Louis Laloy (1874-1944)
TROIS DRAMES DE L'ASIE
Le songe de la vie, Vikrâma et Ourvâsi, Le chagrin au palais de Hán
Éditions de la Baconnière – Neuchatel, décembre 1943
- Extraits de la préface : "Je ne suis pas Voltaire, mais crois avoir autant que lui le droit de chercher mes héros hors de l’antiquité classique ou de l’Europe qui se dit chrétienne, et suivant son exemple de prendre avec les auteurs de la Chine ou de l’Inde, dans la mesure de mes moyens, les libertés que s’est permises Corneille à l’égard de Guilhen de Castro, Racine avec Euripide et Sénèque, et Goethe aux dépens de Marlowe."
- "Le premier de ces drames appartient à la religion taoïste et retrace la conversion d’un saint. Liù Yén est un des huit Immortels que l’on voit si souvent représentés sur les peintures et les objets d’art de la Chine, avec leurs attributs signalétiques... Les philosophes de la Chine, comme aussi ceux de l’Inde, ont très tôt remarqué que dans le rêve les objets sont pour nous aussi vrais et nos sensations aussi fortes qu’à l’état de veille. Rien ne prouve donc, si l’on veut bien y réfléchir, que le monde que nous appelons réel ne soit pas lui aussi un rêve... Le rêve quand on rêve est réel, et devient illusoire au réveil. Ce que nous apercevons les yeux ouverts cesse d’exister quand nous prend le sommeil. Le héros de ce drame vivra sa vie en rêve mais en recevra des impressions aussi fortes que si ce n’était pas un rêve, et c’est par leur action qu’il sera sauvé. En peu d’instants il aura vécu, ou ce qui revient au même, il aura cru vivre plusieurs années... Réalité du rêve et relativité du temps : telles sont les deux idées qui expliquent ce drame et lui impriment son mouvement."
- "Le Chagrin au palais de Han est un drame historique. Mais il contient aussi sa leçon de vertu, car en Chine la politique ne peut pas se séparer de la morale dont elle n’est qu’un chapitre et une application. Cette morale n’est pas celle du taoïsme ni du bouddhisme, qui l’une et l’autre conduisent au détachement et à la contemplation. Il faut à l’homme d’État une doctrine qui lui permette et même lui ordonne d’accepter son emploi et d’y développer son activité. Cette doctrine a été procurée à la Chine par l’enseignement de Confucius, qui en trouvait les éléments dans les croyances et les coutumes de ses contemporains."
Extraits : Le songe de la vie. Prologue et Acte premier - Le chagrin au palais de Han. Acte
premier.
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PROLOGUE
Entre ciel et terre, sur une montagne si haute qu’elle
échappe au regard des hommes. Elle est située aux confins du monde, à l’Orient. La divinité qui y règne s’appelle le Prince-empereur de la Floraison orientale. Là sont réunis sept bienheureux qui
par leurs vertus ont mérité d’être affranchis des lois de la matière : ils sont devenus Immortels.
L’un d’eux paraît : il porte la robe flottante et le bonnet rabattu des sages taoïstes, mais tout blancs l’un et l’autre.
SCÈNE UNIQUE
TCHOUNG-LÎ.
Sur les pentes du Mont invisible, résidence du Prince-empereur de la Floraison
orientale,
Écoutant le chant du phénix, respirant l’air céleste et contemplant de loin la terre,
Les Immortels s’élèvent et descendent comme de blancs nuages.
Mon nom terrestre est Tchoung-lî, et je n’ai accédé à la félicité suprême que depuis quatre cents ans, le plus jeune des sept Immortels réunis sur la montagne qui touche au ciel. D’abord
fonctionnaire civil, j’avais passé ensuite à la carrière militaire, pour combattre les tribus nomades qui menaçaient nos frontières. Devenu général d’armée, j’allais de victoire en victoire quand
un jour, faute de précautions, je me suis laissé surprendre. Enveloppés de tous côtés, la retraite coupée, mes guerriers se sont fait tuer jusqu’au dernier homme. Laissé pour mort sur le champ de
bataille, quand j’ai rouvert les yeux ce fut pour voir un tel carnage qu’il me fut impossible d’affronter le regard d’un homme vivant. Retiré dans la forêt sauvage, reclus dans la méditation,
c’est ainsi que j’ai fait mon salut. Je viens d’apercevoir dans la province occidentale, sur la route qui mène à la capitale de l’empire, une traînée de vapeur bleue, qui monte droit jusqu’au
ciel. C’est signe que le voyageur qui est là, prêt à entrer dans une auberge au bord de la route, est de nature à devenir un Immortel. Mais je vois dans son cœur les sept passions humaines : la
joie, la colère, le chagrin, la crainte, l’amour, la haine et le désir. Elles l’occupent et détournent son attention de l’unique vérité. Je vais prendre un habit terrestre, afin de le convertir
et le conduire sur la Voie éternelle. Dès qu’il y sera parvenu, le chaud ni le froid n’atteindront plus son corps, les jours et les mois ne vieilliront plus son visage. Le roi des enfers sur ses
tablettes l’exemptera de la vie et de la mort. Les secrétaires d’immortalité sur leurs livres inscriront ses nom et prénom. À la pointe de la mer ils lui montreront du doigt le bord du ciel et
conduiront l’homme égaré jusqu’au Mont invisible où il sera reçu parmi les Immortels.
