Henri d'Ollone (1879-1945)
LA CHINE NOVATRICE ET GUERRIÈRE
Librairie Armand Colin, Paris, 1906, 320 pages.
- "Dès les premiers jours m'est apparue l'impossibilité de comprendre, à plus forte raison d'expliquer, l'attitude de ce pays en face de la civilisation occidentale sans une connaissance, sommaire si l'on veut, mais tout au moins réfléchie de son passé. Ce n'est donc point une pédanterie déplacée — car je ne suis nullement sinologue — mais un vif sentiment de la complexe réalité qui m'a déterminé à conduire le lecteur par le chemin de l'histoire jusqu'au cœur des événements actuels."
- Conclusion : "L'empire de Chine touche-t-il à sa ruine ? La civilisation chinoise est-elle sur son déclin ? L'intense vitalité que nous avons reconnue va-t-elle leur donner un regain de force, dont l'univers entier subira les effets, ou précipiter leur chute pour appeler à l'existence, ainsi que jadis, de nouveaux États ? Bien imprudent qui oserait prophétiser en ces matières ! Loin d'y prétendre, ce livre ne s'est proposé que de montrer la complexité du problème et le danger de spéculations sans fondement."
- "Nous ne savons rien de la Chine. Au lieu d'une anomalie monstrueuse, informe, inerte, échappant dans son isolement aux lois du temps et de l'espace, qui semblent l'oublier, mais impuissante à supporter la lumière et le mouvement, sorte de Léviathan destiné à périr dans le tourbillon de notre civilisation, nous discernons, en regardant mieux, des traits qui nous sont familiers : un empire composite, des guerres, des conquêtes, des révolutions, des innovations, de la vie ! La Chine est pareille au reste du monde. Qu'on agisse donc envers elle ainsi qu'on fait ailleurs : qu'on l'étudie avant de la juger !"
Extraits : Introduction - Qualités et défauts militaires - Politique xénophobe - Conclusion
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Pour le voyageur qui débarque en Chine, le premier étonnement vient de ne trouver aucun monument ancien. Toutes les vieilles civilisations ont
écrit leur passé en caractères de granit ou de marbre : les temples, les palais le proclament ; il apparaît toujours présent, toujours vivant même dans les ruines.
En Chine, rien ! Dans cette Chine millénaire, où le sol devrait être recouvert d'une floraison d'édifices, œuvres d'innombrables générations, les monuments les plus anciens, si on excepte
quelques remparts et quelques tours, datent de deux ou trois siècles. Tout est construit en matériaux périssables, argile, bois et papier ; vieux à peine de quelques années, les édifices
apparaissent décrépits, prêts à s'écrouler, déjà hors d'usage ; les canaux qui s'envasent, les chemins transformés en bourbiers, les digues qui s'effondrent, tout donne l'impression d'une ruine
prochaine. Presque rien de ce qui existe aujourd'hui ne subsistera dans cinquante ans.
Décadence ! dit-on. Mais une déchéance récente et subite n'eût point fait disparaître les vestiges du passé splendide, et une lente décomposition ne s'accorde point avec le peu que l'on sait de
l'histoire : les noms des empereurs K'ang-si et K'ien-loung, dont les règnes ont rempli le XVIIIe siècle, évoquent la période peut-être la plus glorieuse et la plus prospère de toute l'histoire
chinoise. D'ailleurs la vie grouillante, la débordante activité, l'ardeur au travail et au gain, qui se manifestent de toutes parts et forment avec la décrépitude des choses le plus éclatant
contraste, démentent toute idée de sénilité et de décadence.
Et un doute vous saisit. Ce sont les ruines de Thèbes, d'Athènes et de Rome qui imposent de croire à l'antiquité de l'Égypte, au génie de la Grèce, à la puissance romaine. Si en Chine les choses
ne résistent point aux injures du temps, d'où vient cette miraculeuse longévité des institutions ? Se peut-il que le gouvernement, que les lois, les coutumes demeurent immuables depuis des
milliers d'années, et qu'une race, capable d'édifier pour l'éternité sa constitution, se soit trouvée impuissante à imprimer à la matière ce même caractère de durée que tant de nations éphémères
ont su lui donner ?
Pourtant la Grande muraille, les remparts cyclopéens qui entourent chaque ville, le gigantesque réseau de canaux et de digues qui couvre la contrée témoignent que nulle part le peuple n'a été
plus apte aux grands travaux. La merveilleuse richesse des palais et des mausolées de la dynastie régnante, qui en 1860 et en 1900 éblouit les envahisseurs européens, prouve que le luxe et le
goût des arts n'étaient point contraires aux mœurs traditionnelles. Où donc sont les résidences des anciens empereurs, les demeures des princes et des gouverneurs des siècles passés ? Où sont les
vieux temples, et les tombeaux vénérés ?
Les quelques vestiges qu'on en trouve, si rares, sont bien faits pour ébranler toutes nos idées préconçues. Dans la solitude de vallées sauvages, d'où l'homme est banni, des colosses de pierre,
d'un style barbare, animaux symboliques, effigies de guerriers et de ministres, forment des avenues grandioses ; elles mènent à des collines artificielles sous lesquelles, comme les Pharaons sous
leurs pyramides, dorment en un réduit secret, les Fils du Ciel environnés de leurs trésors. L'impression est farouche, on se transporte aux époques primitives. Et tout cela est contemporain,
c'est l'œuvre, toujours continuée, des cinq derniers siècles ! Quoi ! si proches de nous et si barbares ! Mais les énormes murailles de tant de cités vivantes ou mortes parlent bien haut à leur
tour : pour motiver de si prodigieuses défenses, il a fallu de formidables assauts. Si rien ne subsiste, des siècles écoulés, que quelques monuments qui témoignent, jusqu'aux époques récentes, de
guerres et de barbarie, n'est-ce pas à des dévastations, à des ravages, à des bouleversements terribles que la Chine d'aujourd'hui doit cet aspect singulier, à la fois neuf et décrépit, de pays
sans passé et sans avenir ?
