Léon Wieger (1856-1933)
FOLK-LORE CHINOIS MODERNE
Imprimerie de la mission catholique, Hien hien, 1909, 422 pages.
- Préface : "Ce livre contient un nombre de pièces suffisant pour faire bien connaître le Folk-lore chinois moderne, c’est-à-dire postérieur à la période k’āi-yuan 713-741 (empereur Huân-tsoung des T’âng)".
- "Le système contenu dans le Folk-lore moderne, est le résultat de l’amalgame du Néo-bouddhisme d’Amogha (719), avec le Néo-taoïsme de l’empereur Tchēnn-tsoung des Sóng (1013), le Néo-confucianisine de Tchōu-hi (1200), et les superstitions des Ouïgours, Arabes, Tongouses, Mongols, Alains, et autres races, lesquelles conquirent la Chine pour un temps, ou dont les soldats mercenaires séjournèrent dans la capitale de la Chine, par milliers et par myriades, comme gardes de l’empereur, du 8e au 14e siècle. Ajoutez ce que les marchands étrangers de toute nation, purent importer d’idées, durant le même temps. La résultante finale du mélange de ces éléments hétérogènes, devenue stationnaire, forme la croyance populaire chinoise moderne."
- "Le système est plein d’incohérences et de contradictions, bien entendu, comme tout système erroné. Tous les textes sont originaux, et reproduits sans aucune retouche."
Introduction : Grandes lignes du système
Extraits : Le champ de bataille - Le porteur de purin - Bonnet carré et
souliers rouges - Le diable roux
L’impôt infernal - La tête de mort fardée et poudrée - Le bachelier - De pareils convives -
Le Koèi vengeur
Le tourbillon de vent - Revenu pour vous revoir - Les fèves jaunes - La jambe bleue
Feuilleter
Télécharger
I
Le monde est gouverné par un Être Suprême, lequel est désigné, soit par les appellatifs primitifs et classiques T’iēn Ciel ou Chang-tí Sublime Souverain, soit par le titre U-hoang Pur Auguste,
lequel désigne le même Être, par décret de l’empereur Tchēnn-tsoung, en l’an 1015.
II
Koān-ti ou Koān-Koung, de son nom Koān-u, général malheureux du troisième siècle, est le mandataire sur la terre, une sorte de ministre-plénipotentiaire, du Sublime Souverain, depuis l’an 1594.
Il est souvent appelé Chéng-ti le Sage Empereur, ou Où-ti l’Empereur Guerrier.
III
Le Ciel, sublime Souverain, Pur Auguste, sait par lui-même tout ce qui se passe sur la terre. Mais, en règle générale, il fait comme s’il ne savait pas, attend qu’il soit informé par voie
administrative, et répond par la même voie, exactement comme fait l’empereur de la Chine. Ses ministres et officiers, sont, de haut en bas, Koān-ti ministre général ; puis les mandarins
gouverneurs préfets et sous-préfets des villes, appelés tch’êng-hoang, génies des villes ; puis le maire de chaque village, appelé tòu-ti, génie du lieu ; enfin, dans chaque famille, le
tsâo-kiunn, génie du foyer. Organisation hiérarchique du monde inférieur yīnn, absolument identique à celle du monde supérieur yâng. Les tch’êng-hoang, et probablement aussi tous les autres
officiers du monde inférieur sont des hommes défunts. Ils sont promus, cassés, sujets à toutes les vicissitudes de leurs congénères du monde supérieur. On parle parfois de leurs épouses. Le
temple du tch’êng hoang est pour les défunts de chaque district, ce que le prétoire du mandarin est pour les vivants du même district. Ces fonctionnaires infernaux ont à leur service des
satellites, lesquels ne valent pas plus cher que ceux du monde supérieur. Etc.
IV
Dans le cas de crimes énormes, dont la sanction doit être connue des vivants pour les effrayer, le Ciel fait exécuter le criminel par Lêi-koung le génie de la foudre. On représente ce génie avec
une bouche en bec de perroquet. Il a des ailes aux épaules, ou des roues aux pieds. D’une main il tient un marteau, de l’autre une sorte de gros clou, le carreau, qu’il lance d’un coup de son
marteau. La plupart des textes ne parlent que d’un seul génie de la foudre, pour le monde entier, et expliquent ainsi pourquoi la justice d’en haut est parfois si tardive. Il faut au génie de la
foudre qui fait sa tournée, le temps d’arriver. S’il ne trouve plus le criminel en vie, il foudroie son tombeau. D’autres textes mettent de petits génies de la foudre à la disposition des
tch’êng-hoang de haut grade, vice-rois et gouverneurs. Tout comme les bourreaux officiels du gouvernement chinois.
V
Le juge des enfers Yên-wang, ou les juges des enfers, lancent, par leurs satellites les chā-chenn, les mandats d’amener les âmes, à l’heure écrite sur le livre du destin. Le destin est le décret
du Sublime Souverain, basé sur le bilan des existences précédentes. Les âmes sont jugées, punies, réincarnées. Il y a, sur ce point capital, de nombreuses et importantes divergences. Les Idées
bouddhiques prédominent. Cela se comprend, les Confucianistes ne disant rien sur l’outre-tombe, et les Taoïstes pas grand’chose. À noter, que les juges Infernaux traitent avec grand respect les
défunts nobles ou lettrés. Tous les mandarins du monde inférieur défèrent aux avis et aux ordres que leur donnent ceux du monde supérieur. Il y a communion et coopération entre les fonctionnaires
des vivants et ceux des morts, les uns et les autres se rattachant au même Sublime Souverain, de qui vient toute juridiction sur les hommes.
VI
À l’heure de la mort, un ou deux satellites infernaux exhibent au mourant leur mandat d’amener, et l’appréhendent. On les représente parfois armés d’un croc, qui leur sert à extraire l’âme.
Sur la descente aux enfers, il y a deux versions principales. — Ou bien l’âme est conduite à l’Ouest, vers le Séu-tch’oan, appelé dans l’antiquité par mépris koèi-kouo pays des barbares, terme
dont la légende a fait depuis le pays des morts. Là se trouve la ville de Fōng-tou, vestibule des enfers. Ou bien l’âme traversant une tempête de poussière jaune qui l’aveugle (la couche de limon
jaune qui constitue le sol de la Chine), arrive dans une région inférieure, absolument semblable au monde des vivants.
Le trépas se passe sans peine ni douleur, si bien que souvent l’âme ne s’en aperçoit pas.
VII
Tous ceux qui se suicident ou qui périssent de malemort, n’ayant pas été cités et n’étant pas conduits, ne peuvent pas trouver le chemin des enfers, et doivent errer provisoirement. Les
cérémonies bouddhiques pour faire arriver les âmes errantes à la réincarnation, sont, le système étant admis, assez raisonnables. Mais, dans le Lore moderne, les idées les plus incohérentes et
les plus fantastiques règnent sur ce point.
Une chose est admise comme certaine par tous, sans qu’on puisse l’expliquer par aucune théorie. C’est que l’âme de tout suicidé, cherche à tuer ou à induire au suicide un autre homme. Si elle
réussit, elle sera réincarnée, et l’autre âme errera à sa place. De là la croyance générale, que tout lieu où quelqu’un s’est pendu ou noyé, est hanté et dangereux.
L’état des koèi âmes errantes, est à peu près celui des prêtas bouddhiques (TP page 363). Les âmes de ceux qui ont été tués, dites yuān-koei, dénoncent leurs meurtriers aux juges, ou se vengent
elles-mêmes sur eux. Ces âmes sont aussi parfois appelées tch’āng.
VIII
Une catégorie spéciale d’êtres malfaisants, sont les yāo-koai, spectres plus puissants et plus adroits que les autres. Je pense qu’ils sont la forme chinoise des asuras bouddhiques (TP page 851).
Les ie-tch’a, yakchas bouddhiques (TP page 365), jouent aussi un assez grand rôle dans la légende.
Les génies des monts, des fleuves, des forêts, sont appelés chênn, ou koèi, ou koái. Le folk-lore moderne paraît les classer plutôt dans cette dernière catégorie.
IX
L’homme a deux âmes. Après la mort, l’Âme supérieure hoūnn ou chênn se dissipe, disent les Néo-confucianistes ; se réincarne, disent les Bouddhistes ; s’en va vivre dans le monde Inférieur,
disent les Taoïstes. Pratiquement, la réincarnation, la métempsycose, est admise par tous, quoi qu’il en soit de leurs théories, et le peuple ne connaît que cela. Elle se fait, ou bien dans le
fœtus à terme d’une femme enceinte, lequel n’est informé, avant l’accouchement, que par une âme intérieure ; ou bien dans un cadavre encore frais d’homme ou de bête. L’âme peut aussi revenir à
son propre cadavre, tant que celui-ci n’est pas décomposé. De sorte que la résurrection d’un mort, est, pour les Chinois une chose assez naturelle, et qui ne prouve pas grand-chose.
Une âme supérieure peut aussi se loger à temps dans le corps d’un homme vivant, posséder cet homme, parler par sa bouche, agir par ses mains, etc.
Quand l’âme supérieure a quitté le corps, l’âme inférieure p’ái peut conserver celui-ci, durant un temps qui varie selon le degré de sa force, de son énergie ; puis elle s’éteint, et le corps
tombe en poussière.
Quand l’âme inférieure, laquelle est déraisonnable, est très forte, elle conserve le corps très longtemps, et s’en sert à ses fins. Ces corps informés seulement par une âme inférieure, qu’on
appelle kiāng-cheu, sont d’affreux vampires, stupides et féroces, qui tuent et dévorent les hommes, violent les femmes, etc. Pour éviter ces malheurs, tout corps qui ne se décompose pas
normalement après la mort, doit être incinéré.