(Il disparaît.)
ACTE PREMIER
Devant l’auberge, sur la route de la capitale, et ensuite
dans l’auberge,
celle-ci indiqués par une table avec deux chaises, un lit de camp d’un cédé, un fourneau de l’autre.
SCÈNE PREMIÈRE
(Le bachelier Liù Yên apparaît sur la route.)
LIÙ YÊN.
Fouettant ma rosse sur la route de la capitale
Sans répit du matin au soir,
Je n’aperçois encore, jusqu’au bout de l’horizon, que l’ombrage des ormes.
Comment n’aurais-je pas l’impatience au cœur ?
Je m’appelle Liù Yên, et suis né dans l’ouest, au village de Loh-tsién, non loin de la frontière. Mon père, simple cultivateur, ayant remarqué mon goût pour la lecture, m’a envoyé à la ville pour
y faire mes études. J’y ai bien réussi. Reçu premier à l’examen dans ma province, j’ai été désigné pour me rendre à la capitale de l’empire où va avoir lieu le grand concours, celui qui donne
accès aux emplois supérieurs. En route depuis plusieurs jours, j’en ai pour longtemps encore. C’est l’heure de midi : personne dans les champs. La chaleur m’accable, la fatigue et la faim me
pressent. J’aperçois une auberge et vais y entrer pour faire une légère collation. Je m’approche de la porte, je descends, j’attache ma monture et prends dans mon sac de voyage deux cents
sapèques pour qu’on me fasse une bouillie de millet.
*
SCÈNE II
Dans l'auberge
LIÙ YÊN, puis TCHOUNG-LÎ et la patronne.
(Liù Yên est entré, Tchoung-lî paraît à son tour sur la
route.
Il a le même costume qu’à la scène précédente, mais en noir, et porte un sac de voyage.)
TCHOUNG-LÎ. — La vie est ma porte de droite et la mort ma porte de gauche. Longue vie, mort
précoce, immortalité, tout dépend de nous-même.
LIÙ YÊN. — Quelqu’un me suivait donc sur la route ?
TCHOUNG-LÎ.
Bien qu’il n’ait que sa demeure d’herbes et sa hutte de joncs un adepte,
Compagnon du vent calme et de la lune claire
Ne saura même plus discerner l’automne du printemps,
La dynastie qui règne ou celle qui va venir.
LIÙ YÊN. — C’est le chant d’un adepte.
(Tchoung-lî entre à son tour dans l’auberge, c’est-à-dire dans le périmètre formé par le lit de camp, la table et le fourneau. Il salue le voyageur qui est déjà là.)
TCHOUNG-LÎ. — Monsieur le bachelier, je vous présente mes félicitations.
LIÙ YÊN. — Seigneur maître de la doctrine, j’en suis trop honoré. Vous savez donc où je vais ?
TCHOUNG-LÎ. — Mais ce n’est pas de cela que je vous fait compliment.
LIÙ YÊN. — J’étais entré pour un instant.
TCHOUNG-LÎ. — Je sais. Holà ! madame l’aubergiste ! Monsieur désire une bouillie de millet bien chaude et cuite à point, pour réparer ses forces. Hâtez-vous. Le voyageur a faim de dévorer la
route. Qu’attendez-vous ?
LA PATRONNE. — Vous êtes impatients, messeigneurs. Il faut tout de même que j’allume le feu.
TCHOUNG-LÎ. — Je ne demande rien pour moi, que cette chaise pour m’asseoir, et causer avec lui, pendant qu’il va attendre.
LIÙ YÊN. — La faveur d’un entretien avec votre sagesse me sera plus précieuse qu’un monceau d’or.
