Albert Tschepe, s. j. (1844-1912)
HISTOIRE DU ROYAUME DE TS'IN
(777-207 avant J.-C.)
Variétés sinologiques n° 27,
Mission catholique, T’ou-sé-wé, Chang-hai, 1909, 2+2+18+390 pages+ 1 carte.
- Préface : Cette étude sur le royaume de T’sin date de plusieurs années, et, à l’heure où je l’écrivais, l’on n’avait pas encore les savants travaux du grand sinologue M. Chavannes. C’est dire quel labeur considérable me demandèrent ces pages. Je ne m’étais tout d’abord proposé que d’écrire l’histoire du fameux Ts’in Che-hoang-ti (246-210), figure certainement la plus curieuse de la Chine, après celle de Confucius. Je pris en main Se-ma-t’sien non encore traduit, et le père Havret, qui m’encourageait, me procura divers ouvrages, comme Se-ma Koang, Chan-si et Chen-si ts’iuen-t’ong-tche. Ces ouvrages sur les deux provinces Chen-si et Chan-si, où Che-hoang-ti a surtout exercé ses exploits, m’ont été précieux. Mais comment le lecteur m’aurait-il suivi, si préalablement je n’éclairais la route. Comment aurais-je mis en lumière la figure de mon héros, si préalablement je ne la situais, par une étude des prédécesseurs et des successeurs. Le plan s’élargit donc forcément ; l’histoire de Che-hoang-ti, encadré dans son milieu complexe, devint l’histoire du royaume de Ts’in.
- Époque intéressante par la lente suppression du régime féodal, et par l’unification des pouvoirs et des royaumes. C’est l’établissement du système gouvernemental qui, à peu de chose près, dure aujourd’hui encore. Or, cette rénovation vint toute des Ts’in. La maison impériale alors régnante, les Tcheou, assistait, fantôme de pouvoir, à la lutte intestine des États. Entre ces compétiteurs, qui l’emportera, qui deviendra le libérateur de l’ordre ?
-
Les Ts’i, avec Hoan-kong (684-643), donnent un moment d’espoir : mais Hoan-kong n’ose pas, et ses successeurs n’ont pas son mérite. Les Tsin, avec Wen-kong
(649-628), redonnent l’espoir ; mais Wen-kong vit peu et son puissant État se divise peu après en trois tronçons : le Wei, le Han, le Tchao. Les Ts’in au contraire, par une série d’hommes
intelligents, assument le grand rôle.
Citons Hiao-kong (361-338) ; son fils, Hoei-wen-wang (337-316) ; son petit-fils surtout, Tchao-siang-wang (306-209) ; et 4 ans seulement après, Che-hoang-ti, arrière petit-fils de Tchao-siang-wang. C’est Tchao-siang-wang qui défait le dernier empereur Tcheou, Nan-wang, et reçoit de lui l’hommage en 296. C’est Che-hoang-ti qui parfait la rénovation. La dynastie des Ts’in aura beau tomber, 4 ans après la mort de Che-hoang-ti, les dynasties maintiendront l’œuvre et l’unité de pouvoir.
-
Ainsi la Chine échappait au sort des peuples d’Assyrie, Babylone, Ninive etc. Là aussi on avait voulu, presque à la même époque, éviter l’écueil du régime féodal
et fonder un pouvoir central unique. Tiglat-Pileser III (745-727) échoua comme les autres, et la ruine et la mort ont enseveli ces peuples.
Mais je laisse à d’autres le soin de pousser plus loin ces rapprochements curieux.
Extraits : Aperçu sur les mœurs des habitants du royaume
Che-hoang-ti construit la "Grande muraille" - Che-hoang-ti fait brûler les livres - Che-hoang-ti fait massacrer les
lettrés
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Voici d’abord ce qu’en dit le fameux Tchou-hi, réputé philosophe par tout ce qui est lettré en Chine. (Édition impériale, vol. 7, page 39) :
« Les gens de Ts'in aimaient le courage et avaient en grande estime la force corporelle ; ils faisaient bon marché de la vie pour acquérir de la gloire. Le pays était originairement la patrie de
Tcheou-wen-wang, mort en 1122 (avant Jésus-Christ). Ce grand prince demeurait à K’i-fong, près de la montagne Ki-chan ; il mettait à profit les grandes qualités des deux sages Tcheou-kong et
Tchao-kong (ses ministres) pour rendre les hommes meilleurs, c’est-à-dire sincères, fidèles, et vraiment généreux. »
Si l’on veut se faire une idée des résultats obtenus sous un gouvernement si paternel, il faut lire les chants populaires intitulés Tcheou-nan et Tchao-nan ; c’est un recueil de vingt-cinq odes à la
louange de Tchou-kong, fils de l’empereur, et de Tchao-kong, ministre préféré de ce même empereur Wen-wang. Tout y respire la paix, la simplicité ; on y célèbre les travaux rustiques, le bonheur
de la famille; et cette félicité est attribuée aux mérites, aux bons exemples des deux princes ; c’est une manière délicate de louer l’empereur qui a formé de si bons ministres. — Mais revenons à
notre commentateur; il continue ainsi :
« Les gens de Ts'in ne gardèrent pas longtemps ces traditions de loyauté ; après l’émigration de l’empereur, ils changèrent de mœurs, au point de devenir violents et orgueilleux, sans égard pour
le droit d’autrui. Ils prétendirent que les huit provinces de la vraie Chine devaient rendre hommage à la cour de Ts'in, et se ranger sous son obéissance. Quelle est la cause de ce revirement ?