Un squelette décharné, un crâne, un os quelconque, peuvent, du fait de l’âme inférieure qui y adhère encore, commettre, après de longs siècles, toute sorte de méchancetés. De là vient que les
ossements sont redoutés, et éloignés des habitations.
Outre les deux âmes principales, il y a de petites âmes des divers viscères. Etc.
X
Durant le rêve, l’âme supérieure sort du corps par la grande fontanelle au haut du crâne, et va flâner. Les choses rêvées, sont ce qu’elle rencontre et éprouve durant sa flânerie, des réalités
objectives vraies. Il est très difficile de persuader les Chinois de la subjectivité des songes.
Tandis qu’elle flâne dehors, l’âme supérieure peut être capturée, ou tellement effrayée qu’elle ne retrouve pas son corps. Dans ce cas, ou bien l’âme inférieure continue à faire vivre le corps,
et l’homme reste dément, ou bien l’âme inférieure s’éteint, et le corps se décompose.
Certains individus peuvent aussi envoyer leur âme au loin, à volonté, dans l’état de veille, pour explorer, s’informer, etc.
XI
Presque toujours l’âme supérieure sortie du corps, est représentée comme gardant la figure du corps, costume compris. L’âme inférieure déraisonnable restée dans le corps, est parfois représentée
comme raisonnable. De là les cas de doubles plus ou moins parfaits, le même individu dédoublé biloquant, agissant en deux lieux, conversant avec soi-même, etc. Ces histoires extraordinaires, sont
au fond contraires à la théorie de toutes les sectes.
Parfois l’âme supérieure sortie du corps, apparaît sous une autre forme, mouche, grillon, etc.
XII
Les morts conservent leurs amours et leurs haines. Ils se livrent aux occupations qu’ils aimaient de leur vivant, musique, danse, jeu, chasse. Les armées de jadis se font encore la guerre. Aucune
théorie n’explique ces choses. Rien de plus fantastique, que les scènes macabres du folk-lore chinois. Le trait le plus hideux, le plus exploité, le plus rebattu, ce sont les rapports sexuels
entre morts et vivants.
XIII
Minuit est l’heure des spectres. Le chant du coq et l’aube du jour les chassent tous. La présence d’honnêtes gens suffit aussi parfois pour les faire déguerpir. La tisane de gingembre fait
revenir à eux les vivants qu’ils ont épouvantés.
XIV
De même qu’une âme peut passer d’un corps dans un autre, de même une partie immatérielle d’un corps peut être substituée à la partie correspondante d’un autre corps, une tête à une tête, un cœur
à un cœur. Cette croyance taoïste est pratiquement admise par tous.
XV
La géomancie, sous toutes ses formes, et avec toutes ses conséquences, est crue et pratiquée par tous. L’influx heureux d’un terrain faste, est dérivé sur les membres d’une famille, par les
ossements de leurs ancêtres enterrés dans ce terrain, ces ossements servant comme de conducteurs. L’influx peut être capté à son profit, par celui qui enterre secrètement dans le cimetière un os
de l’un des siens. — L’astrologie est moins cultivée que jadis, mais elle a encore ses adeptes.
XVI
On peut se procurer des renseignements sur les choses d’outre-tombe, et, dans de certaines limites, sur l’avenir, par le fóu-loan, pratique spirite qui consiste à suspendre un pinceau sous un
crible, au-dessus d’une feuille de papier ou d’une couche de cendre fine. L’évocateur pose la question. Le pinceau se meut, et écrit la réponse, sur le papier ou sur la cendre.
XVII
Un pouvoir transcendant mais limité, est reconnu indistinctement par tous, aux bonzes, táo-cheu, et lettrés vertueux ; spécialement au Tchāng-t’ien-cheu Maître céleste Tchang, le patriarche des
taoïstes (voyez TH page 1845). — Les táo-cheu ont la spécialité des fóu charmes protecteurs, et de la capture des koèi et des yāo-koai. Ils les enferment dans des bouteilles, qu’ils scellent d’un
sceau, et enferment dans une cave souterraine.
Le texte du livre des Mutations est très efficace contre les revenants et les maléfices.
L’aspersion par le sang de chien, rompt tous les charmes, et ôte leur pouvoir aux magiciens.
XVIII
Les magiciens yāo-jenn, sont censés pouvoir faire, par leurs formules, les closes les plus fantastiques. En ce genre, les Chinois ne doutent absolument de rien. Tout est possible, disent-ils, à
qui a le mot.
En particulier, les magiciens peuvent extraire l’âme supérieure des vivants, se l’asservir, en abuser. Ils enlèvent ou changent, à volonté, des parties du corps.
Ils pratiquent toutes les formes de l’envoûtement, dessinent le portrait d’une personne qu’ils font ensuite souffrir ou mourir en y enfonçant des épingles, fabriquent des figures ou des objets en
papier qu’ils lancent contre leurs victimes et qui se changent en agresseurs réels, etc.
Les histoires de ce genre, innombrables, inimaginables, vraies par tous, ont causé l’indifférentisme absolu du peuple chinois, pour tous les détails d’ordre surnaturel. Dépourvu qu’il est de
critique, à tout récit merveilleux il a tôt fait de répondre « dans nos légendes nous avons plus fort que cela. »
XIX
Tout objet antique, devient, avec le temps, transcendant, intelligent, animé, parfois bienfaisant, ordinairement malfaisant. Par exemple, les stèles, les lions et les tortues de pierre, s’animent
la nuit, revêtent d’autres formes, et font des choses inimaginables. Item tous les objets renfermés dans les tombeaux... Mais il n’en faut pas tant que cela. Une vieille corde, un vieux balai, un
vieux soulier, un morceau de bois pourri, tout vieil objet, peut devenir un méi, être transcendant, féroce et homicide. Pour ne pas parler des figurines des pagodes, des sculptures des ponts, des
pièces d’un jeu d’échecs, etc. Il faut absolument briser et brûler ces objets néfastes. Ils répandent alors du sang, et une odeur infecte. — Leur influx pernicieux s’appelle soéi, ou chèng. — Les
démons des cauchemars s’appellent yèn.
XX
Certains animaux peuvent à volonté apparaître sous forme humaine, se conduire en hommes, et avoir commerce avec les hommes. Cela est surtout le cas pour les renards. Ils se transforment en
garçons ou en filles, et jouent le rôle des incubes et des succubes des légendes médiévales. Des chiens, des loups, des ailes, des porcs, et autres animaux, en font parfois autant. Ceci est
d’origine bouddhique. Pour les Bouddhismes, aucune différence essentielle entre l’homme et les animaux (TP page 359).
Les tigres réduisent en esclavage les âmes des hommes qu’ils ont dévorés. Ces âmes marchent devant eux, pour leur indiquer les pièges, pour leur servir de rabatteurs, etc.
Tous les animaux qui creusent des terriers, qui vivent dans des trous, sont un peu chênn transcendants, parce que, durant le silence des nuits, ils entendent quelque chose de ce qui se passe dans
le monde inférieur, dit la théorie. — Les renards relèvent d’une juridiction spéciale, dont le centre est au mont sacré T’ái-chan.
XXI
À noter que l’impudicité, la prostitution, même la sodomie, quoique déclarées être choses moins raisonnables, sont jugées très bénignement dans les consultations spirites et par les tribunaux
infernaux. C’est que, disent toutes les sectes, après tout, c’est faire ce que font continuellement le ciel et la terre, dont l’embrassement produit tous les êtres.
En 1673, durant l’hiver, un marchand venant du midi, allait pour ses affaires au Chān-tong.
Il avait dépassé Sú-tcheou-fou, et approchait de Fôu-li. La nuit vint. À la deuxième veille, le vent du nord se mit à souffler avec violence. Le marchand vit alors, au bord de la route, la
lanterne d’une auberge. Il entra, demanda du vin à boire, et un gîte pour la nuit. Les gens de l’auberge parurent contrariés. Cependant un vieillard, le voyant harassé, eut pitié de lui et lui
dit :
— Nous venons de préparer leur souper à des soldats qui reviennent de loin. Il ne nous reste pas de vin à vous donner. Mais, à droite, il y a un cabinet, où vous pourrez passer la nuit...
Cela dit, il conduisit le marchand au lieu indiqué. Celui-ci souffrant de la faim et de la soif, ne put pas s’endormir. Bientôt il entendit dans la cour, un bruit confus d’hommes et de chevaux.
Piqué de curiosité, il se leva, et regardant par une fente de la porte, il vit la cour de l’auberge et les alentours remplis d’hommes d’armes, qui, assis à terre, buvaient, mangeaient, et
parlaient de choses militaires, auxquelles il ne comprit rien. Soudain tous crièrent : le général arrive ; et, comme on entendait déjà les appels de son escorte, les soldats qui remplissaient la
cour sortirent tous à sa rencontre. Bientôt, précédé par plusieurs dizaines de lanternes en papier, un homme à l’air robuste et martial, à la longue barbe, arriva à la porte de l’auberge,
descendit de cheval, entra, et s’assit à la place d’honneur dans la grande salle. Tandis que ses officiers se tenaient à la porte de devant, les gens de l’auberge lui servirent son repas, du vin
et des mets. Il mangea et but bruyamment. Quand il eut fini, il appela ses officiers en sa présence, et leur dit :
— Voici longtemps que vous êtes sortis. Retournez chacun à sa section. Je vais prendre un peu de repos. Quand l’ordre en sera venu, nous nous remettrons eu campagne sans retard.
Les officiers répondirent par l’acclamation accoutumée, et sortirent. Alors le général appela :
— A-ts’i !
Aussitôt un tout jeune officier sortit de l’appartement latéral de gauche. Les gens de l’auberge fermèrent la porte de devant, et se retirèrent.