TCHOUNG-LÎ.
Un grand de ce monde est celui qui se livre au caprice sauvage,
S’abandonne aux apparences trompeuses.
Ces gens riches du siècle
Ne sont devant mes yeux que brouillard et fumée.
LIÙ YÊN. — Ce qui m’a incité à l’étude n’est pas l’attrait des richesses mais le goût du savoir.
TCHOUNG-LÎ. — Renoncez au savoir et vous connaîtrez le bonheur.
LIÙ YÊN. — Si j’avais renoncé au savoir, je serais laboureur dans la maison de mon père.
TCHOUNG-LÎ. — N’aviez-vous pas de quoi vivre auprès de lui ?
LIÙ YÊN. — C’est ce que mes parents souhaitaient. Même ils m’avaient choisi déjà une fiancée, la fille de nos voisins, d’une famille très honorable. Elle s’appelle Yuh-ts’ing, Pureté du jade, et
mérite ce prénom.
TCHOUNG-LÎ. — Le jade pur se rencontre dans les solitudes sauvages et non pas sur les grandes routes.
LIÙ YÊN. — Elle ne perdra rien pour attendre. Je reviendrai pour l’épouser.
TCHOUNG-LÎ. — Bientôt ?
LIÙ YÊN. — Sitôt que j’aurai un bel emploi. Nous prendrons alors nos parents avec nous, pour le repos de leurs vieux jours.
TCHOUNG-LÎ. — Autrefois un puissant ministre se trouvant en voyage aperçut au bord de la route une ornière où restait un peu d’eau. Il lui sembla qu’un voix très fine l’appelait : « Monsieur le
puissant ministre ! monsieur le puissant ministre ! » Il fit arrêter sa litière et s’approcha. Une ablette se débattait dans l’eau bourbeuse. « Ablette, petite ablette, que faites-vous ici ? — Je
suis née dans les flots du lac Oriental. Pardonnez mon audace de vous avoir appelé. N’auriez-vous pas une pinte d’eau pour me sauver la vie ? — Bien volontiers et de bon cœur. Je m’en vais
justement vers le fleuve du Sud et rien ne me sera plus facile que d’en faire détourner le cours pour l’amener ici. » Mais l’ablette répondit, toute rouge de colère : « Je suis sortie de mon
élément et tout près de mourir. Avec une pinte d’eau vous pouvez me sauver et voilà ce que vous trouvez à m’offrir. Passez-moi donc tout de suite dans une ficelle pour me porter au marché du
poisson sec, cela vaudra bien mieux. »
LIÙ YÊN. — Secourir sa famille est une bonne œuvre. Secourir le peuple est une belle action. Si je deviens ministre, je pourrai veiller à la justice des sentences et à l’intégrité des
fonctionnaires, augmenter par une meilleure exploitation les richesses de l’empire.
TCHOUNG-LÎ. — C’est quand disparaît la sagesse qu’on a recours à la justice. C’est quand la convoitise règne que l’intégrité devient la vertu principale. Et quand la richesse abonde, la
corruption se répand.
LIÙ YÊN. — Si je ne réussis pas dans l’administration civile, je passerai au service militaire, car j’ai étudié aussi l’art de la guerre. Les Barbares de l’Ouest sont toujours menaçants. N’est-ce
pas notre devoir de les contenir et de les soumettre, pour leur faire connaître les bienfaits de la paix et garantir la sécurité de nos frontières ?
TCHOUNG-LÎ. — Les armes sont toujours instruments de malheur. Le général victorieux a pour escorte en son triomphe un cortège funèbre.
LIÙ YÊN. — J’ai terminé mes études pour la paix et la guerre, et je resterais sans emploi ?
TCHOUNG-LÎ.
Voyez ce ministre en son palais, donnant ses ordres du matin au soir,
Ce général qui veille avec ses hommes, guettés par l’adversaire,
Comment serait-il, comme moi, indépendant des êtres, seul maître de soi-même ?
LIÙ YÊN. — Seigneur docteur, veuillez considérer que je suis convoqué à la capitale, pour le grand concours. Comment désobéir ?
TCHOUNG-LÎ. — Celui qui a quitté ce monde échappe aux lois humaines.
LIÙ YÊN. — Je n’en suis pas capable.
TCHOUNG-LÎ. — C’est que vous vous ignorez vous-même ; vous n’êtes pas né pour l’activité vulgaire. J’ai reconnu en vous les traits d’un Immortel.