Cependant, hormis quelques sinologues, qui parmi nous en connaît l'histoire ! Dans quel plan d'études générales, dans quel programme d'examen, dans quel ouvrage de vulgarisation en est-il fait
mention ? La Chine est un peuple sans histoire, tel aujourd'hui qu'aux premiers âges du monde : cela, chacun le croit, le dit, le répète ; c'est une formule commode, qui dispense d'en savoir plus
long.
Mais l'heure est passée de nous leurrer nous-mêmes par de semblables artifices, en vérité un peu enfantins. Entraînés aujourd'hui dans la vie mondiale, nous ne pouvons persister à nous croire
seuls dans l'univers, à penser que, seuls, ont importé à l'humanité les faits et gestes de notre petite Europe. D'ailleurs les connaissons-nous bien ? À cent reprises, ou mieux sans trêve ni
cesse, elle a lutté contre des peuples d'origine et de civilisations différentes, Scythes, Huns, Arabes, Mongols, Turcs. D'où venaient-ils ? de quelles mystérieuses réserves sortaient ces hordes
ennemies qui à chaque instant mettaient en péril notre existence même ?
« Les Chinois et nous ne possédons chacun qu'une moitié de l'Histoire, ou de ce qu'on veut bien décorer de ce nom. » Du rapprochement de ces deux parties complémentaires d'un immense tout
jailliront des clartés inattendues sur un avenir dont l'inconnu est gros de menaces. Le Péril jaune n'est point de ces problèmes qu'une impression de touriste suffise à résoudre. « La Chine,
a-t-on dit, a les pieds dans le présent et la tête dans le passé. » Pour connaître où elle va, demandons au passé le secret de sa marche !
S'il est démontré que, dans tout le cours de son histoire, la Chine a été guerrière, conquérante, tumultueuse, comment se fait-il qu'elle nous
offre aujourd'hui le spectacle prodigieux d'un empire de quatre cents millions d'habitants incapable de résister à quelques compagnies de débarquement ?...
Les défaites que la Chine a subies sans interruption depuis son premier conflit avec l'Europe ont paru ridicules, tant était frappant le contraste entre le plus populeux empire du globe, et les
poignées d'hommes qui en triomphaient comme en se jouant. Sans réfléchir que c'était pour les Chinois, hors d'état de résister à nos armes qui les fauchaient de loin sans qu'ils pussent riposter,
que la partie était inégale, on a proclamé leur lâcheté. Sans doute il y eut des débandades, mais quels sont les soldats prêts à recevoir la mort sans aucun espoir de la donner, et sans aucun
profit pour leur cause ? Ces soldats, cependant, on les a vus en grand nombre dans les armées chinoises. Ne parlons que des faits modernes, bien constatés. À la bataille de Palikiao, la cavalerie
mandchoue causa l'admiration des alliés, chargeant impassiblement sous la mitraille qui la balayait et obéissant aux signaux de ses bannières comme sur la place d'exercice ; ces braves gens, qui
ne parvinrent à tuer ou blesser que cinquante et un des nôtres, ne se mirent en retraite qu'après avoir eu trois mille tués dans cette lutte disproportionnée. La cavalerie mandchoue se sacrifia
de la même façon, en 1894, à la bataille de Pinhsiang contre les Japonais.
Les Chinois ne le cèdent en rien aux Mandchous. À la prise des forts de Takou, en 1860, les défenseurs, au nombre de mille, se firent tous tuer à leur poste, ou se coupèrent la gorge quand ils
virent le fort pris. Mais voici le trait le plus significatif de la bravoure du peuple ! Les alliés étaient accompagnés de coolies portant des échelles destinées à l'assaut ; il avait été convenu
que ceux-ci s'arrêteraient à la limite de la zone de feu et remettraient leurs échelles aux soldats. Mais, quand les balles commencèrent à pleuvoir, les coolies, grisés par la poudre,
repoussèrent de force les soldats qui voulaient prendre les échelles, et coururent les appliquer eux-mêmes contre les remparts ; puis, s'armant du premier objet venu, ils donnèrent l'assaut avec
nos troupes !
Pendant que le public rit de la pusillanimité des Chinois, on peut dire qu'il y a, pour vanter leur courage, unanimité parmi les officiers qui les ont vus au feu, aussi bien au Tonkin que pendant
les opérations sous Tien-ts'in, en 1900. Aux témoignages français, ajoutons ceux des plus illustres généraux anglais :
« Il serait temps d'en finir avec la légende de la poltronnerie du Chinois, écrivait Gordon. Autant il est tranquille en temps de paix, autant, quand il est bien commandé, il est, en temps de
guerre, audacieux et même téméraire.
Et lord Wolseley s'écrie :
« Il n'y a point de vertu militaire que le Chinois ne possède !
N'allons pas si loin : il faut distinguer parmi les Chinois, en ceci comme en toutes choses. Il y en a qui méritent toujours le jugement de Marco Polo sur les habitants de Sou-tchéou, dont le
nombre immense le stupéfie :
« Se ceulx de cette cité, et ceulx de la contrée du Manzi (bas Yang-tse) fussent gens d'armes, ils conquesteraient tout l'aultre monde. Mais ils ne sont mie une gent d'armes.
