Émile Labarthe
DANS LES PROVINCES DU FOND DE LA CHINE
Revue Le Tour du Monde, tomes XV, 1908, pages 565-588 et XVI, 1909, pages 217-252, + 68 photographies + 2 cartes.
- "Je m'attacherai à la description des contrées, dont quelques-unes à peu près inexplorées, qui s'étendent à l'ouest de la Chine, et qui sont traversées par le cours supérieur du Yang-Tsé-Kiang. Le lecteur m'excusera de ne pouvoir lui donner qu'une très faible impression de l'émerveillement que me procura cet admirable voyage."
Extraits : Yun-Nan-Sen - Petites scènes - Sui-Fou. La fête
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C'est à la sortie des gorges du Tsi-Tien que s'ouvre devant moi la vaste campagne de Yun-Nan-Sen, avec son magnifique tapis de verdure, semé de fleurs des champs. Je suis en haut d'un escalier
formé par les ressauts des rizières, un majestueux escalier aux marches de velours vert. C'est l'heure que j'aime, où le soleil se couche à l'occident des monts. La nature en s'enveloppant des
ombres bleuâtres de la nuit, offre ici à la vue et à l'imagination qui les magnifient, de féeriques visions. La cime de la montagne est un dôme doré d'où ruissellent les torrents qui scintillent
sous la rouge incandescence des rayons, comme s'ils roulaient des amas de pierres précieuses. Ils bondissent à travers les roches et l'herbe violette, remplissent les gradins du vaste
amphithéâtre de rizières qu'ils descendent ensuite lentement en cascades d'émeraude. Et la montagne apparaît toute resplendissante, ainsi qu'un merveilleux Château d'Eau, tandis que sur l'étendue
de la plaine, à perte de vue, se déploie l'immense jonchée des fleurs du printemps et que les myriades de têtes de pavots s'inclinent sous le vent comme pour saluer la lumière du jour qui va
disparaître...
J'aperçois là-bas, dans le lointain, les portes monumentales et les murailles crénelées de la capitale. Bientôt surgissent au bord du chemin, les petites maisons au toit de chaume des paysans
maraîchers d'où s'échappent, comme de leurs nids, avec des pépiements d'oiseaux et des bruissements d'ailes, dans leurs étoffes chatoyantes, de jolis bambins blancs et roses qui accourent pour
nous voir passer.
Des hommes qui travaillent aux champs, le torse de bronze nu, la natte enroulée autour de la tête sous le large chapeau pointu, des femmes vêtues de longues blouses bleues serrées à la taille et
coiffées d'un bonnet qui ressemble à celui de nos paysannes normandes, avec des fleurs dans la chevelure, tout le monde abandonne l'ouvrage pour contempler le bizarre spectacle d'un être étrange
qui a l'air d'être tombé de la lune, avec ses grosses bottes couvertes de terre rougeâtre, son costume étriqué, son chapeau de feutre, ses cheveux coupés ras, et une barbe broussailleuse qui lui
envahit le visage. Cet extraordinaire personnage est assis dans une chaise mandarinale qui se balance sur les épaules de quatre cariatides de bronze vivantes. C'est « un Barbare » ! Et j'imagine
que je réalise assez bien en ce moment l'idée qu'ils s'en font. C'est ainsi tout le long de la route, des indigènes qui se lèvent au milieu des épis, par compagnies, comme les moineaux, pour
regarder défiler notre troupe.
À mesure que nous approchons, les lourdes portes grandissent, la vieille muraille décrépite, lézardée, ressemble à l'enceinte d'une formidable prison. Mais au delà, c'est un fantastique
flamboiement, sous le soleil couchant, des toits polychromes des temples. On dirait un amoncellement de saphirs, de rubis, de jades, d'émeraudes, quelque trésor fabuleux de sultan gardé par les
génies et les dragons horribles et menaçants qui se dressent à l'entrée de l'antique cité. Mais hélas ! quand on a franchi la porte monumentale avec ses énormes toits superposés et recourbés en
fer de lance vers le ciel, l'enchantement cesse et fait place à la plus repoussante réalité.