LIÙ YÊN. — Pourtant la terre est belle, avec la charrue dans les champs, la montagne aux creux d’ombre et l’arbre au bord de la rivière.
TCHOUNG-LÎ.
Où je suis, le sol est sans poussière,
L’herbe n’a qu’un long printemps,
Aux quatre saisons les fleurs s’épanouissent, toujours délicates et douces.
J’ai la montagne bleue pour paravent devant ma porte à claire-voie,
La pluie humecte les feuillages des bambous,
La rosée nourrit la fraîcheur des simples,
J’écoute la plainte des singes sauvages sur les arbres anciens,
Et contemple l’eau qui enveloppe de son cours ma retraite solitaire.
LIÙ YÊN. — Plus beau encore, le sourire des hommes qui remercient pour un bienfait.
TCHOUNG-LÎ.
Le bienfait dépend du sort et non de notre volonté.
La gratitude s’attache au nom plus qu’à la chose.
LIÙ YÊN. — Je ne puis pas vous suivre. Oh ! quelle lassitude !
TCHOUNG-LÎ. — En route depuis l’aurore, il faut vous reposer. Prenez mon oreiller que je tire de mon sac, et étendez-vous là. Je vous réveillerai. L’eau ne bout pas encore. Il dort déjà. Liù Yên,
sur cet oreiller enchanté je vais vous promener en songe dans les espaces indéfinis de l’avenir, parcourant en dix minutes de sommeil dix années d’existence. À votre retour dans le moment présent
vous saurez ce que valent le plaisir et la gloire, le talent, la science, la volonté humaine et la faveur de vivre. Ne faites pas de bruit, madame. Il dort profondément. Je dirige son rêve.
(Liù Yên est étendu, endormi, sur le lit de camp, la nuque appuyée à l’oreiller chinois, de forme quadrangulaire. Tchoung-lî le tient sous son regard.)
Louis Laloy, préface : "C’est principalement de cet ouvrage que je m’étais inspiré pour un drame donné en 1912 au Théâtre des Arts que dirigeait alors M. J. Rouché. Une musique de scène de M. Gabriel Grovlez l’accompagnait, le rôle de l’empereur y fut créé par M. René Rocher, et eut ensuite pour interprète M. Charles Dullin. J’ai gardé de ces représentations le plus beau souvenir, mais on ne sera pas surpris qu’à trente ans de distance je donne de mon œuvre une version nouvelle."
ACTE PREMIER
Le palais impérial
SCÈNE PREMIÈRE
L’empereur, le conseiller de droite, le conseiller de gauche, le chambellan.
Dans la salle du trône, l’empereur est assis ayant auprès
de lui, debout, les deux conseillers de droite et de gauche.
Devant lui, le chambellan prêt à recevoir ses ordres.
L’EMPEREUR.
Entre les quatre mers règne la paix profonde,
Les peuples sont soumis et le ciel les protège.
Chaque saison apporte en son temps ses bienfaits.
Et le palais de Han se réjouit
De la prospérité des cent familles.
Monsieur le conseiller de droite, Monsieur le conseiller de gauche, vous avez entendu le rapport que vient de me présenter mon premier ministre le seigneur Maô Yên-chéou. Comme l’exige la coutume
il a quitté la salle afin que vous puissiez parler librement.
Seul Monsieur le chambellan nous écoute, prêt à exécuter les ordres qui lui seront donnés. Avez-vous une observation à faire ? Un avis à proposer ? Que rien ne vous retienne. Le droit de
remontrance vous appartient, et je sais, tout empereur que je suis, le respect que je dois à votre âge ainsi qu’à vos vertus de fidélité, de dévouement et de sagesse. Monsieur le conseiller de
gauche ?
LE CONSEILLER DE GAUCHE. — J’ai entendu. La récolte a été belle et le plus pauvre aura de quoi ne pas mourir de faim, cependant que le grain afflue aux greniers de l’État. Les familles
s’accroissent et les filles y naissent plus nombreuses encore que les fils.
L’EMPEREUR. — Que voulez-vous dire ?
Le CONSEILLER DE GAUCHE. — Rien, sinon que la faveur du ciel est la récompense visible du bon gouvernement.
L’EMPEREUR. — Comment oserais-je accepter un pareil éloge ? Mon mérite est bien faible.
LE CONSEILLER DE GAUCHE. — Le rapport que nous venons d’écouter apporte un témoignage indiscutable. Mais je ne suis pas sûr qu’il nous ait tout appris. De son voyage d’inspection dans les
provinces Monsieur le premier ministre n’a-t-il vraiment tiré que ces renseignements de statistique?
