Lucien Métivet (1863-1932)
ALADIN
Ombres chinoises en quinze tableaux
Flammarion, Paris, 1904
Ombres chinoises et Chinois de paravent
Voici sur quoi notre rideau va se levant.
Le long de cet écran des ombres fugitives
Devant vos yeux vont donc passer et repasser ;
Vous verrez des palais aux vastes perspectives
S'édifier soudain et soudain s'effacer.
La Chine est le pays des châteaux en Espagne !
Pays mystérieux, pour le rêve inventé ;
Tandis que doucement la musique accompagne
Le conte d'Aladin va vous être chanté.
Trois coups de gong ! pour que personne ne s'endorme.
- Aladin est un spectacle d'ombres chinoises, représenté pour la première fois en février 1904 au Théâtre des Mathurins à Paris. Lucien Métivet, illustrateur humoristique et politique (dans Le Rire, La Baïonnette), mais aussi peintre, poète, en signa le texte et les images, avec une mise en scène d'E. Lamouche et une musique de J. Vieu.
Extraits : Le jardin à la lampe merveilleuse - Le festin du génie - Sur le pont de bambou
La Cour du Fils du Ciel - Les mandarins - La fête de nuit - La barque joyeuse
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Admirons un jardin magnifique, où les fleurs
Sont de purs diamants d'une grosseur énorme.
Les fruits mirobolants, de toutes les couleurs,
Vaudraient certainement trois millions la livre :
Ce ne sont que rubis, topazes et saphirs.
Sur un socle se dresse une lampe de cuivre
Dont la flamme vacille au souffle des zéphirs.
Or, voici qu'Aladin franchit la porte ronde,
Morne, triste, morose, il est tout seul au monde,
Beau comme un jeune dieu, mais plus pauvre je crois,
Que ne l'eût été Job, s'il eût été Chinois.
Ah !... Ah !... Ah !... Aladin !... Aladin !... Aladin !...
Est-ce le chant des brises caressantes ?
Le murmure léger des feuilles frémissantes ?
Est-ce la voix des fleurs, au magique jardin ?
Ah !... Ah !... Ah !... Aladin !... Aladin !... Aladin !...
Fuis-tu la Douleur ? Cherches-tu le Bonheur ?
Je suis la lampe merveilleuse !
Qui me possèdera
En un instant verra
Tous vœux réalisés,
Toutes peines finies,
Sera plus puissant qu'un dieu.
J'ai pour esclaves les génies
De la Terre et de l'Air, des Ondes et du Feu.
Aladin !... Aladin !...
Est-ce la voix des fleurs au magique jardin ?
Aladin !... Aladin !... Aladin !...
Bravement, Aladin prend la lampe et l'emporte.
Dans son humble maison le voici revenu.
Que triste est le logis et que le mur est nu !
Des fenêtres, beaucoup, mais pas du tout de porte...
On y gèle l'hiver, on y rôtit l'été ;
Le toit laisse passer tous les vents en colère.
Et le maigre repas, sur la table, apprêté,
C'est un peu de pain noir, bien dur, et de l'eau claire.
— O lampe, je vais voir si je suis plus puissant
Que ne le fut jamais empereur de la Chine,
Dit Aladin. — Parais, génie obéissant
Auquel sont dévolus les soins de la cuisine...
Je veux boire à ma soif et manger à ma faim.
— Boum !, répond le génie.
À la même seconde
Sur la table est servi, dans un couvert d'or fin,
Le dîner le plus riche et le plus beau du monde.
Et quel menu ! du riz à gros et petits grains,
Ailerons de requins avec nids d'hirondelles,
Poissons, pâtés de rats, gâteaux de tous modèles,
Du thé comme on n'en boit que chez les mandarins,
Salade à l'huile de ricin, oh ! quelle joie !
Et pour finir, des chiens farcis de vers à soie.
Mais vous comprendrez tous aisément, n'est-ce pas,
Que l'on prenne un peu l'air après un tel repas :
Donc notre Aladin sort et se mêle à la foule
Qui passe sur le pont, regardant l'eau qui coule.
Sur le pont de bambou
De l'un à l'autre bout,
Les passants vont et viennent,
Se promènent,
Courent à leurs travaux, volent à leurs amours.
Les badauds qui n'ont rien à faire
Contemplent d'un air débonnaire
L'onde aux capricieux détours
Qui vers l'horizon couleur de mauve,
Ainsi que les rapides jours,
Se sauve, se sauve, se sauve.
Sur le pont de bambou
De l'un à l'autre bout,
Les belles dames passent,
Se prélassent,
Au fond des palanquins ornés de fleurs de thé.
Les vieilles qui plus rien n'espèrent
Avec tristesse, considèrent
Le flot du grand fleuve argenté
Qui vers l'horizon couleur de mauve,
Comme la fragile beauté
Se sauve, se sauve, se sauve.
