Tchang Yi-tchou et Joseph Hackin (1886-1941)
LA PEINTURE CHINOISE AU MUSÉE GUIMET
Annales du musée Guimet. Bibliothèque d'art, tome IV. Librairie Paul Geuthner, Paris, 1910, VIII+98 pages, +24 reproductions.
- Préface d'É. Guimet : "Les grandes compositions des belles époques de l'art ont décoré des temples, des palais et à mesure que l'histoire de la Chine suivait le cours des âges, les guerres, les révolutions, les émeutes, les invasions ont amené la destruction des plus beaux spécimens de l'art. Même les collections particulières des empereurs et des artistes ont été le plus souvent brûlées, perdues, détruites. Il est pour ainsi dire impossible de trouver des morceaux antérieurs au Xe siècle.
- Une autre difficulté se présente : c'est que les peintres ont fait des répliques de leurs compositions, leurs élèves en ont fait des copies et même ceux qui sont venus beaucoup après ont montré qu'ils avaient une terrible facilité d'imitation. Aussi les experts chinois sont souvent indécis et à plus forte raison les collectionneurs de l'Europe doivent être timides et perplexes.
- Il est donc assez audacieux de ma part de présenter une exposition d'œuvres chinoises et je n'en aurais pas eu l'idée si je n'avais reçu de S. M. l'impératrice Tseu-Hi quatre peintures remarquables et même célèbres. J'ai considéré comme un devoir de les montrer en les entourant d'autres œuvres qui puissent donner un ensemble chronologique.
-
En Chine, la peinture est une fonction de la poésie. Ce sont les lettrés qui deviennent peintres et tous les peintres sont lettrés. Les rares artistes qui
n'étaient pas littérateurs ont été considérés comme des intrus. Les poètes décrivent, cherchent à rendre la beauté d'une femme, la splendeur d'un paysage ; quand la phrase est p.VI
impuissante, le dessin intervient, ce qui est d'autant plus facile que le même outil trempé d'encre peut écrire ou peindre. La main agile de l'écrivain fait danser sur le papier la pointe
noire et flexible ; le caractère surgit avec sa physionomie, son attitude, son mouvement, sa vie ; il a une âme. Le monosyllabe compliqué, élégant, à la fois phonétique et idéographique
représente une pensée ; il est aussi une image. De la lettre au croquis il n'y a qu'un geste, et le croquis fixé sur la soie ou le papier devient un tableau avec son ordonnance, sa
composition, son sentiment.
Ainsi comprise la peinture est le fruit d'une inspiration réelle ; l'émotion éprouvée par l'artiste est, même après des siècles, forcément ressentie par le spectateur ; j'allais dire : le lecteur."
Extraits : Caractères généraux de la peinture chinoise - Trois chef-d'œuvre
Houei tsong. L'empereur Ming-houang instruisant son fils - Les envoyés des peuples tributaires
Feuilleter
Télécharger
L'écriture et la peinture ont en Chine des origines communes. Les caractères primitifs tendaient à la figuration aussi exacte que possible des
choses ; cette représentation désignée sous le nom technique de « wen », ou portrait de l'objet, n'exigeait à vrai dire qu'un effort purement graphique. L'utilitarisme du but proposé excluait
toute tentative d'interprétation personnelle, ce but fut atteint par une simplification progressive des caractères, par une codification unitaire qui en assura la compréhension. L'élément
phonétique n'intervint que beaucoup plus tard ; ce nouveau système devait détacher la peinture de la langue écrite et la rendre à son rôle primitif, en lui assurant cependant une plus large
indépendance, en la dégageant progressivement des conventions hiératiques. C'est à compter de cette époque c'est-à-dire vers les Ts'in et les Han que la peinture peut être considérée comme un art
; son caractère traditionnel, résultat d'une longue élaboration, est toujours apparent.
Il nous suffira de signaler les particularités techniques qui sont la conséquence naturelle de ces antécédents historiques. Le Dr Anderson les a très heureusement résumées dans son catalogue des
peintures chinoises et japonaises du British museum (p. 491) nous nous contenterons donc de reproduire ce passage.