Des rues étroites, des ruisseaux chargés de boue, de purin, et de ces immondices variées qu'on ne voit qu'en Chine, une foule sordide de mendiants loqueteux, porteurs de baquets, ramasseurs
d'ordures, qui grouille dans les cloaques comme des vers sur du fumier.
Il est vrai que nous sommes dans le quartier sud, le plus immonde de la ville. C'est le quartier des mendiants. Ces individus constituent une catégorie à part dans la population chinoise, de même
que les parias forment un groupement distinct chez les Hindous. Ils sont vêtus de loques tellement déchiquetées qu'on se demande comment elles tiennent encore sur leurs misérables corps. À
distance cela ressemble à des plumes. Ils sont, comme les gueux de tous les pays, très orgueilleux de ces hardes dans lesquelles ils se drapent avec la fierté de Bragance. Mais à la différence
des parias, ils ne vivent pas méprisés, parqués en castes, tenus à l'écart par leurs concitoyens. Ils sont une force dans la cité, parfaitement reconnue et organisée. Ils ont une sorte de
syndicat qui dicte ses ordres aux habitants de la ville et met en coupe réglée les commerçants. Ceux-ci, terrorisés par les bandes menaçantes qui ne reculent devant rien, donnent l'argent
qu'elles leur demandent.
Et voilà comment fonctionne en Chine « l'Assistance publique ». Ce serait un bien curieux chapitre à écrire sur les mœurs chinoises que celui « des règles et des beautés (?) de la profession de
mendiant » ! Dans cette horrible Cour des Miracles du quartier sud de Yun-Nan-Sen, on ne voit que des bossus, des cul-de-jatte, des paralytiques, des lépreux, des faces ravagées par des lupus, et
surtout des goitreux. Le goitre est une infirmité dans cette région qui prend des proportions monstrueuses, jusqu'à tomber sur la poitrine comme une hideuse mamelle.
Aussi, malgré leur abjection morale, on ne peut se défendre d'une immense pitié pour ces malheureux couverts de tares, victimes de la maladie, de la misère, de tous les fléaux qui dans ce monde,
où tant d'infortunes et de douleurs se cachent sous le manteau de pourpre de la civilisation, affligent les tristes larves humaines !...
Yun-Nan-Sen est une vaste cité enfermée dans une enceinte de murailles, avec des tours colossales aux quatre coins cardinaux, qui sont les plus beaux monuments de la ville. On y voit aussi
d'intéressantes pagodes, comme celle de Yen-Tong-Sseu, et deux tours dont l'une, renommée, fut construite par le roi pour commémorer les victoires qu'il avait l'ardent désir de remporter sur les
Français avec qui il était en guerre. Le malheur voulut qu'il fût battu ; mais il eut le bon goût de conserver la colonne des victoires. On raconte aussi que les guerriers chinois en revenant en
toute hâte à la capitale, pour se donner des airs de triomphe, traînaient avec eux des chariots qu'ils disaient être remplis du butin pris à l'ennemi. En réalité ils contenaient les tresses
coupées à leurs compagnons morts sur le champ de bataille qu'ils ne voulaient pas laisser à l'ennemi.
On m'avait dit : « Si vous voulez voir le Si-Chian, tâchez que ce soit par un beau clair de lune. » Le Si-Chian est un lieu de pèlerinage bouddhiste qui se trouve sur une montagne dominant le lac
de Yun- Nan-Sen. Il faut, au port de la cité, s'embarquer sur un petit bateau qu'on nomme Wu-Pan. On suit le canal qui se déverse dans le lac et le voyage dure quatre ou cinq heures. Cette
traversée rappelle un chapitre de l'« Enfer » de Dante, tant on y souffre d'effroyables tortures et si mon batelier avait connu le vers fameux, il n'eût pas manqué de me le répéter au moment où
je pris place dans sa barque :
Lasciate ogni speranza, voi che intrate.
