Dr Paul Chazarain-Wetzel
LES POPULATIONS AUTOCHTONES DU YUNNAN
À travers le monde. Hachette, Paris, 7 mai 1910. 16e année, pages 145-148.
Cette province de la Chine du Sud, que grâce au nouveau chemin de fer nous pénétrons pacifiquement et qui, sur un immense espace, forme la frontière de notre possession du Tonkin, est très
peu connue du monde chinois lui-même. Enclavée entre le Tibet, la Birmanie, l'Indo-Chine française et la Chine proprement dite, sa population primitive en effet n'est pas chinoise et appartient à
des races dont nous étudions ici les principaux représentants.
En communication avec l'Inde par la Birmanie, placé au débouché des vallées de l'Asie centrale par où s'est écoulé le flot des migrations, le Yunnan a retenu sur son sol des races variées et
peut-être un rameau de celle qui descendit un jour du plateau iranien dans la vallée de l'Indus. À cette complexité primitive de types, que les invasions ont mêlés sans les faire disparaître, se
surajoutent deux éléments : l'indo-européen et le mongolique.
Les autochtones paraissent avoir appartenu à cette mystérieuse race thaï qui semble s'être infiltrée par le Laos dans la Chine du Sud en remontant la vallée du Mékong. Elle s'est épanouie sur les
provinces méridionales bien avant l'arrivée des Chinois qui n'apparaissent pour la première fois au Yunnan qu'au IIe siècle avant Jésus-Christ et qui, arrêtés par les gens de la région de
Yunnan-fou, durent rebrousser chemin. Elle couvrit le Tonkin, le Laos, la Birmanie, le Cambodge et le Siam où elle apporta, dit-on, le bouddhisme.
Partout les Thaï se constituèrent en petites principautés autonomes ; au Siam seulement ils fondèrent un grand État. Cette race singulière s'est adaptée à tous les pays qu'elle a parcourus, mais
a toujours gardé sous ses aspects divers l'identité de son caractère et de sa langue. Oh la parle encore dans le Haï-Nan, au Kouang-Si et au Yunnan.
Parmi ces Thaï se rencontrent d'autres éléments ethniques : ce sont surtout les débris de deux grands peuples qui défendirent héroïquement leurs foyers contre les Chinois, les Miao-tse et les Yao
que les Annamites appellent les Man.
La colonisation chinoise, qui pénétra dans les plaines fertiles en remontant le Si-Kiang et le Pa-ta-hô et s'arrogea les meilleures terres de la région, traite les indigènes de barbares.
Cependant, il lui fallut des siècles pour en venir à bout. Au XIIIe siècle, les bandes mongoliques des lieutenants de Gengis-Khan ayant envahi le Yunnan, s'y établirent à demeure. Par les
Mongols, qui se convertirent à l'islamisme, la religion musulmane devint la religion dominante des nouveaux royaumes de Tali et de Yunnan. Enfin les Chinois, après leur triomphe sur les Mongols,
sous la dynastie nationale des Ming, intervinrent entre les querelles des deux rois et, au XVIIe siècle, le vice-roi Wu-San-Kouei rangea définitivement le Yunnan sous l'autorité des fils du Ciel
; un peu plus tard, sous les empereurs mandchous de la dynastie des T'sing, les Miao-tse indépendants, installés depuis des siècles dans les montagnes du Kouei-Tchéou, furent réduits à
l'obéissance. Contre ce joug chinois qui devenait de plus en plus lourd les musulmans se soulevèrent en mai 1856 ; mais l'insurrection qui dura jusqu'en 1873 fut matée par les Chinois qui en
triomphèrent par la ruse, la perfidie et la trahison.
Les races qui peuplent aujourd'hui le Yunnan restent bien différentes du Chinois ; et d'autre part le Chinois du Yunnan ne ressemble pas à celui des autres provinces, à l'exception des négociants
de Manhao, de Mong-tzé, de Yunnan-sen, qui sont Cantonnais.
Les races indigènes comprennent en définitive les populations de la frontière : Thaï, Miao et Yéo ou Man ; ensuite la grande nation des Lolo ; enfin une série de populations, moins connues
encore, si possible, que les précédentes. Nous allons rapidement les passer en revue.