1. — Le dessin est calligraphique. La beauté du contour et la fermeté de la touche ont plus d'importance que l'observation scientifique de la forme. Ce dernier élément fait plus souvent défaut
dans les œuvres de la période intermédiaire que dans les peintures primitives ; l'agrément du trait et l'exactitude de la forme sont également absents des œuvres d'aujourd'hui. Les fautes de
dessin sont, en général, surtout visibles dans l'exécution des visages féminins, des profils en particuliers ; elles apparaissent moins chez les oiseaux et autres animaux dont les formes
anatomiques sont plus simples. D'ordinaire, les proportions du corps humain comme celles des animaux sont exactes et indiquent les mouvements avec vigueur et vérité. Un art d'un réalisme
exceptionnel se fait même quelquefois sentir dans les portraits, et l'on peut citer plusieurs œuvres comme exemples d'une grande vérité académique et d'une grande puissance.
2. — La perspective est isométrique. Quelques œuvres de l'école proprement chinoise et quelques tableaux bouddhistes permettent de constater une perspective rudimentaire : certaines lignes
parallèles dans la nature convergent vers un point de fuite ; mais le point est mal placé, et à d'autres égards le rendu de la distance prouve un manque d'observation intelligente.
3. — Le clair-obscur est tantôt absent, tantôt indiqué par des ombres d'un caractère spécial, qui servent à faire ressortir les parties voisines, mais ne démontrent aucune observation de la
réalité. Les ombres projetées sont toujours omises. On néglige toujours également les images reflétées, qu'il s'agisse de formes ou de couleurs, à moins que la répétition de l'image sur la
surface d'un miroir ou d'un lac ne soit imposée par la légende qu'illustre l'artiste.
4. — La couleur est le plus souvent harmonieuse, mais parfois arbitraire. L'artiste use tantôt de teintes plates, tantôt de délicates gradations qui compensent jusqu'à un certain point l'absence
de clair-obscur.
5. — La composition est heureuse. Le sentiment du pittoresque se manifeste de façon remarquable dans le paysage.
6. — Le sens de l'humour est moins accusé que dans les tableaux japonais, mais les autres qualités d'esprit de l'artiste y sont nettement marquées. La faculté d'imagination des artistes
populaires japonais des siècles derniers paraît plus grande que celles de leurs frères chinois, en particulier dans les applications de la peinture à la gravure sur bois, à la décoration de la
faïence et de la laque, de la broderie, etc.
Mais les Japonais reconnaissent la dette qu'ils ont contractée envers la Chine. « Notre peinture, dit un écrivain du XVIIIe siècle, est la fleur, celle des Chinois, le fruit en sa maturité ».
Pourtant, les Européens qui comparent les œuvres des écoles naturalistes et populaires du Japon à l'art contemporain de l'empire du Milieu peuvent ne pas être portés à partager cette opinion
d'une trop grande modestie ; c'est que la peinture chinoise se laissait aller à dégénérer, au moment où les Japonais se créaient une personnalité qui a complètement modifié la position relative
des deux nations.
Les artistes chinois représentent assez fréquemment les phases successives d'une même action sur une seule toile, c'est un procédé commun à tous les primitifs, que ce soient les peintres du moyen
âge ou les illustrateurs indiens des monuments bouddhiques.
Le coloris est extrêmement sombre, il est composé de deux teintes uniformes : bleue et verte, séparées par des filigranes dorés ou des traits
noirs, les couleurs sont superposées comme des stratifications. Les matières employées semblent être des pierres précieuses : lapis-lazuli, malachite; çà et là on remarque des touches de
vermillon et des filigranes d'or.