La voici : Le pays de Yong-tcheou a un sol fertile et l’eau en abondance ; le peuple a une nature généreuse, avec un grand fond de droiture ; il ne ressemble pas aux gens de Tcheng et de Wei, qui
sont légers, prétentieux et paresseux. Si les bonnes qualités des habitants de Ts'in avaient été cultivées par une bonne éducation, ce peuple se serait merveilleusement développé et se
serait élevé à un haut degré d’humanité et de justice. En les excitant uniquement à la vaillance, on les a rendus violents, opiniâtres, audacieux à tout entreprendre ; ce sont des soldats
courageux, des laboureurs durs au travail ; leur pays est riche et puissant ; aucune des autres contrées, même le Chan-tong, n’atteignit jamais ce degré. Dans les générations à venir quiconque
voudra fonder un peuple, établir une capitale, devra bien étudier l’histoire de Ts'in ; il verra que pour gouverner sagement, selon la saine doctrine, il faut bien examiner où conduisent ces
deux chemins si différents, celui de la vertu, et celui de la force matérielle.»
Voilà le jugement de notre philosophe ; il n’a pas toujours si bien raisonné. De fait, cette histoire va nous montrer un peuple et ses princes également guerriers ; à peine trouverons-nous
quelques années sans batailles ou expéditions à enregistrer ; c’étaient vraiment des guerres continuelles ; et, cela pendant des siècles. Mais, dira-t-on, que faisait donc l’empereur ? lui qui
était censé le maître suprême de tous les princes et de tous les roitelets, ne pouvait-il donc interposer son autorité pour régler les différends et forcer ces batailleurs à laisser leurs voisins
tranquilles ? L’empereur ne fut bientôt qu’un personnage poétique ; c’était le vieillard qui trônait à Lo-yang, vivant dans l’oisiveté ; son nom était encore en grande vénération parmi le peuple
; les roitelets lui écrivaient encore des lettres d’hommage, pleines d’expressions d’une servilité tout orientale; mais personne ne s’occupait de lui en pratique ; il dut même quelquefois mendier
des secours pécuniaires, pour ne pas mourir de faim. Quand aux princes de Ts'in, nous les verrons bientôt se conduire comme tous les autres à l’égard de ce prétendu monarque universel. Pourquoi
s’était-il retiré à Lo-yang ? Nous l’avons indiqué précédemment ; il fuyait devant les Tartares occidentaux (Si-jong) ; ceux-ci lui avaient repris une grande partie de leur ancien territoire ; il
s’agissait de les en chasser de nouveau ; il donna cette commission au prince Siang-kong, lui cédant, par avance, à titre de fief, le pays à reconquérir. Ce fut donc au nom de l’empereur que
Siang-kong accomplit toutes ses expéditions. Mais à peine un siècle plus tard, le prince Mou-kong (659-620) était devenu le véritable chef de tous les roitelets, le véritable empereur de la Chine
; ses volontés, ses désirs étaient partout respectés ; le vieillard de Lo-yang lui-même mendiait ses bonnes grâces ; celui-ci avait l’ombre, l’autre la réalité du pouvoir.
Ces observations sont bien nécessaires pour comprendre parfaitement l’histoire de la Chine.
Venons maintenant à la grave question des sacrifices humains. Ont-ils été pratiqués, non seulement par les peuples réputés tartares, mais même par les Chinois proprement dits ou leurs descendants
? Cette histoire nous en donnera la preuve. C’est une tâche que plusieurs historiens où commentateurs auraient volontiers dérobée aux yeux de la postérité ; c’est à peine si les œuvres de
Confucius y font quelque allusion discrète ; mais elle est trop réelle pour être passée sous silence.
Se-ma-t’sien, l’historien par excellence, attribue au prince Ts'in-ou-kong l’introduction de cet usage ; quand celui-ci demanda qu’à sa mort soixante-six hommes fussent sacrifiés, pour lui servir
de compagnons dans l’autre monde. À la mort du prince Mou-kong, cité plus haut, on sacrifia cent soixante-dix-sept hommes (trois jeunes seigneurs). À la mort de Ts'in Che-hoang, toutes ses
concubines durent le suivre au tombeau ; les ouvriers même qui avaient préparé sa tombe furent enterrés avec lui. Un de ses ancêtres avait cependant interdit pareille coutume, depuis longtemps,
comme on le verra ; la barbarie tendait donc toujours à ressusciter !
Cet usage, en vérité, ne fut pas général, heureusement ; mais il prouve le peu d’influence des institutions impériales sur les roitelets ; ceux-ci faisaient ce qu’ils voulaient. C’est le prince
Ts'in-hien-kong (381-361) qui prohiba ce genre de sacrifices. Il a donc, historiquement, subsisté pendant trois cents ans et à l’époque même de Confucius. Voilà qui diminuera singulièrement
l’auréole de ce saint! Les lettrés ne tarissent pas quand ils veulent célébrer la merveilleuse influence de ce personnage sur la régénération de toute la Chine ; mais rien de cela ne tient debout
devant l’histoire sincère. De son temps, il était regardé comme un radoteur.
Encore un mot sur cette question : nous venons de parler des sacrifices faits aux mânes des grands personnages défunts. Il y eut, aussi un autre genre de sacrifices humains tout aussi déplorable.
Voici ce qui en est écrit dans le grand recueil historique T’ong-kien-kang-mou.
