Marquis de Tressan
LA PEINTURE CHINOISE
L'Art et les artistes,
Revue d'art ancien et moderne, Paris, n° 103, octobre 1913, pages 1-18 de 72.
- "L'étude d'un art aussi éloigné de nos conceptions habituelles que l'est celui d'Extrême-Orient comporte une initiation préalable. Cette dernière repose essentiellement sur la connaissance tout au moins sommaire des systèmes philosophiques et religieux de cet autre pôle de la civilisation.
- Les deux grands sujets que le peintre peut se proposer de traiter sont la représentation de l'homme et celle du monde extérieur. L'importance relative donnée à chacun de ceux-ci dépend essentiellement de la situation réciproque qu'ils occupent dans la cosmogonie adoptée. Or, la doctrine de Lao-Tseu, après avoir mis en lumière l'impuissance de l'humanité vis-à-vis des grandes forces naturelles, ne crut pouvoir réserver à celle-ci qu'une faible place dans l'immensité de l'univers : au lieu de voir dans l'homme l'être pour qui tout avait été initialement créé, elle le rabaissa au rang de faible partie du système, soumis comme tous les autres à la loi suprême symbolisée par le Tao, la « Voie » nécessaire et éternelle.
- Le confucianisme insista sur cette conception que la fin dernière des êtres de la nature n'est pas la satisfaction des caprices de l'homme, mais que chacun d'entre eux porte en lui-même sa destinée propre. Ces tendances de la pensée chinoise devaient naturellement se retrouver dans les conceptions de l'artiste. Le philosophe n'avait-il pas dit : « Chaque chose possède sa beauté intérieure, mais le vulgaire ne sait pas la découvrir » ?"
*
L'esprit du peintre se trouve comme « baigné » dans la nature. Dans son œuvre, l'homme n'apparaît pas forcément comme le but essentiel, le sujet
principal auquel il s'agirait seulement de fournir un cadre. D'autre part, comme l'a si bien fait voir M. Petrucci, les interprétations du paysage ont souvent montré les choses de la nature « non
point comme des objets concrets pareils à ceux que nos premiers peintres ont essayé de saisir dans leur idéalité extérieure, mais comme des symboles flottants derrière lesquels s'évoquait cette
immensité insaisissable et subtile dans la contemplation de laquelle s'épuisa la pensée des sages. » (La philosophie de la nature dans l'art d'Extrême-Orient.)
L'artiste s'attacha fréquemment à conserver une imprécision de rêve dans ses conceptions. Aux plus belles époques de la peinture chinoise, il aima surtout les grandes scènes paysagistes se
déroulant soit dans le sens de la hauteur, soit plus souvent dans celui de la largeur, où l'homme devient une sorte de pygmée. Pour rendre la fluidité de l'impalpable et universelle substance, il
ne négligea aucun moyen pratique, recourant aux nuances légères, à la fine trame de la soie, à l'usage de la subtile couleur noire. Jamais la peinture à l'huile n'aurait été capable d'exprimer de
telles idées.
A ces doctrines tout intellectuelles, le bouddhisme vint ajouter une sentimentalité de forme très spéciale. On pourrait, au premier abord, s'étonner de trouver la charité dans le système qui
recherchait le salut dans la suppression de tout désir. (La souffrance existe — elle est causée par le désir — il faut donc supprimer le désir pour éliminer la souffrance, tel était le puissant
syllogisme de la philosophie bouddhique.) Dans la doctrine du Petit Véhicule (Hinayana), cette charité ne consistait encore qu'en une pitié très lointaine d'ouraniens pour des misérables mortels.
Mais par la suite, de plus profondes réflexions d'ordre psychologique montrèrent qu'une des meilleures façons de détruire le mobile principal de tous les désirs — c'est-à-dire l'égoïsme — n'était
autre que la pratique de l'amour d'autrui. Le Mahayana (Grand Véhicule) prêcha vraiment la charité en vue d'obtenir le rang de Bouddha par l'altruisme absolu en donnant, au besoin, « sa chair et
la moelle de ses os ». Et tout cela se retrouve encore dans l'œuvre du peintre profondément empreinte d'amour de la nature et attachant une attention émue aux plus infimes des êtres comme aux
plus importants : la doctrine de la métempsycose n'enseignait-elle pas, en effet, l'incarnation possible des âmes dans les formes inférieures ?
