Gaston Migeon (1861-1930)
OBSERVATIONS SUR LA PEINTURE CHINOISE
Revue de l'art ancien et moderne, Paris. Tome 49, 1926, pages 201-216.
- "La connaissance de l'art chinois s'est, depuis une vingtaine d'années, remarquablement développée par la quantité d'objets magnifiques qui sont venus jusqu'à nous et ont enrichi les collections publiques et privées d'Europe et d'Amérique ; le public a pu les mieux connaître encore par les expositions qui en furent faites, et dont celle du printemps de 1925, rue de la Ville-l'Évêque, a laissé des souvenirs inoubliables. D'excellentes publications permettent d'en poursuivre l'étude réfléchie, et celles du Japon sont les plus parfaites de qualité."
- "Et cependant, notre critique tâtonne et trébuche devant les œuvres de la peinture, même quand elles nous émeuvent le plus ; car elles nous laissent l'amer sentiment du scepticisme et le découragement de notre impuissance à connaître. Il ne nous est permis que d'aimer aveuglément."
-
"Quand on se souvient des œuvres extraordinaires qu'on a admirées dans les temples ou dans les musées du Japon, on s'attriste du désordre et des contradictions
dans les appréciations dont elles ont été l'objet. N'avons-nous donc été bouleversés que par des copies, d'ailleurs merveilleuses, de chefs-d'œuvre que nous ne connaîtrons jamais ? Et si,
dans notre besoin de savoir comment sont nées et se sont développées ces savantes écoles de peinture en Chine, nous avons recours aux ouvrages les plus rigoureux qui nous les révèlent
historiquement, nous ne devons leur ouvrir qu'un crédit très relatif, car, ainsi que l'a si bien dit Paul Pelliot :
« Au moins pour l'époque ancienne, l'étude des sources littéraires qui renseignent sur l'art de la peinture chinoise est à peine amorcée, et, pour utiles qu'ils soient, les travaux de MM. H. Giles et Hirth ne sont que des ébauches : les renseignements ont été pris de toutes mains, sans contrôle, et trop souvent un examen attentif oblige à les écarter. » "
D'ailleurs, même au temps des Tang et des Song, les grands répertoires chinois comme le Li taï ming houa ki de 847 et le Siouan houo
houa pou de 1120 ne doivent, paraît-il, nous inspirer qu'une confiance très limitée.
La première collection publique de peintures chinoises constituée en Europe le fut au Musée britannique par le Dr Anderson, qui lui consacra un catalogue sans aucune valeur scientifique et ne
s'appliquant d'ailleurs qu'à des œuvres qui, à part quelques rares et notables exceptions, sont tombées dans un juste discrédit.
Depuis lors, les ouvrages généraux n'ont consacré à la peinture chinoise que de courts chapitres, insuffisants déjà à leur époque, mais devenus tout à fait inexistants à l'heure actuelle, plus
exigeante.
Récemment, des ouvrages mieux informés ont serré d'un peu plus près la question et surtout ont parlé en connaissance de cause des grandes œuvres de la peinture chinoise que leurs auteurs (surtout
des étrangers) s'étaient donné la peine d'aller interroger aux lieux mêmes où elles se trouvaient, surtout au Japon et aux États-Unis ; MM. Munsterberg, E. Fenollosa, Fergusson, Laurence Binyon,
Kummel et le Dr Grosse. Ce dernier, en particulier, par une étude infiniment pénétrante et sensible à l'extrême subtilité du lavis à l'encre de Chine, un des plus surprenants moyens d'expression
de la peinture en Extrême-Orient, nous a profondément intéressé par l'ingéniosité de ses aperçus.