(Année 417 avant Jésus-Christ) Ling-kong roi (prince) de Ts'in, voulant fortifier sa frontière contre les attaques de son voisin, fit creuser de grands fossés sur la rive du Hoang-ho (fleuve
Jaune). C’est alors que, pour la première fois, on sacrifia une jeune fille à l’esprit protecteur du fleuve. C’est-à-dire : on choisissait une jeune fille ; le prince Ling l’adoptait pour sa
propre fille, afin de l’élever à la dignité de princesse ; on la mariait à l’invisible génie tutélaire, appelé Ho-pé (Vénérable oncle) ; puis on la tuait, afin que son esprit pût aller rejoindre
celui de son mystérieux époux. Tout cela, bien entendu, avait pour but d’obtenir la protection de cet esprit du fleuve contre les invasions du voisin.
Le royaume de Wei craignant que toutes les bénédictions n’allassent au pays de Ts'in, voulut les attirer à soi, et inaugura les mêmes sacrifices. Dans le texte, il y a les trois caractères
suivants [][][] ; ce qui signifie probablement qu’on attachait une grosse pierre aux pieds de la victime pour la noyer dans le fleuve. (On pourrait cependant croire aussi qu’elle était simplement
enterrée vivante dans un fossé, sur le bord du fleuve). Quand le prince Wen-heou (famille Wei) envoya Si-menn-pao comme gouverneur à Ié, celui-ci vit que le peuple avait en horreur ce sacrifice
annuel ; c’est pourquoi il l’abolit. Cet acte d’humanité lui valut les louanges d’un grand nombre d’historiens chinois.
Ces sacrifices humains, ou plutôt inhumains, avaient passé des Tartares aux Chinois. C’est un des exemples où l’on voit les vainqueurs adopter les usages des vaincus. À leur tour, plusieurs États
chinois ayant été dévastés, leurs habitants émigrèrent au Japon ; ils y introduisirent cette coutume de leur pays ; elle y persista jusqu’au septième siècle après Jésus-Christ. C’est l’empereur
japonais Hiao-té (645-654) qui la prohiba définitivement. (Florenz, Histoire du Japon au 7e siècle).
Che-hoang-ti poussait activement et en même temps deux grandes expéditions. Celle de l’extrême-sud était laborieuse, nous venons de le voir ; le généralissime y avait perdu la vie ; mais enfin,
au bout de trois ans, les pays convoités furent soumis, tant bien que mal. La campagne du nord était bien autrement difficile ; on s’attaquait à des gens plus redoutables ; de fait, on ne parvint
pas à les dompter ; nous verrons à la fin, qu’on fut réduit à les parquer hors de la frontière; et ce ne sera pas pour longtemps.
Dès le principe, le ministre Li-se avait combattu cette expédition :
« Les Huns, disait-il à l’empereur, n’ont ni villes ni dépôts de provisions ; ce sont des nomades qui errent de tous côtés ; ils sont difficiles à atteindre, difficiles à conserver sous
l’obéissance. Si vous envoyez des troupes légères, elles pénètreront facilement dans le pays ; mais là elles mourront de faim ; des troupes chargées de leurs provisions ne pourront jamais
avancer, ni poursuivre ces tribus dans leurs évolutions à travers le désert. Supposons que vous fassiez la conquête de ce pays, il ne vous servira de rien ; jamais vous ne forcerez ces peuplades
à rester dans des demeures fixes, à cultiver la terre. Donc, après les avoir vaincues, vous seriez obligé de les exterminer. Mais votre Majesté, en qualité de père et mère du peuple, ne peut
faire chose pareille! Vous allez harasser votre armée, à la grande joie de ces sauvages ; et pour une entreprise bien éphémère ! »
Che-hoang-ti n’écouta point ces bons conseils ; il n’était pas homme à reculer, même devant l’impossible ; il ordonna d’abord à son général Mong-tien de prendre toute la région située au sud du
fleuve Jaune, et dont l’étendue était de mille ly ; dans ce premier plan, le fleuve devait servir de frontière ; puis, voyant ce point déjà obtenu, il ordonna de nouveau à Mong-tien de passer le
fleuve, de s’emparer de la montagne Yng-chan, de s’avancer de plus en plus en lignes courbes vers le nord, et de rejeter les Huns le plus loin possible.
Che-hoang-ti fut obéi à souhait. Mong-tien persista plus de dix ans dans cette expédition ; il avait établi son quartier général dans la province de Chang-kiun, pour y recevoir plus facilement
les approvisionnements ; de là il organisait l’administration dans les régions qu’il conquérait ; de là il préparait ses marches, à la poursuite de l’ennemi. Les Huns se sentaient impuissants à
lutter contre un tel homme ; sa seule renommée aurait épouvanté des peuplades moins guerrières ; mais, malgré tous ses efforts, Mong-tien ne put jamais prendre pied au nord du fleuve ; à peine
était-il rentré dans son quartier général que les Huns étaient déjà revenus, sur les pas de ses soldats, dans leurs anciens campements. Sur l’ordre de Che-hoang-ti, il s’empara des montagnes et
défilés appelés Kao-kiué (deux pics qui ressemblaient aux deux montants d’une porte), Tao-chan et Pé-kia ; il y construisit de petits bastions pour tenir les Huns à distance, et protéger le pays
; enfin il bâtit une forteresse sur le bord du fleuve Jaune ; tout fut inutile ; rien n’arrêtait le retour opiniâtre de ces Tartares belliqueux.
C’est alors que Che-hoang-ti conçut le projet de leur opposer une muraille gigantesque par ses dimensions, sur une longueur de dix-mille ly (plus de quinze cents lieues !). En vérité, avoir conçu
et réalisé une telle idée, dans des conditions si défavorables, prouve une volonté indomptable, et une autorité à laquelle personne n’aurait osé résister. Après cela, les fantaisies les plus
extravagantes de cet empereur ne nous surprendront guère.