Cet amour de la nature s'était sans doute initialement exprimé dans la poésie, exclamation de l'homme devant la beauté, première étape vers l'expression plastique complète.
« En Chine comme au Japon, c'était une expression proverbiale de définir la peinture comme une poésie sans paroles, la poésie comme une peinture sans formes. » (Petrucci, loc. cit.)
Nous sommes donc en présence d'une œuvre artistique due tout à la fois à des philosophes et à des lettrés.
La profondeur de ces conceptions se retrouve d'ailleurs dans les règles de la peinture codifiées par Sie-ho (fin du Ve siècle de notre ère), qui
sont les suivantes :
1° La peinture doit être « l'écho de l'esprit » et exprimer le « mouvement de la vie ». Les critiques chinois des époques postérieures ont souvent insisté sur ce principe capital et l'ont
amplement commenté. L'un d'eux, à l'époque des Tang, disait à ce sujet : « Les anciennes peintures s'attachaient à l'esprit plutôt qu'à la forme et recherchaient la beauté au-delà et au-dessus
des qualités extérieures. »
2° Il faut veiller au rendu du dessin anatomique par les traits du pinceau.
3° Observer les relations qui doivent exister entre la forme et l'objet à représenter. Cette loi n'est autre que celle nommée Keisho en japonais. Elle détermine non seulement l'extérieur correct
à donner aux choses, mais encore leur aspect approprié suivant les circonstances de lieu et de temps.
4° Choisir soigneusement les couleurs appropriées au sujet et atteindre ainsi l'harmonie.
5° Attacher l'importance voulue à la composition et au groupement (autrement dit, disposer les choses correctement dans l'espace).
6° Copier les modèles anciens (ou suivant M. Petrucci : propager les formes en les faisant passer dans le dessin).
Il convient enfin de formuler une dernière remarque d'énorme importance : En Chine, l'écriture et la peinture ont la même origine. Les caractères idéographiques voulurent primitivement — 27
siècles avant notre ère, d'après la tradition de l'Empire du Milieu — rendre les choses avec le plus d'exactitude possible, tout au moins dans leurs lignes principales, en recourant à la
synthèse. Mais, peu à peu, leur forme primitive s'altéra et se stylisa. D'autre part, l'élément phonétique finit par intervenir et, dès lors, ce fut le divorce de l'écriture et de la peinture. Ce
fait capital se serait définitivement produit durant l'intervalle 249 avant J.-C. à 221 de notre ère (Époques Ts'in et Han). Mais tout en suivant ses nouvelles destinées, la peinture se souvint
toujours de ses origines. De là le caractère parfois presque calligraphique du dessin — bien qu'on ne doive pas exagérer cette remarque —, l'importance donnée à la beauté intrinsèque du trait
indépendamment du plus ou moins d'exactitude dans le rendu de la forme. De là aussi la tendance à la synthèse et parfois une certaine stylisation amenée par l'emploi des mêmes traits jugés nobles
ou puissamment expressifs. Cette stylisation apparaît nettement, par exemple, dans l'exécution des visages féminins, tous se rapportant plus ou moins à un type de beauté idéale, et cela dans les
œuvres japonaises comme dans les chinoises.
L'emploi de la couleur est lui-même parfois arbitraire — ou plutôt semble tel. L'artiste recherche avant tout l'harmonie de l'ensemble et l'effet
décoratif. Il ne tient pas compte des ombres portées. Le clair-obscur — quand il existe — n'est figuré que par des ombres assez arbitraires ayant pour but de faire ressortir certaines parties en
leur donnant quelque relief. On doit signaler à ce propos la très curieuse technique d'origine chinoise Tang (appelée en japonais Mosenhô, ou règle de l'exécution des contours) consistant dans le
renforcement, par une large bande ombrée verte ou bleue, des contours des montagnes (Senzui Byôbû, ou « paravents à paysages » du XIIe siècle japonais). Ce procédé est évidemment artificiel, mais
il produit un effet décoratif très particulier.
