Anonyme
UNE EXÉCUTION CAPITALE EN CHINE
À travers le monde. Hachette, Paris, 10 novembre 1906. 12e année, pages 358-359.
Le dernier Budget a biffé les crédits affectés au traitement du bourreau. Les villes de
France ne verront plus se dresser sur leurs places l'horrible silhouette de la guillotine. L'Occident respecte de plus en plus la vie humaine jusque dans la personne des pires criminels ;
l'Extrême-Orient, par contre, demeure la terre classique des supplices et des exécutions dont l'horreur sanglante fait pâlir les inventions d'un Dante ou d'un Edgar Poe.
C'est ainsi que l'Avenir du Tonkin raconte une exécution capitale qui eut lieu dernièrement à Ban-Ka, sur la frontière du Quang-Si. Les quelques détails que nous extrayons de ce récit
jettent un jour singulièrement vif sur la justice chinoise telle qu'on la pratique encore tous les jours dans le vaste Empire du Milieu.
La scène se passe dans la cour du mandarin de la province du Quang-Si. Au milieu de cette cour, se dresse une table où sont disposés : un récipient contenant une sorte d'encre rouge ; un
porte-pinceau et les tablettes de Bouddha, morceau de bois grossièrement taillé en forme de main. C'est la main de la Thémis chinoise !
La cour se remplit de soldats qui rajustent leur tunique dépenaillée et crasseuse ; ils ont un poignard passé à la ceinture. Les mortiers tonnent : ils annoncent l'arrivée des juges. Le mandarin,
en effet, se montre revêtu de son habit d'apparat, le chef coiffé du chapeau à plumes de paon. Il prend place sur un siège recouvert d'un coussin rouge. Une sorte de héraut d'armes se prosterne à
ses pieds et, d'une voix aiguë, prononce la phrase traditionnelle :
« L'heure de la justice a sonné. Il faut tuer ! Il faut tuer ! »
Un bruit de chaînes ! Tous les regards se portent vers deux condamnés qui entrent escortés par quatre soldats. L'un de ces malheureux, un métèque, traîne une cangue formée d'énormes bambous.
L'autre, grâce, sans doute, à sa qualité de Chinois, n'a le cou encerclé que d'une légère chaînette.
À quatre pas du mandarin, ils s'arrêtent, s'agenouillent. Les soldats alors se ruent sur eux, leur mettent brutalement à nu le cou et les épaules en déchirant leurs vêtements de prisonniers, puis
ils ramassent leurs cheveux vers le sommet du crâne en les attachant solidement en forme de chignon. C'est la « toilette » des misérables, ou plutôt leur supplice qui commence : leurs bras,
ramenés violemment en arrière, sont étroitement garrottés par une corde. Les doigts se crispent dans un spasme de douleur. Les contractions du visage accusent une grande souffrance.
Cependant, d'une voix faible, l'un des condamnés a l'air de proclamer son innocence ou de demander l'indulgence du mandarin. Mais déjà celui-ci ne l'écoute plus, il s'est emparé du porte-pinceau,
qu'il plonge dans le vermillon pour écrire la sentence sur une fiche. Pendant ce temps, pour faire taire les malheureux, on leur met une sorte de bâillon, ou plutôt de mors en bois qui leur
allonge la bouche jusqu'aux oreilles.
Dès que la sentence est écrite, les patients sont enlevés de terre et, dans une course folle, sauvage, entraînés vers le lieu du supplice. Scène infernale, où gesticulent un bourreau et des
soldats à face de démons ! Des hurlements qui n'ont plus rien d'humain se mêlent aux sons lugubres de longues trompes chinoises. Les condamnés ont perdu pied, ont perdu peut-être conscience de
tout : on doit les emporter comme de pauvres choses inertes qui ballottent et s'affaissent, donnant l'impression de sacs à moitié vides... Tout à coup, le silence se fait ; la troupe est arrivée
sur une légère élévation de terrain où les soldats s'alignent comme pour la parade, les étendards et les trompes sur le front.
Un des condamnés a pris position : affalé sur les genoux, le cou tendu désespérément, il attend...