Traduction de la notice :
Jadis, sous le règne de l'empereur Yao qui avait pour ministre Chouen, l'atmosphère était humide, les maladies très fréquentes. Un fonctionnaire
nommé Yu, qui fut plus tard successeur de Chouen au trône impérial, fit aplanir des monceaux de terre, des mamelons le long des rivières, les montagnes de Long-men et d'ailleurs ; afin de
canaliser les eaux qui eurent désormais un cours régulier... d'où la mer qui les reçoit. La mer est immense, elle est tantôt très agitée, tantôt très calme ; elle a parfois 10.000 li, elle sépare
les Chinois des Barbares. Sur la mer on navigue grâce au vent et aux voiles ; on va très vite. Ceux qui ont violé leurs serments y rencontrent le malheur. Des matelots et des pêcheurs passent
leur vie sur la mer, les uns périssent noyés et leurs cadavres sont plongés dans le repaire des grosses tortues et des grands poissons. Les autres prennent au contraire les animaux de la mer et
vont, soit dans le pays des hommes nus, soit dans celui des hommes aux dents noires. Il en est qui rentrent volontiers en Chine, d'autres ne sont rapatriés que par le vent. Ils sont attirés par
les hommes ou les choses qu'ils n'ont jamais vus, et ne se doutent pas de la longueur de la route de retour. On est allé au sud jusqu'à Tchou-yai et au nord jusqu'à T'ien hiu ; on atteignit à
l'est Si mou et à l'ouest Ts'ing-siu. La route est longue de plus de 10.000 li. On respirait la vapeur d'eau, on mangeait des poissons et on vivait au milieu des animaux aquatiques et des
brouillards. On peut trouver dans la mer des objets précieux et inconnus et dont la valeur dépasse celle des perles brillantes.
Pour ce qui est des objets inconnus, on spécifie leur forme et leur couleur. Dans la mer il y a de grandes îles, des maisons de démons maritimes, des hommes crocodiles, des perles et des poissons
de toute sorte. Ces îles sont d'un niveau assez élevé et se dressent au milieu des vagues. On y voit émerger des rochers où habitent des esprits et où perchent les oiseaux qui y couvent leurs
œufs et y élèvent leurs petits et s'envolent entre le ciel et l'eau.
Quand les trois lumières [soleil, lune, étoiles] sortent du chaos, le ciel est clair, la lune salubre. Les esprits errent et mènent une existence pure.
Dans ce monde, il y a tant de choses curieuses et extraordinaires.
Vers composés par Yeou Mou-houa. Écrits par Li K'an Tchong-pin de Ki-K'ieou (près de Chouen-t'ien fou prov. de Tche-li).
Notice faite par Wang Si dans le cabinet de Wou yue-sseu : la peinture de Tchao Po-kiu, les vers de Yeou Mou-houa et l'écriture de Li K'an sont
trois chef-d'œuvre.
1. Yen Li-pen [Dynastie des T'ang]
Une des œuvres de Yen Li-pen [Dynastie des T'ang] ayant pour sujet un « empereur
instruisant ses enfants » présente un intérêt tout particulier. Elle est d'ailleurs très soigneusement décrite par un amateur anonyme qui avait possédé cette peinture. L'empereur est assis, les
bras sur une table, sa divine contenance pleine de dignité et ses yeux d'un éclat pénétrant communiquent une apparence de vie au portrait. Les enfants ont un aspect charmant ; les yeux sont fixés
sur leurs livres. Un général se tient tout près dans une attitude respectueuse, comme s'il n'eût pas osé bouger ; son air martial se manifeste cependant en dépit du masque imposé par le décorum.
Un serviteur et deux soldats, chacun dans une attitude appropriée à son caractère, complètent la peinture, qui porte en outre le sceau de la galerie de Siuan ho. Ces derniers mots impliquent la
reconnaissance de l'authenticité de l'œuvre jusqu'au XIIe siècle.
