Virgile Pinot (1883-1936)
LES PHYSIOCRATES ET LA CHINE AU XVIIIe SIÈCLE
Revue d'histoire moderne et contemporaine, volume VIII, 1906-1907, pages 200-214.
(voir dans la Bibliothèque Chineancienne : Quesnay, Despotisme de la Chine ; Poivre, Voyages)
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"Si les physiocrates furent tous d'accord entre eux [sur la Chine], pourrait-on dire, cela n'a rien d'étonnant,
puisqu'ils formaient une école qui avait des principes et une doctrine. Leurs critiques ou leurs louanges n'étaient pas inspirées, comme celles des philosophes, Montesquieu, Voltaire, Diderot
ou Grimm, par des principes qui leur étaient personnels, ils défendaient la théorie de l'école. Mais alors l'admiration pour la Chine serait-elle un dogme inébranlable de la doctrine
physiocratique ? Cette admiration unanime des physiocrates pour la Chine est d'autant plus curieuse qu'ils ont puisé leurs renseignements aux mêmes sources que les autres philosophes du
XVIIIe siècle, à la Description de la Chine du père du Halde ou aux ouvrages qui s'en inspirent. Or, si Voltaire avait trouvé là des faits lui permettant de s'enthousiasmer pour la
Chine, c'était dans cet ouvrage que Montesquieu avait trouvé, lui aussi, les faits capables d'édifier sa théorie du despotisme de la Chine, et c'était là que Grimm avait appris à douter de la
vertu des Chinois. Il semble donc dès l'abord que l'enthousiasme des physiocrates pour la Chine tienne moins aux faits qu'ils connurent, qu'à leur doctrine même."
Parmi les philosophes du XVIIIe siècle, les uns, comme Voltaire, admirèrent la Chine avec
enthousiasme et proposèrent comme exemples aux peuples de l'Europe le gouvernement de la Chine et sa morale. D'autres, au contraire, émirent des doutes sur les vertus des Chinois et sur la valeur
de leur gouvernement. Montesquieu le range dans la catégorie des gouvernements despotiques ; Grimm nous déclare en
1754 que les Chinois sont lâches et voleurs et qu'on commence à revenir du grand enthousiasme qu'on avait éprouvé au début du XVIIIe siècle pour cette nation.
« La bonne conversation que je vous rendrais, écrit Diderot à Mlle Volland, si j'en avais le loisir. Il s'agissait des Chinois. L. P. Hoop et le baron en sont enthousiastes, et il y a de quoi
l'être si ce qu'on raconte de la sagesse de ces peuples est vrai, mais j'ai peu de foi aux nations sages. »
Les économistes, au contraire, furent unanimes dans leur admiration pour la Chine. Quesnay, à la fin du Despotisme de la Chine, après avoir exposé sommairement l'histoire de la Chine et de ses
institutions, écrivait un chapitre où il traitait de la « Comparaison des lois chinoises avec les principes constitutifs des gouvernements prospères ». Ce n'était pas à Rome mais à Pékin que le
philosophe Poivre convoquait les souverains pour s'initier aux bons principes du gouvernement. Ignorer Confucius
était un crime aussi grand que d'ignorer Socrate et Platon.
— Vous ne lisez donc pas Confucius !
s'écrie Dupont de Nemours à M. de Montaudouin qui avait critiqué ses principes économiques ; et Baudeau, directeur des Éphémérides du citoyen, appelait Quesnay, le Grand Législateur, le Confucius
d'Europe.
S'ils furent tous d'accord entre eux, pourrait-on dire, cela n'a rien d'étonnant, puisqu'ils formaient une école qui avait des principes et une doctrine. Leurs critiques ou leurs louanges
n'étaient pas inspirées, comme celles des philosophes, Montesquieu, Voltaire, Diderot ou Grimm, par des principes qui leur étaient personnels, ils défendaient la théorie de l'école. Mais alors
l'admiration pour la Chine serait-elle un dogme inébranlable de la doctrine physiocratique ? Cette admiration unanime des physiocrates pour la Chine est d'autant plus curieuse qu'ils ont puisé
leurs renseignements aux mêmes sources que les autres philosophes du XVIIIe siècle, à la Description de la Chine du père du Halde ou aux ouvrages qui s'en inspirent. Or, si Voltaire avait trouvé
là des faits lui permettant de s'enthousiasmer pour la Chine, c'était dans cet ouvrage que Montesquieu avait trouvé, lui aussi, les faits capables d'édifier sa théorie du despotisme de la Chine,
et c'était là que Grimm avait appris à douter de la vertu des Chinois. Il semble donc dès l'abord que l'enthousiasme des physiocrates pour la Chine tienne moins aux faits qu'ils connurent, qu'à
leur doctrine même.