Les jonques chargées jusqu'au bord de purin et d'engrais humain, qui servent à la fumure de la terre et qui constituent l'unique trafic du port, encombrent l'entrée du canal. Une foule de démons,
hurlant, gesticulant, courant décharger leurs baquets, grouille sur le quai. L'air est irrespirable et je songe, avec quelque regret d'être venu, qu'il faut être singulièrement épris des beautés
de la nature, pour affronter un pareil supplice.
Cependant, par un de ces contrastes dont est remplie la vie chinoise, d'élégants bateaux de fleurs sillonnent les eaux du canal. Ces bateaux larges et plats supportent de légers pavillons en
bambou sculpté et ajouré, où les Chinois opulents de la ville viennent en magnifiques costumes de soie prendre leur thé avec d'aimables compagnes très parées, elles aussi, et très fardées, ayant
des parterres de fleurs dans les cheveux. Ils boivent, fument et jouent en écoutant des airs de san-sien, sorte de guitare chinoise, ou bien devisent sur des sujets de littérature et de
philosophie en suivant le caprice berceur du flot et en respirant voluptueusement « la brise douce et parfumée».
Notre Wu-Pan se frayait lentement un passage au milieu des immondes bateaux. Le Caron qui me conduisait sur le marais livide « all nochier della livida palude », vivait sur son embarcation, comme
tous les bateliers chinois, avec sa femme et ses enfants. Ceux-ci l'aidaient de temps en temps dans la manœuvre. Quand il y avait un encombrement trop grand sur le canal, tout le monde
abandonnait l'aviron et se groupait autour du chef de famille pour fumer une innocente pipette, en laissant aux « Esprits des Rivières » le soin de diriger l'esquif.
J'ajoute que pour me distraire de ces divers supplices, j'avais à livrer bataille contre des bandes de parasites qui vivaient familièrement à notre bord et s'acharnaient sur ma lamentable
personne. À la fin du voyage, le patron me donna un papier sur lequel étaient inscrits son nom et celui du bateau. Cela signifiait « Triple félicité ou les Plaisirs Réunis » ! Puis il me demanda
la traduction française de ce charmant vocable et je lui répondis férocement : « Pucier ». Pucier ! répéta-t-il en s'en allant, pour bien graver ce nom dans sa mémoire...
Me voici enfin arrivé au lac et j'aspire avec délices un air doux et frais qui vient du large. C'est d'abord une marche lente et embarrassée à travers les bancs de sable et les champs de roseaux
qui obstruent l'embouchure du canal. Puis, dès que nous sommes dégagés, on hisse une petite voile gaufrée et nous voilà glissant sur les eaux profondes et azurées qui étincellent sous les feux du
soleil couchant. La barque accoste le rivage et, sans perdre de temps, — car je veux être au sommet avant le lever de la lune, — je commence à gravir les marches d'un de ces escaliers dix fois
centenaires formés de dalles inégales et branlantes. À chaque palier s'élève une petite pagode, quelquefois un simple autel. C'est comme un chemin de croix que l'on parcourt sous un magnifique
dôme de feuillage. Les Chinois, respectueux des lieux saints, n'ont pas désylvestré ces pentes escarpées, et la nature prend ici une magnifique revanche. Des sapins séculaires, des arbres qui
ressemblent à nos hêtres et à nos chênes, mais démesurément hauts, aux troncs énormes et couverts en cette saison du printemps, d'une verdure aux tons changeants. Les derniers rayons du soleil se
faufilent à travers les voûtes de plus en plus obscures, projettent des traînées lumineuses sur le sol et suspendent aux branches de longs fils d'or...