A-ts’i introduisit le général barbu dans l’appartement de gauche. Les rayons d’une lampe filtraient à travers les fentes. Intrigué, le marchand sortit de son cabinet à droite, et vint épier ce
qui se passait dans l’appartement. Il n’y vit qu’un lit de camp en rotin, sans literie. Une lampe était placée sur le sol. — Alors le général barbu prit sa tête à deux mains, l’enleva de dessus
ses épaules, et la déposa sur le lit de camp. Puis A-ts’i lui enleva les deux bras, et les déposa sur le lit, l’un à droite, l’autre à gauche. Ensuite, le corps étant étendu, A-ts’i défit et
disposa de même les membres inférieurs droit et gauche. À ce moment la lampe s’éteignit.
Épouvanté, le marchand s’enfuit dans son cabinet, se coucha, se couvrit les yeux avec ses manches, et ne dormit pas de la nuit. Entre le premier et le second chant du coq, il se sentit de plus en
plus pénétré par un froid très vif. Il s’enhardit enfin à découvrir ses yeux. L’aube blanchissait. Il était couché dans un hallier sauvage, en pleine lande. Pas trace, ni d’une habitation, ni
d’une tombe. Transi de froid, il marcha l’espace de trois stades, et arriva à une auberge, dont on ouvrait justement les portes. Étonné de voir un hôte arriver à une heure aussi matinale,
l’aubergiste lui demanda d’où il venait. Le marchand lui raconta son histoire.
— Vous avez dormi, lui dit l’aubergiste, sur un ancien champ de bataille.
Voyez Introduction XII.
Sú-tcheou-fou, l’ancienne P’éng-tch’eng, fut une place forte importante à toutes les périodes de l’histoire de Chine. Son territoire vit de fréquentes et immenses boucheries humaines. Voyez par
exemple, Textes Historiques, page 316, le récit d’une journée, qui y coûta la vie à près de 300 mille hommes, en 205 avant J.-C.
Il s’agit probablement, dans cette histoire, d’un ancien général, lequel, tombé sur le champ de bataille, fut démembré par les soldats avides de toucher la prime promise à qui le tuerait. Voyez
les circonstances de la mort de Hiáng-tsie. Textes Historiques page 330.
Ce fut toujours l’usage des officiers chinois, de se faire servir par de très jeunes gens, presque des enfants. Voyez Textes Historiques page 981 en note.
Le bachelier Mà-cheulinn de Tch’âng-tcheou (Kiāng-sou) raconte que, dans sa jeunesse,
étudiant dans la maison de son père, il habitait à l’étage une chambre, dont la fenêtre donnait sur la terrasse d’un certain Wâng, marchand de chrysanthèmes (terrasse élevée, donnant du jour aux
plantes cultivées en pots, et les mettant à l’abri des indiscrets). Un jour, de très bonne heure, alors que l’aube blanchissait à peine, le jeune Mà s’étant levé et approché de la fenêtre, pour
voir le temps qu’il faisait, vit le Wâng sur sa terrasse, occupé à arroser ses fleurs. Celui-ci finissait et allait descendre, quand un homme portant deux seaux de purin, vint à passer. Il
s’arrêta d’abord, puis, sans déposer sa charge, gravit la rampe qui conduisait à la terrasse, soi-disant pour aider le Wâng à arroser. Mécontent, le Wâng rebuffa cet intrus malpropre. Celui-ci
s’obstina. Les deux hommes se heurtèrent. Comme il avait plu peu auparavant, la rampe était glissante. L’envahisseur perdit pied, et tomba du haut en bas. Ses deux seaux lui tombèrent sur la
poitrine, et le tuèrent net. Le Wâng épouvanté, eut la présence d’esprit de ne pas jeter un cri. Il ouvrit la porte de derrière de son habitation, prit le cadavre par les pieds, et le traîna au
bond de la rivière. Puis il alla prendre les deux seaux, les porta près du cadavre, rentra, ferma sa porte, et se mit au lit.
Quoiqu’il fût encore fort jeune, Mà-cheulinn comprit qu’il valait mieux ne rien dire d’une si grave affaire. Quand le jour fut venu, il entendit crier qu’on avait trouvé un cadavre au bord de la
rivière. On prévint le mandarin, lequel arriva, en grande pompe, vers midi. L’expert n’ayant trouvé sur le cadavre aucune blessure, conclut qu’il n’y avait pas eu meurtre, mais mort par chute
accidentelle. Le mandarin interrogea encore les villageois. Tous dirent qu’ils ne savaient rien. Alors le mandarin fit mettre le cadavre dans une bière qu’il scella, ordonna de rechercher les
parents du mort, et s’en alla.
Neuf ans plus tard, Mà-cheulinn âgé de 21 ans, fut reçu bachelier. Son père étant mort laissant la famille dans la gêne, Mà-cheulinn continua à habiter sa chambrette à l’étage, et vécut de leçons
données à quelques élèves. L’époque de l’examen triennal des bacheliers approchant, il se levait avant le jour, pour repasser ses classiques. Un matin, comme il ouvrait sa fenêtre, il vit au
loin, dans la rue, un homme qui portait deux seaux, et s’approchait lentement. Il reconnut le porteur de purin. Très effrayé, le Mà pensa que ce koèi venait évidemment se venger du vieux Wâng.
Mais non ; le koèi passa devant la porte du Wâng, enfila une ruelle, fit encore quelques dizaines de pas, et entra dans la cour d’une famille Lì, famille aisée et amie du Mà. Inquiet, celui-ci
alla aux informations. À la porte des Lì, il rencontra un serviteur de la maison, qui sortait...
— Qu’y a-t-il ? demanda le Mà...
— Il y a, répondit le domestique, que notre maîtresse est prise des douleurs de l’enfantement ; je vais quérir l’accoucheuse...
— Est-il entré chez vous un homme portant deux seaux ? demanda le Mà...
— Du tout, répondit le domestique...
Au même instant, une servante rappelait le domestique, en disant :
— Inutile de chercher l’accoucheuse ; notre maîtresse vient de mettre au monde un beau garçon...
Le Mà comprit alors, que le porteur de purin était venu, non pour se venger, mais pour se réincarner. Cependant, se dit-il, c’est étrange ! Pourquoi ce pauvre diable est-il venu se réincarner
dans cette riche famille ?
Depuis lors, sans rien dire, le Mà observa les Lì du coin de l’œil, pour voir ce qui arriverait. Sept ans plus tard, le petit Lì grandissant, montra une profonde aversion pour l’étude, et un goût
prononcé pour l’élevage des oiseaux. Le vieux Wâng, alors âgé de plus de 80 ans, raffolait de ses chrysanthèmes plus que jamais. Un jour, de grand matin, le Mà étant de nouveau à sa fenêtre, et
le Wâng arrosant encore ses fleurs sur sa terrasse, le petit Lì ouvrit la lucarne de son pigeonnier. Une dizaine de pigeons s’envolèrent, et allèrent se percher sur la balustrade de la terrasse
du Wâng. Craignant qu’ils ne prissent le large, l’enfant les rappela. Comme ils ne rentraient pas, il prit un caillou et le leur jeta. — Le caillou frappa le Wâng, qui s’apprêtait à descendre de
sa terrasse. Saisi, le vieillard perdit l’équilibre, tomba du haut en bas, et se tua net. Le petit Lì ne cria pas, ferma la lucarne du pigeonnier, et se retira.
Quand le jour fut venu, les enfants et petits-enfants du Wâng ramassèrent son cadavre. Il s’est tué par accident, dirent-ils ; et ils l’enterrèrent, après les pleurs d’usage.
Cas de métempsycose et de rétribution. Voyez Introduction IX et XI.
Koèi, ici l’âme supérieure du défunt, ayant conservé sa forme, essentiel et accessoires.
Les âmes qui ne veulent pas pardonner, restent koèi, et se vengent dans cet état sciemment. Celles qui ont pardonné, sont parfois réincarnées, par ordre des juges infernaux, de manière à venger
elles-mêmes leur ancienne injure inconsciemment. C’est le cas dans l’histoire ci-dessus.
À Hôu-tcheou-fou (Tchée-kiang), l’assesseur Chènn-pingtchenn faisait la sieste dans son
cabinet de travail. Soudain un satellite se présenta devant lui, et l’invita à le suivre. Il le conduisit à travers une cour ombragée par d’épais bosquets de bambou, à une salle où se dressait
sur un piédestal un miroir haut de plus d’une toise. Le satellite lui dit :
— Voyez ce que vous avez été, dans votre dernière existence.
Chènn regarda dans le miroir, et vit un personnage coiffé d’un bonnet carré, chaussé de souliers rouges, costume des lettrés sous la dynastie Mîng.
— Voyez maintenant, dit le satellite, ce que vous avez été, dans votre avant-dernière existence.
Chènn regarda de nouveau dans le miroir, et vit un officier supérieur en costume de la dynastie Mîng, chapeau noir, robe rouge, ceinture à boucle de jade, bottes noires.
À ce moment, un domestique entra, se prosterna devant Chènn, et lui dit :
— Me reconnaissez-vous ? J’étais votre serviteur à Tá-t’oung-fou, Il y a de cela deux cents ans...
Cela dit, il remit à Chènn un écrit...
— Qu’est ceci ? demanda Chènn.
— Voici, dit le serviteur. Durant la période Kiā-tsing (1522-1566) de la dynastie Mîng, vous vous appeliez Wâng-siou, et remplissiez les fonctions d’intendant militaire du district de
Tá-toung-fou (Chàn-si). Vous avez été cité aujourd’hui, pour une affaire de ce temps-là. Cinq cents koèi ont porté plainte au juge infernal Wênn-sien-wang. Vous allez être interrogé, à cause de
leur mort. Or moi, votre serviteur d’alors, je me souviens que ces 500 hommes ont été tués contre votre avis. C’est le général X qui les a fait égorger. C’étaient des rebelles qui s’étant soumis
après la défaite de Liòu-ts’i, avaient ensuite repris les armes. Le général X les fit massacrer, pour les empêcher de recommencer. Or vous lui aviez écrit une lettre, pour le dissuader d’agir
ainsi. C’est cette lettre que je viens de vous remettre. Elle vous fera acquitter.