On a longtemps proclamé le manque de perspective des œuvres chinoises. C'est tout juste si le Dr Anderson avait cru pouvoir en observer une fort rudimentaire : la convergence de lignes parallèles
dans la nature vers un point de fuite assez défectueusement placé. Cette opinion catégorique provient certainement de généralisations hâtives. Il y a lieu de distinguer entre les différentes
époques de l'art paysagiste chinois. D'après ce que l'on sait de la peinture Tang (618-907), il est probable que la perspective y était encore assez rudimentaire. Par contre, les belles œuvres
Song (960-1127) montrent dans cet ordre d'idées un immense progrès ; certaines atteignent même à une perfection qui ne fut plus jamais dépassée et même rarement réalisée par la suite. Aux belles
époques du paysage en Extrême-Orient (Xe-XIIIe siècles chinois ; XVe-XVIe japonais), l'étude des milieux atmosphériques et du jeu de la lumière est parfois poussée très loin. La délicatesse de la
soie, la légèreté des couleurs employées permettent au peintre d'étendre sur la campagne le voile d'un impondérable brouillard, parfois traversé par les rayons du soleil figurés à l'aide d'un fin
poudré d'or.
Les anciens ouvrages chinois parlent de la vogue dont jouissaient les peintures murales dès le XIIe siècle avant notre ère et nous citent des noms de peintres postérieurs. Mais fresques et
peintures ont disparu dans les grandes catastrophes si fréquemment subies par l'Empire du Milieu — si toutefois la grande admiration chinoise pour les choses du passé n'a pas conduit les
historiens à quelque exagération.
Il faut, en réalité, arriver à l'époque des Han (206 avant J.-C. à 265 de notre ère), pour trouver quelques documents permettant de se faire une idée exacte des arts plastiques à ces lointaines
époques. Et encore ces documents consistent-ils presque uniquement en bas-reliefs sur pierre qui ont été savamment étudiés par M. E. Chavannes, puis par M. Tei-Sekino au Shantung. Les plus
anciens sont sans doute du Ier siècle de notre ère. Ils sont décorés de figures incisées : cortèges de cavaliers et de chars, animaux fabuleux, représentation des astres, ne manquent pas d'une
certaine liberté d'allure et d'une véritable noblesse de lignes. Les plus récents (IIe siècle après J.-C.) existant dans l'ancien cimetière de la famille Wou rendent de grandes scènes légendaires
à nombreux personnages peut-être plus conventionnelles. Il faut probablement voir dans ces bas-reliefs des imitations à but funéraire d'œuvres plus importantes et plus savantes.
... Dès l'époque des Six Dynasties la peinture de portrait (ch'uan shên) avait déjà atteint un notable degré de perfection. On ne saurait
affirmer trop catégoriquement qu'il reste de nos jours des œuvres de ces lointaines époques. L'authenticité du très beau rouleau de peinture de L'Avertissement aux Dames du Palais possédé par le
British Museum, comme aussi celle de l'illustration du poème de Lo-Shen, la Naïade des Rives du Lo (affluent du Hoang-Ho) de la collection de M. Touan Fang, de Pékin, tous deux attribués à
l'illustre Koukaiçhih (2e moitié du IVe siècle), est aujourd'hui très discutée. D'après certains détails d'exécution trop perfectionnée et la nature de la soie employée, on n'aurait là que des
copies notablement postérieures. Mais l'archaïsme de la composition, la façon de traiter les monstres du rouleau de Lo Shen, le caractère de certaines figures de celui de l'Avertissement,
présentant des liens de parenté avec les bas-reliefs Han les plus récents (IIe siècle après J.-C.) et aussi de notables analogies avec les éléments du décor d'une cave de Lung-Men, prouvent du
moins l'ancienneté des prototypes. Ce sont donc de très importants chefs-d'œuvre dans l'histoire de la peinture chinoise. Les figures féminines y sont délicieuses avec leurs attitudes pleines de
grâce et de distinction, leurs gestes sobres et harmonieux, leurs très hautes chevelures noires à deux coques et leurs robes parfaitement drapées.