Le critique ajoute cependant que cette œuvre n'est pas mentionnée dans le Siuan ho houa p'ou qui donne les titres des quarante-deux peintures de Yen Li-pen et que par conséquent l'authenticité en
a été discutée, mais il remarque que lorsqu'elle vint en sa possession « et qu'il l'eût nettoyée proprement et enlevé une sorte de pellicule qui la recouvrait les couleurs apparurent si
brillantes sur la soie éclatante qu'elle lui sembla se placer bien au delà des limites de l'habileté d'un contrefacteur. »
Rapprochons de cette notice de l'amateur anonyme, celle qui figure en regard d'une peinture de la collection de M. Guimet, donnée à M. Guimet par S. M. l'impératrice Tseu Hi. [voir ci-dessous la
troisième notice] : cette notice est à peu de chose près la copie de l'appréciation de l'amateur anonyme. Nous nous trouvons donc en présence d'une peinture inspirée de l'original attribué à Yen
Li-pen ; ce n'est à vrai dire qu'une copie de copie car l'empereur représenté par Yen Li-pen ne saurait être Ming-houang mentionné dans notre notice qui, né en 685, monta sur le trône en 712 ;
alors que Yen Li-pen avait été nommé baron de l'empire en 658 et ministre de cabinet en 670, soit 42 ans avant l'avènement de Ming-houang.
La simple comparaison de ces dates écarte toute hypothèse de ce genre. Nous nous bornerons donc à constater dans notre peinture une substitution de noms. Yen Li-pen reproduisit les traits d'un
ascendant de Ming-houang : une copie de cette peinture fut exécutée ultérieurement ; l'auteur de la notice remplaça le nom du souverain représenté par Yen Li-pen par celui de Ming-houang, ce qui
nous permet de supposer que la copie fut exécutée du vivant de cet empereur, et ce nom fut désormais acquis ; notre notice le répète, tout en rappelant trait pour trait la description du premier
tableau de Yen Li-pen.
Il serait en tous les cas impossible d'attribuer au simple hasard l'identité presque absolue des deux notices. Nous n'avons il est vrai dans notre peinture qu'un seul enfant ; la notice citée par
M. Giles en mentionne plusieurs, mais sans en préciser le nombre, et on serait en droit de se demander si l'on ne doit pas attribuer à l'auteur de la notice une confusion ou un équivoque qui n'a
pu être dissipé en raison de la disparition de la peinture.
2. Houei Tsong [Dynastie des Song]
L'empereur Houei tsong (en japonais Kisô Kôtei) (1082-1135) monta sur le trône en 1100 ; c'était un amateur éclairé d'objets
d'art et un peintre remarquable. « Il se signala dès la première année de son règne par la fondation d'une académie de calligraphie et de peinture, dont les membres se recrutaient par concours. »
Nous trouvons dans l'une des notices de la peinture de Houei tsong possédée par M. Guimet les titres de deux de ses tableaux « Le rapide d'un fleuve à Hong k'iao » et « Trois chevaux ». Le
signataire de cette notice, un certain Yu Tsi (1272-1348) « admire le génie et le talent du souverain », et il n'hésite pas à dire que « si les peintres Wou et Li avaient été contemporains de
Siuan ho, ils auraient été très étonnés de trouver dans la personne de l'empereur un artiste d'une telle habileté. »
La peinture de M. Guimet représente l'empereur Ming-houang (685-762) instruisant son fils, nous avons déjà eu l'occasion d'en parler [voir 1. Yen Li-pen].
Les collections du palais furent dispersées par les Tartares qui saccagèrent K'ai-fong fou en 1125 ; l'empereur fut emmené prisonnier et mourut en captivité en 1135.
Les notices qui accompagnent cette peinture en donnent une description très exacte, tout commentaire serait superflu.
- Première notice. — À la dynastie des T'ang, on a fait une peinture représentant l'empereur Ming-houang instruisant son fils. J'aime cette peinture parce qu'elle est exécutée d'une façon très expressive. Wan Hiong traversant la cour est également très bien représenté. Après avoir traité les affaires de l'État, aux heures de loisir, je fais une copie de cette peinture. Est-elle bien faite ? Libre aux gens de la critiquer s'ils jugent bon de le faire.