Mais, après une longue attente, l'étude de l'art de peindre en Chine est entrée aujourd'hui dans la voie des grandes recherches à méthodes scientifiques. Le premier, notre grand maître en ces
matières, le regretté Édouard Chavannes, aidé de son élève Raphaël Petrucci, l'auteur du petit livre des peintres chinois, avait, dans le magistral premier volume de la série Ars asiatica, tenté
l'analyse, à la lueur des inscriptions et des textes, de quelques œuvres capitales de la peinture chinoise. C'est dans cette voie qu'ont progressé plus récemment MM. Laufer et Waley, — ce dernier
excellent érudit et déchiffreur de textes chinois.
Les Chinois, et surtout les Japonais, de qui nous devrions le plus attendre, ont été lents à se décider. Mais leur activité, depuis quelques années, est à cet égard très grande, et il n'est pas
douteux que de leurs travaux ne finissent par rayonner quelques claires idées sur ces questions. Au Japon, des périodiques ou publications admirables, tous soucieux d'un tirage de planches des
plus soignés, accompagnées de commentaires inégaux, mais parfois excellents, nous apportent déjà une masse considérable de documents. C'est la Kokka ; ce sont les publications du Shimbi Shoïn de
Tokio, telles que les Selected relics of Japan, les trésors des temples et du Shosoïn de Nara ; les catalogues des collections particulières du comte Sakaï Tadamichi, du marquis Kouroda et, tout
récemment, de M. Kawasaki, sont d'un puissant intérêt et d'un incomparable enseignement pour tous ceux qu'anime la curiosité passionnée de la vieille Chine.
Mais notre impatiente attente se console mal des retards apportés à l'intégrale publication de la mission de Paul Pelliot au Turkestan chinois ; les six albums de planches, parus chez Geuthner
ces dernières années, et consacrés aux trésors de peinture trouvés dans les sanctuaires rupestres de Touen-kouang, ou dans le réduit, dont tout le contenu est actuellement au Musée du Louvre,
n'ont pu être encore accompagnés des savants commentaires que seul notre éminent archéologue peut leur appliquer. Ce jour-là, nous pourrons avoir quelque idée de l'art de peindre en Chine, sous
la dynastie des Wei. La science a toujours été lente à donner tous ses fruits.
Voilà bien des raisons de n'oser aborder qu'avec la plus grande timidité un sujet si formidable et si mystérieux. Qu'en savons-nous ? Bien peu de chose, et ce peu de chose est si fragile qu'on
tremble qu'il ne s'écroule au temps même qu'on met à le proposer. Je ne chercherai donc, en ces quelques pages, qu'à indiquer comment s'est développé historiquement, à travers tant de siècles,
l'art de peindre en Chine, en illustrant ces observations de quelques œuvres bien choisies.
Il est très probable qu'à des époques très reculées la peinture en Chine a été pratiquée à fresque murale dans les salles d'audience des palais des anciens empereurs. Dans les récits de la vie de
Confucius, est relatée une visite que fit le sage, en l'an 517 avant l'ère chrétienne, au palais de King-Wang, à Loyang, capitale de la dynastie des Tcheou ; on y voyait les figures des empereurs
primitifs, ainsi que celles des tyrans et des princes des dynasties antérieures ; mais connaîtrons-nous jamais quelques vestiges de ces peintures archaïques, très vraisemblablement anéanties
comme celles de la Grèce ? Comme pour la Grèce, c'est peut-être la céramique qui nous aura laissé les plus anciens exemples de l'art de peindre. Et nous n'en avons vraiment quelque idée pour la
Chine que depuis peu d'années, au cours desquelles nous ont été révélés des vases dont la panse porte des sujets peints sur le cru, avant une légère cuisson, sous couverte, dans des tons bruns,
rouges ou verts sur fond de terre, tout à fait comme sur les vases archaïques crétois ou mycéniens. Ces vases ont les formes bien connues des poteries à décors modelés en léger relief sous une
glaçure verte ou jaune, de l'époque des Han, et paraissent leur être contemporains. M. Waley en a publié un très intéressant de la magnifique collection de M. Eumorfopoulos à Londres.