Seulement, à côté de ces populations dépourvues du sentiment militaire, « marchands et gens moult soubtilz de tous mestiers », que seuls l'Européen voit journellement, il y a des éléments
militaires en abondance. Tous les nomades, conquérants nés ; puis les tribus des montagnes, qui ont toujours défendu leur indépendance, et dont plusieurs ont su la garder ; puis les éléments
turbulents que ne peut manquer de produire le peuple le plus pacifique, et qui ici, sur une population si énorme, atteignent assurément un chiffre respectable. Il n'y a point de pays où le
brigandage à main armée soit aussi prospère, soit sur mer, soit dans les montagnes ; et ce sont de véritables expéditions que nécessitent à chaque instant ces pirates. Les révoltes qui embrasent
en un instant l'empire, Boxeurs aujourd'hui, Taïping hier, Nénuphars blancs, Turbans jaunes, Sourcils rouges, à toutes époques, ne témoignent-elles pas du grand nombre d'hommes prêts à risquer
leur vie sur un coup de dés ? Le gouvernement le sait si bien que toute nouvelle dynastie, après en avoir profité, n'a plus d'autre souci que d'empêcher un nouveau tumulte, et toutes les armes
sont confisquées sous peine de mort : voilà pourquoi aucune arme ancienne ne se rencontre en Chine, et c'est un argument en faveur de la combativité du peuple, non contre elle ! Mais, au premier
signal, des socs de charrue on forge des lances, et de nouveau le peuple se rue aux combats.
Est-ce à dire que les masses ne pensent qu'aux batailles ? Eh non ! Hormis chez les nomades, en quel temps, en quel lieu vit-on jamais pareille chose ? Pour « bouter hors de France » les Anglais,
Charles VII ne trouva jamais quinze mille soldats à donner à Jeanne d'Arc ou à Richemont. Trente mille Suédois ravagèrent impunément l'Allemagne pendant vingt ans. Dit-on que la France et
l'Allemagne sont nations peu guerrières ? Les masses ne pensent qu'au travail et au gain, mais, même parmi « une nation de petits boutiquiers et de petits cultivateurs », comme la Chine, il
existe assez d'éléments turbulents pour former, le jour où on voudra l'organiser, la plus formidable armée du monde.
Car ils possèdent, en sus du nombre, des qualités militaires rares.
Avant tout, le mépris de la mort ! Est-ce un effet de leurs croyances à une autre vie, soit comme Esprits — culte des Ancêtres, — soit sous une nouvelle forme corporelle, doctrine boudhique qui
inspire au Japonais son merveilleux courage, — alors que, dans notre ignorance, nous répétons que le bouddhisme tue toute énergie ? — Ou bien absence de nerfs ? C'est là encore une opinion
controversable, et sur laquelle les observateurs ne sont pas d'accord. Quoi qu'il en soit, le Chinois quitte la vie avec une facilité sans égale. Les suicides sont innombrables ; c'est même un
procédé courant que d'aller, pour lui susciter des ennuis, se tuer devant la porte de quelqu'un dont on veut tirer vengeance. Les condamnés à la décapitation s'en vont le plus souvent présenter
leur tête au bourreau sans être liés. Quiconque a vu les rapides du Yang-tse sait quelle prodigieuse insouciance du danger il faut à cette population de plusieurs centaines de mille bateliers,
qui, durant toute leur existence, risquent journellement leur vie — des milliers se noient chaque année — et qui rient, au passage le plus terrible, comme s'il s'agissait de quelque sport
excitant. Ces observations, chaque jour renouvelables, dispensent de recourir aux innombrables traits d'héroïsme que rapporte l'histoire.
Ce mépris de la mort n'implique nullement l'indifférence pour la vie, forme de la lâcheté qu'on observe chez certains peuples trop veules pour se défendre : la façon dont les Chinois prennent la
fuite, quand ils sentent la partie irrémédiablement perdue, suffit à prouver qu'ils ne dédaignent pas l'existence ; mais les mêmes hommes qui tel jour se sont sauvés ne faisaient que se réserver
pour une occasion meilleure, et, quand elle vient, ils montrent qu'ils savent à la fois aimer la vie et braver la mort.
La discipline est un des résultats en quelque sorte physiques de l'éducation familiale. Elle n'a pas pour effet d'empêcher le soldat de déserter, de passer aux brigands, de se révolter, s'il a
des raisons, bonnes ou mauvaises, pour le faire. Mais tant qu'il est dans les rangs, son obéissance est automatique, et ne comporte pas ces moments de mollesse ou de mauvaise humeur dont ne sont
pas exempts les soldats d'Europe, à l'allure plus personnelle.
La sobriété et l'endurance du Chinois ne sont point contestées ; elles permettent des étapes formidables, la traversée de pays dépourvus de ressources, sans qu'on ait à s'encombrer de convois.
Son agilité est merveilleuse, — alors que nous ne nous figurons guère que des personnages gros et ronds, empêtrés dans leurs robes — et des sociétés de gymnastique existent dans la plupart des
villages. Son sang-froid donne à son tir une précision que nos troupes n'ont que trop éprouvée au Tonkin.
Et avec toutes ces qualités physiques et morales, le Chinois possède les défauts qui, trop souvent, déparent, mais renforcent le sentiment guerrier. Pour lui la vie d'autrui ne pèse pas une once
; il semble même que sa cruauté se réjouisse des massacres. Ce n'est pas lui que la sentimentalité humanitaire détournera de la guerre, surtout, si elle lui procure — puisque le Dieu de la guerre
est celui des richesses — un pillage fructueux. Les instincts qui poussent tant de Chinois à se faire pirates, les feront soldats aussi bien, si le profit est le même.
Mais les officiers ? La guerre moderne est chose difficile, exigeant le maniement d'instruments compliqués. Alors qu'un portefaix énergique et avisé pouvait mener à la bataille des soldats munis
de sabres et de lances, il faut maintenant, pour construire et utiliser les armes à feu, les chemins de fer et les télégraphes, ou simplement pour manœuvrer l'appareil énorme et si délicat que
constitue une armée moderne, des esprits non seulement cultivés, mais scientifiques. Même si les lettrés consentent à servir comme officiers, il leur manquera toujours cet esprit de méthode et de
précision qui fait défaut à la race chinoise.