*
Les œuvres de Quesnay, chef de l'école physiocratique, peuvent se diviser en deux parties :
dans les premières (articles pour l'Encyclopédie : Grains, Fermiers) ; — Droit naturel, Tableau économique, il expose ses principes économiques ; dans les secondes, il expose ses principes
politiques dérivés des principes économiques. Dans cette catégorie il faut ranger les Maximes du gouvernement économique où la première maxime pose le principe du despotisme légal et la
seconde l'obligation de la connaissance des lois générales de l'ordre naturel pour le souverain et pour le peuple. Les deux suivantes sont l'application à l'ordre politique des lois économiques,
nécessité pour le souverain de favoriser l'agriculture et d'assurer la propriété des biens fonds et des richesses mobilières. Or, ces maximes, ainsi que les maximes XVII et XXV qui traitent de la
liberté du commerce et de la nécessité de réparer les chemins, de construire les canaux, ne sont pas de la première édition des Maximes, en 1765 ; elles paraissaient pour la première fois en 1768
dans la Physiocratie, recueil des œuvres de Quesnay édité par Dupont de Nemours. Elles sont postérieures au Despotisme
de la Chine qui parut en mars, avril, mai et juin 1767 dans les Ephémérides du citoyen ; c'est donc dans le Despotisme de la Chine que nous trouvons pour la première
fois l'exposition des principes politiques des physiocrates. Quelque temps après cette étude, parut l'ouvrage de Mercier de la Rivière : L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, qui
est un clair résumé des principes économiques de l'école et des principes politiques qui découlent des premiers, et cet ouvrage, fut, dit-on, inspiré par Quesnay, mais c'est le Despotisme de
la Chine qui pose pour la première fois les principes politiques.
Avant le Despotisme de la Chine, se trouvent épars dans les œuvres de Quesnay les principes économiques de l'école ; ils ne sont pas systématisés et exposés avec l'ordonnance logique que
leur donneront Quesnay dans le 8e chapitre du Despotisme de la Chine et Dupont de Nemours dans la préface de la Physiocratie, mais ils existent déjà. Or, quels sont ces
principes ?
Dans les articles « Grains » et « Fermiers » de l'Encyclopédie, Quesnay démontre que l'agriculture est la seule source des richesses et que les laboureurs sont la seule classe productive de la
nation. Le commerce facilite l'échange des produits, l'industrie les transforme, mais l'agriculture seule produit. Si l'on se reporte en effet à l'origine des sociétés, n'est-ce pas de la terre
et de la terre seule que les hommes ont tiré leur subsistance ? Admettons un groupe d'individus qui vivent côte à côte, mais qui ne sont liés entre eux par aucun pacte social. Pour vivre, ils
doivent cultiver, l'agriculture est la condition même de leur existence. Or, tout homme a le droit de vivre, c'est un droit naturel, imprescriptible. Pour labourer il faut donc posséder en toute
propriété l'instrument de travail pour ainsi dire qui fera fructifier la terre ; cet instrument de travail, c'est la personne même, et c'est ainsi que le premier principe économique est
l'affirmation de la liberté personnelle. Mais il ne suffit pas que cet homme soit libre, il faut, lorsqu'il a cultivé, qu'il puisse jouir des fruits de son travail, il a droit à la possession des
richesses qu'il s'est acquises par son travail, et c'est ainsi que du droit naturel découlent non seulement le droit à la liberté, mais encore le droit à la propriété des fruits du travail et,
par suite, le droit à la propriété du sol lui-même. Lorsque les hommes se réuniront en société, ils ne pourront aliéner ces deux principes parce que ce sont des droits naturels inaliénables, ce
sont les conditions nécessaires à leur existence. La société qu'ils fonderont, bien loin de leur enlever ces droits, devra les leur garantir puisqu'ils ne se réuniront en société que pour les
assurer contre les entreprises de la violence et de la force.
Il y a donc deux choses distinctes dans cet exposé des principes économiques de l'école physiocratique : une étude des faits qui amène Quesnay à reconnaître que l'agriculture est la seule source
des richesses et que les laboureurs seuls sont la classe productive de la nation, et une déduction de principes fondée sur l'affirmation du droit naturel. Or, ces principes sociaux, fondements de
l'ordre économique, Quesnay et tous les physiocrates reconnaissent qu'ils ne sont pas inspirés par une étude historique, ils sont « évidents » par eux-mêmes ; tout homme sensé qui réfléchit est
obligé de les reconnaître.
