cette sensation disparaît, pour laisser place à d'exquises sensations de rêves vagues et légers, en particulier à la sensation de
ne plus peser. C'est sans doute pour cela que les Chinois appellent leurs fumeries d'opium, palais des rêves éthérés, ou littéralement, palais des rêves au-dessus des nuages.
Nous en avons connu aussi, qui, sans fumer proprement l'opium, en glissaient quelques parcelles dans une cigarette ou dans une pipe de tabac, et qui nous ont assuré avoir vécu ainsi des minutes
inoubliables : la nature prenait aussitôt une splendeur insoupçonnée, les couchants flamboyaient comme une apothéose, les choses les plus banales revêtaient une beauté de rêve, les fumeurs se
sentaient comme transportés dans un monde élyséen, léger, comme ouaté de bonheur, où les sons s'adoucissaient, s'éteignaient presque, où les passants ressemblaient à des ombres belles et
silencieuses. Ces griseries légères leur laissaient ensuite une lassitude vague et comme le sentiment d'une convalescence. Malheureusement, l'habitude se prend très vite, et si la volupté
persiste, les suites en sont plus graves.
À vrai dire, et bien qu'il nous ait toujours semblé que, chez les Européens, l'amour affiché de l'opium comporte une certaine dose de snobisme, d'un snobisme spécial, il faut bien admettre que
cette habitude a ses charmes, puisque des peuples entiers s'y adonnent, puisque des hommes de toute classe et de toute éducation s'y livrent avec passion, avec folie, jusqu'à la perte de la
santé, de l'intelligence et de la vie.
Les désastreux effets de l'opium sont trop connus pour avoir besoin d'être décrits : abrutissement, perte de la mémoire, affaiblissement de l'intelligence, amaigrissement du corps jusqu'à l'état
de squelette, imbécillité, paralysie, mort. Et le pis, c'est que l'habitude une fois prise est indéracinable. Le fumeur invétéré qui s'éveille de son sommeil d'anéantissement, restera, une heure
ou deux, lucide ; mais il sera pris alors d'une sensation de nervosité, d'affaiblissement, de souffrance, d'inquiétude douloureuse que rien ne calmera, si ce n'est l'inhalation d'une nouvelle
dose du mortel poison.
Des millions, des dizaines de millions d'hommes, sont, en Chine, plus ou moins atteints de ce vice. Ce qui le distingue de l'ivrognerie, par exemple, c'est que celle-ci sévit surtout dans les
basses classes, tandis que l'opium est surtout un vice de luxe, un vice de riche.
Un rapport de censeur, adressé à l'empereur actuel en 1883 et un décret qui en fut la conséquence, donnent à cet égard le témoignage officiel des Chinois qui ne peuvent ainsi accuser les
Européens de calomnie.
« Votre serviteur, écrit à l'empereur ce censeur, considère que l'opium étend sans fin ses pernicieux effets. Dans toutes les classes du peuple, la négligence des occupations sérieuses, la perte
du temps, la ruine de la famille, la dissipation des biens de fortune viennent le plus souvent de cette cause. À mon avis, si l'on veut guérir ce mal, il faut commencer par les officiers,
c'est-à-dire par les fonctionnaires, les mandarins ; et, si l'on veut corriger les petits officiers, il faut commencer par les plus élevés. J'ai entendu dire que, depuis quelque temps, à la
capitale et hors de la capitale, beaucoup de grands officiers, soit civils, soit militaires, soit mandchoux, soit chinois, se signalent entre tous par leur habitude de fumer l'opium. Ce que tout
le monde dit et répète bien haut, pourrait-il n'être qu'une pure calomnie ? »
Et le décret constitutif dit : « Le censeur... nous propose de purger les rangs de la magistrature et de l'armée en déracinant une habitude invétérée. D'après son avis, à commencer par les grands
officiers, soit mandchoux, soit chinois, soit civils, soit militaires, les directeurs du collège des Han-Lin, les directeurs de l'instruction de l'héritier présomptif, les censeurs des six
tribunaux supérieurs et des provinces, si parmi eux, il en est qui fument l'opium, on leur fixerait à tous un terme de trois mois, au delà duquel ils devraient s'en abstenir... »
Le décret de Koang-Sin n'a pas eu plus de succès que ceux de tous ses prédécesseurs. Nous avons connu de très hauts mandarins qui s'abrutissaient d'opium. Le grand vice-roi de Nankin,
Lieou-Koen-I, mort l'année dernière, était un grand fumeur d'opium ; cet homme, qui fut, en 1900, le protecteur des Européens dans le sud, et dont tous les diplomates s'accordaient à vanter la
courtoisie, la finesse, l'intelligence supérieure (au moins égale, disait-on même, à celle de Li-Hung-Chang), cet homme n'avait dans ses dernières années que quelques heures par jour de lucidité
complète à donner aux affaires ; le reste se perdait dans les fumées du poison favori.