Le temps n'était d'ailleurs pas éloigné où Sie ho put codifier ces règles de la peinture que nous avons précédemment analysées (fin du Ve siècle). A partir du VIe siècle, le nombre des peintres
de talent s'accroît sans cesse. Des artistes venus de l'Inde comme Kaifoto, ou du Khotan comme Wei Tch'e Po-tche-na (vers 590), perfectionnent l'art religieux en lui apportant probablement de
nouveaux éléments occidentaux : c'est le temps de la grande piété bouddhique des pèlerins importateurs de livres et d'images sacrés.
Pendant près de deux siècles, la Chine s'était trouvée partagée en deux empires : celui du sud ou Nan-tch'ao, gouverné par trois dynasties différentes et celui du nord ou Pe-tch'ao, dominé par
trois familles (Wei, Tcheou, Ts'i) qui se disputaient le pouvoir. L'unité fut reconstituée par les Soei (581-618 après J.-C.) qui transportèrent leur capitale dans l'actuel Sin'gan fou.
Les Tang leur succédèrent (618-907) et, dès la première moitié du VIIe siècle, étendirent leur puissance sur les marches du nord et de l'ouest. Les hordes Toukiou durent faire leur soumission,
huit royaumes payèrent tribut et reconnurent la suzeraineté de la cour. Alors commencèrent pour le Céleste Empire les siècles les plus glorieux qu'il ait connus. L'empereur Taitsung (627-649) est
considéré comme le plus grand souverain qui ait gouverné la Chine. Il réorganisa toute l'administration, agrandit les universités où 8.000 élèves vinrent étudier, renforça l'armée, reçut les
envoyés de toutes les parties du monde (en 643, ambassade venue de Byzance). Un grand faste régna désormais à la cour. On comprend facilement que toute cette gloire ait exercé une influence
profonde sur le développement de la littérature et de l'art.
Les influences du nord et du sud, celles de l'ouest et de l'est se pénétrèrent intimement et leur fusion produisit une haute culture et une magnifique floraison artistique. La peinture comme la
sculpture se trouva profondément marquée de la grandeur Tang. Ce fut tout à la fois une époque de décoration de fresques religieuses et de peinture de portraits et de sujets historiques.
Il est essentiel de remarquer que seule la première de ces deux catégories d'œuvres d'art est demeurée suffisamment représentée de nos jours. Comme nous l'avons déjà marqué, les grottes de
Touen-Houang (VIIIe-IXe siècles), montrent la prédominance de l'influence chinoise. La décoration est magnifique mais parfois bien compliquée. Divinités aux longues écharpes flottantes, animaux
fabuleux et naturels, personnages parfois très réalistes s'entremêlent de singulière façon sur un fond parsemé de taches floconneuses figurant des nuages ou des contours montagneux. Une des
fresques (an 700 environ) est décorée de petits temples très simples rappelant ceux de l'époque Han, de scènes légendaires et d'un groupe de cavaliers portant de grandes bannières rendu
d'étonnante façon. L'art Tang excelle d'ailleurs dans la représentation des chevaux (bas-reliefs de la sépulture de l'empereur Tai-tsung, statuettes funéraires) où il fait œuvre vraiment réaliste
contrastant avec la stylisation de certaines œuvres purement religieuses.
De la seconde catégorie de peintures à laquelle nous faisions allusion, il ne nous reste malheureusement plus guère que des œuvres de deuxième ou
de troisième main. Les guerres civiles ont tout anéanti. Ceci explique ce fait très particulier que c'est au Japon qu'on trouve actuellement encore quelques peintures des hautes époques.
Néanmoins, il convient d'observer que la plupart des peintures soi-disant Tang conservées dans les temples japonais ne sont que des copies postérieures. Dans cette pauvreté de documents, que
reste-t-il pour baser nos jugements ? Par bonheur, les Chinois ont souvent gravé sur pierre des décalques des œuvres considérées comme les plus géniales. De nombreux ouvrages imprimés ont en
outre reproduit celles-ci à différentes époques d'une façon qui paraît assez fidèle.