Che-hoang-ti employa d’abord à ce travail trois cent mille hommes de ses troupes ; c’était bien insuffisant ; il y envoya tous les condamnés, tous les mauvais employés de l’empire ; il y envoya
même une foule de lettrés auxquels il avait fait grâce de la vie, comme nous le dirons bientôt.
Mais comment ravitailler une telle multitude, sur le bord d’un désert, dans un pays où la terre est dure et improductive, l’eau saumâtre ? Che-hoang-ti mit toute la Chine en réquisition, à
commencer par le fertile pays de Lang-yé, sur le rivage de la mer, au Chan-tong. Le plus difficile n’était pas de trouver les approvisionnements ; c’était de les faire parvenir en quantité
suffisante à des distances pareilles ; quand on songe que sur cent-quatre-vingt-deux charges de grains confiées au point de départ, une seule arrivait à destination ; tout le reste était mangé ou
vendu le long du chemin ; c’est le témoignage des historiens. Qu’on juge maintenant des corvées et des exactions que le peuple eut à subir ! Nous voici bien loin de cette paix, de cette
prospérité chantée par les fameuses inscriptions ! Et pendant ce temps, dans la capitale, on bâtissait des palais innombrables !
Tous les hommes valides travaillant la terre avec ardeur ne suffisaient pas à produire le grain le plus nécessaire ; les femmes ne suffisaient pas à produire la toile exigée pour les camps ; les
orphelins, les veuves, les vieillards n’avaient pas de quoi vivre ; sur les routes ou ne voyait que cadavres. C’est alors que commença l’aversion universelle contre la dynastie Ts'in ; ses
jours étaient comptés ! Le peuple composa des complaintes, pour exprimer sa misère : "Vous avez engendré un fils, débarrassez-vous-en ! Vous avez engendré une fille, choyez-la ! Ne voyez-vous
pas, au pied de la Grande muraille les monceaux de cadavres qui la soutiennent ? etc., etc."
Une légende populaire a conservé le souvenir d’un fait singulier : la muraille bâtie sur les fondrières de Ou-tcheou était presque finie, quand elle s’écroula plusieurs fois ; on ne savait que
faire ; tout à coup, un cheval paraît, s’élance dans une certaine direction, puis revient bientôt sur ses pas ; tout le monde considéra ce fait comme un présage de bon augure ; on rebâtit la
muraille à l’endroit tracé par le cheval ; cette fois, elle ne s’écroula plus. De là viendrait le nom donné à une ville qui plus tard y fut établie ; elle s’appelle encore Ma-i-hien, (la ville du
cheval), dans la préfecture de Cho-p’ing-fou.
À cette époque, à l’ouest de la Chine, parut une comète très brillante ; les lettrés y ont vu naturellement un présage de grandes calamités ; il est vrai que trois ans plus tard Che-hoang-ti
mourait, et que la Chine fut la proie des révolutions ; mais nos philosophes ont oublié que des comètes avaient aussi apparu quand cette dynastie commençait son ère de grandeur et de prospérité.
Mais laissons nos lettrés philosopher, et revenons à notre muraille de dix-mille ly.
Voici ce qu’en dit Hoai-nan-tse : d’une manière générale, à l’ouest elle va jusqu’à Lieou-cha, c’est-à-dire le désert de Gobi ; au nord, jusqu’au fleuve Leao ; à l’est, jusqu’à la frontière de
Tchao-sien, c’est-à-dire la Corée.
Notre auteur dit presque la même chose : la Grande muraille commence, à l’ouest, dans la province de Long-si (le Kan-sou actuel) à Lin-t’ao voisine du désert de Lieou-cha ; elle se croise ensuite
avec la rivière T’ao qui vient du nord ; puis elle suit le fleuve Jaune vers l’est, jusqu’à la montagne de Yng-chan ; de là elle s’en va jusqu’au Leao-tong. Pour la construire, on choisissait des
endroits déjà fortifiés par la nature, telles que des gorges de montagnes, des vallées profondes, etc.
Si Che-hoang-ti s’était contenté d’accabler le menu peuple pour la construction de la Grande muraille, de ses grandes routes, tout cela lui aurait été pardonné depuis longtemps sans doute ;
l’histoire ne parlerait de lui que pour célébrer sa gloire, sa puissance ; à peine y lirait-on quelque blâme timide. Mais il mit la main sur les livres et sur les lettrés ; il brûla une masse de
livres classiques ; il fit enterrer vivants quantité de lettrés, en envoya un plus grand nombre aux travaux forcés. Voilà ce qui a fait de lui l’exécration des siècles. Parlons donc du premier de
ces crimes ; nous examinerons l’autre un peu plus loin.