Les gouvernements qui s'inspireront des lois naturelles et qui voudront assurer le bonheur des peuples qu'ils sont chargés de protéger, devront donc favoriser l'agriculture, la rendre florissante
et développer le commerce qui est la conséquence nécessaire de l'agriculture, et ils ne pourront le faire que par deux moyens, en assurant la liberté personnelle et la propriété des biens qui
sont des droits naturels antérieurs à l'établissement de la société. S'ils le conservent, le peuple sera heureux et le gouvernement sera fort ; s'ils le suppriment, le peuple sera malheureux, et
le gouvernement, ayant tari la source de ces richesses, aura diminué par là même sa propre puissance. L'agriculture, qui est la source des richesses économiques, ne peut donc exister que sous la
protection de lois positives qui s'inspirent des lois naturelles et qui les traduisent dans l'ordre politique. Il y avait donc virtuellement quelques principes politiques inclus dans les
principes économiques des physiocrates, mais avant le Despotisme de la Chine ils n'ont pas encore cherché quelle était la forme du gouvernement qui devait traduire le mieux l'ordre
naturel dans l'ordre politique.
Puisque le développement de l'agriculture doit être l'unique objet auquel doivent tendre les lois positives d'une société politique pour se conformer aux lois naturelles, c'est par l'état de
l'agriculture d'une nation qu'il est possible de juger de la valeur des lois positives de cette nation. L'agriculture devient donc le critérium du gouvernement ; c'est le signe visible qui permet
de juger si le souverain se conforme à l'ordre fixé par l'Auteur de la Nature.
« Il n'est pas de moyen plus court, dit le philosophe Poivre, pour se former d'abord une idée générale de la nation chez laquelle on se trouve que de jeter les yeux sur les marchés publics et sur
les campagnes ; si les marchés abondent en denrées, si les terres sont bien cultivées et couvertes de riches moissons, alors on peut en général être assuré que le pays où l'on se trouve est bien
peuplé, que les habitants sont policés et heureux, que leurs mœurs sont douces, que leur gouvernement est conforme aux principes de la raison. On peut se dire à soi-même, « je suis parmi les
hommes ».
Tel était donc l'état d'esprit des physiocrates lorsqu'ils eurent posé leurs principes économiques, et telles étaient leurs dispositions pour aborder l'étude des principes politiques. Les faits
leur prouvaient d'une part que l'agriculture devait être la première préoccupation d'un gouvernement conscient de ses devoirs ; l'évidence et la définition du droit naturel, d'autre part,
posaient pour l'homme certains droits imprescriptibles que le gouvernement ne devait pas enfreindre, et ces deux choses, encouragements à l'agriculture, respect des droits naturels de l'homme
devaient se prêter un mutuel appui pour concourir à une même fin, le bonheur de l'homme, qui est sa raison d'être.
À priori, un physiocrate comme Quesnay devait être favorablement prévenu en faveur du gouvernement chinois. L'ouvrage qu'il a consulté, les Mélanges intéressants et curieux de Rousselot
de Surgy, quoique en général favorable à la nation chinoise, n'ont cependant pas caché les défauts que l'auteur y trouve. Ce n'est d'ailleurs que la compilation du père du Halde mise sous une
autre forme. Mais Quesnay ne suit pas exactement son modèle, il déforme les faits qui lui sont fournis, en supprime et en ajoute, et finit par nous donner de la Chine une idée toute différente de
celle que nous donneraient les Mélanges intéressants et curieux.
*
L'agriculture était très florissante en Chine et les missionnaires, dès le début du XVIIIe
siècle, ont dit leur étonnement de voir ces riches contrées cultivées jusqu'au sommet des montagnes et qui donnaient aux hommes heureux qui l'habitaient plusieurs moissons chaque année. La
population — conséquence de l'état de l'agriculture, puisque c'est l'agriculture qui multiplie les richesses et les richesses qui multiplient les hommes dans le système économique — était si
nombreuse que les rues de Canton étaient embarrassées par des fourmilières d'hommes et que les villes de plusieurs millions d'habitants n'étaient pas rares en Chine. Or, ce n'était pas par hasard
que les terres donnaient de si riches moissons et que les hommes se multipliaient à l'excès. La cause en était dans le gouvernement, c'était l'empereur lui-même qui favorisait l'agriculture, qui
labourait en personne à certaines époques de l'année pour affirmer que l'agriculture, bien loin d'être déshonorante, était la profession la plus noble qui fût au monde ; c'était lui qui tenait à
honneur de récompenser les laboureurs qui s'étaient distingués par leur habileté dans la culture des terres. Le gouvernement de la Chine était donc un gouvernement fondé sur les vrais principes
économiques puisque l'empereur encourageait l'agriculture et bannissait les industries de luxe, inutiles dans une nation.
Mais cette attention du gouvernement à développer l'agriculture par tous les moyens devait entraîner avec elle, de toute nécessité, une conséquence dans l'ordre politique. Dans un État agricole
comme la Chine, les laboureurs doivent tenir une part prépondérante.