Quatre grands noms dominent l'époque des Tang. Ce sont ceux de Yen-li-pen (vers 658-670), de Wou Tao-tzu (vers 713-755), de Li-Se-Sün (651-716) et de Wang-Wei (699-759).
Le premier a peint des Dames du Palais jouant aux Échecs citées par M. Pelliot. Wou Tao-tzu était le nom littéraire de Wou-Tao-hsüan né à Loyang dans le Honan. Il remplit des fonctions
honorifiques à la cour et on lui attribue la création du style classique et aussi du paysage qui était resté jusque là fort en retard sur les autres genres. Une question d'une importance capitale
se pose à ce propos. Quelle est l'origine de la peinture paysagiste chinoise ? Celle-ci est peut-être d'ordre topographique. On a fait remarquer à plusieurs reprises que le même signe t'u
représente à la fois une carte et un dessin géographique. Les deux modes de figuration du terrain ont donc peut être une origine commune. On sait d'autre part que beaucoup de paysages chinois
sont traités dans le sens de la largeur et couvrent de très longs rouleaux. Certains auteurs, et en particulier M. Binyon, ont cru voir là l'influence d'anciennes frises monumentales.
Quoiqu'il en soit, on cite de Wou Tao-tzu une très célèbre vue de la rivière Kialing. Deux paysages du Daitokuji de Kyôto lui sont attribués, mais ainsi que beaucoup d'autres œuvres, ce ne sont
vraisemblablement que des copies. Les meilleures paraissent être un Nehanzô (entrée au Nirvana du Bouddha) du Nanzenji de Kyôto et une peinture représentant Çakya Mouni, Manjusri et
Samantabadhra, actuellement au Tofokuji.
Un des faits primordiaux de l'époque Tang est la création des deux écoles de peinture du Nord et du Sud. Quelle est au juste la valeur de ces expressions si souvent répétées ? Les Chinois
n'entendaient très probablement pas effectuer une répartition géographique qui n'avait pas de raison d'être — tout au moins à l'époque où nous sommes parvenus. — Ce seul fait le montrera
clairement que Wang Wei, le créateur de l'école du Sud, était originaire du Shansi et passa sa vie dans le Shensi qui étaient deux provinces du Nord. Il est plus juste de croire que depuis
longtemps il y avait une manière de penser et de sentir, une « attitude » intellectuelle septentrionale et une autre méridionale et que la grande différence qui les séparait était surtout d'ordre
philosophique. Cette dernière vint par la suite à s'exprimer esthétiquement et les deux écoles se trouvèrent créées.
Le chapitre X du Tchoung Young (2e livre classique de Confucius) contient à ce sujet un passage caractéristique :
« Tsen-lou interrogea son maître sur la force de l'homme.
— Est-ce sur la force virile des contrées méridionales, ou sur celle des contrées septentrionales ?, répondit le philosophe... Avoir des manières bienveillantes et douces pour instruire les
hommes, de la compassion pour les insensés qui se révoltent contre la raison : voilà la force virile propre aux contrées du sud... Faire sa couche de lames de fer et de casaques de peaux de bêtes
sauvages ; contempler sans frémir les approches de la mort : voilà la force virile propre aux contrées du nord... »
Il semble que l'École du Nord dont fit partie Li Se-Sün (651-716) ait surtout visé au sublime par la hauteur de la conception et la vigueur de l'exécution et qu'au contraire l'École du Sud avec
son fondateur Wang-Wei (699-759) rechercha principalement la grâce et l'harmonie. Il exista en Chine des manières classiques — devenues par la suite quelque peu conventionnelles — de figurer les
montagnes et les arbres qui sont les deux éléments essentiels d'un paysage d'Extrême-Orient. Parmi ces modes de représentation, les uns, à l'aide de traits arrondis, voulaient surtout rendre le
côté plaisant, aimable de la nature et donner une grande impression de calme. D'autres, au contraire, par des traits anguleux et en zig-zag favorisaient la prédominance de la vigueur d'exécution
et étaient appelés à montrer les forces de la nature endormies mais prêtes à l'effort, ou encore agissantes. Si l'École du Sud affectionna le premier genre, celle du Nord lui préféra forcément le
second.