Ce reproche, formulé par des écrivains distingués, est assurément des plus graves. Ainsi donc la race chinoise est, sans exception et pour toujours, taxée d'incapacité scientifique ! Voilà une
conclusion bien vite tirée de son retard actuel : à lire les livres de médecine du temps de Louis XIV, à voir l'indignation soulevée par les hypothèses de Colomb et de Galilée, devinerait-on que
la race européenne fût si scientifique ? L'inaptitude de la Chine à nous rattraper, qui serait sa condamnation à mort, ne paraît nullement démontrée.
Mais est-il même nécessaire d'avoir l'esprit scientifique pour commander des troupes modernes ? Ne peut-on sans lui acquérir les connaissances pratiques indispensables ? « L'emploi d'un appareil
veut quelque chose de l'esprit qui l'a conçu », assurait un des voyageurs qui ont visité le Japon avant la guerre, et il en concluait que les Japonais, malgré leur facilité d'assimilation,
resteraient hors d'état de conduire leurs machines et tout spécialement leurs vaisseaux, sur lesquels il conseillait de ne pas se risquer. On sait combien les événements ont justifié ces vues. Au
fond, il semble que nous ressentions un dépit quelque peu enfantin à la pensée que des races, dites inférieures, pourraient aussi bien que nous utiliser nos inventions : nous tous, qui n'avons
rien inventé, nous nous figurons partager le mérite des créateurs, parce que nous usons avec aisance de leurs découvertes et nous sommes humiliés lorsque des hommes d'autre couleur, le faisant à
leur tour, démontrent que la supériorité n'appartient pas à tous les individus d'une race, mais à un petit nombre de savants et d'inventeurs. Un nègre africain se sert à merveille d'un fusil,
sans rien savoir de la balistique ; il est pilote et mécanicien, et il ignore la mécanique. Croit-on d'ailleurs que nos soldats ou même nos ouvriers d'art comprennent les principes des appareils
qu'ils emploient ou construisent ? Telle invention nouvelle, qui déconcerte les hommes compétents, n'est ni plus ni moins étonnante, pour les ignorants, que telle autre qu'ils employaient sans y
comprendre davantage.
Les Chinois manieront fort bien nos appareils scientifiques, soyons-en sûr ; si cependant ils étaient embarrassés, il s'offrira pour les guider plus d'étrangers qu'il n'en sera besoin. La France
ne rougit pas d'avoir placé le maréchal de Saxe à la tête de son armée, ni l'Autriche le prince Eugène ; Moltke, von der Golz et une légion d'officiers allemands et français ont organisé à la
moderne l'armée turque. La Chine, s'il lui en faut, trouvera encore des Gordon. Mais lui en faudra-t-il ?
Ne manque-t-il pas cependant au Chinois une vertu militaire essentielle, le patriotisme ? Quelle preuve convaincante, ce trait, cité plus haut, des coolies de Takou, qui, pour rien, pour le
plaisir, aidaient nos soldats à prendre les forts chinois !
Tout d'abord le patriotisme est une vertu nationale, non une vertu militaire. Il y eut de tout temps d'admirables soldats parmi ceux que maintenant on appelle avec mépris des mercenaires ; sans
remonter plus loin, il suffit de citer notre légion étrangère. Le patriotisme, nécessaire à une petite nation qui a besoin de tous ses enfants, l'est beaucoup moins à un monde comme la Chine, qui
peut facilement payer assez de soldats pour repousser toute agression. D'ailleurs c'est une force défensive, et non pas offensive, car jamais l'amour de la patrie ne portera un peuple entier à se
lever pour aller en attaquer un autre. L'absence de patriotisme, si elle est démontrée, ne peut donc en rien affaiblir la puissance militaire de la Chine, fondée sur le grand nombre de ses
guerriers professionnels.
Mais est-il certain que le patriotisme soit une vertu inconnue des Chinois ? Nous l'avons cent fois redit, la Chine n'est pas une patrie, c'est un continent que se disputent mille rivaux. Pas
plus qu'il n'y avait de patriotisme européen, africain, américain, il ne pouvait y avoir de patriotisme chinois. Ce sont les intérêts communs de l'Amérique qui tendent, par les doctrines de
Monroe et de Drago, à faire naître un patriotisme américain, là où les Patagons, les Aztèques et les Iroquois ne se soupçonnaient aucun devoir réciproque ; et déjà on se demande si un péril
commun ne fera pas des États-Unis d'Europe une nouvelle patrie.
Si les Chinois ne pouvaient aimer une Chine qui n'existait pas, il suffit d'ouvrir leurs annales pour y voir à toutes les pages éclater le sentiment qui est l'essence même du patriotisme : le
dévouement au bien public, aux institutions, au souverain qui est le Père du peuple et le symbole vivant de la patrie. Cette patrie n'est pas la même pour tous : pour l'un c'est son village, pour
d'autres leur province, pour les plus instruits l'État où il sont nés ou celui dont ils ont embrassé le service.