L’EMPEREUR. — Vous voulez parler du présent qu’il m’a offert à son retour ?
LE CONSEILLER DE GAUCHE. — On dit que dans chaque ville et dans chaque village les beautés les plus rares, par ses soins choisies...
L’EMPEREUR. — Vous êtes bien renseigné, mais ici je vous arrête. Ce qui se passe dans les jardins intérieurs n’est pas soumis à vos conseils. Vous savez mes soucis. Ne touchez pas à mes
plaisirs.
LE CONSEILLER DE GAUCHE. — Il arrive qu’un ministre favorise à l’excès les plaisirs de son maître pour échapper à sa vigilance.
L’EMPEREUR. — Maô est un ministre habile. Ma confiance lui est acquise. Mais si un jour je l’en découvre indigne, soyez assuré que le châtiment sera prompt et exemplaire. Monsieur le conseiller
de droite ?
LE CONSEILLER DE DROITE. — Avec joie j’ai appris que dans toute l’étendue de l’empire fleurissent les arts de la paix. Je voudrais être assuré qu’il en est de même hors de nos frontières.
L’EMPEREUR. — Qui oserait nous attaquer ?
LE CONSEILLER DE DROITE. — Le voisin pauvre est un danger pour le riche. Les tribu du désert ont toujours convoité l’opulence de nos villes et la fertilité de nos champs. Ce sont de hardis
cavaliers, des archers redoutables.
L’EMPEREUR. — N’avons-nous pas un traité d’alliance avec eux ?
LE CONSEILLER DE DROITE. — L’avons-nous observé nous-mêmes ? Leur chef suprême, qu’ils appellent le grand Khan des Tartares, ne devait-il pas recevoir pour épouse une princesse de la maison
impériale qui l’unirait à nous par des liens de parenté ?
L’EMPEREUR. — S’il réclame son droit nous ne serons pas pris de court. Votre collègue à l’instant montrait de l’inquiétude au sujet des jardins intérieurs. Il ne sera pas difficile de lui trouver
là une épouse et nous n’aurons, comme on dit, que l’embarras du choix. Messieurs les conseillers, je ne vous retiens plus. Monsieur le chambellan !
(Les conseillers se retirent et le chambellan s’approche.)
LE CHAMBELLAN. — Aux ordres de Votre Majesté !
L’EMPEREUR. — Trop sages conseillers ! Ils ont répandu malgré moi l’ombre sur mes pensées. C’est l’heure où dans la nuit des jardins les pavillons disséminés s’éclairent et les jeunes filles font
leurs apprêts dans l’espérance de recevoir ma visite. Elles sont si nombreuses que je ne les connais pas toutes. Mais j’ai leurs noms ici, et leurs portraits que le ministre m’a remis, faits par
son secrétaire, un peintre très habile. Non, monsieur le chambellan, il ne faut pas me les montrer ce soir, car la nuit est trop belle et c’est elle seule que je veux contempler.
LE CHAMBELLAN. — Je vais faire alerter l’escorte et avancer la voiture.
L’EMPEREUR. — Je ne veux pas d’escorte, ni rien qui me signale. Vous serez, si vous y consentez, mon compagnon de promenade.
LE CHAMBELLAN. — C’est un trop grand honneur pour ma pauvre personne.
L’EMPEREUR. — Nous irons, au hasard, par les jardins nocturnes où les fleurs s’obscurcissent et les parfums s’exaltent. Nous aurons pour musique le murmure de la brise sur les feuillages que
caresse la lune. Nos pas muets sur l’herbe molle prendront soin de ne pas troubler la jeune fille dans sa chambre, éveiller l’oiseau dans son nid. Venez avec moi. Dites, vous souvient-il de celle
dont hier, regardant le portrait, nous cherchions en vain la beauté ?
LE CHAMBELLAN. — Celle qui avait les yeux écarquillés, le front ridé ? Son nom, je m’en souviens, était Wâng, son prénom Tchao-kiun.
L’EMPEREUR. — Wâng Tchao-kiun. N’oubliez pas. Si le Khan des Tartares fait valoir ses droits, nous lui donnerons pour épouse, et il sera tenu d’accepter avec reconnaissance, la princesse
Tchao-kiun.
(Ils sortent en riant.)
*
SCÈNE II
TCHAO-KIUN, deux suivantes.