Quelle joie, après cette pénible traversée sur les eaux immondes, d'entrer ainsi dans la paix édénique de ces immenses nefs. La montagne sacrée est un véritable temple avec ses chapelles
innombrables creusées dans le rocher, où trônent les statues des dieux. C'est une débauche de pierres sculptées et d'images peintes : dieux bons, assis dans les feuilles de lotus, le visage
rêveur, la main levée dans un geste de recueillement ; dieux terribles, brandissant des armes, avec des grimaces diaboliques et des contorsions effroyables ; des statues de Kwanon, la bonne
déesse aux mille bras, et des animaux fantastiques, des bêtes de cauchemar qui se dressent dans des attitudes effrayantes.
J'arrive au sommet. On a dû creuser pour l'atteindre une galerie très étroite sur le flanc du roc, bordée d'un parapet couvert de mousse qui surplombe l'abîme. C'est une muraille verticale de 800
mètres de haut dont le pied baigne dans les eaux du lac. Tout en haut, une pagode en miniature taillée elle aussi dans la pierre, avec son Bouddha méditant sous la feuille de lotus, une image de
Kwanon et un petit vase de bronze pour contenir les bâtonnets d'encens.
D'abord tout semble confus dans cette nature noyée d'ombres crépusculaires... Mais voici que la voûte céleste s'illumine et le globe argenté de la lune monte lentement à l'horizon avec son
brillant cortège d'astres. Une merveilleuse clarté se répand alors sur toutes les choses. Le lac est un immense et magique miroir où se prolongent de féeriques visions : montagnes aux croupes
gigantesques et sombres, qui se profilent sur le fond de velours azuré de la nuit, avec leurs chevelures de sapins qui plongent dans les eaux lumineuses, rochers éclatants de blancheur au sommet
desquels brillent les toits recourbés des temples avec leurs laques, leurs faïences, l'or et le cuivre des statues qui se réfléchissent sur la surface polie du lac, myriades de génies, dieux,
monstres, dont la montagne est peuplée et qui semblent venus là comme pour une fête satanique. De temps en temps le vol sombre d'un grand oiseau, aigle ou faucon, le cri d'un coq de pagode,
traversent cette fantasmagorie et rappellent au sentiment des réalités l'âme égarée dans d'extatiques contemplations...
Le soir, le père de Guébriant me propose de me conduire à la pagode où se donne la fête qu'on célèbre aujourd'hui.
— Vous allez assister, me dit-il, à un spectacle sur lequel vous ne comptez guère et que vous ne verrez dans aucune autre ville. Ce que je vais vous montrer c'est de la vieille, très vieille
Chine.
Nous quittons la paroisse, précédés d'un serviteur chinois portant la grosse lanterne obligatoire. La soirée est délicieuse. La grande chaleur de la journée est tombée et un vent frais qui vient
du fleuve agite doucement les lanternes multicolores accrochées à la porte des maisons. Le Ciel s'est mis en frais lui aussi pour être agréable à ses fils. Il est resplendissant et la lune
apparaît comme une grosse lanterne chinoise suspendue à sa voûte. Et tout de suite nous voilà dans la rue principale, parmi la foule. Quelle foule ! Quelle rue ! Quel spectacle !
D'abord les myriades de lanternes, celles qui décorent les maisons et celles que portent les individus. Cela ressemble aux anneaux lumineux de fantastiques dragons qui se promèneraient dans la
ville, grimperaient sur les maisons, se pendraient aux portiques, aux toits des pagodes. Cela fourmille comme des lucioles dans les nuits d'été. Chaque Chinois ressemble à un gros ver luisant.
Les cafés sont bondés et là-dedans les Célestes boivent, fument et pyrotechnisent à outrance. De tous côtés on n'entend que bruits de pétards. Parfois le flot des promeneurs s'entrouvre pour
livrer passage à un cortège burlesque : c'est naturellement un dragon en baudruche colossal, horrifiquement peinturluré de vert, de jaune et de rouge, un dragon dont les pattes sont des jambes
humaines qui dansent d'une façon grotesque ; autour de lui des masques monstrueux, grimaçants, figures de génies et gardiens des temples.