C'est une idée toute moderne, et toute française, que le patriotisme tel que nous l'entendons aujourd'hui : l'Allemagne dont les royaumes se déchiraient encore en 1866, l'Italie unifiée depuis
1870 seulement, l'Angleterre que ses enfants d'Amérique reniaient violemment il y a cent ans et dont les Irlandais ont tant de fois essayé de secouer le joug, tous les États de l'Europe, dont
nous pourrions continuer à énumérer les luttes intestines, témoignent que la levée spontanée des Communes de France, à Bouvines, la popularité de du Guesclin pour lequel filaient toutes les
femmes du royaume, et surtout la merveilleuse vocation de Jeanne d'Arc n'ont eu de pendant dans aucun pays. Partout, comme en Chine, le peuple ne connaît qu'un patriotisme local et se
désintéresse du voisin ; peu lui importe la race du souverain : il est national, s'il respecte les mœurs, les traditions, les intérêts locaux, et la maison de Hanovre règne paisiblement sur
l'Angleterre, comme les Bourbons sur l'Espagne et les Bernadotte sur la Suède. Pour avoir méconnu cette loi, les Mongols finissent par dresser contre eux tous les peuples de Chine, comme Napoléon
soulève tous les peuples d'Europe qui, après lui, retournent à leurs discordes intérieures.
L'histoire ne nous montre donc aucune différence entre le patriotisme de la Chine et celui des autres contrées du monde. Et je ne crois pas que nulle part elle rapporte tant et de si admirables
exemples de sacrifices volontaires à une idée, à un régime, à la communauté. Le sous-préfet de Nan-tchang qui, en février 1906, s'est donné la mort parce qu'il n'avait pu obtenir de missionnaires
maltraités le retrait de leur plainte et éviter ainsi des ennuis à ses administrés — affaire qui provoqua de si graves complications — n'a fait que suivre la tradition constante. Le général
vaincu, le ministre dont les combinaisons échouent, le censeur qui n'est pas écouté immolent leur vie en garantie de leurs intentions et en expiation du tort causé par leur insuccès.
On pourrait, à l'appui, citer toute l'histoire. Quand, vaincu par la flotte mongole, le dernier empereur Soung eut péri dans les flots, tous ceux de ses serviteurs qui restaient vivants,
officiers, femmes, eunuques, se jetèrent à la mer. L'amiral, refusant de s'enfuir, adjura le ciel :
— Si dans vos desseins, il reste encore quelque chance pour les Soung, sauvez-moi pour que je les serve ! Sinon, j'ai assez vécu !
Et il s'engloutit avec sa jonque. Le Premier ministre tomba entre les mains des vainqueurs, qui lui offrirent de garder sa charge, mais, refusant de se prosterner, il les brava et fut mis à
mort.
À une époque où l'État et le prince se confondaient, qu'était-ce donc, sinon du patriotisme ?
Le trait le plus frappant du mouvement actuel de transformation, c'est le cachet national que les Chinois savent imprimer à leurs emprunts. Sur
le lac du Palais d'été, la jonque impériale est traînée par un remorqueur à vapeur, mais grâce à sa décoration, ce bateau européen paraît le plus chinois du monde. L'électricité éclaire les
jardins et les palais, mais ceux-ci sont disposés suivant les règles du goût national, et les lampes électriques ont l'air de lanternes chinoises. L'empereur a un automobile, mais seulement pour
circuler dans son parc — on ne croit pas d'ailleurs qu'il s'en soit encore servi — et le garage construit pour abriter cette machine exotique n'a rien d'européen. Du haut en bas de l'échelle il
en est ainsi : les Chinois nous prennent ce qu'il leur faut pour mieux rester eux-mêmes. J'ai déjà signalé leur emploi personnel du téléphone et du chemin de fer, l'uniforme des troupes qui,
armées à l'européenne, gardent cependant l'aspect le plus asiatique. Ils prennent nos étoffes, mais fabriquées suivant leur goût et taillées à leur mode ; la chaussette nationale de toile blanche
cousue est remplacée petit à petit par une chaussette européenne en coton toute pareille ; le soulier découvert ou la demi-botte gardent leur forme, mais reçoivent des semelles de cuir au lieu de
feutre ou de papier. Beaucoup de choses ont ainsi changé, et l'aspect est resté le même. La mode des petits pieds des femmes va peut-être disparaître, blâmée et poursuivie par les Mandchous qui
ne la pratiquent pas ; mais ce ne sont pas des bottines à l'européenne qui chaussent « les pieds naturels ». Il faut s'attendre à voir les bicyclettes, les automobiles, les voitures suspendues,
les instruments de musique militaire, tous les emprunts à notre industrie prendre rapidement le cachet chinois que conservent jalousement leurs possesseurs.
C'est, alors que notre vanité croit assister au triomphe de notre modernisme sur une civilisation démodée, que le Chinois reste parfaitement convaincu de sa propre supériorité. Son esprit
accessible aux nouveautés lui fait apprécier les avantages de nos inventions, mais il en tirera ce qui lui convient, non ce qui nous plairait.
Les deux missions envoyées en Europe pour étudier les causes de sa puissance, dirigées par le prince T'ai-Tso et par le vice-roi Touang-Fang — deux Mandchous — viennent de rentrer à Pékin. On
sait déjà qu'elles concluent à écarter nos institutions comme impropres à leur pays. Si la Chine établit quelque système se rapprochant du parlementarisme, ainsi que l'annonçait un édit d'octobre
1905, elle ne s'inspirera que de ses propres conceptions : déjà le corps des censeurs constitue un contrôle public de la nation sur le pouvoir, les associations provinciales, les guildes de
marchands pratiquent les élections à un ou plusieurs degrés. À toutes les époques nous avons vu user des pétitions et des référendums ; durant diverses périodes les fonctionnaires étaient élus
par les notables, aujourd'hui encore ils sont invités par eux à démissionner quand ils ont déplu. Le jour où nous croirons naïvement la Chine convertie à notre parlementarisme, elle se sera
contentée de coordonner ses organes existants, suivant ses propres vues et pour y trouver un surcroît de force contre nous.
Car, ne nous y trompons pas, cet apparent mouvement d'européanisation est une manœuvre contre l'Europe. Et si puissant est le sentiment qui entraîne le pays, qu'il n'attend pas, pour se
manifester, l'achèvement des préparatifs qui lui donneront le succès. Ses défaites lui pèsent, et il est impatient de montrer sa force.