-
Deuxième notice. — Peu d'empereurs connaissaient autrefois la peinture. L'empereur
Siuan ho était extrêmement intelligent ; après avoir traité les affaires de l'État, il dessinait avec art, des fleurs, des montagnes, des cours d'eau. La moitié de ses œuvres était conservée
dans le palais impérial et l'autre moitié se trouvait entre les mains de ses sujets.
Cette copie est l'une de ses œuvres, le sujet étant : L'empereur Ming-houang instruisant son fils. Cela veut dire qu'un souverain qui instruit le prince héritier, son fils, fortifie l'empire. Le lecteur appréciera cette noble pensée.
Signé : Li Tong-yang de Tch'ang-cha.
-
Troisième notice. — L'empereur Siuan ho a copié la peinture représentant l'empereur
Ming-houang de la dynastie des T'ang instruisant son fils. Quoique les couleurs ne soient pas très bien réparties, la scène est représentée avec art et les personnages ont bien l'aspect des
gens de cette époque. La physionomie de l'empereur Ming, assis sur un lit de repos, est grave ; son regard pénétrant et expressif. L'enfant est beau et sérieux, il a l'air respectueux. Un
officier se tient debout et son attitude fait comprendre le respect dû à l'empereur et au prince héritier. La partie inférieure de son visage est grasse ; ses traits dénotent la bravoure. Un
serviteur et deux hommes d'armes sont également bien représentés.
Cette copie est très expressive, elle a peut être autant de valeur que les œuvres de Kou et de Lou.
-
Quatrième notice. — Les peintures de l'empereur Siuan ho deviennent très rares ;
autrefois j'ai vu le tableau qui a pour sujet : Le rapide d'un fleuve à Hong k'iao et celui qui représente « trois chevaux », deux œuvres de ce souverain. J'ai beaucoup admiré son talent
extraordinaire. Cette peinture est encore mieux que les précédentes. Le coup de pinceau de Siuan ho a beaucoup de caractère. La physionomie des personnages qui figurent dans ce tableau est
grave, leur attitude bien composée. Si les peintres Wou et Li avait été contemporains de Siuan ho, ils auraient été très étonnés de trouver dans l'empereur un artiste aussi habile. Signé : Yu
Tsi.
Les dix peintures dues au pinceau de Li Long-mien (1078) donnent de précieuses indications sur les costumes et les produits des pays avec
lesquels l'empire chinois, gouverné par la dynastie des Song (960-1260) contemporaine des premiers Capétiens, se trouvait en relations de voisinage et de suzeraineté dans la seconde moitié du XIe
siècle ; de là l'intérêt qu'offre l'identification des « envoyés des peuples tributaires » peints sur ces petits tableaux :
1° Les Jouchen représentés ici appartiennent à la grande famille tatare-mandchoue et déjà, entre 700 et 900 après J.-C., leur branche
méridionale avait fondé un important État-tampon entre la Corée et la Mandchourie ; au commencement du XIIe siècle, peu après la date du tableau, une autre de leurs tribus devait mettre fin à la
dynastie des Song et fonder celle des Kin ou de « la Horde d'Or », qui régna plus d'un siècle sur la Chine (1115-1232) : il est particulièrement curieux de voir figurer ici parmi les tributaires
les futurs maîtres de l'empire.
2° Les Hiong-nou ne sont autres que les Huns, et nous avons là une représentation authentique de la race des cavaliers qui, cinq siècles
auparavant, avaient avec Attila inondé l'Europe, après avoir fourni plusieurs dynasties royales à la Chine au IVe et au Ve siècles ; ceux qui étaient restés au sud de la Sibérie et en Mongolie
avaient été depuis lors soumis par les Jouchen.