Poète et philosophe, Wang Wei (ou Wang Mo-K'i) prétendit faire rendre à la nature plus qu'elle n'était capable de donner et dut souvent expliquer par des vers le sens de ses compositions. On lui
attribue l'invention de la peinture monochrome. Un de ses paysages les plus connus est celui de Wang Ch'uan dans la préfecture de Sin'gan (Shensi) qui a été plusieurs fois reproduit, et sur
pierre et dans des ouvrages consacrés à la peinture. Un certain livre publié en 1679 par Li Li-weng donne en outre d'intéressants exemples de son style de montagnes et d'arbres comparé à celui de
Li Se-Sün. M. B. Laufer a pu observer que les artistes Tang ont fait œuvre « symphonique » dans le mode d'un Beethoven, tandis que les Song introduisirent dans leurs peintures un caractère
quelque peu romantique analogue à celui des morceaux de Schumann ou de Grieg...
Avec les Song (960 à 1278), les tendances du Nord prédominèrent officiellement. Elles furent encouragées par les empereurs et en particulier par Hui tsung qui gouverna de 1101 à 1125 et dont deux
peintures sont encore conservées actuellement au Konchiin de Kyôto. L'époque Song est un aboutissement philosophique et artistique tout à la fois. Les maîtres paysagistes s'efforcèrent de
démontrer la logique et l'harmonie de la nature en les exprimant à l'aide de leur pinceau. Les critiques de l'époque des premiers Song s'efforcèrent donc de démontrer les mérites du paysage. L'un
d'eux, Kuo-hsi, auteur des Nobles aspects des forêts et des cours d'eau recommande au peintre d'avoir un esprit large et libéral, d'observer avec attention mais sans s'arrêter aux détails, de
fortifier sans cesse son expérience et de ne retenir que l'essentiel du sujet à traiter, sans s'abaisser jamais à la vulgarité.
Durant la grande période Song, les sujets choisis sont, en effet, généralement simples et traités largement. Le peintre procède par juxtaposition de masses en accordant une grande attention aux
valeurs relatives provenant de la différence de plan ou d'éclairement. Son œuvre est profondément métaphysique et souvent symbolique. C'est ainsi qu'il cherche à opposer les quelques détails du
premier plan avec de fort petits personnages aux lointains sans bornes où la pensée peut errer à l'infini. Il aime les couleurs claires et leur préfère même parfois la monochromie du noir.
Un des plus grands noms de la première moitié de l'époque Song est celui de Li Kon-lin (ou Lung-mien Chüh-Shih, vers 1070-1106) qui, tout en
demeurant traditionaliste sut faire œuvre originale. On lui doit des figures bouddhiques, des paysages en couleurs et en noir, des chevaux... Ses peintures se distinguent par la grandeur de la
conception servie par une technique impeccable, une extrême
habileté à rendre l'anatomie de ses personnages et les draperies qui les habillent, autant qu'on peut en juger par reproductions des livres chinois et quelques œuvres présentant des garanties
d'authenticité telles que le portrait de Merofu Kwannon de la collection du marquis Kaoru Inoüe de Tokyô. Le Musée Guimet possède une copie de sa légende de Koei tsen-mon-chen composée en 1081.
C'est seulement à partir de 1098, époque de sa retraite sur le mont Long-Mien (ou du dragon dormant) où il s'adonna à l'étude du taoïsme qu'il signa Li Long-mien.
Parmi les autres noms célèbres de la période Song du Nord (960-1127), il convient de citer ceux de Chao Ch'ang, spécialiste de fleurs et d'insectes traités en couleur (branche de jasmin de la
collection Akaboshi, de Tokyô) ; de Hsü Si, originaire du Kiangsu, qui peignit de façon heureuse des oiseaux, des poissons, des fruits ; de Su Kuo (1072-1123), qui se spécialisa dans les paysages
et les bambous. Les honneurs de l'Académie étaient alors principalement réservés aux représentants du traditionalisme ; les peintres à tendances méridionales étaient, au contraire, plus ou moins
considérés comme des révolutionnaires.
