Armand David (1826-1900)
Mon quatrième compagnon d'expédition est arrivé hier au soir ; c'est Sambdatchiemda, le célèbre guide de nos confrères, MM. Huc et Gabet, au
Thibet, qui doit me piloter à travers la Mongolie ; il a maintenant une trentaine d'années de plus qu'à l'époque du fameux voyage, mais il est encore plein de vigueur et ne demande pas mieux que
de courir de nouvelles aventures. C'est un naturel insouciant, mais franc et droit, et aussi sincère qu'entêté ; il n'a rien du Chinois que les habits, ayant quitté ceux de lama pour se faire
chrétien et habiter avec ses nouveaux coreligionnaires à Si-wan. Il est inutile de noter que c'est avec empressement que nous questionnons notre Sambdatchiemda (que les Chinois nomment Tchy-lama)
sur son aventureux voyage avec ses pères spirituels, et c'est avec grande satisfaction que nous l'entendons confirmer la narration, aux allures un peu poétiques, de notre confrère toulousain :
tout y est vrai, hors quelques anachronismes sans importance, et quelques confusions d'histoire naturelle que, d'ordinaire, un homme de notre profession n'est pas censé connaître à fond...
...Nous faisons une ascension à la lamaserie, que les cénobites (un peu libres à la vérité) nous ont, à plusieurs reprises, engagé à visiter. Sa position est charmante ; elle domine, sur une
immense étendue, la plaine du fleuve Jaune et tout le plat pays des Ortous. Les lamas y sont au nombre d'une centaine ; leur supérieur appartient à une famille princière mongole ; notre
Sambdatchiemda y a séjourné, en qualité de lama (il y a déjà cinq ou six lustres) ; il revoit avec d'autant plus de bonheur le pays qu'il y a retrouvé deux de ses compatriotes de Sining...
...Mais si Sambdatchiemda n'a pas beaucoup d'esprit, il a du cœur, il est brave, courageux, et c'est un vieux routier qui ne craint plus rien depuis son fameux voyage au Thibet, où il a
accompagné nos confrères MM. Huc et Gabet...
...En remontant, dans la soirée, cette gorge pittoresque, nous courons risque de nous perdre ; Sambdatchiemda, qui n'est pas toujours de bonne humeur quand on ne fait pas ce p68.36 qu'il veut, a
ralenti volontairement le pas ; nous ne le voyons plus depuis longtemps, et cependant la nuit approche. Nous l'appelons de toute la force de nos poumons ; mais notre voix, confondue avec le bruit
du ruisseau qui bondit sur les rochers n'obtient point de réponse. Craignant qu'il ne lui soit arrivé quelque accident, car les brigands infestent, dit-on, la contrée, nous nous décidons à aller
à sa recherche, car le chameau qu'il accompagne porte toutes les ressources de notre campagne. J'envoie donc sur sa piste mon autre compagnon, pendant que je m'arrête à récolter quelques plantes
pour mon herbier. Mais les heures s'écoulent et personne ne reparaît ; j'attends encore, je crie ; personne ne répond. Je pars à mon tour en redescendant la vallée, mais par un autre sentier ;
j'y reconnais avec surprise, sur la poussière, les pas d'un chameau ; et comme nous ne sommes pas dans un pays où les chameaux soient en usage, il faut que les traces appartiennent au nôtre.
J'examine la direction des pas, et je reconnais en effet que l'animal se dirigeait vers le nord. Je comprends alors notre séparation : Sambdatchiemda a dû passer sans nous voir et continue à
gravir la vallée pour nous rejoindre au sommet ; le frère descend pour le chercher en sens opposé et sans regarder sans doute sur la route si le chameau y a passé ou non. Quant à moi, je me
trouve entre les deux, ne sachant de quel côté me diriger ; je me mets encore à crier de toutes mes forces, en descendant vers le frère Chevrier, mais en vain ; personne ne répond ; je tire tout
aussi vainement deux coups de fusil. Je retourne alors sur mes pas pour rechercher au nord notre chamelier en réfléchissant que, s'il y a des voleurs, c'est Sambdatchiemda et le chameau qui sont
le plus en danger, et non point le frère, qui n'a que des armes à porter. Après un quart d'heure, je rejoins mon Mongol ; notre compagnon nous rejoint aussi, mais Sambdatchiemda est d'une humeur
détestable et se plaint d'avoir été abandonné...
...Vers le milieu de la journée, nous nous arrêtons dans une large vallée, nommée Soul-djéïni-gol, où nous trouvons quelques tentes établies près d'un puits auprès duquel nous dressons la nôtre.