3° Le royaume de Tou-fan désigne le Tibet ; c'est la transcription chinoise du nom de l'empire qui fut fondé vers le milieu du VIIe siècle de
notre ère par le prince Srong-tsan Gampo et qui conclut avec la Chine plusieurs traités de paix et d'amitié durant la dynastie des T'ang (618-907). Le premier caractère Tou représente un mot
tibétain qui signifie « élevé » et se retrouve dans le nom actuel du Tibet (dérivé de Tou-bod) ; le second, Fan, est employé par les Chinois pour désigner les indigènes non civilisés et plus
spécialement ceux du Tibet oriental qu'ils nomment ordinairement Si-Fan, c'est-à-dire Fan de l'ouest (par rapport à la Chine). — Sur les rapports de la Chine et du Tibet on peut consulter le
travail que je viens de faire paraître dans la Revue de Paris du 1er avril 1910.
4° Le royaume de Samarkand a été annexé par le conquérant chinois Li Shi-min dont l'empire s'étendait de la Corée à la Perse (Parker, China,
p. 30) ; il avait renversé les dynasties turkes et tongouses de l'Asie centrale, et j'ai retrouvé et signalé les restes des fortifications élevées par ses successeurs pour garder la route qui
menait de Chine au Turkestan (La Géographie, février-mars 1901).
5° Le royaume de Perse avait été, sinon annexé, du moins atteint sur ses frontières par les armées de Li Shi-min, auprès de qui son souverain
s'était réfugié en demandant protection contre les musulmans ; la Chine se considérait donc depuis ce temps comme protectrice de la Perse.
6° Le royaume des Femmes d'après une tradition courante dans les livres chinois se trouvait dans la partie du Tibet oriental où il existe
effectivement encore aujourd'hui des principautés gouvernées par des Tou-seu (chefs) féminins ; la place importante que tient la femme dans la société tibétaine a d'ailleurs vivement frappé les
Chinois, si opposés à lui laisser ce rôle, et donné naissance à ces légendes sur « le pays où les femmes gouvernent ». Les mêmes placent dans cette région « le pays des licornes » et l'on
remarque en effet sur le tableau de Li Long-mien un animal à corne unique au milieu des « envoyées du royaume des Femmes ».
7° Les Barbares rouges seraient difficiles à identifier en raison du vague de cette
dénomination si leur type et leur costume ne révélaient immédiatement qu'il s'agit des Lolos ; le grand manteau en forme de cloche et surtout la corne faite de cheveux enroulés avec un turban sur
le sommet de la tête sont caractéristiques de cette race, qui formait au sud-ouest de la Chine une principauté dont la capitale se trouvait près de l'actuel Yunnan-sen avant la conquête mongole ;
on a ainsi la preuve que leur costume n'a pas varié depuis mille ans au moins.
8° San-fotsi est l'ancien nom chinois de Palembang, le grand port de Sumatra, en malais Sembodja, qui est aussi le nom d'une plante, la
Plumeuria acutifolia ; c'est seulement sous les Ming (1368-1643) que le tribut fut régulièrement payé par la Malaisie à l'empire chinois.
9° Le royaume de Pin-tong-long représente le pays de Padarang (d'autres disent Phan-rang), en chinois Pin-to-lo ou Pin-tun-lung, du sanscrit
Panduranga, situé au sud de l'Annam actuel ; c'était une partie de l'ancien Champa que les Chinois ont connu sous le nom de Fou-nan.
10° Les Hiao-ji sont les Annamites, Giao-chi dans leur langue, ce qui signifierait, dit-on, « les orteils écartés » ; l'Annam paya tribut à
la Chine depuis la dynastie des Sui (581-618) jusqu'à la période d'anarchie qui précéda l'avènement des Song.
En résumé, les peintures de Li Long-mien représentent les types des principales nations avec lesquelles les Chinois se trouvaient en contact il y a dix siècles et qui occupaient les territoires
connus aujourd'hui sous le nom de Mandchourie (Jouchen), Mongolie (Hiong-nou), Perse, Turkestan (Samarkand), Tibet (Tou-fan et royaume des Femmes), Yunnan (Barbares rouges), Malaisie (San-fo-tsi)
et Indo-Chine (Pin-tong-long et Hiao-ji) : le tout forme un album ethnographique de haute valeur par sa date et sa précision.