Léopold de Saussure (1866-1925)
L'INVENTION DE LA BOUSSOLE
Archives des sciences physiques et naturelles, Genève.
1923, mai-juin pp. 149-181 ; juillet-août, pp. 259-273.
La division chinoise de l'univers — La division cosmologique de l'horizon — La rose azimutale des Chinois — Invention de la boussole en Chine —
Le montre-sud et le « char montre-sud » — L'aiguille aimantée et son récipient — Découverte de la déclinaison magnétique — Application de la boussole à la géomancie — La division de l'horizon en
degrés — Application de l'aiguille aimantée à la navigation — Les procédés d'aimantation — Inductions et présomptions.
L'étoile polaire, pivot du firmament, est le centre du monde céleste, la résidence de l'Empereur d'en haut
; la capitale du Royaume du Milieu, résidence de l'empereur terrestre, est le centre de l'univers terrestre ; situé au centre du monde, l'empereur est homologue à l'étoile polaire : il trône,
comme elle, face au sud, ayant l'orient à sa gauche, le couchant à sa droite.
Extraits : La rose azimutale des Chinois - Application de la boussole à la géomancie
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La rose azimutale, c'est-à-dire la division de l'horizon, notion astronomique indépendante de celle du magnétisme, remonte, en Chine, à une haute
antiquité. Cette division consiste en premier lieu, dans les trigrammes de Fou-hi qui sont, vraisemblablement, avec les caractères primitifs de l'écriture, le plus ancien vestige provenant
directement de l'époque légendaire des premiers souverains.
Le texte astronomique enchâssé dans le premier chapitre (Yao tien) du Chou king montre le système chinois alors déjà constitué dans ses traits essentiels : théorie dualistique, division du
contour du ciel (équateur) en quatre régions, dont le milieu est marqué par les équinoxes et solstices, système dont les trigrammes de Fou-hi sont le schéma, puisqu'ils expriment les phases
correspondant au milieu et aux limites des quatre quartiers de la révolution dualistique.
Le même texte du Yao tien montre que la correspondance des quatre saisons du calendrier avec les quatre parties de cette révolution cosmique était déjà réalisée (ce que confirme d'ailleurs le
calendrier, bien connu, de la dynastie). La cosmologie chinoise était donc déjà unitaire. Dans les courtes propositions de ce texte précieux, grâce à la symétrie du système, se trouvent
spécifiées : l'homologie de la révolution diurne et de la révolution annuelle, l'homologie de l'année calendérique, de l'année tropique et de l'année sidérale. C'est-à-dire le concept de la
division unitaire de toute révolution cosmique, dualistique, en quatre quartiers, dont le milieu marque les points cardinaux.
Dans ce texte, court fragment d'un antique almanach, manque l'homologie de la révolution azimutale, c'est-à-dire l'application à l'horizon du concept général de la révolution dualistique. Mais
cette équivalence, si elle n'est pas spécifiée dans le fragment même, l'est du moins dans le contexte — postérieur, mais néanmoins fort ancien — où l'on voit les quatre phases tropiques mises en
rapport avec les quatre points cardinaux de l'horizon.
D'autres indices montrent d'ailleurs que cette homologie de la division de l'horizon et du ciel, est, dès la période créatrice (entre le 27e et le 24e siècle), la base de la cosmologie chinoise.
L'étoile polaire (T'ien yi, puis T'ai yi) pivot du firmament, est le centre du monde céleste, la résidence de l'Empereur d'en haut ; d'autre part, la capitale du Royaume du Milieu, résidence de
l'empereur terrestre, est le centre de l'univers terrestre, conçu naturellement comme une étendue plate ; situé au centre du monde, l'empereur est homologue à l'étoile polaire : il trône, comme
elle, face au sud, ayant l'orient à sa gauche, le couchant à sa droite.