Raphaël Petrucci avait déjà judicieusement remarqué combien l'art de sculpter des Han, dans les chambrettes funéraires dont Chavannes a heureusement relevé les très nombreuses dalles, était
empreint d'un caractère pittoresque et pictural, dans les traits gravés qui accentuent le dessin des formes, avec un souci de perspective qui est en désaccord avec la technique des bas-reliefs.
Il voyait dans les scènes se rapportant à des sujets mythologiques ou légendaires, à compositions ordonnées de nombreux personnages, l'esprit des peintres qui avaient pu fournir à des sculpteurs
de sépultures des modèles dessinés, transposés sur la pierre en sculpture méplate.
Et de fait, une peinture qui a fait beaucoup parler d'elle est de nature à corroborer cette opinion. C'est un rouleau (incomplet) d'après les sujets des « avertissements des dames instructrices
de la Cour », poème de Chang-hua, poète de la seconde moitié du IIIe siècle, sur lequel nous avons quelques informations d'après Chavannes qui a donné une traduction intégrale du texte (Fig. 2a
et 2b). Le rouleau a neuf scènes peintes sur une bande de soie brune, avec une extrême délicatesse, à très doux coups de brosse légers et fluide dans de subtils tons de rouge et de jaune, art
stupéfiant d'habileté et de sûreté, n'ayant rien d'un primitif. On crut d'abord, quand elle entra au musée britannique, posséder une peinture bien authentique d'un peintre fameux de la fin du IVe
siècle de l'ère chrétienne, Ku-K'aï-chih, portant le sceau de l'empereur Song Hui-Tsung et des inscriptions de la main de l'empereur Kien-Long (1710-1799), à qui il a appartenu. Doit-on respecter
cette opinion si avantageuse pour le grand musée anglais, ou n'y voir qu'une très remarquable copie ancienne, telle qu'était la belle copie faite sous les Song d'un original de Ku-K'aï-chih,
copie possédée jadis par le vice-roi Tuan-Fang et publiée en 1911 par un archéologue japonais, M. Seï-ichi Taki ? Si ce n'est là que le reflet d'une grande œuvre, sa noblesse de style, la
distinction des attitudes et la suprême élégance des femmes, leur charme subtil et raffiné, la grâce de leurs gestes, la souplesse des vêtements aux longs plis flottants, indiquent assez que nous
avons là l'aboutissement d'une culture fine, achevée, produit d'une longue évolution d'art et d'une civilisation séculaire de haute spiritualité parvenue au plus extrême raffinement. Et cet art
ne porte trace d'aucune influence extérieure ; d'inspiration essentiellement taoïste, d'après Lao-tzu, de types, de facture, il apparaît bien spécifiquement chinois.
Nous reproduisons ici deux des scènes de ce beau rouleau.
2a. Dans un combat de bêtes sauvages donné à la Cour, un ours s'échappa et marcha vers l'empereur Yuan des Han (58-33 avant l'ère chrétienne) ;
Feng, son épouse, se jeta devant l'empereur ; mais avant que l'ours n'ait pu l'atteindre, les gardes s'étaient jetés sur lui.
2b. Scène d'une étonnante composition, destinée à exprimer la paisible intimité d'un groupe familial, même dans le harem impérial, où l'une des
mères se soucie peu des grimaces que fait l'enfant dont elle coupe les cheveux ; alors qu'un lecteur, plus loin, leur rappelle, au milieu des occupations les plus familières, les hautes sentences
de l'idéal taoïste :
« Ne crois pas que tes pensées soient secrètes : le miroir céleste ne reflète pas seulement ce qui est visible — N'ayez pas une vaine satisfaction de votre beauté ; l'esprit du ciel n'aime pas ce
qui est trop parfait — Ne vous fiez pas à l'élévation de votre rang ; de quelle chute est menacé celui qui est monté le plus haut — Surveillez vos pensées, gardez-vous de suivre votre imagination
et vos désirs. »
Et ces pensées de haute spiritualité enveloppent des mouvements, des formes, des expressions de l'enfance les plus subtiles et les plus délicates.