Au début de 1903, lorsque la Russie refusa d'évacuer la Mandchourie à la date fixée, les étudiants chinois résidant au Japon réclamèrent la guerre, constituèrent un bataillon de volontaires et
demandèrent à marcher au premier rang de l'armée ; les étudiantes chinoises s'organisèrent en une compagnie d'infirmières !
En juin 1904, un mandarin concussionnaire arrêté par ordre du vice-roi de Canton Ts'en, réussit à s'échapper et à gagner Macao. Le vice-roi demande qu'on le lui livre, mais il faut qu'un tribunal
s'assemble pour juger de l'extradition. Ts'en, mécontent de ces délais et voulant influencer le jugement, envoie sa flotte, deux croiseurs et trois canonnières, faire une démonstration devant
Macao. Le Portugal protesta et toutes les puissances l'appuyèrent : il fallut que le vice-roi rappelât son escadre. Mais n'est-ce pas là un incident typique ? Ne dirait-on pas l'Angleterre
menaçant Lisbonne ou Copenhague ? le Portugal eût été seul en face de la Chine que celle-ci l'eût accablé.
Ce sont ensuite les affaires de Changhaï. Le juge chinois du tribunal mixte soulève un conflit d'attributions, ses satellites luttent contre la police anglaise, le peuple accourt à son aide :
c'est un véritable soulèvement. Les Européens sont obligés de recourir aux armes et de constituer des compagnies de volontaires pour défendre les concessions. Depuis ce moment, l'accord ne se
rétablit plus, les conflits éclatent chaque jour, et souvent on en vient aux mains. Et Changhaï, sinon fondée, du moins transformée et prodigieusement développée par les Européens, était
considérée comme une ville européenne !
Depuis leur création en 1854, les douanes impériales sont administrées par des Européens. Ce service est le plus important de l'empire, car il s'étend même sur l'intérieur du territoire, où sont
plusieurs des « ports ouverts », il comprend le service des postes dont nous avons vu le colossal développement, il tient les seules statistiques que l'on possède sur la Chine, et surtout il
assure, par son bon fonctionnement, le paiement de la dette extérieure et, par là, l'indépendance du pays. En outre, il assure à la couronne le plus clair de ses revenus. Sir Robert Hart est à la
tête de ce véritable ministère depuis 1862, et il ne s'est absenté de Chine que deux fois durant ces quarante-quatre ans ; c'est à lui incontestablement qu'est dû le progrès continu de cette
institution ; il pouvait s'attendre à quelque gratitude, tout au moins à une appréciation équitable de ses efforts. Au mois de mai 1906, le gouvernement vient de créer deux charges de
Commissaires impériaux des douanes, confiées à des Chinois auxquels sir Robert Hart se trouve subordonné. Alors que l'Europe espérait, non plus partager la Chine, mais prendre en main ses
affaires, la seule administration européenne retombe sous le contrôle direct des Chinois !
De même, nous avons vu le rachat à l'Amérique de la concession de la ligne Hankéou-Canton, imposé par l'opinion publique, et voici qu'on annonce le rachat de la ligne Changhaï-Nankin, arrêtée en
plein cours d'exécution.
Où tendent toutes ces mesures ? Sans aucun doute, car les journaux, les livres, les orateurs le proclament, à réaliser la devise : La Chine aux Chinois. Le premier pas, le retrait des concessions
attribuées à des particuliers, est déjà fait ; le second va consister à abolir les privilèges reconnus aux puissances. Le régime de l'exterritorialité accordé aux Européens, qui ne dépendent pas
de la justice chinoise mais de leurs propres tribunaux, est évidemment une atteinte grave à la souveraineté de la Chine, et il est intolérable à cette puissance qu'à Canton, à Changhaï, les
villes les plus considérables et les plus riches de l'empire, et dans les trente-cinq autres ports ouverts où elle le laisse résider, l'Européen se croie chez lui et la brave, constituant dans
l'État une foule de petits États indépendants. Le Japon a connu cette situation humiliée : il est parvenu, en 1898, à amener les Européens à accepter le droit commun. C'est manifestement ce que
cherche la Chine, bien qu'elle n'ait pas commencé, comme le Japon, par créer une magistrature irréprochable qui enlevât aux Européens tout motif de suspicion. Mais l'impatience du peuple ne voit
que la puissance de la Chine, et la nécessité de ménager les transitions lui échappe : tout de suite, il veut redevenir maître chez soi.
Ensuite il prendra sa revanche. Ce patriotisme qu'on déniait éclate aujourd'hui en cris de guerre. Jusque dans cette province du bas Yang-tse où, déclare méprisamment Marco Polo, « il n'était mie
une gent d'armes », on ne voit plus que jeunes gens s'entraînant, par les exercices physiques, aux prochains combats.