« Il faut observer, dit Turgot, que le laboureur fournissant à tous l'objet le plus important et le plus considérable de leur consommation (je veux dire leurs aliments et de plus la matière de
presque tous les ouvrages) a l'avantage d'une plus grande indépendance. Son travail, dans l'ordre des travaux partagés entre les différents membres de la société, conserve la même primauté, la
même prééminence qu'avait, entre les différents travaux qu'il était obligé dans l'état solitaire de consacrer à ses besoins de toute espèce, le travail qui subvenait à sa nourriture. Ce n'est pas
ici une primauté d'honneur ou de dignité ; elle est de nécessité physique. »
En Chine, où l'on reconnaissait cette prééminence, les laboureurs devaient tenir dans l'État une place prépondérante. Mais ce n'étaient pas ce qu'avaient dit les Mélanges intéressants et
curieux :
« La seconde division de la nation chinoise, écrit Rousselot de Surgy, comprend tous ceux qui n'ont pas pris de degrés littéraires : les laboureurs, les marchands et en général tous les artisans.
C'est ce qui compose le menu peuple. »
Ce que Quesnay traduit ainsi :
« Le second ordre des citoyens comprend tous ceux qui n'ont pas pris de degrés littéraires. Les laboureurs tiennent le premier rang, puis les marchands et généralement tous les artisans, les
paysans, manouvriers, et tout ce qui compose le menu peuple. »
La différence est sensible, mais ne devait-il pas en être ainsi logiquement ?
Ce gouvernement ne favorisait pas seulement l'agriculture, il aidait aussi de tous les moyens possibles au développement du commerce. Il avait fait construire des canaux qui étaient couverts de
navires, il faisait entretenir soigneusement les routes par les mandarins des provinces, il avait jeté sur les rivières ces ponts monumentaux qui faisaient l'admiration de tous ceux qui
débarquaient en Chine pour la première fois. Partout se retrouvait donc la marque de ce gouvernement qui était fondé sur la raison même et sur la loi naturelle puisqu'il avait pour objet le
bonheur de ses peuples et qu'il essayait d'y parvenir par les deux meilleurs moyens : en favorisant l'agriculture et en aidant au développement du commerce. Et quand on jugeait par les résultats,
par l'état de l'agriculture et du commerce développés par la prévoyance et par la sagesse du gouvernement, on ne pouvait qu'admirer ce gouvernement, quel qu'il fût.
Or, non seulement le gouvernement chinois est un gouvernement excellent, mais les historiens rapportent qu'il existe sous la même forme de toute antiquité et que son origine, attestée par les
histoires qui nous ont été conservées, est voisine de celles du déluge. Certains historiens contestent, il est vrai, cette origine, notamment l'ancien jésuite Foucquet et l'Histoire universelle
anglaise dont s'inspire l'auteur des Mélanges intéressants et curieux. Mais cette opinion semble contestable à Quesnay. Il suit donc l'argumentation de l'auteur des Mélanges,
mais il adoucit les termes des critiques faites par son modèle contre l'antiquité de la Chine. « Il nie que leur histoire puisse mériter aucune créance » (à propos de Foucquet) disait Rousselot
de Surgy — « une entière créance », dit Quesnay, « les auteurs du Kang-mu conviennent aussi de bonne foi que la chronologie qui remonte au-delà de 400 ans avant notre ère, est remplie d'erreurs
et de fables » — « est souvent suspecte », corrige Quesnay. Et la conclusion s'impose,
« Il paraît, disait formellement Rousselot, par tout ce qu'on vient de lire, que les Chinois des derniers siècles, ont corrompu leurs annales, »
tandis que Quesnay, résumant les critiques qu'il vient d'exposer contre l'antiquité de la Chine, conclut dubitativement :
« Il paraîtrait, par tout ce qu'on vient de lire, que les Chinois des derniers siècles auraient corrompu leurs annales. »
Et, comme au début du chapitre, il a pris la peine de nous avertir que l'idée de l'antiquité de la Chine est généralement admise, cette idée subsiste dans toute sa force parce que l'auteur a pris
soin d'édulcorer les termes des critiques qui pouvaient lui être faites.
Mais si l'antiquité de la Chine importe aux physiocrates, ce n'est pas à cause de l'antiquité de la nation, c'est à cause de l'antiquité de la forme du gouvernement. S'il était vrai que la Chine
fût aussi ancienne qu'on le dit, et que son histoire remontât aux origines mêmes des sociétés, les physiocrates ne trouveraient-ils pas là, non pas sans doute une preuve de la vérité de leurs
principes, car l'histoire ne saurait apporter aucune force nouvelle à cette théorie dont tous les principes sont fondés sur l'évidence, mais une vérification de leurs principes ? Or certains
historiens rapportent qu'à l'origine les empereurs chinois étaient les souverains d'une nation essentiellement agricole et que tous leurs actes transmis par la postérité comme des actes de vertu
tendaient à organiser l'agriculture, à favoriser le défrichement des terres pour le bonheur de leurs peuples. Les souverains actuels de la Chine étaient donc bien dans la tradition de la
monarchie chinoise. La chose importait à Quesnay, puisqu'il va chercher ailleurs que dans les Mélanges intéressants et curieux, qui ne les lui fournissent pas, les faits qui montrent cette
sollicitude des empereurs chinois pour l'agriculture aux temps les plus reculés de la civilisation. Quesnay nous trace à grands traits l'histoire de la monarchie, et surtout l'histoire d'une
monarchie agricole. Il s'efforce de rattacher, en nous montrant à travers quarante siècles une tradition constante et ininterrompue, les empereurs actuels aux premiers souverains de la Chine, les
Fo-hi et les Yao.