Quand, à la fin du IVe ou au début du Ve siècle, le peintre et critique d'art Hsieh-Hô formulait les six principes, fondement de l'esthétique extrême-orientale, les conceptions philosophiques et
les formules techniques qu'ils renfermaient supposaient un très long passé de haute culture. Et c'est à cet art émouvant et raffiné, d'une délicatesse presque évanescente, peut-être même
annonciateur d'une décadence, que le bouddhisme allait demander ses formes expressives, qui devaient lui conserver, selon la formule de Hsieh-Hô, « le mouvement vital de l'esprit exprimé par le
rythme des choses ».
Le bouddhisme apparut vers le Ve siècle en Chine, sous les formes sculptées et peintes de l'art indo-grec du Gandhara hindou, déjà modifié par
son passage à travers le Turkestan oriental. Tous ces problèmes ont été, à l'heure actuelle, remarquablement clarifiés par M. Foucher, — étudiant cet art en ses origines hellénistiques, quand il
naquit dans ces ateliers de dynastes grecs installés, à la suite des conquêtes d'Alexandre le Grand, dans le nord-ouest de l'Inde. Les grands savants des missions archéologiques, Grunwedel et Von
Le Coq, Sir Aurel Stein et Paul Pelliot, suivant cet art en sa migration jusqu'au Pacifique, ont repéré les traces qu'il a laissées dans les groupes d'oasis aux ruines écroulées du Turkestan
oriental. C'est là, en ce contact avec la Perse sassanide et la Bactriane, qu'aux influences hellénistiques dont il était pénétré sont venus se mêler tous ces éléments confus des civilisations
décomposées de l'Asie antérieure. Mais, se rapprochant de la Chine, cet art bouddhique, en progressant, allait se trouver en contact avec cet art chinois que nous venons de voir déjà parvenu à un
degré de raffinement si troublant. La réaction est très sensible dans les peintures murales qui décorent les sanctuaires rupestres de Touen-houang, aux grottes des mille Bouddhas, qu'ont relevées
les missions d'Aurel Stein et de Paul Pelliot ; et c'est cette influence prépondérante des maîtres chinois que dégagera le texte de Paul Pelliot, attendu avec tant d'impatience, et qui va jeter
tant de clarté sur ce moment si important de l'art chinois sous la dynastie des Weï.
Nous savons que l'introduction du bouddhisme en Chine y amena un certain nombre de prêtres étrangers parmi lesquels il y avait des peintres : les mémoires historiques ont transmis quelques noms,
hindous, sogdiens ou khotanais. Ils travaillèrent sous les derniers souverains Weï et jusque sous les Song, et leur autorité, sous les Tang, impose à l'art de la peinture chinoise toutes ces
figures du panthéon bouddhique, dieux aux visages figés dans la contemplation intérieure du nirvâna, ou souriants, les yeux mi-clos, d'un rêve indéfini, les mains seules animées des gestes
symboliques. La vie apparaît, fervente, ardente même, dans des figures de donateurs, qui sont parfois de puissants portraits.
Parmi ces peintres fameux de la dynastie des Tang, dont les annalistes nous ont laissé les noms, il faut citer au tout premier rang Wou-Taô-tseu, en japonais Godoshi, né dans le Hônan vers 700,
dont l'œuvre dut être considérable et d'une très grande beauté ; il aurait peint d'admirables fresques dans les temples de la capitale Lo-Yang, que nous ne connaîtrons jamais, si ce n'est à
travers les grands estampages sur pierres gravées du XIIe siècle (exemples, la Kouan-Yin rapportée de Pékin par Pelliot à sa première mission, au Musée du Louvre, — et la grande tortue symbolique
du Musée britannique). Il semble avoir trouvé la formule expressive de ce type chinois de Kouan-Yin, incarnation bouddhique de la miséricorde et de la charité, dans ces figures un peu lourdes, à
formes tassées et puissantes, présentant, dans cet art de haute spiritualité, un caractère nouveau. La belle figure de Sakya Muni de la collection de M. U. Odin (fig. 3), dans sa robe rouge
brique semée de disques, d'une majesté un peu pesante, avec des mains d'un si bel accent, est très représentative de l'art de ce moment, même si elle est, comme le pensait M. Sekino, l'œuvre
inspirée d'un artiste coréen.