En entendant ce récit, Chènn se souvint aussi confusément de ces choses lointaines. Il remercia son ancien domestique.
— Voulez-vous continuer votre chemin à pied ou en litière ? demanda le satellite.
— Comment un haut fonctionnaire irait-il à pied ? s’exclama le domestique.
Alors une jolie litière à deux porteurs enleva Chènn. Après un trajet de plusieurs stades, il arriva à un palais. Dans la grande salle siégeait un personnage à barbe blanche, vêtu d’un costume
royal. Un huissier en robe violette et bonnet noir, tenant un registre, appela l’intendant Wâng-siou.
— Veuillez appeler d’abord le général X, dit Chènn, car c’est de son affaire qu’il s’agit.
L’huissier appela le général X. Aussitôt un homme de haute stature, en uniforme et cuirasse, sortit d’un appartement latéral. Chènn le reconnut pour son ancien collègue. Le juge l’interrogea
longuement, puis appela derechef Wâng-siou. Chènn s’avança, salua des mains, et se tint debout. — Le juge lui dit :
— Le général X vient d’avouer que c’est lui qui a fait mettre à mort 500 hommes de la bande de Liòu-ts’i. Vous prétendez que vous êtes absolument innocent, parce que vous lui aviez écrit de ne
pas le faire. Mais les statuts des Mîng vous donnaient sur lui plus de pouvoir que cela. Or vous n’avez pas fait davantage. Vous avez donc été au moins faible !
Chènn en convint.
— Alors le général reprit la parole. Il m’a fallu tuer ces 500 hommes, dit-il. C’était nécessaire. Ils avaient déjà manqué une fois à leur parole. Si je les avais lâchés, ils y auraient manqué
une seconde fois. Comme général, je les ai punis de mort, en vertu de mon mandat, pour le bien du pays, et non par haine personnelle.
À ce moment, un tourbillon noir comme de l’encre, s’éleva devant le tribunal, accompagné de sifflements, et d’une insupportable odeur de sang. Puis, dans le tourbillon, 500 crânes roulèrent comme
des billes, suivis de 500 squelettes. Les crânes ouvraient leurs mâchoires, et cherchaient à happer de leurs dents le général X... Chènn était terrifié.
Frappant sur sa table, le juge cria :
— Misérables ! n’avez-vous pas été décapités, pour vous être révoltés de nouveau après une première soumission ?
— C’est vrai, répondirent les koèi.
— Alors le général vous a fait décapiter justement, dit le juge.
— Non pas, répondirent les koèi ; il l’a fait pour plaire à l’empereur, pas pour le bien du pays et du peuple.
— Pas pour votre bien, peut-être, ricana le juge ; mais certainement pour le bien du pays. D’ailleurs voilà deux siècles que la chose est faite. Elle est périmée pour ma juridiction. J’en
référerai au tribunal suprême du Pur Auguste. En attendant je décide : 1° que, un soupçon planant sur sa conduite passée, l’ex-général X ne sera provisoirement pas promu chênn ; 2° que, comme
vous ne voulez pas renoncer à votre ressentiment, vous ne serez pas encore réincarnés en hommes ; 3° que, en punition de sa faiblesse, l’ex-intendant Wâng-siou renaîtra fille, dans sa prochaine
existence.
Les 500 koèi, tenant chacun sa tête, se prosternèrent en disant :
— Qu’il soit fait comme vous dites !
Le juge ordonna au satellite de reconduire Chènn. Il repassa par la cour ombragée de bambous, et par la salle au miroir. Son ancien serviteur le félicita de son acquittement.
— Venez ici, dit le satellite ; voyez ce que vous avez été durant cette existence.
Chènn regarda dans le miroir, et s’y vit en costume d’assesseur de la dynastie Ts’īng.
— Regardez maintenant ce que vous allez devenir, dit le satellite.
À ces mots, Chènn fut tellement saisi, qu’il s’éveilla, suant à grosses gouttes. Il était étendu dans son cabinet de travail. Toute sa famille pleurait autour de lui. On lui dit qu’il était resté
sans connaissance, durant un jour et une nuit, la région du cœur seule restant légèrement chaude. Chènn avait vu, appendues autour du tribunal du juge infernal, quantité de sentences horizontales
et verticales. Il ne put se rappeler que les suivantes : le tribunal infernal ne fait pas acception des personnes. Tout est compté sur l’abaque céleste. Quand l’eau baisse, les cailloux
paraissent ; ainsi toute faute est révélée, en son temps.
Voyez Introduction V. III. I.
Koèi, âmes non réincarnées, souffrantes ou méchantes. Chênn, âmes non réincarnées, qui
occupent les charges du monde inférieur.
Notez comme les grands de ce monde, sont traités aux enfers avec déférence.
Sur le miroir révélateur des consciences, ou des formes passées et futures, voyez Textes Philosophiques, pages 361, 340 et 342.
Nous retrouverons souvent l’appel en dernière instance au Sublime Souverain, au Pur Auguste.
À Hoái-nan (Kiāng-sou), un certain Lì et sa femme vivaient dans la meilleure intelligence.
Le mari n’avait pas quarante ans, quand il mourut. Après qu’on l’eut mis en bière, sa veuve inconsolable ne permit pas de clouer le cercueil. Matin et soir, quand elle avait fini de pleurer
devant le cercueil selon l’usage, elle soulevait le couvercle et contemplait le cadavre de son mari.
La croyance populaire à Hoái-nan étant que, la septième nuit après la mort, le satellite infernal ramène l’âme, personne ne voulut rester dans la maison mortuaire cette nuit-là. La veuve mit ses
enfants en sûreté dans une autre chambre, et veilla près du cercueil, assise derrière le rideau de l’alcôve. Vers minuit, un souffle glacial remplit l’appartement, et la lumière des lampes devint
blafarde. Bientôt entra, par la fenêtre, un grand diable haut de plus d’une toise, aux cheveux roux, aux yeux ronds. Il tenait d’une main une fourche en fer, et de l’autre une corde par laquelle
il traînait l’âme du mari défunt. Dès qu’il eut vu les mets disposés sur la crédence devant le cercueil, il déposa sa fourche, lâcha la corde, s’assit et se mit à manger et à boire goulûment.
Cependant le mari palpait en pleurant l’ameublement de son ancienne chambre, puis, s’étant approché de l’alcôve, il entr’ouvrit les rideaux. Sa femme tout en larmes le saisit à bras le corps. Il
était froid comme glace. Vite elle le roula dans une couverture, pour le cacher au diable roux. Celui-ci ayant fini de manger et de boire, se mit en devoir de chercher son captif. La femme appela
à grands cris ses enfants, qui accoururent dans la chambre. Le diable roux s’éloigna tout décontenancé, oubliant même sa fourche. Alors la femme, aidée de ses enfants, introduisit dans le
cercueil la couverture dans laquelle elle avait roulé l’âme de son mari. Bientôt le cadavre commença à respirer. Alors la femme et les enfants le tirèrent du cercueil, le déposèrent sur le lit,
lui ingurgitèrent de l’eau de riz. Quand l’aube blanchit, le défunt revint à la vie et reprit ses sens. — On examina la fourche oubliée par le diable roux, C’était une de ces fourchettes, sur
lesquelles on brûle le papier-monnaie offert aux morts.
Mari et femme vécurent encore ensemble durant plus de vingt ans. La femme avait près de soixante ans, quand elle alla un jour faire sa prière au temple du génie de la ville. Soudain elle vit deux
archers, qui amenaient un diable chargé d’une cangue. C’était son diable roux. Il la reconnut et lui dit :
— Ma gourmandise a fait que tu as pu jadis te jouer de moi. Voilà vingt ans que je porte la cangue pour cette faute. Mais aujourd’hui le jour est venu pour moi de compter avec toi.
La femme retourna à son logis. Elle mourut le jour même.
Voyez Introduction VI, IX et XIII. Âme rentrée dans son corps.
Le terme archers prouve que cette histoire est du quatorzième siècle, époque mongole. La théorie du séjour de l’âme durant sept jours, ou du retour de l’âme après sept jours, avant son départ
définitif, n’est pas chinoise, mais arabe-turque.
C’est la croyance commune, que le monde des vivants et celui des morts, communiquent à
Fōng-tou, ville de la province du Séu-tch’oan. Près de cette ville se trouve un puits, à l’orifice duquel le peuple brûlait, bon an mal an, pour trente millions de sapèques de papier-monnaie et
de papier-habits pour les morts. Les gens du peuple appelaient cela payer l’impôt infernal. Ceux qui ne le payaient pas, seraient punis par des maladies et autres fléaux, disait-on.
Vers l’an 1650, un nouveau sous-préfet nommé Liôu-kang ayant pris le gouvernement de la ville, entendit parler de cette coutume et l’interdit. Les gens du peuple réclamèrent. Le sous-préfet
maintint sa défense. Le peuple dit :
— Quand vous vous serez entendu avec les habitants du monde inférieur, nous vous obéirons.
— Où les trouver ? demanda le sous-préfet.
— Au fond du puits, répondit le peuple.
— Qui descendra ?
Personne ne s’offrit. Or le sous-préfet Liôu-kang était brave.
— C’est mon devoir, dit-il, d’exposer ma vie pour le bien de mon peuple. J’irai moi-même.
Le peuple eut beau protester. Le sous-préfet fit apporter de longues cordes, s’y attacha, et ordonna qu’on le descendit dans le puits. Son secrétaire Lì-sien ayant demandé à l’accompagner,
s’attacha aussi à une corde. On les descendit tous deux dans le puits.