La permanence du gouvernement chinois est donc une preuve de son excellence.
« La plus grande perfection de la constitution d'un État consiste dans sa durée,
disait de Biefield dans ses Institutions politiques. Mais combien cette idée était encore plus vraie pour les physiocrates, car ce gouvernement, pour avoir subsisté pendant quarante siècles,
malgré les passions humaines, malgré les attaques et les invasions des Tartares devait être fondé sur les lois naturelles qui sont éternelles comme Dieu même. Le philosophe Poivre, recherchant
les causes de la richesse de la Chine et cherchant à qui elle la devait, trouvait qu'elle en était redevable à son gouvernement
« dont les fondements profonds et inébranlables furent posés par la raison seule en même temps que ceux du monde, à ses lois dictées par la nature aux premiers hommes et conservées précieusement
de génération en génération, depuis le premier âge de l'humanité dans tous les cœurs unis d'un peuple innombrable plutôt que dans les codes obscurs dictés par des hommes fourbes et
trompeurs.
Ils pénétraient donc par là jusqu'à l'origine des sociétés : la Chine était pour eux un modèle de ces sociétés primitives qui s'organisèrent entre les hommes pour sauvegarder leur liberté et
s'assurer la jouissance des fruits de leur travail. Or, il se trouvait que le gouvernement de cette société primitive avait pour raison d'être la protection et le développement de l'agriculture.
Singulier exemple qui venait illustrer la théorie physiocratique et qui la vérifiait, comme les calculs empiriques vérifient la justesse de la démonstration d'un théorème.
De cet exemple de la Chine, on pouvait donc tirer deux maximes de gouvernement qui étaient celles du gouvernement chinois : que le souverain et la nation ne perdent jamais de vue que la terre est
l'unique source des richesses et que c'est l'agriculture qui les multiplie (maxime III). Que l'on facilite les débouchés et les transports de productions et de marchandises de main-d'œuvre, par
la réparation des chemins et par la navigation des canaux, des rivières et de la mer, car plus on épargne sur les frais du commerce, plus on accroît le revenu du territoire (maxime XVII).
*
Le gouvernement chinois, quel qu'il fût, était donc le meilleur gouvernement qui fût au
monde. Le Despotisme de la Chine a pour objet de rechercher quelle est la forme de ce gouvernement. Montesquieu et les auteurs de l'Histoire universelle anglaise prétendaient que ce gouvernement
était despotique. Une telle idée était insoutenable parce que, ce gouvernement étant fondé sur l'ordre naturel, la législation positive devait traduire dans l'ordre politique les lois naturelles,
et le propre du despotisme consiste à substituer la volonté d'un seul homme aux lois de la nature. Et cependant, des faits prouvaient que l'empereur était tout puissant, qu'une loi n'était
valable que lorsqu'elle avait reçu l'assentiment de l'empereur et qu'on vénérait le souverain comme un Dieu. Il semblait donc qu'il y eût en Chine une forme spéciale du despotisme. Ceux qui,
comme Montesquieu, en ont fait un despotisme autoritaire
« ignoraient que la constitution du gouvernement de la Chine est établie sur le droit naturel d'une manière si irréfragable et si dominante qu'elle préserve le souverain de faire le mal ;
le droit naturel qui est la base du gouvernement suffit donc à nous prouver que ce n'est pas un despotisme autoritaire, et c'est ainsi que, d'après l'exemple de la Chine, Quesnay en arrive à sa
conception du despotisme légal. L'empereur est absolu, c'est vrai, mais il est absolu pour faire respecter la loi qui garantit les droits de la société tout entière, et cette loi qu'il doit faire
respecter l'engage lui aussi ; elle est un frein à ses volontés particulières qui pourraient essayer de contrevenir à la loi générale ; ce qui permet à Quesnay de formuler cette maxime qui sera
la base de son système politique :
« Que l'autorité souveraine soit unique et supérieure à tous les individus de la société et à toutes les entreprises injustes des intérêts particuliers (maxime I).