Données historiques. Che-hoang-ti avait fait préparer un festin très solennel, en l’année 213, dans son palais nommé par excellence le palais de la capitale (Hien-yang-kong). Tcheou-Tsing-tchen,
président du tir à l’arc, un des plus grands dignitaires, s’avança devant l’empereur et célébra sa gloire :
« Autrefois, dit-il, les domaines de Ts'in n’avaient qu’une étendue de mille ly ; grâce à l’intelligence, à l’énergie, à la sainteté de votre Majesté, tous les pays à l’intérieur des quatre
mers sont maintenant pacifiés et réunis sous un seul sceptre ; les barbares du midi sont chassés ; toutes les terres que le soleil et le lune éclairent de leur lumière sont réduites à
l’obéissance ; les anciennes principautés, les anciens royaumes, ne forment plus que des sous-préfectures, des provinces ; le dernier de vos sujets vit dans la plus grande consolation ; car
désormais il n’y a plus de guerres possibles. Ainsi en sera-t-il pendant dix mille générations. Depuis le commencement des siècles, il n’y a pas eu d’empereur à égaler votre Majesté en puissance
et en vertu ! »
Che-hoang-ti fut ravi de ce compliment, qui répondait si bien à l’idée qu’il avait de lui-même. Tchoen-yu-yué, lettré au vaste savoir (pouo-che), natif de l’ancien royaume de T’si, eut la
malencontreuse pensée de contredire cet éloge, et d’offrir à l’empereur des remontrances intempestives ; il s’avança donc à son tour, et dit :
« L’histoire nous enseigne que les empereurs des dynasties Yng et Tcheou ont régné plus de mille ans ; ils établissaient comme gouverneurs de provinces leurs fils, leurs frères, et les officiers
qui avaient bien mérité de leur pays ; ces membres de la famille régnante, et ces fidèles gouverneurs, étaient comme autant de rameaux protégeant le tronc principal, c’est-à-dire l’empereur.
Maintenant, votre Majesté est maîtresse de toute la Chine ; vos fils et vos frères vivent confondus parmi le vulgaire ; s’il surgissait un parricide, comme Tien-heng qui tua son prince, ou si
l’on voyait un jour des ministres trahir leur prince, comme ceux qui se partagèrent le royaume de Tsin, votre Majesté serait sans aucun appui ; comment échapper alors au péril ? Ne pas imiter les
anciens, et croire que la chose publique sera stable, voilà qui est inouï dans l’histoire. Tout à l’heure, Tcheou-tsing-tchen vous a flatté en face ; c’est vous provoquer à tomber dans des
erreurs plus grandes ; comment serait-il un dignitaire loyal et dévoué ? »
Che-hoang-ti fut peu satisfait de cette harangue : toutefois il sut dissimuler son ressentiment ; il fit proposer la question à son conseil d’État. Le Premier ministre Li-se prit la parole et dit
:
« Les cinq empereurs (si renommés dans l’antiquité) ne se copiaient pas servilement dans leur administration ; les trois grandes dynasties ne s’imitaient pas en tout ; chacun avait sa manière de
gouverner : ce n’était pas prendre le contre-pied l’un de l’autre ; mais s’adapter au temps présent. Maintenant, votre Majesté a fondé une nouvelle dynastie impériale, posé la base d’un
gouvernement qui doit durer dix mille générations ; ce n’est pas un stupide lettré qui sera capable d’y comprendre quelque chose ! De plus, Tchoen-yu-yué n’a parlé que des trois dynasties ;
comment les imiter ? Dans ce temps-là, l’empereur avait établi diverses principautés indépendantes ; ce furent des guerres continuelles ; ces princes se croyaient devenus grands, quand, à force
de présents, ils avaient attiré des sophistes ambulants, pour radoter sur l’agriculture ou sur l’industrie ; les lettrés étudient les lois et le code pénal. Mais la fine fleur des gradués
déraisonne ; oublieux du temps présent, ils ne s’occupent que du passé, comme si le présent ne méritait pas considération ; ils ne font que troubler le peuple. Dussé-je être puni de mort, je
soutiens qu’autrefois la Chine était toujours bouleversée ; jamais il n’y eut d’empereur effectif ; voilà pourquoi les diverses principautés sont parvenues à l’autonomie. Tous ces commérages sur
les anciens temps sont nuisibles ; ce sont des sophismes pour mettre le trouble dans le pays ; ces gens-là ne font que célébrer leurs propres conceptions, pour miner et ruiner ce que l’empereur a
établi. Votre Majesté a unifié toute la Chine ; elle sait distinguer le bon du mauvais ; elle a tout soumis à son autorité. Ces lettrés casaniers ergotent contre les lois établies, et tournent la
tête du peuple. Dès qu’arrive un rescrit impérial, chacun d’eux se met à le discuter ; à la cour, ils n’osent rien dire ; mais dans leur cœur ils le réprouvent ; une fois dehors, ils le dénigrent
devant les autres ; louer l’empereur, c’est, selon eux, une vaine ostentation ; dire des choses saugrenues, c’est pour eux de la supériorité ; ainsi ils provoquent les inférieurs à critiquer
l’empereur. Si l’on ne met fin à cet état de choses l’autorité sera bientôt détruite ; et les inférieurs se réuniront en bandes révolutionnaires ; il faut absolument empêcher ces menées ; c’est
le seul remède ! Voici donc ce que je propose : il faut ordonner aux Che-koan (bibliothécaires) de brûler tous les livres, excepté les livres historiques du royaume de Ts'in ; seuls les
pouo-che (lettrés au vaste savoir) pourront avoir et garder des livres ; toute autre personne qui a des livres de vers (che), des livres d’histoire ancienne (chou) ou encore des livres de divers
auteurs (pé-kia-yu) devra les porter aux officiers publics pour être brûlés. Quiconque, dans des réunions, dissertera sur les matières contenues dans ces livres, sera publiquement mis à mort ;
quiconque célèbrera l’antiquité, pour déprécier le présent sera exterminé avec toute sa race ; les mandarins qui connaîtront ces intrigues, sans les dénoncer, seront coupables du même crime. Si
trente jours après la publication de l’édit, les livres ne sont pas brûlés, les coupables seront marqués au visage et envoyés construire la Grande muraille pendant quatre ans. Les livres qu’on
n’est pas obligé de livrer sont ceux qui traitent de médecine, de divination, d’agriculture ou d’horticulture. Si quelqu’un veut apprendre le droit, il s’adressera au mandarin local, qui le lui
enseignera. »
Che-hoang-ti approuva tout ce qui était ainsi proposé, et le fit exécuter. Quel coup de foudre pour ces malheureux lettrés dans tout l’empire ! Imagine-t-on leur désarroi, leur terreur !