« Bientôt, dit une de leurs chansons de marche, bientôt des chefs conduiront des millions de jeunes hommes dont les bataillons iront tout droit broyer l'Europe et l'Amérique. Ô vous, stupides
barbares à face blanche, ne comptez pas que les maux de la race jaune durent encore quelques années ! »
Un gouvernement orgueilleux, conquérant, qui ne reconnaît point d'égal et prétend à la suprématie du monde ; un peuple travailleur, industrieux,
mobile, et prompt à s'adapter aux circonstances ; une pépinière inépuisable d'aventuriers et de soldats ; des réformes méthodiques, où tout est combiné pour utiliser les sciences occidentales qui
font l'homme maître de la nature, sans rien négliger de la science orientale qui fait l'homme maître de lui-même : tels sont peut-être les traits qui, dans cette rapide esquisse, auront d'abord
attiré le regard. Et leur assemblage dessine bien le spectre effrayant qui déjà hante les imaginations. Puisque le Dragon chinois n'est point la momie à demi décomposée que tant de descriptions
fantaisistes nous montraient, puisqu'il secoue l'engourdissement béat où, ayant tout dévoré autour de lui, il se reposait à l'ombre des monts infranchissables et sous la protection des flots, il
faut prendre garde à ses griffes. Les concessions étrangères, enclaves où l'Européen, sur le sol chinois, brave l'autorité de la Chine, les colonies limitrophes, lambeaux arrachés au territoire
chinois que se partagent la France, l'Angleterre, la Russie, l'Allemagne, seront les premières victimes offertes à ses coups. Puis il faudra faire place, dans le concert des nations, non plus à
une nouvelle grande puissance, comme le Japon, mais à la plus grande de toutes les puissances. Et d'une telle rupture d'équilibre les conséquences s'annoncent si considérables et si diverses que,
s'il n'est pas défendu de les imaginer, il serait du moins téméraire de fixer son opinion sur aucune.
Et pourtant, si, au lieu de chercher la vérité dans la succession des événements passés qui présagent l'avenir, dans les édits qui le préparent, dans la coordination des efforts qui tendent à le
réaliser, on se contente d'ouvrir les yeux, sans parti-pris, sur le spectacle de l'heure présente, tous ces sombres pronostics s'évanouissent comme un cauchemar. Malgré les chemins de fer, les
télégraphes et les canons, la décadence de la Chine apparaît indéniable, bien mieux ! son impuissance définitive.
La méthode qu'on a cru voir dans les réformes n'existe que dans leur exposé : en elles-mêmes elles sont vagues, mal calculées, incohérentes, inefficaces. Les Chinois veulent se passer de
l'étranger, mais ils n'arrivent à rien par eux-mêmes : leurs usines font faillite, leurs voies ferrées, si fièrement rachetées, ne trouvent point de capitaux et demeurent en projet. Seuls les
soldats manifestent un progrès réel, mais leur petit nombre les rend impuissants, et l'argent manquera pour atteindre les effectifs prévus et nécessaires. Bref, c'est un avortement complet
!
Voilà les deux thèses, et il semble qu'entre elles il faille prononcer : ou se fier à l'observation directe, au spectacle de la vie, au choc quotidien des gens et des choses, ou s'en rapporter à
l'enseignement du passé, aux méditations abstraites dans le silence du cabinet ou des ruines.
Mais pourquoi s'imposer une telle alternative ? Cette antinomie du présent et du passé ne résulte point de l'histoire, tout au contraire elle en est le plus éclatant démenti. Ce que nous montrent
les Annales, c'est la diversité, la complexité, l'antagonisme, là où nous cherchions l'unité ; et là où nous étions prêts à juger et à conclure, elles nous commandent le doute et une enquête plus
approfondie.
Nous avons été dupes d'un mirage. Projetant nos conceptions familières sur ce monde lointain dont les proportions nous échappaient, nous avons voulu voir dans l'énorme masse de quatre cents
millions d'hommes qui obéit à un seul souverain une race, une nation, une patrie. Parce que nous ignorions les guerres et les conquêtes, nous avons pris pour le fait de la nature ce qui était
l'œuvre de la force.
La Chine, ce n'est point un pays ni un peuple, c'est une civilisation et un empire. L'empire, tel que nous le voyons, voilà six siècles à peine qu'il existe ! Son étendue a considérablement
varié. Trois fois il a changé de maîtres : trois races ennemies, venues de l'Ouest, du Sud, du Nord, par l'invasion, par la conquête se sont arrachées la suprématie. Jusque-là, dans cette Chine
grande comme notre Europe, il y avait comme dans celle-ci vingt États toujours en lutte ; si l'un parfois l'emportait, bientôt il s'écroulait dans un morcellement général.
Si cet empire, peuplé de cent races, aujourd'hui mandchou, hier mongol, nous paraît chinois, c'est que la civilisation chinoise a tout recouvert de son vernis uniforme. L'illusion de l'unité,
nous la devons aux lettrés. Par la vertu magique d'une écriture inaccessible et secrète, ils créent partout où ils pénètrent l'unité du savoir, l'unité de la doctrine, l'unité des traditions ; en
eux tout nouveau conquérant retrouve du premier coup une administration toute prête, la même sous toutes les dominations : rien ne semble changé. Ils sont l'unique mais puissant élément de
stabilité politique : s'il y a un empire, c'est grâce à eux. Mais, dans ce moule éternel, quelle matière hétérogène et changeante !
Et d'ailleurs ce moule est large et plastique ; il n'empêche nullement l'évolution de la société, tout au plus il la modère et la régularise. Quelles sont les lois de cette évolution ? À quel
stade est-elle parvenue ? Voilà qui est malaisé à déterminer. Nous avons noté des analogies souvent frappantes avec des événements ou même des périodes de l'histoire d'Occident ; mais, loin de
nous éclairer, ces analogies nous déroutent : elles évoquent pêle-mêle les peuples les plus divers, les époques les plus éloignées. Elles semblent témoigner que partout les mêmes circonstances
produisent les mêmes effets, mais que l'enchaînement de ces circonstances n'est nullement immuable, et que toutes les fractions de l'humanité ne tournent point dans un même cycle. La Grèce de
Périclès l'emportait en civilisation sur la Chine ; à son tour celle-ci apparut plus avancée que l'Occident aux Européens qui la découvrirent au XIIIe siècle ; et voici qu'aujourd'hui nous la
dépassons de nouveau.