Jusqu’à cinq toises de profondeur, l’obscurité devint de plus en plus complète. Plus bas, une nouvelle lumière les éclaira peu à peu, et ils entrèrent dans un monde inférieur, avec des villes et
des édifices, tout pareils à ceux du monde supérieur. Seulement les corps des habitants ne projetaient pas d’ombres, et pouvaient à volonté s’élever dans l’air.
Bientôt un officier de rang inférieur aborda Liôu-kang et lui dit :
— Vous êtes mandarin dans le monde supérieur. Que venez-vous faire ici ?
— Je viens, dit Liôu-kang, pour demander qu’on remette à mon peuple l’impôt infernal.
— C’est un bon mandarin celui-là, chuchota l’entourage du petit officier.
— Pour cela, dit celui-ci à Liôu-kang, il faut vous adresser au juge Pāo, qui siège actuellement à son tribunal.
Cela dit, il conduisit Liôu-kang dans un grand prétoire, et le fit monter à une salle haute, où siégeait un vieillard majestueux, vêtu comme un roi. Les appariteurs crièrent :
— Le sous-préfet de Fōng-tou arrive.
Le juge s’avança à sa rencontre, le salua, le fit asseoir à la place d’honneur, puis lui dit :
— Les mondes supérieur et inférieur sont séparés. Pour quelle affaire êtes-vous venu ici ?
Liôu-kang se leva, salua, puis dit :
— Depuis bien des années, dans le district de Fōng-tou, les récoltes ont été mauvaises ; le peuple est épuisé, et le gouvernement, gêné lui aussi, ne veut pas lui remettre les taxes ; comment mon
peuple pourrait-il encore payer l’impôt infernal ? J’ai exposé ma vie, pour venir ici intercéder pour mon peuple.
Le juge Pāo dit en riant :
— Cet impôt infernal, c’est encore une invention de ces stupides bonzes et táo-cheu. Que d’argent ces gens-là soutirent au peuple, sous prétexte de faire du bien aux morts. Et les morts ne
peuvent pas avertir les vivants que tout cela ne leur profite pas ! Vous êtes un mandarin intelligent, qui savez prendre à cœur le bien de votre peuple. Votre requête est parfaitement
juste.
À ce moment un trait de lumière rouge descendit du ciel. Le juge Pāo se leva et dit :
— Le Vainqueur des démons (Koān-ti) arrive. Veuillez vous retirer pour un instant.
Liôu-kang et son secrétaire se retirèrent dans un cabinet attenant à la salle. Soudain Koān-ti descendit d’en haut majestueusernent. Il était vêtu d’une robe verte, et portait une longue barbe.
Il salua le juge Pāo, et lui parla longtemps de choses auxquelles Liôu-kang ne comprit rien. Puis, tout à coup :
— Je sens ici l’odeur d’hommes vivants, dit-il.
Le juge expliqua ce qui en était.
— Voilà un bon mandarin, dit Koān-ti ; je veux le voir.
Liôu-kang et son secrétaire furent introduits et saluèrent. Koān-ti les fit asseoir, leur parla très amicalement, et leur dit que, si les affaires du monde supérieur étaient compliquées, celles
du monde inférieur l’étaient bien davantage.
Or le secrétaire Li-sien était un homme hardi et incivil. Soudain il demanda à Koān-ti :
— Et Huân-tei, qu’est-il devenu ?
Koān-ti ne répondit pas, mais son visage exprima la colère, et ses cheveux se hérissèrent. Il se leva et prit congé. Après que le juge l’eut reconduit :
— Malheureux ! dit-il au secrétaire, tu périras certainement frappé par la foudre ; il n’est pas en mon pouvoir de te sauver. Est-il possible que tu aies osé demander pareille chose, et parler à
un ministre de son prince en désignant celui-ci par son nom personnel ?
Liôu-kang demanda grâce pour son secrétaire.
— Tout ce que je puis faire pour lui, dit le juge, c’est de le faire mourir de mort naturelle avant que la foudre ne le frappe, et d’empêcher que son corps ne soit réduit en cendres...
Et tirant de sa boîte un sceau en jade d’un pied carré de superficie, il ordonna à Li-sien de se découvrir, et le lui appliqua sur le dos... Puis Liôu-kang et Li-sien prirent congé, retournèrent
au puits, et se firent remonter dans le monde supérieur. — Ils n’étaient pas arrivés à la porte méridionale de Fōng-tou, que Li-sien tomba mort, frappé d’apoplexie. On le mit en bière. Peu après
un orage épouvantable se déchaîna. La foudre tomba sur le cercueil, le consuma avec les habits et le reste ; mais le corps marqué du sceau du juge infernal, ne fut pas détruit.
Voyez Introduction VI. II.
Cette page est d’un Confucianiste plutôt sceptique. Nous entendrons la note contraire.
Huân-tei est le nom personnel de Liôu-pei empereur Tchāo-lie-ti de la petite dynastie des Hán de Chòu, pour lequel Koān-u lutta et périt (Textes Historiques pages 975 et 970). Koān-u étant
maintenant. dans le monde infernal au-dessus de son ancien maître, il ne fallait pas lui parler de ce maître. Il fallait encore moins appeler familièrement par son nom, celui pour qui Koān-u
s’était dévoué jusqu’à la mort. Péchés mortels contre les rits.
L’âme inférieure est censée résider dans la région lombaire.
Être tué par la foudre, est infamant.
Quand un corps est incinéré, l’âme inférieure périt avec lui certainement. De là vient qu’on brûle les êtres qu’on veut détruire entièrement, vampires et autres.
Sous la dynastie mongole Yuân, à Mîng-tcheou (Nìng-p’ouo du Tchée-kiang), durant les cinq
premiers jours de la première lune, et le quinze de la même lune, le soir on illuminait les rues. À cette occasion, la liberté était grande. Jeunes gens et jeunes filles sortaient, pour voir
l’illumination. — En l’année kēng-tzeu de la période tchéu-tcheng (1360), la nuit du quinze, un jeune lettré nommé K’iâo, qui venait de perdre sa femme, regardait l’illumination du seuil de sa
porte. Il était minuit passé, et la foule diminuait. Soudain le jeune homme vit une bonne, portant une lanterne sur laquelle étaient peintes deux pivoines, qui éclairait les pas d’une jeune fille
de 17 à 18 ans, vêtue d’un surtout rouge sur une robe bleue. La jeune fille se dirigeait vers l’ouest. Au clair de la lune, le jeune homme vit qu’elle était fort jolie, et son cœur prit feu. Il
la suivit d’abord par derrière, puis avança pour la considérer par devant. La jeune fille remarqua ce manège. Tournant la tête et souriant au jeune homme, elle lui dit :
— Que, sans nous l’être promis, nous nous rencontrions ainsi au clair de la lune, cela n’est pas fortuit...
Le jeune homme la salua et dit :
— Feriez-vous bien à ma chaumière l’honneur de la visiter ?..
Sans répondre, la jeune fille rappela la bonne qui marchait devant.
— Revenez, Kīnn-lien, lui dit-elle ; éclairez-nous.
Le jeune homme donna la main à la jeune fille, et la conduisit chez lui, très content de sa bonne fortune. Il lui demanda d’où elle était, comment elle s’appelait.
— Je m’appelle Fôu-lik’ing, dit-elle. Mon père était juge à Hoā-tcheou (Koāng-tong). Mes parents sont morts. Je n’ai pas de frères. Je demeure seule, avec ma bonne Kīnn-lien, dans le quartier
Hôu-si...
Le jeune homme la retint pour la nuit... Elle partit avant l’aube, puis revint le soir, quand la nuit fut tombée... Et ainsi de suite, durant une quinzaine environ.
Cependant un voisin qui avait remarqué ces allées et venues, épia ce qui se passait, par une fente. À la lueur de la lampe, il vit que la personne qui était assise à causer avec le K’iâo, avait
une tête de mort fardée et poudrée... Très inquiet, dès le lendemain il alla trouver le jeune homme, et lui dit :
— Si vous continuez, il vous arrivera certainement malheur. L’homme vivant est yâng, les morts sont yīnn. Vous passez les nuits avec une morte, sans crainte de vous souiller à son contact. Elle
épuisera votre esprit vital, et vous finirez misérablement, à la fleur de vos années...
Le jeune homme effraye lui dit les références que la jeune fille lui avait données...
— Allez les vérifier dès aujourd’hui, lui dit le voisin.
Le jeune homme alla donc aux renseignements dans le quartier Hôu-si. Il eut beau chercher et interroger, personne ne connaissait Mademoiselle Fôu... Fatigué, il entra dans la pagode Hôu-sinn-sen,
pour se reposer. Etant allé jusqu’au bout de la galerie latérale occidentale, il arriva à une chambre isolée. La chambre contenait un cercueil, avec cette inscription : Fôu-lik’ing fille du juge
Fôu de Hoā-tcheou, Devant le cercueil pendait une lanterne, ornée de deux pivoines. À côté du cercueil se tenait debout l’image en papier d’une bonne, avec les deux lettres Kīnn-lien... À cette
vue, les cheveux du jeune homme se dressèrent sur sa tête, et une sueur froide inonda tout son corps. Il s’enfuit à toutes jambes, sans regarder en arrière.
N’osant pas passer la nuit chez lui, de peur d’être visité par le spectre, il demanda asile au voisin. Celui-ci lui dit :
— Les charmes du táo-cheu Wêi, de la pagode Yuân-miao-koan, sont très puissants. Allez le trouver au plus tôt, pour lui demander secours.
Le lendemain, dès le matin, le jeune homme alla trouver le táo-cheu. Avant qu’il eût ouvert la bouche, celui-ci lui dit :
— Des effluves de malheur s’échappent de tous vos pores. Que venez-vous faire ici ?..