Les plus anciens documents de la littérature canonique sont tout imbus de cette cosmologie. Les quatre portes de la capitale, rituellement rectangulaire, indiquent les quatre points cardinaux du
monde terrestre, les quatre quartiers de l'empire. Ces quartiers de l'empire correspondent à la révolution azimutale, diurne, du soleil, qui se lève à l'est, culmine au sud, se couche à l'ouest,
et passe sous terre, au méridien inférieur, au nord. On leur applique donc les huit trigrammes dualistiques qui représentent, sur l'horizon terrestre comme sur l'équateur céleste le centre et la
limite des quartiers. L'horizon (supposé indéfini) de la capitale est donc le pourtour du monde terrestre ; de même l'équateur céleste, siège des quatre saisons, qui coupe l'horizon à l'Est et à
l'ouest et qui tourne autour du pivot polaire, est appelé le « pourtour du ciel ».
Aussi dans le « Tribut de Yu », la plus ancienne description géographique de la Chine, qui forme le substratum de deux chapitres du Chou king, voit-on l'Empire divisé en neuf provinces, dont une
centrale (domaine de l'empereur) et huit périphériques — implicitement assimilées aux huit trigrammes — énumérées dans l'ordre de la révolution cosmique : N, N-E, E, etc. A ces huit trigrammes
correspondent les huit vents cosmologiques, dont les noms figurent dans deux textes provenant de l'époque des Tcheou.
Subdivision de la boussole chinoise. Au 12e siècle avant notre ère, le père du fondateur de la dynastie des Tcheou multiplia les trigrammes en 64 hexagrammes, dans un but astrologique, et composa
sur ce thème le livre canonique Yi King de la divination, Nous avons vu que, pour rompre l'assujettissement trop gênant, des trigrammes aux phases de l'année, il s'avisa d'en modifier la
disposition, liberté propice aux fantaisies de l'art divinatoire. Cette innovation irrationnelle acquit bientôt le prestige d'une révélation sacrée et, si la répartition symétrique des trigrammes
de Fou-hi s'est perpétuée en cosmologie et en géographie, celle du roi Wen a subsisté, à côté d'elle, dans le domaine de la géomancie et de la divination. La géomancie étant d'ailleurs beaucoup
plus familière aux Chinois que la géographie, les directions terrestres sont souvent exprimées dans le système des géomanciens. Il existe donc en Chine deux sortes de roses azimutales : la rose
astrologique et la rose géographique.
Les subdivisions du roi Wen (hexagrammes), trop difficiles à distinguer, n'ont d'ailleurs jamais été employées pour la graduation de l'horizon. La boussole moderne utilise, à cet effet, une
combinaison des diverses séries de signes.
Pour un Occidental, la découverte de l'aiguille aimantée évoque d'abord l'idée de son application à la navigation. Il est bien possible, comme on
le verra, qu'en Chine aussi elle ait été utilisée fort anciennement par les marins. Mais, à cause du caractère essentiellement cosmologique des bases de la civilisation chinoise, l'utilisation de
la boussole, de beaucoup la plus répandue, en Chine, est celle qui se rapporte à la géomancie, dont les croyances sont liées à la cosmologie.
En effet, le concept fondamental de cette civilisation étant celui du centre régulateur entouré des quatre phases de la révolution cosmique, qui s'opère, à la fois, au ciel et sur la terre, il
s'en suit que le cours physico-moral de la vie se trouve régi par les phases de la révolution azimutale intimement unie à la révolution céleste.
Ce n'est pas seulement la destinée des vivants qui dépend de la révolution cosmique ; c'est surtout celle des morts, liée, par l'emplacement de leur tombeau, à l'influence, bonne ou mauvaise, des
directions de l'espace. Or la prospérité des vivants, la destinée d'une famille sont conditionnées par la satisfaction des morts, obtenue, grâce à la piété filiale, par l'accomplissement des
rites funéraires, par le culte ancestral et surtout par le choix judicieux de l'emplacement des tombes. Ce choix exige une grande compétence ; c'est en vain que les descendants témoigneraient,
d'un cœur pur, les égards dus à leurs ascendants, si la maladresse d'un géomancien avait fait commettre une erreur dans la situation de leur sépulture. Aussi ne s'en remet-on pas aveuglément aux
décisions des professionnels. C'est pourquoi le Fong-choui (littéralement « Vent et Eau »), c'est-à-dire la doctrine géomantique, est restée une préoccupation constante du public chinois et la
source d'interminables discussions.