Le bourreau recule d'un pas, mesure son élan, lève des deux mains son coupe-coupe. On entend un son mat et crissant : la tête coupée fait un bond d'un mètre ; on ne voit plus sur le corps qu'une
collerette écarlate où gicle un sang tiède qui roule avec un bruit doux de ruisselet sur les cailloux. La section du cou est nette, sans ébarbures : c'est un coup de maître !
Voilà pour le Chinois ; son compagnon de supplice aurait pu envier une mort aussi rapide. Quand l'attention se porta sur lui, on s'aperçut que par faiblesse ou par l'effet de l'épouvante, il se
tenait couché sur le ventre.
Le bourreau, un petit vieux à mine chafouine, essaya de faire comprendre au métèque l'incorrection de son attitude, qui ne facilitait pas la tâche de l'exécuteur. Peine perdue : le malheureux
enfouissait de plus en plus sa face dans la terre. On fut obligé de le dresser de force sur les genoux.
Le petit vieux, devenu nerveux par suite de cet effort qui avait l'air de lui répugner énormément, ne réussit d'abord qu'à lui faire avec son coupe-coupe une affreuse entaille à la hauteur de
l'oreille. La face du supplicié fit une atroce grimace ; mais, de la bouche ouverte, pas un cri ne s'échappa. Par trois fois, le glaive retomba sur une tête qu'il réduisait en hachis sans
parvenir à la trancher : il ne tombait sur le sol que de sanglants copeaux de chair humaine. Le vêtement blanc, le casque du narrateur qui fut le témoin de ces choses se teintèrent de rouge en
plusieurs endroits.
Le bourreau, impatienté, prit alors la tête de la victime pour l'incliner vers la terre dans un mouvement tournant et saccadé. Sous cette torsion, l'épine dorsale se rompit avec un bruit mat.
Mais un long pan de chair retenait encore la tête. Alors, le sabre se transforma en scie, sectionnant les carotides qui, en s'ou- vrant, lancèrent un liquide rouge : cela bouillonnait en faisant
de petites bulles pétillantes.
Puis, le sinistre ouvrier, jetant son coupe-coupe, saisit un poignard à lame triangulaire et se met à califourchon sur l'un des décapités, dont le ventre ballonné semble l'incommoder : à grands
coups de pied, il fait remonter la masse abdominale. Chacun de ces coups provoque un bruit semblable au coassement d'une grenouille. Sous le poignard, le flanc droit du cadavre s'est ouvert et
l'on voit s'échapper au dehors la masse des intestins mêlés à des aliments, à du riz à moitié digérés.
La main du bourreau, tout son bras droit jusqu'au coude, plongeant par l'atroce ouverture, a disparu dans le cadavre ; elle fouille là-dedans jusqu'au moment où on la voit ressortir, tout
ensanglantée, tenant, au bout des doigts, un foie de petites dimensions.
L'opérateur rugit de satisfaction. Le témoin raconte qu'il le vit s'avancer vers lui, lui présentant, à hauteur du visage, le viscère ensanglanté et fumant. La figure canaille du tortionnaire,
largement épanouie, semblait dire à l'Européen : « C'est bon ! C'est délicieux !... »
Une épouvantable odeur de pourriture avertit d'ailleurs le journaliste que le lieu de l'exécution était en outre le cimetière de nombreux suppliciés. Un grand nombre de tertres marquaient la
tombe d'autres malheureux qui étaient morts de la même manière. Près de lui émergeait, entre autres, un pied desséché, dont les cinq doigts étaient encore intacts. En enterrant à quelques pouces
de profondeur seulement les décapités au lieu même où on leur avait ôté la vie, on n'avait même pas pris la peine de les enfouir tout entiers !
Déjà, le bourreau et sa troupe hurlante, laissant là les troncs des deux suppliciés, étaient remontés vers le mandarin ; à leur place, une nuée de grosses mouches bleuâtres s'abattaient sur les
cadavres, pénétrant en tumulte dans l'ouverture faite par le poignard.
Rejoignant les « justiciers », le témoin les vit courbés devant le mandarin, qui leur jetait des piastres enveloppées de papier rouge.
Justice était faite !