Les lois s'opposent donc au despotisme de l'empereur en l'astreignant lui-même à leur puissance et en lui enlevant tout moyen de faire le mal, s'il le voulait faire. Mais il ne peut même pas le
vouloir, car s'il lui arrivait d'oublier les principes évidents de l'ordre naturel sur lesquels est fondé son empire, les mandarins, les lettrés qui se sont instruits pendant de longues années
dans la science du gouvernement, sont là pour l'avertir de l'erreur qu'il commet. Et dans leur foi absolue en l'efficacité des principes, les physiocrates ne doutent pas que cet avertissement
suffise à le rappeler à ses devoirs. Ces mandarins n'avertissent pas seulement l'empereur lorsqu'il commet des fautes, ils instruisent le peuple en tout temps sur ses droits et ses devoirs. Ainsi
toute la nation chinoise, depuis le dernier homme du peuple jusqu'à l'empereur, éclairée sur ses devoirs, et connaissant les lois naturelles sur lesquelles est fondé son gouvernement, s'emploiera
de toutes ses forces à maintenir l'ordre politique qui correspond à ces lois, et toute la nation ne formera qu'une immense famille où les intérêts des enfants ne sauraient être différents de ceux
du chef de la famille, où la prospérité des sujets est la condition de la puissance du souverain. Que la nation, disent les Maximes, soit instruite des lois générales de l'ordre naturel,
qui constituent le gouvernement évidemment le plus parfait (maxime II), ce que Quesnay développe ainsi : il est nécessaire que les connaissances pratiques et lumineuses que la nation acquiert par
l'expérience et la réflexion, se réunissent à la science générale du gouvernement afin que l'autorité souveraine, toujours éclairée par l'évidence, institue les meilleures lois et les fasse
observer exactement pour la sûreté de tous et pour parvenir à la plus grande prospérité possible de la société.
Tel est donc le principe du despotisme légal. Mais ce gouvernement, fondé sur les lois naturelles, devait évidemment assurer aux Chinois les deux droits naturels qui sont le fondement de la
société : la liberté et la propriété.
« L'autorité des maîtres sur les esclaves, dit Quesnay, se borne aux devoirs ordinaires du service et ils les traitent comme leurs enfants ; aussi leur attachement est-il inviolable pour leurs
patrons. Si quelque esclave s'enrichit par son industrie, le maître n'a pas le droit d'envahir son bien, et il peut se racheter si son maître y consent ou si dans son engagement il en a retenu le
droit (Mélanges intéressants et curieux). »
Or voici ce que disaient ces Mélanges :
« La misère produit aussi une quantité énorme d'esclaves ou de gens qui s'engagent sous condition de pouvoir se racheter. Un homme vend quelquefois son fils, se vend lui-même avec sa femme pour
un prix très modique. Le gouvernement, d'ailleurs si attentif, ferme les yeux sur ces inconvénients, et ce spectacle affreux se renouvelle tous les jours. »
La condition du rachat est le fait qu'il emprunte aux Mélanges intéressants et curieux, mais cette condition est-elle nécessaire pour déclarer que la liberté existe en Chine ?
« La propriété des biens, dit encore Quesnay, est très assurée à la Chine ; on a vu ci-devant que le droit de propriété s'étend jusqu'aux esclaves [d'où tient-il ce fait ?] ou domestiques engagés
; et dans tout l'empire les enfants héritent des biens de leurs pères et de leurs parents selon l'ordre naturel du droit de succession. »
Les Mélanges intéressants et curieux ne nous donnent pas ce renseignement. De ce que le gouvernement était fondé sur la loi naturelle, Quesnay n'aurait-il pas conclu qu'il devait
nécessairement assurer la liberté de la propriété ? D'ailleurs, Poivre écrit lui aussi :
« Le soin principal d'un père de famille doit être de penser à la subsistance de ses enfants. Ainsi l'état des campagnes est le plus grand objet des travaux, des veilles et des sollicitudes des
magistrats. On conçoit facilement qu'avec de telles dispositions le gouvernement n'a pas négligé d'assurer aux cultivateurs la liberté, la propriété et l'aisance qui sont les seuls fondements de
l'agriculture. »
Il se peut que Quesnay, lui aussi, l'ait conçu trop facilement.