Mais si le vice national est répandu dans la haute classe, il ne s'y cantonne pas ; la bourgeoisie, les marchands, les coolies même s'y adonnent, dès qu'ils le peuvent, et beaucoup y dépensent
tout ce qu'ils gagnent. On fait pour eux, non seulement de l'opium de préparation inférieure, mais on leur vend même des resucées de pipe, de l'opium provenant du lavage des cendres de pipes déjà
fumées, quelque chose comme du café de marc ou du tabac de bouts de cigarette. Or, dans cette classe misérable, où l'homme est d'autant plus mal nourri qu'il dépense pour sa funeste passion ce
qu'il devrait consacrer à l'achat de son riz, les effets de l'opium sont d'autant plus néfastes et d'autant plus rapides que la résistance de l'individu est moindre.
La chanson et l'imagerie populaires essaient de moraliser le peuple. Des séries d'images coloriées, plus fines, plus artistes, mais souvent aussi naïves que nos vieilles images d'Epinal,
retracent les mésaventures du fumeur d'opium, mettent l'enfant en garde contre le danger des mauvaises fréquentations, lui montrent la pente fatale par où l'on glisse à la détestable passion, lui
retracent la colère des parents contre le jeune fumeur, la douleur de sa femme, le malheur de ses enfants, sa déchéance finale, son enrôlement, après la ruine, dans les rangs des voleurs et des
brigands qui seuls peuvent lui assurer les moyens de se livrer encore à sa funeste passion, enfin sa mort par le supplice après un grand crime ou dans une rixe.
Malheureusement, le succès de ces images moralisatrices est médiocre : on estime que plus du dixième de la population chinoise fume l'opium. A Fou-Tcheou, le nombre des fumeries déclarées est de
plus de 1.000 pour une population de 400.000 habitants, il y en a plus que de marchands de riz. Et nous ne comptons pas, bien entendu, les fumeries clandestines et les gens qui fument à domicile,
c'est-à-dire tous les hommes d'une certaine classe, qui ne vont pas fumer dans des tavernes publiques. Il n'y a pas un Chinois sur cent qui ne fume une pipe à l'occasion.
Ajoutons que l'usage de l'opium n'empêche pas celui du tabac, souvent opiacé, et que les lettrés commencent à user très libéralement de la seringue à morphine.
Il y a là, pour la race chinoise, une cause de dégénérescence encore plus terrible que chez nous le danger de l'alcoolisme, et surtout une cause de diminution d'énergie qui peut atténuer dans de
fortes proportions le fameux péril jaune.
L'absorption de l'opium à doses élevées est du reste devenu l'un des modes les plus usités du suicide en Chine.
Disons enfin, pour terminer, que les meilleures qualités d'opium sont l'opium de Constantinople et l'opium de Smyrne. Les qualités d'Égypte, de Perse et de l'Inde sont inférieures au point de vue
médicinal, qui tient compte surtout de la teneur en morphine.