Les Thaï ou Tho, suivant la prononciation annamite, sont aujourd'hui à cheval sur la frontière, certaines de leurs tribus au Tonkin, les autres en Chine. Au
Tonkin ils forment les quatre cinquièmes de la population de la haute région ; au Yunnan ils peuplent en grande partie la région située sur la rive droite du fleuve Rouge. Nous avons vu le rôle
brillant qu'a joué ce peuple dont la langue et les coutumes n'ont pas été transformées malgré plus de deux mille ans d'un rapport étroit avec la civilisation sino-annamite.
Les Miao-tse sont également divisés en tribus dont les unes habitent le territoire français, les autres le territoire chinois. Au Tonkin on les appelle Méo qui veut dire « chat »
en annamite et qui a la même signification que le mot chinois miao. Ce terme de chat convient d'ailleurs très bien à ces montagnards qui, au Yunnan, échappent à l'autorité chinoise avec la
vivacité d'un félin. On les trouve surtout au Koueï-Tchéou et dans les montagnes de l'Est.
Ces autochtones, réduits en partie en 1795 par l'empereur Kien-Long, profitèrent de l'insurrection musulmane du Yunnan pour se révolter et furent massacrés en grand nombre par les armées
chinoises pendant la répression en 1860-1869.
Le nom de leurs tribus est souvent tiré de la couleur de leur vêtement, c'est ainsi qu'on distingue : les Pê-Miao ou barbares blancs, les Hé-Miao ou barbares noirs, les Hoa-Miao ou barbares
fleuris. Ils sont fiers et méfiants. Les hommes portent la tresse et le veston chinois. Les femmes ne portent pas le costume des femmes chinoises, mais une jupe à petits plis s'arrêtant aux
genoux. Elles sont coiffées de larges turbans et s'ornent de lourds bijoux d'argent. Les Miao-tse professent une vive antipathie pour les Chinois.
Les Man ou Yeo, peu connus des Chinois qui les redoutent, habitent en général sur les plateaux à 2.000 et 3.000 mètres d'altitude. Cette race, sauvage et nomade,
est des plus curieuses. Ils occupent surtout le bassin du Mékong, les frontières du Laos et du Tonkin. L'état social est simple, l'unité est le hameau avec un chef élu, assisté d'un conseil de
vieillards et de notables. Plusieurs villages élisent un grand chef qui surveille les chefs de hameaux. La famille est basée sur l'autorité du père qui dispose de tous les biens. La femme et
l'enfant n'ont pas de droits.
Leur procédé de culture est le déboisement intensif. Au flanc des montagnes les Man cultivent le riz. Ils défrichent par l'incendie, anéantissant ainsi des forêts entières, et le soir, sur les
sommets, s'aperçoit le spectacle magnifique d'immenses quadrilatères en feu. Puis, les cendres refroidies, on sème le riz à la volée. Ce système de culture n'exige pas grand travail et dispense
de labourer. Un léger piochage seulement mélange le sol et les cendres. Après trois ans de récoltes consécutives le Man juge le sol épuisé et quitte l'endroit pour aller se fixer ailleurs. On
devine les ravages que peuvent causer de pareils procédés.
Outre le riz, le Man cultive le maïs, les fruits, les légumes, le coton, la canne à sucre. La chasse est son plaisir favori, il est brave et bon tireur, il chasse le tigre, l'ours, le cerf, les
faisans et les coqs sauvages.
Le Man n'est pas seulement chasseur et cultivateur, il est forgeron et fabrique lui-même ses outils (coupe-coupe ou serpe), il est bûcheron, il sait tisser, teindre les étoffes, il connaît la
passementerie et la broderie, il travaille l'argent et l'étain et en forme des lourds colliers, des bracelets, des pendants d'or, enfin il fabrique ses armes à feu (fusils à mèche), ses munitions
(poudre et balles) et ses armes blanches. Il pratique peu le commerce et ne vient aux marchés que comme à des lieux d'information.