Le jeune homme se prosterna devant le táo-cheu, et lui raconta son histoire, en le priant de le sauver. Le táo-cheu trempa son pinceau dans le vermillon, et traça deux charmes qu’il lui remit,
avec ordre de coller l’un sur la porte de sa chambre, et l’autre dans l’alcôve de son lit. De plus il lui interdit absolument d’approcher même du Hôu-sinn-sen.
Le jeune homme revint avec les deux charmes, et fit comme le táo-cheu lui avait dit. Durant plus d’un mois, il ne reçut aucune visite nocturne.
Un soir il sortit pour visiter un ami, avec lequel il but jusqu’à une heure avancée de la nuit, L’ivresse lui fit oublier les ordres du táo-cheu. En revenant, il passa devant le Hôu-sinn-sen.
Kīnn lien l’attendait à la porte.
— Voilà bien longtemps que Mademoiselle vous désire, dit-elle. Comment avez-vous pu l’oublier ainsi ? Venez !
Hébété, le jeune homme la suivit machinalement. Elle le conduisit, par la galerie occidentale, jusqu’à la petite chambre. Mademoiselle était assise sur le cercueil. Dès qu’elle le vit, elle le
tança, en ces termes :
— Nous nous sommes rencontrés. Je vous ai plu. J’ai mis à votre disposition toute ma personne. Nous étions si bien ensemble. Faut-il que vous ayez cru les mensonges d’un méchant táo-cheu, et ayez
essayé de rompre avec moi ? ! Vous avez mal agi, ingrat ! Aussi, maintenant que je vous tiens, je ne vous lâcherai plus.
En disant ces mots, elle se leva et saisit le jeune homme. Le cercueil s’ouvrit de lui-même. Elle y entra, l’entraînant à sa suite : Le lourd couvercle se referma sur eux. Peu d’instants après,
le jeune homme était mort étouffé.
Ne le voyant pas rentrer, le voisin conçut des inquiétudes, et se mit à sa recherche. Ne l’ayant trouvé nulle part, il finit par aller voir au Hôu-sinn-sen. Ayant constaté que le pan d’un habit
d’homme était pris entre le cercueil et son couvercle, il avertit les bonzes. On ouvrit le cercueil. Il contenait le cadavre d’une jeune fille en parfait état de conservation, qui étreignait le
cadavre tout frais du jeune homme.
— Est-il possible, dirent les bonzes, que cette personne se conduise ainsi ! C’est la fille du juge Fôu de Hoā-tcheou. Elle mourut à l’âge de 17 ans, il y a de cela treize ans révolus. Sa famille
changeant de séjour, déposa son cercueil ici provisoirement, et n’a plus, depuis lors, donné de ses nouvelles. Quoi qu’il en soit, ce vampire ne restera pas plus longtemps ici.
Sur ce, on enterra le cercueil contenant la jeune fille et le jeune homme, hors la porte occidentale de la ville.
Depuis lors, durant les nuits sombres et orageuses, on voit parfois le jeune homme et la jeune fille, qui se tiennent par la main, et se promènent précédés par une bonne, qui porte une lanterne
ornée de deux pivoines. Ceux qui rencontrent ce trio, sont attaqués de fièvres chaudes. Ils doivent leur faire des offrandes et des libations, sous peine de ne pas guérir.
Voyez Introduction XII.
La coutume de remiser provisoirement dans les pagodes, les cercueils de ceux qui sont morts au loin, en attendant une occasion de les transporter au cimetière de la famille, est coutume générale
en Chine.
Yīnn et Yâng ; les deux principes. Yâng le monde supérieur des vivants, yīnn le monde inférieur des morts. Voyez Textes Philosophiques table, deux principes.
Il y avait à Hoái-yang (Nān-hoei) un pauvre étudiant nommé İe, extrêmement habile dans tous
les genres de composition. Malheureusement, le destin ne lui étant pas propice, il n’arrivait pas à se faire recevoir bachelier. Un nouveau sous-préfet nommé Tīng, originaire de Mandchourie ;
étant venu administrer Hoái-yang, vit des compositions du İe, et les trouva si belles, qu’il voulut connaître leur auteur. Il le prit en affection, lui donna des secours à lui et à sa famille, le
recommanda aux examinateurs, et arriva à le faire recevoir bachelier. Puis le nouveau bachelier se présenta à la licence. Malgré l’excellence de ses compositions, il échoua complètement. Il
revint chez lui, la mort dans l’âme. Le sous-préfet Tīng essaya en vain de le remonter, Le İe se confina, ferma sa porte, et couva son chagrin. Bientôt il fut atteint d’un mal, contre lequel tous
les remèdes se trouvèrent impuissants. Sur ces entrefaites le sous-préfet Tīng ayant eu un conflit avec un supérieur, donna sa démission et se retira dans la vie privée. Il écrivit au İe, pour
lui annoncer son prochain départ, et lui faire savoir qu’il désirait l’emmener avec lui, comme précepteur de son fils. La lettre fut remise au malade, qui pleura, se déclara trop souffrant, et
fit prier Monsieur Tīng de ne pas l’attendre. Celui-ci attendit quand même. Quelques jours plus tard, le bachelier İe se présenta chez lui, et lui dit :
— Je vous ai causé des retards et des soucis. Veuillez me le pardonner. Maintenant je suis prêt à partir avec vous.
Quand ils furent arrivés au village de Monsieur Tīng, celui-ci confia son fils au bachelier. Le jeune homme, âgé de seize ans, très bien doué, n’avait pas encore appris la composition. Sous la
direction de son précepteur, il fit des progrès si rapides, qu’au premier examen il fut reçu bachelier. Puis son maître lui fit étudier environ trois mille compositions, sur des thèmes
supérieurs, qu’il avait jadis faites lui-même. Quand le jeune homme se présenta à la licence, sur les sept sujets proposés, il avait dans sa mémoire sept compositions toutes faites. Aussi fut-il
reçu d’emblée, et second de la promotion.
Monsieur Tīng voulut prouver sa reconnaissance au précepteur de son fils, et lui offrit de faire les frais d’un voyage à la capitale de sa province, pour lui permettre de s’y faire recevoir
licencié. Monsieur İe refusa.
— J’ai trouvé un appréciateur de mon talent, dit-il ; cela suffit à mon ambition.
Cependant le fils de Monsieur Tīng ayant été attaché comme mandarin à l’un des grands tribunaux de Pékin, emmena son précepteur. Il lui procura la permission de concourir pour la licence à la
capitale. Pour faire plaisir à son élève, monsieur İe se présenta et fut reçu. Puis Monsieur Tīng fils ayant été envoyé en mission à Nân-heue, dit à son précepteur :
— Nous allons passer tout près de votre patrie Hoâi-yang. Je veux absolument que vous alliez, en passant, faire une visite à votre famille.
Quand ils furent arrivés dans le pays, l’élève envoya son précepteur à son village, en bel appareil, et bien escorté. Quand Monsieur İe arriva à son domicile, il vit une pauvre masure fort
délabrée. Il entra et rencontra sa femme qui tenait un panier. À sa vue, elle le laissa tomber d’épouvante, et voulut fuir.
— Pourquoi me fuis-tu ? lui demanda Monsieur İe ; je suis maintenant un homme distingué.
— Un homme distingué ! dit sa femme. Un koèi, veux-tu dire. Voilà quatre ans que tu es mort. Ton cercueil, que ma pauvreté et la jeunesse de ton fils m’ont empêché d’enterrer, est encore déposé
ici. De grâce ne reviens pas nous effrayer ou nous nuire !
Monsieur İe fut atterré. Il pénétra dans son ancienne chambre, vit son cercueil, et comprit qu’il était mort. Au même instant il s’écroula sur le sol. — Sa femme épouvantée vint voir. Pas trace
de corps. Ses habits, ses souliers et son chapeau seuls, gisaient à terre. — La veuve pleura. Un instant après, son fils qui revenait de l’école, entra, et lui demanda ce que signifiait le bel
équipage arrêté devant la porte. Elle lui raconta ce qui venait d’arriver. — On avertit Monsieur Tīng, le fils. Il pleura son précepteur, paya les frais de ses funérailles, et se chargea de
l’éducation de son fils, qui devint avec le temps un lettré distingué.
Voyez Introduction IX, X et XI.
Le bachelier İe était mort de sa maladie. C’est son âme qui suivit le mandarin Tīng, fit l’éducation de son fils, concourut pour la licence. Âme supérieure sortie du corps. vivant et agissant
comme une personne complète. Le saisissement d’apprendre qu’elle était morte, la fait se dissiper, s’éteindre.
Le détachement de l’âme du corps, est presque toujours représenté comme se passant sans peine ni douleur, si doucement que l’âme ignore souvent qu’elle est morte, ou plutôt que le composé est
dissous.
Dans le Oû-si-hien (Kiāng-sou), au village Tchāng-t’ang-k’iao, un certain Hoâ-hiek’uan plus
curieux que prudent, s’adonnait assidûment à l’évocation des esprits, avec quelques amis de son espèce. Un jour l’esprit descendu sur le plateau, se donna pour Wâng-tchoungchan, docteur sous la
dynastie Mîng. Le Hoâ et ses amis l’honorèrent comme tel, et lui posèrent des questions conformes à son état. Ils remarquèrent que le docteur s’exprimait difficilement, et faisait mal les vers.
Sa complaisance les frappa aussi. On n’avait qu’à l’appeler, pour qu’il vint aussitôt.
Un jour, au beau milieu d’une conversation, il écrivit :
— Veuillez m’excuser. Je m’en vais. Ts’iên-joulinn m’a invité à dîner...
puis le plateau resta muet. Or Ts’iên-joulinn était un homme du même village, dont la maison était distante de trois stades environ de celle du Hoâ. Piqué de curiosité, le Hoâ s’informa de ce
qu’il y avait eu ce jour-là chez le Ts’iên. Il apprit qu’on avait fait des invocations et des offrandes aux chênn, pour un malade.