Dans le parc impérial. Un pavillon un peu surélevé et
fermé jusqu’à hauteur d’appui. Porte ouverte au milieu. Par devant, un chemin. Clair de lune. Tchao-kiun est assise dans le pavillon. Les suivantes s’empressent à sa parure qu’elle observe dans
un miroir. Elle est inquiète et nerveuse.
TCHAO-KIUN. — J’ai trop de rouge ici. Cette épingle est mal placée. Plus en arrière. Assez !
Et d’ailleurs, à quoi bon tout cela ?
PREMIÈRE SUIVANTE. — Ne vous plaît-il pas de vous sentir belle ?
TCHAO-KIUN. — Triste beauté qui n’attire pas le regard ! Fleur sans parfum qui meurt dans l’ombre de la forêt ! Oiseau sans voix dont nul n’entendra jamais l’appel printanier !
DEUXIÈME SUIVANTE. — Il n’est pas possible que l’empereur ne découvre tôt ou tard le trésor caché au fond de ses jardins.
TCHAO-KIUN. — Pourquoi ne m’a-t-il jamais mandée auprès de lui ? Non, laissez-moi, ne me tourmentez plus.
(Elle se lève et écarte les suivantes.)
PREMIÈRE SUIVANTE. — Si c’était pour ce soir cependant ?
DEUXIÈME SUIVANTE. — Nous serions punies pour notre négligence.
PREMIÈRE SUIVANTE. — La nuit est claire comme une nuit prédestinée.
TCHAO-KIUN, se rasseyant. — Faites donc votre ouvrage et perdez votre peine.
(Les suivantes s’empressent.)
*
SCÈNE III
Les mêmes, MAÔ YÊN-CHÉOU, le secrétaire.
(Le ministre Maô Yên-chéou paraît sur le chemin,
accompagné de son secrétaire.)
MAÔ YÊN-CHÉOU. — Vous n’étiez jamais venu jusqu’ici ?
LE SECRÉTAIRE. — Je ne savais même pas que le parc impérial s’étendît aussi loin.
MAÔ YÊN-CHÉOU. — C’est un lieu d’exil plus abandonné que le désert au delà des frontières et l’habileté de votre pinceau ne trouverait pas l’occasion de s’y exercer.
LE SECRÉTAIRE. — Ce pavillon est habité ?
MAÔ YÊN-CHÉOU. — Voyez.
LE SECRÉTAIRE, s’approchant. — Une jeune fille que l’on apprête pour la nuit.
MAÔ YÊN-CHÉOU. — Bien inutilement.
LE SECRÉTAIRE. — Elle est délicate et tremblante comme une fleur de pavot qui vient de déplier ses pétales.
MAÔ YÊN-CHÉOU. — Ne la reconnaissez-vous pas ?
LE SECRÉTAIRE. — Il me semble...
MAÔ YÊN-CHÉOU, tirant à demi un rouleau de sa manche. — Ce portrait ?
LE SECRÉTAIRE. — Oui, c’est de son portrait que j’ai fait sur votre ordre la plus infidèle copie. Wâng Tchao-kiun, je me souviens maintenant. J’ai honte.
MAÔ YÊN-CHÉOU. — Honte ! Ses parents m’avaient refusé cent onces d’argent.
LE SECRÉTAIRE. — Ils pensaient qu’il lui suffirait de paraître pour que la faveur impériale lui fût accordée.
MAÔ YÊN-CHÉOU. — Ils comptaient sans le ministre.
Cœur de vautour et serres d’aigle,
La ruse pour les grands, pour les petits la contrainte,
Mensonge, flatterie, avarice, luxure,
Telles sont les vertus dont le profit est assuré.
Les pesants lingots d’or sont à ma volonté ; je ne crains ni les flots de sang répandu ni la rigueur des lois ; ma vie durant je veux richesse et puissance. Et que m’importent, après ma mort, les
malédictions des hommes ?
LE SECRÉTAIRE. — Mais ne craignez-vous pas que le destin...
MAÔ YÊN-CHÉOU. — Il n’est pas de destin pour l’esprit qui sait prévoir. Deux hommes seulement me font obstacle encore : les deux grands conseillers de droite et de gauche. Je saurai les
compromettre et vous m’y aiderez. Je vais vous exposer mon plan.
(Ils se remettent en route.)
LE SECRÉTAIRE. — Non, cette fois je ne veux plus vous obéir. Des hommes dont tout l’empire honore la droiture !
MAÔ YÊN-CHÉOU. — Vous m’avez trop obéi déjà. Votre vie est entre mes mains.
(Ils sortent, les suivantes cependant ont terminé et se sont retirées.)