Comme preuve que ce décret ne resta pas lettre morte, le Chen-si t’ong-tche, vol. 73, p. 46, rapporte qu’à cinq ly sud-ouest de Wei-nan-hien, préfecture de Si-ngan-fou, on peut voir encore
maintenant un immense tas de cendres (hoei-t’oei) : il est haut de trente pieds et a cent pas de circonférence ; la tradition affirme qu’il provient de cet incendie des livres. Il dut y en avoir
d’autres semblables ailleurs.
Jusqu’à quel point l’empereur fut-il obéi ? Il y a des auteurs qui prétendent que même l’écriture et la simple étude des caractères chinois furent prohibées. Le Je-tche-lou, vol. 149, p.
10, ne craint pas de dire qu’on voulait abrutir le peuple, afin qu’on ne pût célébrer l’antiquité aux dépens du présent ; les lois, les diverses dispositions du code, tout devait dater du règne
actuel. Le Kai-yu tsong-k’ao, vol. 41, p. 1, dit que Li-se fit brûler les livres pour se sauver "la face" ; n’ayant plus les anciens classiques, il n’y aurait plus de règle pour
discerner le bien d’avec le mal ; ainsi personne n’aurait le moyen de condamner ses lois tyranniques, son mauvais gouvernement. Ce recueil est ordinairement mieux inspiré dans sa critique ; ici
le vieux lettré laisse échapper sa bile ; il oublie que la raison, la conscience de l’homme, n’est pas confinée dans quelques vieux bouquins ; cela revient à dire que si l’on avait aussi proscrit
les recettes culinaires des anciens, aujourd’hui nous mangerions comme les bêtes !
Nous voici arrivés au point capital de ce règne, le massacre des lettrés; c’est surtout cela qui en a fait l’objet d’une horreur éternelle ! Tout le reste, même l’incendie des livres, aurait
trouvé grâce dans l’histoire ; mais avoir porté la main sur les lettrés ! cela ne se pardonne pas. Avoir écrasé son peuple par des exactions, des corvées insupportables, ce n’est rien ; cela
n’empêcherait pas Che-hoang-ti d’être un des plus grands empereurs de la Chine, s’il avait eu le bon esprit de favoriser les littérateurs.
Données historiques : Heou-cheng, de l’ancien royaume de Han, et son ami Lou-cheng, de l’ancien royaume de T’si, s’entretenaient ensemble, sur un avis à prendre :
« L’empereur, disaient-ils, est un homme dur, méchant, égoïste ; il a anéanti tous les princes, et réuni dans ses seules mains le gouvernement de toute la Chine ; toutes ses volontés doivent être
exécutées ; il croit que depuis les temps les plus reculés jamais personne ne l’a égalé ; il ne se fie qu’aux seuls juges criminels ; ceux-là seuls sont en faveur à la cour ; il y a soixante-dix
lettrés éminents (pouo-che) ; mais il sont officiers de nom, sans fonctions ; le Premier ministre et tous les dignitaires n’ont aucune initiative ; ils reçoivent les affaires toutes décidées ;
ils ne servent qu’à communiquer les ordres de l’empereur, et lui ne se plaît qu’à punir et à mettre à mort, pour se faire craindre de tout le monde. Aussi, parmi tous ses officiers, il n’en est
pas un qui ose se montrer fidèle serviteur, l’avertir de ses fautes ; n’étant jamais repris, il devient de jour en jour plus orgueilleux ; les inférieurs timides et serviles lui cachent les
affaires, le trompent, abondent toujours dans son sens pour gagner ses bonnes grâces. D’après la loi, un homme ne peut exercer qu’un seul métier ; s’il ne s’y montre pas habile, on le condamne à
mort ; il y a bien trois cents savants qui observent les astres et l’atmosphère, tous bons serviteurs ; eux aussi n’osent le contredire ; ils le flattent, lui dissimulent la vérité, ne
l’avertissent pas de ses erreurs ; toute affaire, grande ou petite est réglée par l’empereur seul. Il en est venu à faire peser sur la balance le poids des rapports et autres pièces officielles ;
nuit et jour il faut travailler ; si l’on n’a pas expédié le poids voulu de ces documents, il est défendu de cesser ; il est jaloux de son autorité et de son initiative personnelle à un point
incroyable ! Tous serions bien sots de nous donner tant de peine pour lui procurer la médecine enchantée, et le rendre immortel ! »
Ayant ainsi parlé, nos deux hommes prirent la fuite. À cette nouvelle, Che-hoang-ti entra dans une grande fureur.
« J’ai reçu, dit-il, tous les livres de l’empire ; les inutiles ont été brûlés; j’ai appelé à ma cour les lettrés et les sorciers les plus savants; je comptais sur eux pour assurer la paix
dans toute la Chine; les sorciers devaient me procurer l’élixir de l’immortalité. Maintenant, j’apprends que Han-tchong est parti sans demander congé ; le nommé Siu et ses compagnons m’ont causé
plus de vingt mille pièces d’argent de dépenses, et n’ont point rapporté la médecine enchantée ; ces gens-là ne pensent qu’à leur avantage ; ils ne viennent m’entretenir chaque jour que de leurs
profits. Quant à Lou-cheng et ses collègues, je les ai élevés à de hautes dignités ; je les ai largement récompensés ; malgré cela, ils ne font que me dénigrer, et me charger de méfaits. Je vais
donc expédier des censeurs pour examiner tous les lettrés qui sont à la capitale, et savoir quels sont ceux qui sèment de faux bruits pour exciter le peuple à la révolte. »
Les censeurs furent dépêchés : les lettrés se compromirent, et s’entre-accusèrent les uns les autres. Che-hoang-ti fit saisir les moins coupables, et les envoya construire la Grande muraille,
soit à Pé-ho, soit à Yu-tchong, soit à Nai-si, dans la Mongolie ; les plus coupables, au nombre de quatre-cent-soixante, furent enterrés vivants.