Nos propres vicissitudes ont-elles seules produit ces oscillations autour de la civilisation chinoise demeurée immobile ? Assurément non. Entre la Chine du Premier empereur et celle de Kang-si,
il y a la même distance qu'entre l'Europe de César et celle de Louis XIV. Ses inventions, l'imprimerie, la boussole, la poudre, la banque, ne sont point anciennes : elles ont précédé les nôtres,
mais de peu ; leur succession suffit à démontrer le mouvement. L'avance énorme que nous avons prise n'est que l'œuvre d'un siècle, et rien ne prouve que les Chinois, bénéficiant de nos
découvertes, ne parviennent à nous rejoindre.
Surtout si nous leur en imposons la nécessité ! Notre civilisation ne se manifeste guère à l'extérieur que par la force brutale qu'elle nous donne et les conquêtes qu'elle nous permet. Or les
Chinois n'ont nulle envie d'être conquis par nous. « À mort l'étranger ! » Ce cri qui n'a point été lancé contre tant de conquérants qui se fixaient à demeure, qui n'arrivaient en Chine que pour
s'y faire Chinois, ce cri s'élève de toutes parts contre l'Européen orgueilleux qui veut commander en Chine et y rester étranger. Ainsi qu'il advint aux Mongols, souverains de l'Asie et non pas
seulement de l'empire du Milieu, nous groupons contre nous tous les intérêts, tous les sentiments. La réaction contre l'extérieur éveille dans le peuple le sens de sa propre personnalité ; au
danger commun les patries fragmentaires reconnaissent leur parenté : la grande patrie prend conscience d'elle-même. De ce monde turbulent et guerrier que nous nommons la Chine craignons de faire
une nation !
Mais n'allons pas croire qu'elle existe ! Nous avons affaire à une de ces gigantesques et artificielles constructions dont notre propre histoire nous enseigne la fragilité. Aujourd'hui l'infime
peuplade des Mandchous tient asservie l'énorme Chine. Son pouvoir sera-t-il éternel ?
Sans doute son habileté est merveilleuse. Les assauts dont elle a triomphé attestent sa force de résistance. Jamais on ne l'a vue s'abandonner, au milieu des pires catastrophes, et quand, en
pleine tourmente, il ne s'est trouvé aucun homme au gouvernail, c'est une femme qui a pris la direction et mené le navire vers le port. Menacée à présent par l'ennemi extérieur, il faut admirer
avec quelle souplesse cette tribu de conquérants, se retournant vers les vaincus, solidarise son intérêt avec les leurs et tire parti pour sa défense de forces dont elle devrait tout
redouter.
Mais une situation si précaire se peut-elle prolonger ? En vérité les camps mandchous sont toujours là pour imposer aux provinces la volonté impériale, mais aussi pour leur rappeler qu'un
étranger est sur le trône et qu'il ne règne que par la violence. Comment croire que les Chinois, une fois armés et plus forts que leurs maîtres, supporteront longtemps le joug ? Ne se
trouvera-t-il plus parmi eux, comme durant toute l'histoire, de général ambitieux de prendre la couronne, de gouverneur désireux de transformer en royauté durable et héréditaire les pouvoirs
qu'un caprice peut lui enlever ?
Déjà l'occasion favorable se prépare pour les fauteurs de coups d'État. À l'impératrice septuagénaire, à l'empereur maladif, nul héritier n'est encore désigné ; celui qui le sera ne devra être
pris que parmi des princes enfants. Se trouvera-t-il une nouvelle régente de taille à triompher de difficultés dont un monarque accompli aurait peine à sortir ? Car, on n'en peut douter, la
disparition escomptée de l'un des souverains qui occupent le trône sera le signal d'événements graves : c'est le moment que guettent les éternels candidats à l'empire, tous ceux qui savent tenir
une épée. Dans cette anarchie, faudra-t-il s'étonner si les maîtres actuels de la Mandchourie, peut-être appelés, comme deux siècles plus tôt les Mandchous, par l'un des partis rivaux,
franchissent d'un élan le court espace qui les sépare de Pékin, et, comme leurs prédécesseurs et tant d'autres conquérants, deviennent à leur tour les maîtres de la Chine ?
Mais peut-être aussi sera-ce l'heure d'une dislocation conforme à l'histoire et à la nature. Il n'est guère dans la logique des choses que quatre cents millions d'êtres puissent éternellement
confondre leurs intérêts. L'introduction des sciences et des méthodes occidentales, en ébranlant sur sa base l'immense édifice, accentue les lézardes et hâte la dissociation de matériaux mal
agrégés. La révolution n'atteint pas également toutes les classes ni toutes les provinces. Surtout elle ne va pas agir de même sorte sur les intellectuels et les gens de commerce, les paysans qui
ne connaissent que leur vallon et les coolies qui ont couru le monde, les moines contemplatifs du bouddhisme et les belliqueux sectateurs de l'islam, sur les cavaliers nomades au régime
patriarcal et fédératif, les montagnards féodaux et les sauvages des cavernes demeurés à l'âge de la pierre ?
Ce malaise général, ce désarroi, cette incapacité à réaliser la plus simple réforme, que chacun constate, ne sont point l'effet d'une inaptitude foncière au progrès ; mais, comme on voit en
chimie la présence d'un nouveau corps déterminer ou rompre des combinaisons, détruire ou faire naître des affinités, les nouveautés d'Occident provoquent des réactions inégales, qui accusent les
divisions. Sous le Chinois-type, cet être de raison créé par les philosophes et dont une littérature toute d'école s'est systématiquement appliquée à reproduire le canon intangible, on voit
apparaître les hommes réels, différents de race, de langage, de culture, de pensée. L'unité factice et démesurée qui les assemble — et les neutralise — commence à se disloquer. Avec elle cessera
l'impuissance. Si la Chine vient à se décomposer, n'y voyons pas l'œuvre destructrice de la mort, mais la poussée impatiente d'organismes distincts qui veulent vivre de leur vie propre.