La splendide Kouan-Yin debout, du musée Ch. Freer, à Washington (fig. 4), était considérée déjà par Fenollosa comme une copie d'époque Song,
admirable de noblesse et de dignité dans ses légers voiles, et dominant les enfants inconscients auxquels elle apporte salut et aide, en abaissant vers eux ses regards et son indéfinissable et
bienfaisant sourire. — Déjà, Yen-li-Pen (Enrihuon des Japonais), peintre officiel de l'empereur Tai-tsoung, avait peut-être devancé Wou-Taô-tseu dans les représentations de Kouan-Yin assise sur
un rocher, au bord d'un torrent tumultueux, un voile recouvrant son haut chignon, drapée dans les plis harmonieux d'étoffes souples et légères, exprimant avec la plus souveraine autorité la
grandeur du divin. Nous en aurions peut-être le souvenir dans les figures du musée du Louvre (legs Marcel Bing) et les deux du musée Ch. Freer à Washington. Celle du temple Daïtokuji à Kyoto
(musée) y est attribuée à Wou-Taô-tseu.
Dans l'incertitude où nous demeurons sur l'authenticité de ces grands chefs-d'œuvre de la vieille peinture du temps des Tang, j'avoue que je ne puis me consoler de voir aujourd'hui mis en
discussion deux paysages sublimes qui m'avaient tant bouleversé au temple Daïtokuji de Kyoto, et que les Japonais attribuaient il y a vingt ans à Wou-Taô-tseu. Comme aussi la trinité bouddhique
du temple Tofukuji de Kyoto.
Si nous en croyons les historiens chinois, la peinture se serait alors scindée en deux branches : l'École du Nord et l'École du Sud ; il faudrait peut-être voir là, plutôt que des mentions
géographiques, des différences de styles : la première, plus violente, puissante et rude ; la seconde, idéaliste et rêveuse sous l'influence des légendes taoïstes et le rêve profond de ses
philosophes. Ce style du Sud, fait de demi-teintes, a fait triompher le lavis à l'encre de Chine, où les formes des êtres et des choses, noyées dans la nuance, demeurent enveloppées de mystère :
ce ne sont qu'harmonies subtiles dans le clair-obscur, se dispensant de toute accentuation de couleurs. Le professeur E. Grosse, de Fribourg-en-Brisgau, vient de consacrer des pages d'une
sensibilité profonde à cette technique et à cet art, dans un album dont les planches en reproduisent les plus grands chefs-d'œuvre.