Voici ce que les auteurs racontent sur le lieu et la manière de cette exécution : Après l’incendie des livres, l’empereur se rendit bien compte du mécontentement général ; dès lors il résolut de
frapper encore un grand coup ; mais il eut recours à la ruse ; au dehors, il se montrait aimable envers les lettrés ; il en fit venir sept cents à la cour; il leur distribua des dignités, des
emplois ; personne ne se doutait de rien. Puis, un beau jour, il fit planter en secret des concombres sur les bords d’une source d’eau chaude, en un lieu nommé Wen-t’ang ; tout à côté, il fit
creuser de grandes fosses recouvertes de trappes bien dissimulées. On était à la saison froide ; malgré cela les concombres avaient produit leurs fleurs et leurs fruits. Che-hoang-ti voulait
cacher son vrai motif en déshonorant ses victimes ; il fit venir tous les lettrés qu’il voulait mettre à mort. Arrivés devant lui, il leur ordonna d’expliquer comment les concombres avaient pu
pousser à une telle époque. Les malheureux savants se troublèrent ; chacun avait son opinion sur ce fait merveilleux ; chacun attaquait les raisons des autres ; c’était une incroyable confusion ;
ils furent envoyés sur place pour examiner de plus près ; les trappes s’ouvrirent, et les lettrés disparurent pour toujours. On fit publier ce châtiment par toute la Chine, afin d’effrayer ceux
des provinces et les empêcher de déblatérer contre l’empereur.
L’auteur continue ainsi : Il se trouva pourtant un homme qui osa élever la voix contre cet acte de barbarie ; ce fut le prince héritier lui-même, nommé Fou-sou ; s’adressant à son père, il lui
fit présenter une humble remontrance :
« La Chine est à peine unifiée, disait-il, les populations situées hors des frontières ne sont point encore assimilées au reste du pays ; tous les lettrés ne cessent de prêcher et d’exalter
Confucius ; votre Majesté resserre de jour en jour une législation déjà si sévère ; moi, votre humble sujet, je crains pour la paix de l’empire ; daigne Votre Majesté examiner ma respectueuse
représentation. »
Che-hoang-ti entra en fureur. Pour réponse il ordonna au prince héritier de se rendre aux pays du nord, pour y surveiller les opérations et les travaux du général Mong-tien, toujours occupé à
réprimer les Tartares, et à construire la Grande muraille. Pour le prince héritier, c’était la dégradation et l’exil. Les lettrés le comblent de louanges pour avoir exposé sa vie pour leur cause.
Selon eux, la déchéance de ce bon prince fut la première punition du ciel infligée à cette dynastie; avec son remplaçant elle était condamné à la ruine.
Il semble impossible de mettre en doute la réalité de cette barbare exécution. Se-ma-t’sien est un historien sérieux ; il vivait dans le pays, et peu après l’événement ; depuis des générations,
sa famille avait un des emplois les plus importants, la présidence des armements ; il avait donc intérêt à disculper l’empereur ; s’il le charge d’une telle accusation, c’est qu’il n’y avait
aucun moyen de nier ou d’atténuer le fait.
Tous les autres historiens relatent ce même acte de cruauté. Je sais que des écrivains, en Europe, ont soulevé des difficultés contre les récits chinois ; ils les taxent d’exagération,
d’imagination orientale, etc. ; on a nié que le caractère K’eng employé par tous les auteurs, pour exprimer ce genre de supplice, ait le sens d’enterrer vivant ; mais d’abord le dictionnaire de
K’ang-hi, qui fait autorité, lui donne cette signification, et il apporte des textes en preuve ; de plus, les auteurs du Chen-si t’ong-tche narrent le fait comme je l’ai raconté, emploient ce
caractère dans ce sens, et en appellent à la tradition locale ; même dans nos pays, le sentiment des lettrés est unanime ; j’ai pu m’en convaincre en interrogeant moi-même, et en faisant
interroger ; c’est l’explication commune.