*
Tel était le gouvernement que Quesnay donnait comme modèle aux sociétés politiques. Et
cependant les physiocrates prétendent n'avoir pas fait du gouvernement chinois un gouvernement idéal ; ils prétendent l'avoir étudié, tel qu'il était, avec ses qualités et ses défauts, et l'avoir
donné comme modèle parce qu'il était celui dont les principes se rapprochaient le plus des principes économiques, fondement de toute société politique. Mably reprochait en effet à Quesnay et à Mercier de la Rivière de n'avoir pas parlé impartialement de la Chine :
« Entendant parler d'un empire qui regorge d'habitants, où il n'y a pas un pouce de terre qui ne soit cultivé, tant de prospérité l'a prévenu en faveur de ses lois. On ne trouve chez les autres
peuples que quelques moments de sagesse ; leur histoire n'est que le récit des malheurs et des révolutions qu'ils ont éprouvés : à la Chine au contraire tout reste depuis quatre mille ans dans
une perpétuelle immobilité. Un gouvernement qui produit de pareils effets est sans doute le gouvernement le plus sage ; il a sans doute atteint au but que la nature nous propose, et on est parti
de ce raisonnement pour imaginer un despotisme légal. »
À quoi répondait un rédacteur des Éphémérides du citoyen :
« Nous regardons, monsieur, le gouvernement chinois comme le meilleur gouvernement qui existe, mais non pas comme le meilleur gouvernement possible. »
L'appréciation de Mably nous paraît incontestablement juste. Quesnay, nous l'avons vu, n'a pas cherché dans cette étude du gouvernement chinois une vérification de ses principes parce qu'ils
étaient inébranlables, à cause de leur évidence ; ils étaient plus vrais que l'histoire et ne pouvaient être contredits par elle. Mais il rencontre par hasard une nation où se trouvait réalisé le
principe dominant de son système : le principe de l'agriculture, objet de toute l'attention du gouvernement parce qu'elle est la source de toutes les richesses. Et ce gouvernement agricole
existait de toute antiquité ! Il fallait donc que sa législation positive fût bonne. Ce qu'il y a de curieux, dans cette étude de Quesnay, c'est l'application de ses principes à une étude de
faits. Les faits ne viennent pas rectifier ses principes mais il rectifie les faits au nom de ses principes. Le gouvernement chinois était despotique, il ne pouvait le nier ; il l'accepte donc.
Mais, d'autre part, il devait être juste ; et il imagine le despotisme légal pour accorder les faits avec les principes. Il ne s'agit pas de savoir si les faits apportés par l'auteur des Mélanges
intéressants et curieux sont vrais ou faux : peu nous importe. Pour juger de la méthode des physiocrates, il faut voir ce qu'ils ont fait de leurs modèles quels qu'ils soient. Or ils n'ont pas
suivi scrupuleusement ces modèles ; ils les ont même tronqués. Ils étaient de bonne foi sans doute, mais philosophes idéalistes, et c'est ce qui nous garantit leur bonne foi, ils ont plus de
confiance dans la valeur de leurs déductions que dans la valeur des faits. Et non seulement ils ont cru faire l'histoire de la Chine et découvrir les principes de son gouvernement, mais ils ont
voulu trouver encore les lois générales de l'origine des sociétés :
« Toutes les nations agricoles, dit Dupont de Nemours, ont dans leur origine, passé par cette heureuse époque [du gouvernement physiocratique]. Les Chinois seuls en ont su prolonger la durée,
mais nous en trouvons des traces évidentes chez les Chaldéens, chez les Assyriens, chez les Mèdes, chez les premiers Perses, chez les anciens Égyptiens. Et si nous pouvions fouiller dans les
annales des autres peuples, nous verrions qu'en paraissant ici développer une hypothèse, nous faisons l'histoire universelle du commencement des empires. »
Il était beau, assurément, le tableau que les physiocrates nous traçaient du peuple chinois, de sa morale et de sa vertu. Et quand on se reporte au réquisitoire de l'amiral Anson, aux relations
des missionnaires qui malgré leur enthousiasme pour le gouvernement ne cachent pas l'immoralité du peuple, on peut être étonné que pas une ombre n'obscurcisse la splendeur lumineuse de ce
tableau. Et Mably s'en étonnait : Les vices n'existent donc pas à la Chine ? demandait-il aux physiocrates, et il citait des faits qui n'étaient pas en faveur de la moralité des Chinois. L'auteur
des Doutes éclaircis y répondait dans les Éphémérides du citoyen :
« En vain avez-vous l'air d'imaginer qu'en nous occupant du bonheur des hommes nous négligeons les moyens de les rendre vertueux. Nous avons cru faire quelque chose pour les progrès de la vertu,
en développant les principes de la constitution politique la plus propre à opérer le bonheur des humains. Est-ce à nous qu'il faut dire, monsieur, que la route du bonheur et celle de la vertu ne
sauraient être opposées ? »
La vertu du XVIIIe siècle, en effet, est surtout une vertu sociale. Elle consiste à éliminer le plus possible l'intérêt particulier et à développer au contraire le dévouement à la cause de la
société : la sociabilité se confond avec la morale.