On considère Wang Weï (en japonais Omakitsu), qui naquit au Chansi en 699, comme le grand maître des Tang au VIIIe siècle, créateur de cet art du paysage immatériel et fluide, avec les lois
particulières d'une perspective aérienne où les formes synthétisées s'évanouissent dans les teintes à peine colorées de l'encre de Chine. On a dit que c'était « peinture de lettré », directement
liée à la pratique de la calligraphie. Dans cette technique essentiellement monochrome, la maîtrise du coup de pinceau, la prestigieuse adresse à rendre par les encres fluides les plus grandioses
formes de la nature comme les plus subtils états d'atmosphères, étaient les lois mêmes de ces grands paysagistes chinois. De ma vie je n'oublierai l'émouvante et bouleversante impression que je
ressentis devant l'œuvre de Wang Weï, au temple Chi-Cha-Kuin de Kyoto : de toute la hauteur du kakémono, d'un jet, une cataracte tombait entre deux parois de rochers ; de petits arbres étaient
accrochés désespérément à leurs murailles inaccessibles, et à droite, dans un espace resserré, roulaient dans le ciel d'étranges nuages poussés par d'effrayantes rafales, exécutés à petits coups
de brosse rageurs. Comment rendre par des mots l'éternel de cela, la sauvage vision de quelques-unes des forces élémentaires accablantes de la nature, et ce rendu rapide, fougueux, adéquat à
l'émotion dont l'âme de ce sublime artiste était encore pénétrée. Et cela se passait à l'extrémité de notre monde, plus de sept cents ans avant que Ruysdael et son groupe cherchassent à rendre,
pour la première fois (avec quelle sagesse et quelle froideur en comparaison des peintures chinoises !), des spectacles naturels de cette espèce. C'est de cet art de Wang Weï qu'est sortie
l'admirable école du paysage des Song.
De même, de la peinture des animaux de la période Tang découle toute la suite des peintres animaliers dont l'esprit, le style et les traditions influencèrent jusqu'à nos jours toutes les écoles
en Chine, depuis le milieu du VIIIe siècle après Tsaô-Pa, déjà portraitiste attitré des chevaux impériaux. Le célèbre Han Kan, auquel nous devons peut-être le Rishi enfant chevauchant une chèvre
gigantesque autour de laquelle gambadent de petites chèvres si vivantes (Musée britannique), consacra à la peinture des chevaux sa vie de peintre de cour ; et Han Houang, son contemporain,
peintre de la vie rurale, a peut-être peint les buffles de la collection Eumorfopoulos, à Londres.
Dans l'ordre des paysages, des animaux, des fleurs et des scènes de cour, les peintres officiels des Tang ont a peu près tout inventé et fixé, et les siècles suivants n'ont eu qu'à s'en inspirer
en y apportant leur génie et leur goût personnel. Au début du Xe siècle, la Chine fut divisée en plusieurs petits royaumes dont les cours princières furent des centres de grande activité
artistique. Mais ce fut surtout avec la dynastie des Song (960), que commença une ère nouvelle où les influences spirituelles, dérivées du laoïsme et de la gracieuse nature de la vallée du
Yang-tsé Kiang, se retrouvent dans des œuvres de peinture d'une grâce suprême. De grands artistes, fuyant alors le séjour des villes et la vanité des charges de cour, se retiraient dans la
solitude, dans ces montagnes enveloppées de brumes transparentes ; ils y méditaient longuement avant de se mettre à peindre. Hantés par de vieilles idées philosophiques, au delà du réel, ils
cherchaient à entrevoir ce monde imaginaire si beau et demandaient aux apparences de le revêtir de formes parfaites ; en peignant la forme extérieure des choses, ils pensaient atteindre leur âme,
leur pure essence, et en faire sentir la poésie profonde. La nature étant pour eux source de toute émotion, ils cherchaient entre ses aspects et leur âme des correspondances infinies, entre
certaines saisons, certaines fleurs ou certaines heures, et leurs sentiments les plus intimes. C'est ainsi que cette peinture n'est pas une simple représentation, ni une impression, mais est
toujours chargée d'associations d'idées lourdes de sens secrets, qui ne peuvent être rendues, comme disait Kuô-Hsi, « que par des coups de pinceau doux et fluides, et pleins d'intentions secrètes
». C'est assez dire quelle importance prend, dans cette peinture, l'exécution prestigieuse du lavis à l'encre de Chine. Je ne crois pas qu'à aucun moment dans le monde la peinture, servie par des
moyens techniques d'une sûreté et d'une habileté déconcertantes, ait été plus pénétrée d'intellectualité et d'ésotérisme. C'est cet art des Song, avec son idéalisme philosophique, son inspiration
morale, la puissance de sa pensée et l'intensité de son rêve, qui exerça une si profonde influence sur le Japon, sur l'art de Sess-hiû et de ses contemporains.