Quant aux trappes et aux ressorts secrets, le premier historien n’en parle pas ; cela semble une invention des auteurs postérieurs, pour rendre la chose plus dramatique ; et la séance devant
l’empereur, pour expliquer la production des courges semble une fable faite pour exciter la commisération envers les victimes. En réalité le corps des lettrés comptait beaucoup d’adversaires du
nouveau régime ; c’était le seul parti resté debout devant le conquérant ; or Che-hoang-ti avait coutume d’abattre ses ennemis, sans se gêner pour le choix des moyens ; dans cette corporation de
savants il remarqua une race de conspirateurs et de traîtres, tels que Tchang-i, Sou-t’sin, Chang-yang, Fan-tsiu, et autres que nous avons vus à l’œuvre dans cette histoire. Comme le ministre
Wei-jan (270), il les jugeait une mauvaise engeance de radoteurs, uniquement bonne à faire des révolutions ; c’est par leur moyen qu’on distribuait les pots-de-vin, qu’on corrompait les officiers
des cours étrangères, qu’on achetait les traîtres. Les lecteurs de Mong-tse savent quel était le genre de vie de ces parasites dans leurs "tournées scientifiques". Ils se rendaient d’une cour à
l’autre, d’un ministre ou grand seigneur à l’autre, vendant au plus offrant la "sagesse des anciens". Après Mong-tse, ce fut une inondation de ces sophistes ; car le commerce était lucratif, la
table bien garnie ; et par-dessus le marché l’on gagnait de la renommée. De même que les chevaliers finirent par dégénérer, et produisirent la race grotesque des "chevaliers errants" ; ainsi,
depuis le quatrième siècle avant Jésus-Christ, l’on vit en Chine "les sophistes errants". Leur nom était "Yeou-chouo-tche-che", c’est-à-dire : lettrés qui voyagent pour converser avec les princes
et les grands, afin de leur communiquer leur haute sagesse. On les appelait encore "tché-che", c’est-à-dire lettrés à ruses, à stratagèmes, à expédients. Leurs intarissables discours sur la
sagesse, la vertu, la sainteté des anciens, nous ont été conservés, dans l’ouvrage bien connu, intitulé "tchan-kouo-tché". Ils valent bien les dissertations onctueuses de nos humanitaires du
siècle dernier, qui croyaient aussi sauver le monde par leurs phrases creuses. Connue chez leurs congénères d’Europe, c’est une phraséologie toujours très soignée ; mais c’est un océan de
puérilités déclamatoires, où l’on ne trouve ni esprit ni pensée ; leur conception est dans un vague complet ; leur sagesse se perd dans la contemplation d’elle-même ; ils ne font que ressasser
les mêmes banalités dans le même style. Il s’en trouve plusieurs échantillons chez le père Zottoli, volume 4e. Ces gens-là se croyaient le rouage le plus nécessaire dans le gouvernement des
États. Voyageant partout, ils avaient partout des amis sur lesquels ils pouvaient compter ; ils étaient au courant des entreprises dans les cours ; ils connaissaient ceux qui étaient achetables à
prix d’or, les favoris des princes qui par leurs influence gouvernaient le pays ; ceux qui pouvaient le plus nuire ou profiter à tel ou tel royaume, dans une guerre, une ambassade, un mariage à
combiner. Ils étaient les colporteurs des nouvelles et des cancans ; comme le sont, dans nos États modernes, les mauvais journaux, traîtres vendus au plus offrant.
Les rois de Ts'in, et Che-hoang-ti plus que les autres, s’étaient servis de ces vilains instruments ; mais, la victoire une fois remportée, on cherchait le moyen de se défaire de ces auxiliaires
dangereux ; ce fut la tactique de tous les temps. Est-ce que nos gouvernements modernes ne désireraient pas se délivrer de ces mauvais journalistes, fomenteurs de révolutions ? Et pourtant l’on
prône la liberté de la presse comme l’un des plus grands bienfaits de nos jours ! Che-hoang-ti était un barbare, un sauvage ; la vie de centaines d’hommes n’était absolument rien à ses yeux : il
fit donc tuer bon nombre de ces lettrés ; sans doute les plus dangereux, les plus détestés par lui. Le caractère K’eng employé par les historiens signifierait très bien : jeter dans une carrière
et y enterrer un homme ; c’est probablement ce que l’on fit. Se-ma-t’sien donne le chiffre de 460 ; c’est déjà considérable ; est-ce exact ? On n’a pas de documents pour le contrôler. Les auteurs
postérieurs donnent des chiffres encore plus forts ; les modernes disent simplement que Che-hoang-ti fit enterrer vivants "les lettrés" ; comme s’il les avait fait tuer tous : mais ce sens serait
absurde : il est nié, de fait, par le récit de Se-ma-t’sien ; il répugne à la nature des choses ; quand même Che-hoang-ti aurait voulu se défaire de tous les lettrés, il ne l’aurait pas pu ; et
ce n’était nullement nécessaire. Che-hoang-ti voulait faire un exemple, imposer silence à ces aboyeurs impudents ; il n’avait pas besoin de s’attaquer à tous ; car ces héros du pinceau ne sont
pas ordinairement la bravoure personnifiée ; ils ne sont guère de la race de martyrs. Même chez les Romains, les républicains à vertu austère et antique étaient bien vite écartés, ou convertis
par un emploi lucratif : tout comme de nos jours, par une décoration, une préfecture. Avec quel enthousiasme Horace ne chante-t-il pas le libérateur du peuple, après avoir pris les armes contre
lui ! Donc, Che-hoang-ti tua les uns, effraya les autres, et gagna le reste par des faveurs. L’empire une fois unifié, il n’avait pas de quoi occuper ces "lettrés errants" ; il voulut en finir
avec eux. Tibère, Domitien, et même Vespasien, chassèrent de Rome les philosophes de ce temps-là, parce que leur doctrine, ennemie de l’autorité, était fatale à l’ordre public ; c’était un
perpétuel élément de troubles et de révoltes. Tacite dit que leur philosophie ne faisait que des ambitieux et des mécontents ; engeance qu’aucun politique ne peut aimer. (Boissier, La
religion romaine, vol. 2, p. 94, et passim) Che-hoang-ti avait le même motif que ces empereurs romains; ceux-ci avaient mis des formes plus modérées dans leur procédé ; lui employa un moyen
brutal et violent, comme il convenait à un barbare.
Ainsi, nous admettons le fait de cette cruauté ; seulement nous le réduisons à des proportions plus vraisemblables ; nous l’expliquons, sans le justifier ni l’excuser ; ce serait tenter
l’impossible !