À côté de ces scènes carnavalesques, que de types, que de costumes, que de scènes curieuses ! Nous retrouvons les mendiants sans lesquels il n'y a pas de fête chinoise possible. Ils sont venus
attirés par le bruit et la clarté pareils à des bêtes nocturnes et dans cette clarté, ils surgissent comme des spectres. Ici ce sont les marchands ambulants avec leurs fruits, leurs gâteaux,
leurs rafraîchissements posés sur des étagères aux deux extrémités de l'éternel bambou qu'ils portent sur leurs épaules ; là, des coolies, le torse nu, la natte enroulée autour de la tête, tenant
un large parapluie ouvert, auquel sont fixées de petites lanternes en papier rouge ; des commerçants cossus, en belle robe de soie bleue, grise ou marron, le pantalon serré à la cheville et les
pieds, dans ces pantoufles feutrées, recourbées à la poulaine, qui leur donne le pas de velours d'un félin ; enfin des femmes qui ressemblent à des automates avec leurs tuniques et leurs
pantalons larges et raides tombant sur leurs petits pieds. Elles tiennent par la main ou portent à califourchon sur le dos leurs enfants vêtus de robes écarlates, la tête rasée à l'exception de
trois ou quatre petites houppes qui permettent aux bons génies de les saisir en cas de mort et de les emporter au paradis des petites âmes de chérubins.
Souvent dans l'encoignure d'une maison, quelques individus forment le cercle, la lanterne entre les jambes. Ce sont des joueurs. On les bouscule, on marche sur eux : ils sont trop absorbés pour y
prêter la moindre attention.
Mais le spectacle le plus original de cette rue extraordinaire, ce sont les diseurs de bonne aventure et les lecteurs publics. Je passe sur les premiers qui, à la chinoiserie près, ressemblent
aux nôtres. Quant aux lecteurs publics, ils jouent un rôle dans l'administration ; ce sont des salariés de la province ou de la ville. Ils sont payés pour lire au public les édits célèbres de
l'empereur Kang-hi. À cette fin, ils sont juchés sur une estrade, en costumes de comédiens, et ils se mettent à chanter le texte sacré comme des psaumes. De temps en temps, pour retenir
l'attention des auditeurs, ils se livrent à des commentaires qui ne sont pas toujours aussi graves qu'on pourrait le croire. Ils aiment, au contraire, à assaisonner leur lecture d'anecdotes
croustillantes. Quand l'anecdote ne suffit pas pour intéresser les assistants et les retenir, le glossateur se livre alors à une pantomime expressive. Il en est de si expressives et de si
scabreuses, que le bon missionnaire me demande de nous retirer.
Nous entrons dans la pagode en fête. C'est, bien entendu, la même foule que dans la rue qui se presse dans une cour très vaste au centre de l'édifice. Ce qui frappe tout d'abord, c'est la
profusion de lanternes multicolores accrochées à toutes les saillies, dont les lumières clignotantes, agitées par le vent, ressemblent à des esprits follets cherchant à s'échapper des bizarres
enveloppes de papier qui les enferment. Les arbres sont couverts de ces grosses bêtes luisantes qui pendent à toutes les branches. La cour est aussi tapissée de bannières, d'oriflammes, de bandes
de toile et de papier enluminées. Autour des tables, des gens mangent, boivent et fument, dans le vacarme des cris, des rires et des conversations à voix suraiguë de fausset.
Au fond de la cour, un pavillon qui sert de scène de théâtre. C'est là que depuis ce matin, de malheureux acteurs, sans une minute de repos, jouent les pièces de leur répertoire, au milieu du
bruit et de l'indifférence générale, car le public chinois qui raffole de spectacles n'est pas attentif comme le public japonais ; il y vient surtout pour s'amuser en compagnie joyeuse et il ne
prête qu'une oreille distraite à ce qui se passe sur la scène.