Ce fut là un moment parfait de l'humanité dans cette capitale de Hang-tcheou, que le Vénitien Marco Polo visita et qu'il décrivit, lui qui venait de Venise, comme la plus belle et la plus somptueuse de la terre. C'est là que vécut cet extraordinaire empereur, artiste-peintre de génie, Houei-tsung (1100-1127), le Kiso-Koteï des Japonais, qui conservent dans leurs temples, en les lui attribuant, des œuvres d'une délicatesse et d'un raffinement uniques, oiseaux ou fleurs. De grands noms illustrent cette école des Song du Sud, dont les œuvres devront être étudiées dans les musées du Japon et de l'Amérique : King Haô, Kouan Tong, Tchaô Tchang, Li Tcheng, Fan Kouan, Kouô Hui, Mi Feï et surtout ce Li Lung Mien (Ri-riu-min des Japonais), avec d'incomparables peintures d'arhats, de saints et de dieux bouddhiques, d'une grande, noble et fervente inspiration qui peut paraître à première vue visionnaire, mais toujours empreinte d'humaine sérénité. Le XIIe siècle, tout imprégné de l'esprit de la secte zen, dont les doctrines taoïstes étaient plus larges et tolérantes que celles de Confucius, eut deux chefs d'écoles fameux vers sa fin : Ma Yuan (Bayen) et Hiao Koueï (Kakeï), tous deux peintres vigoureux, brossant avec autorité et largeur des paysages farouches dont ils ont laissé des représentations définitives ; et cet art des Song du Sud n'eut peut-être pas de représentant plus subtil et délicat que ce Mou-Shi (le Mokkeï des Japonais), qui, vers 1250, peignait cette branche de châtaignier et cette rangée de fruits (plaque mines), de ce lavis d'encre noire pénétrée de bleu, si fluide, si mouillée à fleur de soie, qu'il n'est pas d'aquarelle dont la rapide et mystérieuse exécution puisse lui être comparée (temple Rioko-in de Kyoto). La charmante retombée de pampres avec ses raisins, modelés dans la goutte d'eau encrée (coll. Ulrich Odin), est de Nikkwan (fig. 5).
Mais déjà le XIIIe siècle est bien avancé, et en 1276 les Mongols de Koublaï Khan, se présentant devant Hang-tcheou, anéantissent cette capitale des Song du Sud qui, pendant près d'un siècle et
demi, avait représenté une des plus éblouissantes périodes de l'histoire universelle.
La dynastie mongole des Yuan allait occuper la Chine pendant près d'un siècle, sans y rien détruire du fond même de la pensée ni de l'ancienne culture, et les directions de l'art ne s'en
trouvèrent pas sensiblement modifiées. Tchaô Mong Fu, né en 1254, qui les servit loyalement, peignit à leur cour, comme avaient fait les peintres des Tang, des chevaux et des paysages. D'autres,
peignant des sujets bouddhiques, n'étaient pas sans réagir un peu contre le mysticisme des Song du Sud. Certains avaient encore le grand style des Song, comme ce Tsz' Chwang (Sesso des Japonais),
quand il peignait le Rakkan Kenshi, dont le beau geste rituel ne perd pas de sa noblesse dans les vêtements déchiquetés de sa pauvre existence terrestre (coll. Ulrich Odin, fig. 6).
La dynastie des Ming, sans se détourner des genres de la peinture qui avaient eu de si heureuses fortunes depuis tant de siècles, éprise des
spectacles de la vie, demanda à ses peintres plus réalistes de les reproduire, transformés par les prestiges de leur art (fig. 7).
*
Lire aussi :
- Ernst Grosse, Le lavis en Extrême-Orient
- Raphaël Petrucci, Les peintres chinois
- Laurence Binyon, Introduction à la peinture de la Chine et du Japon