Notre guide et chamelier Sambdatchiemda reconnaît les lieux ; il y a séjourné deux ans, il y a une trentaine d'années, à l'époque où il était lama et disciple d'un autre vieux lama médecin. Un
Mongol de la localité, et sans enfants, voulut se l'attacher pour lui laisser en héritage sa tente et son troupeau : grande tentation pour un jeune homme de vingt ans dépourvu de toute fortune ;
mais ce cœur franc et droit en triompha, et continua à porter la robe violette de lama. Plus tard, la Providence lui fit rencontrer notre confrère M. Gabet, qui l'instruisit des principes de la
religion chrétienne ; il suivit ce missionnaire, n'étant encore que catéchumène, dans son célèbre voyage du Thibet en compagnie de M. Huc. Après le renvoi des missionnaires de H'lassa,
Sambdatchiemda retourna seul dans la chrétienté de Si-wan, pour continuer à s'instruire dans le christianisme et recevoir le baptême. Il est maintenant un brave et exemplaire chrétien, père de
famille, qui a adopté les habits chinois en épousant une veuve du pays, mais qui a conservé toujours, malgré ses cinquante ans passés, quelque prédilection pour la vie nomade et aventureuse.
Sambdatchiemda n'a pas su profiter de plusieurs bonnes occasions offertes par les missionnaires, pour se faire une petite fortune : il est resté pauvre, vit au jour le jour, sans grands soucis,
et comptant sur la Providence. Il est bûcheron, de taille moyenne, droite, admirablement bien fait, d'un air simple, loyal, joyeux, qui inspire la confiance ; un petit nez rond, habituellement
rouge, semblerait dénoter un certain penchant pour les liqueurs alcooliques, dont il n'abuse cependant pas....
La matinée est très froide, il vente un peu, le ciel est serein. Après les exercices ordinaires de religion (et qu'il faut toujours supposer,
quoique je n'en fasse pas mention dans mon journal) nous repartons pour Suen-Hoa-Fou. Je suis étonné de voir, du haut des collines que nous traversons, comme une mer de nuages s'étendant sur
toute la plaine du Yang-Ho, et au-dessous de nous ; l'apparition des brouillards est un phénomène rare dans ces pays de sécheresse. Je continue à m'avancer avec curiosité vers cet océan de
vapeurs où je me trouverai plongé dans deux ou trois heures, tout en me rappelant, par analogie, les circonstances, que je crois plus ou moins identiques, d'un beau phénomène dont j'ai été témoin
dans une autre occasion, à une vingtaine de lieues du point où je me trouve maintenant. C'était alors la crête allongée d'une haute montagne que je parcourais vers le soir, après une journée de
marche fatigante. Un grand orage avait eu lieu, sans qu'il fût tombé beaucoup de pluie ; mais les nuages s'étaient abaissés et comme reposés sur les innombrables pics qui s'étendaient au loin
sous mes pieds. C'était un spectacle splendide ; on aurait dit une immense mer d'un blanc doré, ou mieux une plaine couverte d'énormes flocons de coton, et se déroulant à perte de vue sous l'azur
d'un ciel immaculé. J'aime passionnément les beautés de la nature ; les merveilles de la main de Dieu me transportent d'une admiration exclusive et telle que les plus belles œuvres de l'homme ne
me paraissent que misère... J'étais donc presque en extase devant ce grandiose coup d'œil, malgré mon état d'épuisement (j'avais voyagé sans presque avoir rien pu manger ni boire de toute cette
longue journée d'été). Mais un autre spectacle m'était réservé, bien plus rare encore. Le soleil s'approchait de l'horizon ; toute cette mousseuse mer de brouillard commença à se mouvoir peu à
peu, à se fendre çà et là ; les gros flocons devenaient des nuages ; ils montèrent lentement et bientôt je me trouvai à leur hauteur. Mais le vent soufflait dans la direction des rayons solaires,
et les brouillards s'arrêtaient à la hauteur de la crête de montagne que je suivais, ne pouvant passer outre, de manière que j'avais alors à ma gauche un soleil brillant et un paysage clair et
net, tandis qu'un amas de nuages opaques s'élevait à ma droite. Dans cette position, l'image de mon corps, projetée sur cette blanche muraille, apparaissait entourée de deux brillants
arcs-en-ciel, ou mieux de deux cercles complets où les rayons décomposés de la lumière se peignaient concentriquement et dans un ordre inverse ; le champ était jaune d'or. — Ce phénomène dura une
demi-heure, et cette splendide auréole m'accompagna, sur le penchant de la montagne, tout le temps que le soleil resta encore sur l'horizon. Je n'ai pas besoin de dire si cela était beau :
c'était à se croire dans un autre monde !