Cette doctrine, dont on ne connaît pas l'historique détaillé, est, dans ses grands traits, fort antique, en rapport avec le livre canonique de la divination et surtout sous la dépendance des
principes cosmologiques originels. Elle consiste essentiellement dans l'idée que tout centre donne lieu à une révolution cosmique périphérique.
Le centre absolu du monde terrestre est le palais de l'empereur ; l'horizon de la capitale et ses points cardinaux indiquent donc les phases de la révolution azimutale terrestre absolue. Mais,
chaque lieu de la terre constitue un centre cosmique, avec ses points cardinaux locaux : le prince féodal, dans son palais, quoique vassal de l'empereur, trône lui-même face au sud, et ses sujets
se prosternent face au nord ; le chef de famille dont la maison est orientée suivant la méridienne, est assis face au sud, ayant l'est à sa gauche, l'ouest à sa droite. De même l'ancêtre, dans
son tombeau, forme un centre cosmique, avec une périphérie marquée par les points cardinaux auxquels sont nécessairement attachées les phases d'une révolution cosmique actionnée par les deux
principes dualistiques et par l'évolution des cinq éléments.
Cette métaphysique est rationnelle et constitue la plus ancienne explication unitaire et déterministe des lois physico-morales de la nature. Mais les pratiques de la géomancie la font tomber dans
l'absurdité en entremêlant son caractère transcendant avec les réalités concrètes de chaque horizon local, confondant ainsi le noumène et le phénomène. Comme les quatre quartiers périphériques du
firmament sont symbolisés par le Dragon oriental, l'Oiseau méridional, le Tigre occidental et la Tortue boréale, et comme, d'autre part, les signes ou symboles de toute révolution sont
interchangeables, on prétend découvrir dans la conformation de chaque horizon local la présence favorable, ou l'absence défavorable, d'un ou de plusieurs de ces animaux dans la silhouette des
hauteurs avoisinantes. Deux d'entre eux sont spécialement importants, le Dragon et le Tigre, particulièrement le Dragon qui joue, nous l'avons vu un rôle capital dans l'astrologie chinoise.
Ces animaux, s'étendant sur un quart de la circonférence, le diagnostic de leur présence ne requiert pas spécialement l'emploi de la boussole ; mais, comme les quartiers de l'équateur céleste,
symbolisés par ces animaux, comprennent chacun 7 sieou et comme chacune de ces divisions sidérales contient un nombre différent de degrés, une certaine précision est nécessaire pour apprécier
l'influence des diverses parties de l'animal symbolique transporté du ciel sur l'horizon terrestre. Cette projection des divisions sidérales sur l'horizon terrestre n'a pas seulement pour effet
d'assimiler la configuration de la terre à celle du ciel, mais encore de faire intervenir la forme temporelle de la révolution dualistique, puisque la circonférence chinoise est divisée en 365
1/4 degrés de manière à correspondre aux 365 1/4 jours de l'année tropique, les mêmes formules étant appliquées, au temps et à l'espace, à l'équateur et à l'horizon ; d'où une autre extension de
la doctrine : l'almanach vient s'ajouter à la boussole pour fournir les données du déterminisme géomancien.
Avant l'invention de l'aiguille aimantée, la méridienne ne pouvait être établie que par les procédés astronomiques : bissectrice de l'azimut du lever et du coucher d'un astre ou bissectrice des
élongations de la polaire, tous deux décrits dans le Tcheou pi. Mais l'emploi de la boussole, pour l'usage courant, simplifia l'opération et favorisa l'extension des pratiques de la géomancie.
C'est sans doute cette extension qui suggéra de combiner les diverses séries de signes pour préciser 24 points de l'horizon : les marins et géographes ont, en effet, adopté cette division qui
comprend quatre trigrammes (II, IV, VI, VIII) lesquels, comme on l'a vu, ne sont pas disposés dans l'ordre rationnel, mais dans l'ordre astrologique.