Le lendemain, quand Wâng-tchoung fut redescendu sur le plateau, le Hoâ lui demanda :
— Vous avez dîné hier chez Ts’iên-joulinn ?
— Oui, dit l’esprit, et j’ai été fort bien traité.
— Mais, dit le Hoâ, le Ts’iên n’a invité que des chênn de l’espèce des génies locaux ; comment un esprit aussi distingué que vous, s’est-il mis à table avec de pareils convives ?
Acculé, l’esprit dit :
— Je ne suis pas le docteur Wâng-tchoungchan. Je suis le Chantonais Lì-painien, jadis marchand de coton, mort ici dans une de mes tournées, durant la période K’āng-hi. Mon âme n’ayant pas été
reconduite au pays, je loge, depuis lors, dans le pagodin du pont de ce village. Nous sommes là treize âmes abandonnées. N’étant coupables d’aucun crime, nous ne sommes pas liées, ni confinées.
Quand quelqu’un dans le village fait des offrandes, c’est nous qui les dégustons.
— Mais, demanda le Hoâ, comment pouvez-vous vous approprier ce qui est offert aux Génies du lieu ou de la ville ?
— Ces génies, dit Lì-painien, ne vont pas à domicile. Ils consomment ce qu’on leur offre dans leurs temples. Ce qui est offert à domicile, nous revient à nous koèi abandonnés.
— Et le Souverain du ciel permet cela ? demanda le Hoâ.
— Le Souverain du ciel, dit Lì-painien, ignore les offrandes privées faites à domicile. Les offre qui veut. Ce qui est offert, revient aux koèi. Pourvu que nous n’extorquions rien par force, le
Souverain du ciel nous laisse faire. Vous avez pu constater que, si j’ai bu le thé et le vin que vous m’avez offert, je ne vous ai jamais dérobé ni thé ni vin.
— Mais pourquoi vous êtes-vous fait passer pour Wângtchoungchan ? demanda le Hoâ.
— Quand vous fîtes vos évocations, dit Lì-painien, le petit génie protecteur de votre maison ne pouvant pas s’adresser plus haut, nous invita nous, les treize âmes du pont. Les douze autres étant
absolument illettrées, n’osèrent pas venir. Moi, sachant écrire quelques lettres, je me risquai. Pour me faire bien venir, je m’appelai Wâng-tchoungchan, nom que j’avais vu au bas de nombreuses
inscriptions conservées dans les maisons de ce village.
— Puisque vous n’êtes ni lié ni confiné, pourquoi ne retournez-vous pas dans votre pays ? demanda le Hoâ.
— Parce que je n’ai pas de quoi payer le péage aux chênn des ponts, des bacs et des barrières, dit Lì-painien.
— Si je vous brûlais cent sapèques de papier-monnaie, cela suffirait-il ? demanda le Hoâ.
— Merci mille fois, dit Lì-painien. Il en faudrait encore autant pour le chênn du pont, dont j’ai été l’hôte si longtemps, afin que nous nous quittions bons amis.
Le Hoâ brûla le papier-monnaie demandé, et congédia Lì-painien. Instruit par cette mystification, il renonça aussi au spiritisme.
Texte intéressant, et qui se passe de commentaire.
Un soir, un certain Kóu demanda l’hospitalité pour la nuit, dans une vieille pagode du
faubourg occidental de Tch’âng-tcheou (Kiāng-sou).
— Soit, lui dit le bonze, si vous voulez bien garder la pagode, car je devrai sortir cette nuit, avec mes disciples, pour la mise en bière d’un défunt.
— Bien volontiers, dit le Kóu.
Quand le bonze fut sorti avec ses disciples, le Kóu ferma la porte à l’intérieur, souffla la lampe, et se coucha pour dormir. À minuit, quelqu’un frappa violemment à la porte, demandant à grands
cris qu’on lui ouvrit.
— Qui êtes-vous ? demanda le Kóu.
— Je suis ton ami Chēnn-tinglan, répondit le visiteur nocturne.
Le Kóu eut peur, car son ami Chēnn-tinglan était mort dix ans auparavant.
— Ne crains rien, dit la voix. Je viens te confier quelque chose. Si je te voulais du mal, j’entrerais sans que tu m’ouvres, étant un koèi, Je t’ai prié d’ouvrir, pour ne pas t’effrayer par mon
entrée soudaine.
Le Kóu ouvrit donc la porte. Quelqu’un entra, fit quelques pas, et tomba dans le vestibule. Épouvanté, le Kóu allait chercher une lampe.
— Attends un instant, lui dit l’individu étendu à terre. Je ne suis pas ton ami Chēnn-tinglan. Je me suis fait passer pour lui, pour te décider à m’ouvrir. Je suis le défunt qu’on met en bière
cette nuit. J’ai été empoisonné par mon épouse adultère. Je suis venu pour te confier le soin de me venger.
— Je ne suis pas mandarin, dit le Kóu ; comment te vengerais-je ?
— Avertis seulement le mandarin de venir inspecter mon cadavre. Les traces du crime sont visibles.
— Et où est ton cadavre ? demanda le Kóu.
— Ici, dit la voix. Cherche la lampe maintenant. Dès que tu m’éclaireras, je perdrai l’usage de la parole. Mais, aussi bien, je n’ai plus rien à te dire ; tu sais tout.
À ce moment, on frappa de nouveau à la porte. Le bonze et ses disciples rentraient, très émus de ce qui venait de leur arriver. Tandis qu’ils récitaient les prières de la mise en bière, le
cadavre était soudain devenu invisible.
— Il est venu ici, leur dit le Kóu.
On chercha de la lumière. Le corps était étendu sur le pavé du vestibule, saignant par toutes les ouvertures naturelles. Le lendemain le bonze et le Kóu déférèrent l’affaire au mandarin.
Koèi vengeur, voyez Introduction VII.
Les bonzes chantent des prières spéciales à toutes les cérémonies pour les morts.
À noter que ce koèi connaît le Kóu un étranger, et son ami Chenn mort depuis longtemps. Les koèi ne peuvent pas forcer les portes fermées ; ils ne peuvent même pas enfoncer le papier des
fenêtres, si ce papier n’a ni fente ni trou.
La lumière rend les âmes supérieures séparées invisibles, et paralyse les âmes inférieures attachées au corps. Dans le cas présent. il paraît s’agir de l’âme inférieure.
Le sang coule par tous les orifices de ceux qui sont morts par le poison ; cliché stéréotypé.
Dans le village de Siào-koan-ying au nord-est de la ville de Yên-tch’eng (Kiāng-sou), vivait
un certain Soūnn-tzeutch’eng. Sa femme était née Síe. Les deux époux avaient un fils, né dans la nuit du nouvel an, et qu’ils avaient, pour cette raison, appelé Niên-tzeu (le fils de l’an). —
Niên-tzeu avait dix-huit ans.
Un jour qu’il portait au marché, pour les vendre, une charge de poulets, un tourbillon de vent l’enveloppa, et enleva ses volatiles, qui disparurent dans les airs. Saisi de terreur, Niên-tzeu
retourna à la maison, s’alita, et fut bientôt gravement malade. — Or sa mère enceinte, attendait alors sa délivrance. Quand le moment fut venu ; son père ayant évacué la maison, selon l’usage, le
malade resta seul dans sa chambre.
Il lui sembla alors, dans son délire, que le vent l’emportait vers une porte rouge. Quand il l’eut passée, il se sentit choir d’une hauteur vertigineuse. Il ne ressentait aucune douleur, mais
avait l’impression que son corps se ratatinait de plus en plus. Enfin il cessa de tomber. Impossible d’ouvrir ses paupières gonflées. Impossible de mouvoir sa langue liée.
Bientôt il entendit les voix de son père et de sa mère.
— C’est un garçon, dit Soūnn-tzeutch’eng ; je vais voir comment va Niên-tzeu.
Un instant après il revint, et dit
— Hélas ! Niên-tzeu est mort.
Alors la mère se mit à se lamenter, et dit :
— Me voilà bien, avec ce morceau de viande (le nouveau-né) en plus, et mon grand garçon en moins ! Tout est à recommencer !
Alors Niên-tzeu comprit qu’il était mort, et réincarné dans l’enfant mis au jour par sa mère. Craignant que, dans sa douleur, sa mère ne le tuât, il fit un suprême effort. Sa langue se délia, et
il vagit :
— Niên-tzeu n’est pas mort ! C’est moi Niên-tzeu !
Quand elle entendit parler le nouveau-né, la mère fut si épouvantée, qu’elle eut un accès d’éclampsie qui l’emporta.
Le père nourrit l’enfant avec de la bouillie. Sa croissance fut phénoménalement rapide. À trois mois il fit ses dents. À cinq mois il marcha. Il a actuellement seize ans. C’est Monsieur Yên, le
sous-préfet de Yên-tch’eng, qui m’a communiqué ce fait.
Texte de la fin du dix-huitième siècle.
Le peuple croit que les tourbillons de vent sont produits par des koèi qui passent.
Réincarnation au moment de l’accouchement, sans descente préalable aux enfers, avec conservation de la mémoire. L’enfant non encore né, n’est informé que par une âme inférieure.
Mort sans douleur, insensible, imperceptible. Porte rouge, rivière rouge, la naissance, avec l’hémorragie qui l’accompagne. Chute en ce bas monde, dans l’abîme des misères de la
vie.
Lors de l’examen pour le doctorat, en 1751, le licencié Loûo-tcheufang de Kiēn-li-hien
(Kīng-tcheou-fou, au Hôu-pei) se trouvant à Pékin, un certain Lì, de P’ôu-tch’eng-hien (Fôu-kien) vint le trouver, et lui dit :
— Vous serez reçu, mais n’aurez pas de charge.
— Veuillez me dire pourquoi, fit le licencié.