Survient un officier, de gardes escorté,
Et tout le mouvement soudain s'est arrêté.
— Ordre de l'Empereur, Fils du Ciel, notre Maître :
Faites place, et que tous s'éloignent sans tarder.
La Princesse, sa fille, à l'instant va paraître,
Et nul œil indiscret ne la doit regarder.
Contre l'ordre formel personne ne proteste
Et, de rentrer chez soi, chacun s'est dépêché.
Mais le jeune Aladin est curieux, il reste,
Et pour voir passer la Princesse, il s'est caché.
Dans le Céleste Empire aucune n'est plus belle,
Son voile flotte au caprice du vent,
Son visage est charmant comme une fleur nouvelle,
Son sourire plus doux que le soleil levant.
Un petit esclave déploie
Au-dessus de sa tête
Un parasol léger,
Et l'on croirait voir voltiger
Les oiselets brodés sur sa robe de soie.
Et le cœur d'Aladin est éperdu d'amour.
Mais elle a disparu, vision poétique,
Son âge ? dix-sept ans. Son nom ? Badroulboudour
(Son nom n'est pas joli, mais il est exotique).
Changement de décor, nous sommes, s'il vous plaît,
Chez l'Empereur, voici tous les grands dignitaires :
Ministres, mandarins civils et militaires,
Les bonzes, les lettrés, la Cour au grand complet.
Passent les courtisans en courbant leur échine ;
Des petits, des plus grands, des maigres et des gras,
Les uns sont tout rasés, d'autres ont des barbiches
Ainsi que les magots qu'on voit sur les potiches.
Mais un seigneur paraît, superbement vêtu,
C'est Aladin portant la lampe merveilleuse.
L'Empereur, en chinois, lui dit : — Qui donc es-tu
Pour marcher le front haut et la mine orgueilleuse ?
— Je me nomme Aladin, du Monde je suis roi :
La lampe magique est à moi.
Mes richesses sont infinies,
Je suis plus puissant qu'un dieu,
J'ai pour esclaves les génies
De la Terre et de l'Air, des Ondes et du Feu.
Voici mes serviteurs qui franchissent ta porte ;
Sous le poids des présents que j'apporte,
Leurs dos vigoureux sont ployés.
Tous les trésors du monde et bien d'autres encore,
Je viens les déposer aux pieds
De la Princesse que j'adore.
Mais le temps a passé, nous sommes au grand jour
Des noces d'Aladin et de Badroulboudour.
Et tandis que le peuple boit dans les tavernes,
En somptueux habits, en bottes de satin,
Les nobles invités, se rendant au festin,
Défilent, escortés de porteurs de lanternes.
En bonnets pointus, en chapeaux carrés,
Avec des dragons dorés
Brodés sur leur veste,
La longue natte de crins
Pendant jusqu'aux reins,
Ils sont venus les mandarins
De tous les coins de l'Empire céleste
De Nankin, de Pékin, du Tonkin,
À cheval, en palanquin,
Et des esclaves qui portent
Lampions de toutes couleurs
En forme d'animaux, de masques ou de fleurs
Les escortent.
De mille côtés à la fois
Sonnent des fanfares de fête,
Et tous les chapeaux chinois
Ont perdu la tête !
En bonnets pointus, en chapeaux carrés,
Avec des dragons dorés
Brodés sur leur veste,
La longue natte de crins
Pendant jusqu'aux reins,
De tous les coins de l'Empire céleste
Ils sont venus les mandarins.
Au parc impérial, sur le lac, dans les îles,
C'est la fête de nuit.
Des danseuses agiles
Font mille tours jolis avec des baladins.
Les sons des instruments, dans les joyeux jardins,
Se mêlent au murmure argentin des cascades.
Tout à coup, badaboum ! pif ! paf ! crépitements...
C'est le feu d'artifice, et dix mille fusées,
De la terre ont jailli, jaunes, vertes, rosées,
Ouvrez les parasols ! il pleut des diamants !
Ils s'en vont tous deux, les nouveaux époux,
Vers le beau palais, au son des musiques
Tandis que sur la rive où tremblent les bambous,
Brillent de mille feux les pagodes antiques ;
Ils s'en vont tous les deux sur le bateau léger,
Orné de blancs jasmins et de fleurs d'oranger.
Aladin s'agenouille auprès de l'Adorée :
Princesse aux pieds menus, au front charmant,
Puisqu'est venue enfin l'heure espérée,
Je veux que votre amour soit mon seul talisman.
Et, tout au fond du lac tranquille,
Il a jeté la Lampe, à présent inutile.
Fendant l'onde au reflet changeant,
Vers la demeure radieuse,
La barque d'amour, la barque joyeuse
Vogue sous la clarté de la lune d'argent.