En face du théâtre, de l'autre côté de la cour, est le sanctuaire de la pagode. L'entrée en est interdite à la foule. Seuls des privilégiés, commerçants, mandarins, chefs des associations, s'y
trouvent réunis. Deux serviteurs viennent nous prendre pour nous y conduire, et écartent à coups de bambou ceux qui veulent nous suivre. Du haut de la tribune où nous sommes à prendre le thé avec
des notables fort aimables, le coup d'œil sur cette pagode en fête a quelque chose de féerique et de burlesque qui trouble l'esprit. Tous ces êtres qui s'agitent dans la cour, presque tous le
torse nu, aux reflets de bronze sous les lumières, ces lanternes, ces banderoles chatoyantes, les mosaïques de faïence scintillant sur les toits des édifices qui entourent le temple, et cette
scène de spectacle où des personnages de carnaval chinois, vêtus d'oripeaux, le visage couvert d'un masque, brandissant des armes : piques, sabres ou tridents, ou des drapeaux, dans un formidable
tintamarre de fifres, de cymbales et de gongs, hurlant leurs tirades pour dominer le tumulte et la cacophonie ; toutes ces visions éclatantes et chimériques, tous ces bruits stridents, toute
cette fantasmagorie où se mêlent les choses les plus sacrées et les plus profanes, les prières des bonzes et les boniments des comédiens, les parfums de l'encens et les fumées du tabac et de
l'alcool, toutes les vapeurs de cette orgie mystique et bachique, montent vers nous dans une odeur indéfinissable de santal, de ricin, de saindoux et de gingembre. Et c'est en effet le spectacle
d'une vieille, très vieille Chine que nous avons sous les yeux. J'y cherche un point de contact, de ressemblance même très vague avec la vie occidentale, une analogie lointaine ; je ne trouve
rien, sauf que ces êtres mangent et boivent comme nous, ce qui m'étonne. Pour le reste, je suis tellement ahuri que je crois être transporté dans une autre planète.
Cependant notre entrée a détruit la belle harmonie de la fête, si j'ose ainsi parler. Les spectateurs ont tourné le dos à la scène pour nous voir, les bourgeois ont délaissé leurs pipes et le
petit jeu de bâtonnets, et les acteurs eux-mêmes, oubliant pour un instant qu'ils sont rois, guerriers, princesses, se sont avancés pour contempler de plus près les diables étrangers. Tous ces
gens-là nous dévisagent avec une curiosité égale à celle que nous leur témoignons et sans doute leurs réflexions sont-elles semblables aux nôtres. Pour eux, nous devons avoir l'air, nous aussi,
de tomber de la lune.
— Je comprends que tout ceci vous paraisse fort étrange, me dit le père de Guébriant, mais je vais vous montrer quelque autre chose qui vous frappera bien davantage.
C'est dans de sombres replis au fond du temple, derrière les brillants autels des Bouddhas et des Dragons. Des agonisants se sont fait transporter pour mourir sur les dalles sacrées. Ce sont
presque tous de vieux mendiants, des lépreux dont les chairs ulcérées sortent de dessous leurs haillons. Et sans doute ce jour de fête qui marque celui de leur délivrance est un beau jour pour
eux. Ils vont mourir au son des musettes et des cymbales, au bruit des divertissements et des chants religieux, au milieu des plaisirs et des fêtes de leur existence pauvre et triste, qui passent
une dernière fois devant leurs yeux déjà noyés de ténèbres. Ils sont étendus là, sans faire un mouvement, sans laisser échapper une plainte, le regard fixe, peut-être déjà morts.
Un instant j'ai cru être en proie à un cauchemar. Mais non ! Les corps de ces illuminés, de ces désespérés ne me rappellent que trop que je suis en plein dans la réalité. Ce contraste de la
souffrance côtoyant la joie n'est pas particulier à la Chine. C'est le fond même de l'humanité où le rire vit près des sanglots et le chant près du râle. Mais si les terribles antithèses nous
remuent profondément quand nous les sentons vibrer sur la lyre d'un Dante ou d'un Victor Hugo, comment exprimer notre émotion lorsqu'elles deviennent pour nous une réalité vivante !