Les mœurs de ce peuple sont très douces et très patriarcales, il pratique l'hospitalité, se familiarise assez bien, mais reste fier et dédaigneux. Il met au-dessus de tout son indépendance, aussi
est-il méfiant et rusé. Il est infatigable, courageux et vindicatif. Il fut jadis notre allié dans la guerre franco-chinoise, car il a la haine des « fils du ciel » et il y a deux ans, dans la
haute région du Tonkin, c'est sous ses balles que vinrent tomber les derniers survivants des bandes « réformistes ».
Au point de vue religieux, les Man pratiquent le taoïsme, doctrine qui semble avoir puisé ses aspirations dans la religion brahmanique. Des conceptions spéciales et des pratiques plus ou moins
étrangères sont toutefois venues altérer la pureté du premier culte. C'est ainsi que leur mythe de l'origine du monde et de sa destruction par un déluge rappelle étrangement à la fois la
mythologie grecque et le récit de la Bible. Les Man croient à l'âme, à la survie, à la métempsychose et au métamorphisme : certains deviennent tigres quand ils sont vieux. Après la mort on met
une pièce d'argent dans la bouche du cadavre et un peu de riz dans ses mains afin qu'il puisse apaiser, en le leur jetant, les chiens qui gardent la porte des enfers. C'est là exactement le rite
suivi par les anciens Grecs.
Outre ces populations de la frontière franco-chinoise, le Yunnan comprend, en propre, la nombreuse nation des Lolo, à peu près indépendants.
Ils se disent venus de la région située entre le Tibet et la Birmanie. Pour certains ils seraient le résultat d'un croisement de Thaï et de Chinois. Au début de leur histoire se placent douze
patriarches qui leur auraient appris l'art de travailler et de se vêtir. Ils ont un certain degré de civilisation. Leur écriture comprend trois mille caractères ; à l'origine elle était
idéographique.
Ils portent de vastes turbans et des costumes voyants et.chamarrés. Les femmes ont la chevelure étalée en un large chignon plat augmenté d'un bandeau qui s'engage sous les cheveux et auquel est
cousue une pendeloque retombant sur l'oreille droite. Un petit triangle d'étoffe descend sur le front, il est passementé de filigrane d'argent et serti de verroterie, la pointe est dirigée vers
la racine du nez.
Les Lolo sont gens de parole et courtois, mais ils sont susceptibles et ne manquent jamais de se venger. Ils sont presque constamment en guerre de tribu à tribu.
Du mélange des Lolo et des Chinois sont issus des métis qui se sont groupés en tribus et qu'on désigne sous le nom de la préfecture qu'ils habitent en y ajoutant le mot jen qui veut dire « homme
».
Parmi eux les Lin-ngan-jen constituent un groupe à part. Ils portent une longue robe collante et des pantalons flottants, comme les Annamites, au lieu d'en serrer la jambe autour de la cheville
comme font les Chinois. Par-dessus ces vêtements ils ont une sorte de veste fermée sur le devant par des rangées de boutons se touchant les uns les autres. Ils se coiffent d'un large chapeau de
paille plat juché sur un haut bandeau rouge encerclant la tète. Comme les Annamites ils mastiquent le bétel, la noix d'arec et la chaux.
Puis viennent des populations moins connues : Les Min-chia, rudes campagnards habitant autour de Tali, agriculteurs et pasteurs. Leurs femmes ont un costume pittoresque et des coiffures
ressemblant à des bonnets de folies à grelots d'argent. Les Mosso, peuple déchu, vivant dans la vallée supérieure du Yang-tsé- Kiang. Ce sont des tribus tibétaines de grande et belle race, au nez
bien conformé, aux yeux non bridés, plus blancs que jaunes et de type indo-européen. Leurs femmes ont un énorme turban, une petite veste chinoise et des jupes à petits plis longitudinaux
s'arrêtant aux chevilles ou à mi-cuisse. Elles portent de grosses boucles d'oreilles en argent massif soutenues par un anneau passant sur la tête. L'écriture de ce peuple est idéographique. Il ne
semble pratiquer aucune religion.