— Après la proclamation des reçus, dit le Lì.
Quand les noms eurent été proclamés, le Loûo constata que, de fait, il était reçu docteur, mais qu’aucune charge ne lui était assignée. Il alla donc trouver le Lì, et lui demanda derechef
pourquoi.
— J’ai eu en songe, lui dit celui-ci, une révélation à votre endroit. Le destin vous veut à P’ôu-tch’eng-hien. Je suis venu à Pékin tout exprès pour vous le faire savoir.
Le docteur Loûo retourna chez lui. Pensant qu’il serait nommé au prochain changement du titulaire de P’ôu-tch’eng-hien, il prit des renseignements sur ce sous-préfet. Ayant appris que,
normalement, il devait encore rester en charge plusieurs années, il ouvrit une école, en attendant. Il disait, à qui voulait l’entendre, que ce ne serait pas pour longtemps, la sous-préfecture de
P’ôu-tch’eng-hien lui étant assurée.
De fait, ce ne fut pas pour longtemps. La troisième année, le docteur mourut subitement dans son école.
Un an plus tard, le quinze de la huitième lune, comme les personnes de sa famille se livraient à des évocations spirites, soudain le pinceau s’agita vivement, et écrivit en grands caractères
:
— Je suis Loûo-tcheufang, revenu pour vous revoir.
Ses parents se montrant défiants, l’esprit écrivit :
— Ne doutez pas. C’est bien moi. En voici une bonne preuve : Il vous manque le titre de propriété de votre terre de Loûo-cheu-wan. Vous êtes en procès avec les voisins pour cette terre.
J’examinais ce titre de propriété, le jour où je mourus. Ouvrez mon exemplaire du Li-ki, à telle page. Le titre est là.
Quelqu’un courut vite à la bibliothèque. Le titre fut trouvé, dans le livre indiqué, à la page dite. Alors toute la famille agenouillée, pleura son cher mort. Le pinceau écrivit quelques phrases
de condoléances puis continua :
— Sur une communication qui m’avait été faite, je m’attendais à devenir mandarin du P’ôu-tch’eng-hien. J’avais oublié de demander si je serais mandarin terrestre ou infernal. Aussitôt mort, je
fus nommé Génie de la ville de P’ôu-tch’eng-hien. La prophétie est réalisée. Nous l’avions mal comprise... Si je ne suis pas venu vous voir plus tôt, c’est que les mandarins infernaux ont encore
plus à faire que les terrestres. Ils n’ont pas un quart d’heure de repos. Ils ne chôment que le quinze de la huitième lune, un seul jour par an. Cette nuit-ci, la lutte brillant et aucun vent ne
soufflant, j’ai pu profiter de mon congé pour venir vous voir. Je reviendrai peut-être, à pareil jour. Durant mes visites, gardez-vous de secouer les arbres et les buissons qui ornent la cour,
car ils servent d’abri au cortège de koèi qui m’accompagne. Les koèi sont si légers, que tout vent les emporte. Pour pouvoir s’arrêter et rester en place, il faut qu’ils se fixent à un objet
résistant. En bon mandarin, je dois avoir souci et soin de mon monde.
La conversation dura longtemps encore, puis le pinceau écrivit quelques phrases d’adieu, et ce fut fini.
Texte de la fin du dix-huitième siècle.
Détails importants sur la manière dont le peuple se figure les koèi.
Le Lì est un de ces êtres mystérieux, doués de seconde vue, formant trait d’union entre les deux mondes, qui jouent un si grand rôle dans les légendes taoïstes.
Le batelier Mà-nantchenn de T’àng-si-tchenn (Tchée-kiang) faisait une nuit son service de
passagers ordinaire, quand une vieille femme, accompagnée d’une jeune fille, le héla de la rive. Les passagers qu’il conduisait, voulurent le dissuader d’accoster.
— N’est-ce pas une bonne œuvre, leur demanda-t-il, de tirer d’embarras une femme et une fille surprises par la nuit ?
Il accosta, et les fit monter sur sa barque. A l’aube, la barque arriva à sa destination. Alors la vieille tira d’un sac une poignée de fèves jaunes, les enveloppa dans un carré de toile, et les
donna au batelier, en disant :
— Voici, pour notre passage. Quand vous voudrez nous rendre visite, posez vos pieds sur ce carré de toile. Nous nous appelons Pâi, et habitons à la Porte céleste occidentale.
Cela dit, les deux voyageuses disparurent. Le batelier qui avait commencé par fourrer le nouet de fèves dans sa manche, se dit alors :
— J’ai eu affaire à deux sorcières...
et il jeta le nouet.
Rentré chez lui, comme il changeait de vêtements, quelques fèves restées dans sa manche, tombèrent à terre. C’étaient des pépites d’or. Vite, le batelier courut à l’endroit où il avait jeté le
nouet. Les fèves avaient disparu, mais il retrouva le carré de toile. Essayons ! dit-il ; et il mit ses deux pieds dessus. — Aussitôt il se sentit enlevé dans les airs, et transporté vers
l’occident. Villes et villages défilaient sous ses pieds, dans la profondeur lointaine. Bientôt il entrevit des palais pourpre et rose. Son véhicule le déposa au seuil. Des enfants qui gardaient
la porte l’annoncèrent. La vieille vint le recevoir.
— Vous deviez venir, lui dit-elle ; c’est votre destin ; ma fille vous est promise.
— Qui suis-je pour prétendre à un pareil parti ? fit le batelier.
— Il n’y a pas de partis, dit la vieille. C’est le destin seul qui règle les unions. Vous fûtes liés l’un à l’autre, quand tu la reçus sur ta barque. Inutile de parler davantage.
Un instant après, au son des flûtes, lui et elle buvaient la coupe matrimoniale. Quand la lune de miel fut écoulée, quoiqu’il eût tout ce qu’on peut désirer, Mà-nantchenn désira faire une visite
à sa famille terrestre. Il en parla à sa femme.
— Monte sur le carré de toile, dit-elle.
En peu d’instants, le batelier fut transporté à la porte de sa maison. Depuis lors il fit la navette, entre la Porte céleste occidentale et son domicile terrestre Tīng-choei-k’iao.
Or les parents du batelier conçurent la crainte qu’un jour il ne revint pas. Ils brûlèrent le carré de toile. C’en fut fait. Mà-nantchenn dut rester sur la terre, et reprendre sa gaffe.
Les sages consultés sur cette aventure, opinèrent que la vieille qui avait dit s’appeler Pâi (blanc), devait être la déesse du halo.
Bon échantillon de Taoïsme fantastique. Quand les constellations et les météores s’en
mêlent, cela dépasse toutes les bornes. Comparez numéro 185, la Tisseuse.
À Pékin, l’annaliste Hioûng-penn-tsiou logeait à côté du mandarin Tchoāng-piensiou. Ils se
voyaient presque tous les soirs, une fois chez l’un, une fois chez l’autre. Le douze du huitième mois, le Tchoāng avait reçu le Hioùng, et tous deux buvaient ensemble, quand on appela le Tchoāng
pour une affaire urgente. Resté seul, le Hioûng continua à boire, en attendant son retour.
Il venait de se verser une coupe de vin, quand il la vit disparaître. Il s’en versa une seconde. Cette fois, une main bleue sortie de dessous la table, s’empara de la coupe. Effrayé, le Hioûng se
leva. Alors un grand diable, bleu des pieds à la tête, sortit de dessous la table. Le Hioûng appela au secours. Deux domestiques accourus avec des lanternes ne virent rien. Le diable bleu avait
disparu.
Peu après, le Tchoāng étant rentré, se moqua des visions du Hioûng.
— Je parie, lui dit-il, que vous n’oseriez pas passer la nuit ici.
— Pourquoi pas ? dit le Hioung,
qui fit aussitôt quérir la literie nécessaire, et son sabre, une arme excellente, qui ayant appartenu jadis au maréchal tartare Niên-keng-yao, avait bu le sang de nombreux ennemis, dans une
campagne au Koukou-nor.
— Bonne nuit, lui dit le Tchoāng, en se retirant.
Le vent d’automne soufflait, la lune ne donnait qu’une pâle lumière, une lampe brûlait derrière le rideau vert qui abritait sa couche, dans la rue les veilleurs annonçaient la troisième veille.
S’attendant à quelque visite nocturne, le Hioûng ne dormait pas. Tout à coup, une coupe vide tomba sur la taille, puis une seconde.
— Voilà qu’il rend la vaisselle, se dit le Hioûng.
Un instant après, une jambe bleue entra par la fenêtre de l’est, suivie d’un bras, d’un œil, d’une oreille, d’une demi-bouche et d’un demi-nez. En même temps une autre jambe bleue, suivie d’un
bras, d’un œil, d’une oreille, d’une demi-bouche et d’un demi-nez, entrait par la fenêtre de l’ouest. Les deux moitiés se réunirent au milieu de l’appartement. Le diable bleu regarda avec colère
vers le lit du Hioûng. Un coup de vent glacial souleva le rideau.
Brandissant son sabre, le Hioûng se jeta sur le diable, et lui porta un grand coup sur le bras. Le diable sauta par la fenêtre. Le Hioûng se précipita à sa poursuite. Il allait l’atteindre, quand
le diable disparut derrière un cerisier. Le Hioûng rentra et se coucha.
Le lendemain, quand le Tchoāng vint prendre des nouvelles de son hôte, il fut fort effrayé de voir une trace de sang dans le jardin. Le Hioûng sain et sauf lui raconta son aventure. Le Tchoāng
fit aussitôt abattre et couper en morceaux le cerisier. Tous les éclats du bois de cet arbre, sentaient encore le vin.
Voyez Introduction XIX.
Arbre méi. Thème favori, rappelant les légendes des nagas indiens.
Les titres donnés sur cette page aux pièces ne font pas partie de l'ouvrage.