Durant la période des Song Méridionaux (1127-1278), les plus grands talents furent ceux de Hsia Kuei (hérons de la Collection du comte Kuroda, provenant de la Collection des Ashikaga); de Liang
Kai (Collections des comtes Matsudaira et Sakai), tous deux prestigieux paysagistes, qui vécurent vers 1195-1224 ; de Mu h'si (Mokkei en japonais), élève de Wu-Chung Ho-Shang, dont l'œuvre est
très bien représentée au Japon où elle a toujours été plus goûtée — et à juste titre — qu'en Chine. Ses animaux mi-fabuleux mi-réels sont demeurés célèbres. Un tigre splendide du Daito-kuji,
puissamment arcbouté sur ses pattes pour résister à la tempête, porte avec sa signature la date 1269. On cite encore un triptyque du même temple (Kwannon, un singe, une grue) et des paysages un
peu moins célèbres.
Il convient enfin de réserver une place spéciale aux maîtres de la famille Ma (Ba en japonais), dont plusieurs furent reçus à l'Académie et reçurent la ceinture d'or.
L'époque des Yüan (1260-1368) continue et développe les principes élégants et littéraires des Song du Sud. On y relève encore de grands noms
comme ceux d'Indra, prêtre d'origine indienne du Tenjikuji (fin du XIIIe, commencement du XIVe siècle), très spirituel dans ses peintures légendaires humoristiques en noir (Han shan et Shih tê de
la Collection Masuda de Tokyô) ; de Yen hui (Ganki en japonais, commencement du XIVe siècle), artiste au talent très varié mais surtout renommé pour ses portraits d'ermites et de saints et de
Tchao Meng-fou (1254-1322). Ce dernier remplit des fonctions honorifiques auprès de cinq empereurs différents et l'estime en laquelle il a toujours été tenu en Chine explique le grand nombre de
ses contrefacteurs (voir la notice du docteur O. Kummel dans le gros ouvrage de Thieme en cours de publication : Allgemeinen Lexikon der bildenden Künstler...). Néanmoins et malgré certaines
réserves qui ont été faites, nous estimons jusqu'à preuve du contraire que le beau rouleau de paysages donné à M. Guimet par la défunte impératrice Tseu-hi est bien dû à son pinceau. Une
inscription en vers accompagnant celui-ci déclare que « la caractéristique de cette peinture est son style archaïque semblable à celui de Wang-Wei et aussi son élégance qui rappelle Mi Nan-Kong.
»
L'époque Ming (1368-1644) fait songer quelque peu à notre XVIIIe siècle par sa recherche de l'élégance. Si, dans le genre paysagiste, la décadence se manifeste par suite de la copie trop
fréquente des anciens maîtres, il n'en est pas de même de la peinture de genre. Alors que durant la période Song, l'homme ne jouait souvent qu'un rôle épisodique dans les immenses spectacles de
la nature, l'artiste lui accorde désormais la première place. Cette tendance s'était déjà annoncée sous les Yüan : par l'intermédiaire des arhâts et des petits dieux on touchait presque à
l'humanité. Le dernier pas fut franchi avec les peintres Ming. De là de charmantes scènes d'intérieur ou de la vie des champs. Les divinités elles-mêmes se sont complètement humanisées. Enfin,
les peintures d'oiseaux ont gardé une vigueur souvent absente ailleurs. Mais bientôt, sous une incroyable fécondité de production, se laisse entrevoir une lente mais inévitable décadence qui ne
fera que s'accentuer avec la période Ta Ts'ing (du XVIIe siècle à nos jours). Les chefs-d'œuvre, bien rares, sont dès lors dûs à des isolés et on est charmé de rencontrer parfois des peintures
aussi agréables que le portrait de la petite courtisane Ma Cheou tch'eng par elle-même. — Le caractère particulier de ce dernier permet néanmoins de constater combien on se trouve loin des œuvres
Tang si majestueuses et des conceptions puissantes des Song.