Les Lissou ont beaucoup d'analogie avec les Lolo et les Mosso. Ce sont de grands chasseurs habitant la vallée de la Salouen. Les Lamas-jen habitent la haute vallée du Mékong, c'est un peuple
misérable, en butte aux attaques des Lissou de la Salouen. Les Tchong-Kia descendent d'anciens soldats qui s'établirent dans le pays lors de l'occupation du Kouei-Tchéou au Xe siècle après
Jésus-Christ. Leur teint est plus foncé que celui des Miao-tse, pour lesquels ils professent une profonde antipathie. Ils sont de grande taille et vigoureux. Ils portent la tresse et le veston
chinois, mais leurs femmes ont un costume différent de celui de la femme chinoise. On les appelle encore T'ou-jen (hommes de la terre) ou Lao-pan-kia (vieux habitants du pays). Eux-mêmes se
nomment Pou-Diëi. Citons encore les Houni habitant le sud du Yunnan entre le fleuve Rouge et le Mékong, dans le bassin de la haute rivière Noire.
Tous ces peuples ont des religions diverses et on peut dire que presque toutes sont représentées. Le Chinois pratique un mélange de bouddhisme, de doctrine de Confucius et de taoïsme. Les Lolo et
les autres tribus sont en général taoïstes. Les hautes vallées de la Salouen et du Mékong sont sous l'influence des lamas. Les missions catholiques et protestantes ont un certain nombre
d'adeptes. Enfin, les musulmans sont très nombreux, mais bien déchus de leur splendeur première. On trouve encore des mosquées et des inscriptions coraniques, mais la guerre n'a pas laissé
subsister d'archives et, des cités musulmanes, il ne reste que ruines et décombres.
Le mahométisme avait été apporté par deux courants : une migration arabe partie de Canton et qui par le Kouang-Si et le Koueï-Tchéou gagna le Yunnan ; un élément turckmène et boukhariote. Les
États musulmans jetèrent jadis un vif éclat. Tali-fou, maintenant déserte, a été une des grandes capitales du monde, au carrefour des routes du Se-Tchouen à la Birmanie et du Tonkin au Tibet. Les
sultans de Tali portèrent au loin leurs armes victorieuses. Après la conquête chinoise c'est à Tali que se concentra la grande insurrection et un sultan de Tali alla en 1868 assiéger Yunnan-sen.
Lors du voyage de Francis Garnier il fallait demander une autorisation de passer au sultan Soliman, chef des musulmans révoltés. Aujourd'hui, il ne reste que cinq mosquées dont quatre sont
interdites et quelques familles vivant dans la tristesse et la crainte.
À Likiang, jadis royaume autonome où les musulmans furent tout-puissants, faisant échec à la Chine en s'appuyant sur le Tibet, il reste aujourd'hui trois familles et toutes les maisons ont été
rasées. De Kouan-Y, héroïque cité qui résista à un siège de dix-huit mois et n'ouvrit ses portes que sur la promesse d'une capitulation honorable, il ne reste plus rien.
C'est que le fu-taï Tseng, de sinistre mémoire, terminait les sièges à la chinoise, promettant la vie sauve et, aussitôt les places rendues, faisait exterminer des populations entières y compris
les femmes, les enfants et les vieillards. Il importait en effet, pour la réussite d'un pareil système, que pas un survivant ne pût aller révéler la façon dont le général tenait sa parole.
La grande cause de la défaite des musulmans fut leurs dissensions. Ils se séparèrent en deux clans : les Arabes, Turkmènes et une partie des Boukhariotes persistèrent dans la rébellion ; les
Mongols, au contraire, se soumirent ou s'enrôlèrent même sous les drapeaux impériaux.
Aujourd'hui, leurs descendants ne sont plus guère musulmans que de nom. En bien des endroits les pratiques religieuses se bornent à la prière en arabe et à l'abstention de viande de cochon. Pas
de distinction par le vêtement, à part des turbans boukhares, quelques-uns arabes. Les femmes circulent non voilées. Pas d'ablutions, ni de circoncision. La prière récitée en une langue inconnue
n'est plus que l'accomplissement d'un rituel incompris.
Toutefois, le souvenir de ces luttes mémorables a été conservé dans la mémoire des fils des défenseurs de Tali. Peut-être en est-il qui n'attendent qu'une occasion propice pour secouer le joug
des mandarins. Mais la plupart semblent s'être abandonnés au fatalisme de leur race, perdus dans la hantise d'une époque de gloire, qui ne reviendra pas !