« Être vertueux, dit d'Holbach, c'est être sociable, c'est contribuer au bonheur de ceux avec lesquels notre destinée nous lie, afin de les exciter à contribuer à notre propre félicité. »
C'est surtout chez les physiocrates que ces deux notions étaient inséparables. Être heureux n'est-ce pas jouir de tous ses droits, droits imprescriptibles fixés par la nature, mais dont la
jouissance n'est assurée que si tous les hommes qui composent la société respectent leurs devoirs, c'est-à-dire les droits d'autrui ? Si les Chinois jouissaient de leurs droits naturels, c'est
qu'ils étaient tous heureux, c'est que chacun en particulier et tous en général respectaient les droits de chaque individu et de la collectivité. Ils avaient donc pris conscience de cet état
social où le bonheur de chacun dépend de la vertu de tous les autres, où le bonheur de l'individu est en fin de compte intimement lié à la vertu parce qu'il la suppose, où l'on peut par suite
conclure du bonheur à la vertu ? La contemplation de la campagne ne provoquait donc pas seulement chez les physiocrates des considérations économiques, mais elle éveillait en eux toute sorte
d'idées politiques et sociales sur la condition et le bonheur des paysans, toute sorte de sentiments qui sont à la base de la sociabilité et de la morale. Des canaux, des routes, des ponts, des
terres bien cultivées sont donc le signe et la preuve de l'intérêt que porte le souverain à son peuple, c'est-à-dire du développement intensif de la sociabilité qui est synonyme de bonheur et de
vertu. C'est de là que sont partis les physiocrates pour construire idéalement le gouvernement chinois, pour l'imaginer tel qu'il devait être nécessairement, conformément aux principes
physiocratiques. Qu'importait qu'il y eût des crimes en Chine, des rapines, des exactions ; ce sont faits négligeables. Le gouvernement chinois avait pour principe et pour objet le bonheur des
individus ; or le bonheur suppose la vertu. Les Chinois étaient donc les gens les plus vertueux du monde.
*
Malgré cette impossibilité où se trouvaient les physiocrates de voir impartialement les
événements parce qu'ils étaient trop persuadés de l'excellence de leur doctrine, il n'en reste pas moins qu'ils ont fait une hypothèse sur l'origine de la civilisation. Voltaire avait longtemps
avant eux posé le fait de l'antiquité de la Chine ; il s'était efforcé de le démontrer en 1756, en accumulant les preuves de cette ancienneté, mais Quesnay va plus loin ; il cherche, au moyen de
la Chine, quelle était la forme de gouvernement des nations dès que les hommes se groupèrent en sociétés. Cette idée, il convient de le remarquer, était nouvelle, surtout lorsqu'on songe que les
Mélanges intéressants et curieux, dont s'inspire Quesnay et qui datent cependant de 1765, discutent encore la question de savoir si Fo hi n'était pas Noé.
Une autre conclusion de cette étude, c'est que la Chine servit aux physiocrates à imaginer leur théorie du despotisme légal. Tout n'était pas chinois assurément dans cette théorie, et le principe
du pouvoir paternel s'appliquait peut-être mieux à la monarchie française qu'à celle de la Chine. Mais ce qui émut le plus fortement les physiocrates, ce fut cette institution des mandarins
lettrés, dépositaires des lois, restreignant l'autorité du souverain en l'assujettissant lui-même à la loi. Ce rôle, le parlement essaya, mais en vain, de le jouer au XVIIIe siècle. Il serait
intéressant cependant de savoir si Turgot ne songeait pas à la Chine et aux mandarins, lorsqu'il conseillait au roi de convoquer des assemblées pour l'éclairer mais non pour gouverner, pour
donner des avis plutôt que pour exprimer des volontés :
« De cette façon, disait-il, le pouvoir royal serait éclairé et non gêné... »
Car
« l'autorité doit être unique et supérieure à tous les individus de la société. »
Ce qui permettrait de le supposer c'est un curieux questionnaire adressé par Turgot lui-même aux Chinois Ko et Yang où il leur demande des détails, précisément sur cette classe de lettrés. Que
les physiocrates aient voulu transplanter en France ces mandarins dépositaires des lois, cela n'a rien d'impossible. La théorie des climats n'a pas de sens en effet dans leur doctrine, le propre
des lois naturelles étant d'être universelles.
La Chine ne servit donc pas seulement de truchement aux philosophes pour critiquer les institutions françaises. Par son antiquité, elle leur permit de remonter jusqu'à des époques lointaines que
n'avait pas soupçonnées le XVIIe siècle ; par son histoire conservée dans les Livres sacrés, elle leur donna le désir de rechercher les origines de la civilisation et les premiers essais des
gouvernements ; par ses institutions elle contribua à définir les principes politiques des physiocrates ; elle leur inspira même leur théorie du despotisme légal. Quelque imparfaites que soient
ces études, si déformées qu'elles soient par l'esprit dogmatique, elles n'en montrent pas moins que l'orientalisme au XVIIIe siècle, en élargissant le cercle des connaissances, posa des problèmes
nouveaux que le XVIIe siècle avait ignorés et que les philosophes du XVIIIe siècle s'efforcèrent de résoudre.