Marcel Granet (1884-1940)

Marcel Granet, Coutumes matrimoniales de la Chine antique

COUTUMES MATRIMONIALES DE LA CHINE ANTIQUE

T'oung-pao, vol. XIII, p. 517-558, Leyde, 1912.

  • "Je voudrais grouper ici les renseignements que l’on peut tirer du Che king sur les formes anciennes et populaires du mariage chez les Chinois. Avant de reprendre la question pour mon compte, je montrerai comment les auteurs chinois l’ont comprise ; j’indiquerai les raisons du peu de succès de leurs recherches ; je dirai par quelle méthode et avec quels secours on peut essayer de faire mieux. Par ce procédé, on verra de quelle manière il est possible d’utiliser les travaux de la critique chinoise. En outre, et bien que mon intention ne soit pas de faire une étude d’histoire littéraire, on pourra, chemin faisant, saisir au vif certains procédés de la chanson populaire et l’on aura quelque idée des conditions dans lesquelles elle est née."

Extraits : Pourquoi l’on se fiance au printemps et l’on se marie à l’automne ? - Les faits d'ensemble - Des rites paysans aux rites aristocratiques
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Marcel Granet, Coutumes matrimoniales de la Chine antique. Pourquoi l’on se fiance au printemps et l’on se marie à l’automne ?

Pourquoi l’on se fiance au printemps et l’on se marie à l’automne ?

C’est au printemps, quand cessent les travaux d’intérieur, quand le peuple sort des maisons et se disperse, que doit se faire le colportage. Les jeunes gens des villages voisins se rencontrent alors. Notre jeune fille a écouté les propositions d’un jeune étranger et l’a suivi à une réunion printanière ; puis il leur faut se séparer ; il leur faut laisser passer l’été ; alors, le jeune homme pourra demander la fille à sa famille en lui envoyant un entremetteur. L’automne est attendu avec impatience, mais l’ami est fidèle à ses promesses, les sorts sont favorables, et la jeune fille monte dans la voiture nuptiale.

Outre que l’on voit bien dans cette chanson que les libres accordailles printanières sont suivies, à l’automne venu, des rites classiques du mariage, elle a le grand mérite de rappeler notre attention sur le rythme de la vie agricole.

On sait que le Kia yu y insistait : « quand se dépose la gelée blanche, les travaux des femmes sont terminés et les mariages peuvent se faire ; quand les glaces fondent, commencent les travaux des champs et la cueillette des feuilles de mûriers ; c’est alors que les rites nuptiaux touchent à leur fin. » Il suffit, en effet, de lire le Yue ling pour apercevoir dans la vie sociale des Chinois des variations saisonnières très marquées. Les deux dates critiques sont les périodes qui suivent le milieu de l’automne et le milieu du printemps. Elles sont indiquées dans le calendrier agricole par le dépôt de la rosée et celui du givre. Et l’une de ces dates est aujourd’hui encore l’un des 24 termes de l’année chinoise. Or, c’est un thème des chansons d’amour et d’hyménée que le dépôt de la rosée. C’est au moment où la rosée commence à se déposer sur les plantes des champs, que les jeunes filles font « la rencontre » de leurs amants ; mais quand la rosée est trop abondante sur les chemins, il y a un empêchement tel aux rites nuptiaux qu’il peut s’invoquer en justice.

Donc le cycle agricole était inauguré par une grande fête champêtre où, comme chez les Lolo et les t’ou jen, se contractaient les fiançailles. Puis, les champs une fois fécondés, les travaux rustiques commençaient et, les hommes aux champs, les femmes aux vers à soie, c’était la séparation des sexes, à la paysanne. Mais quand, vers le neuvième mois, la gelée blanche se dépose, les travaux cessent, tout le monde rentre dans les maisons, le grillon se cache sous le lit ; les sexes se trouvent réunis, et les mariages sont consommés.

Ainsi la longue saison des travaux champêtres s’étend entre les accordailles printanières et la réunion définitive des époux. Pourquoi donc ces longues fiançailles, qui séparent les fiancés ?

D’abord, elles sont une préparation qui diminue les dangers si redoutables de l’union sexuelle. Les jeunes gens se sont unis une première fois, dans une fête sacrée, sous les meilleurs auspices ; mais toutes les craintes ne sont pas dissipées. Si l’on veut sentir combien elles sont vives, qu’on se rappelle les précautions accumulées aux jours d’hyménée, qu’on songe aux lamentations des jeunes filles t’ou jen qui se considèrent comme mortes, et qu’on prenne le Li ki : on y verra qu’aux mariages « une pensée sombre et affligeante occupait les esprits » et qu’on laissait dans la maison de la fiancée les flambeaux allumés durant trois nuits comme s’il y avait eu un mort. On comprendra alors qu’on se soit préparé au mariage par des purifications et des abstinences et que la jeune fille en y songeant fût triste. Aussi fallait il peu à peu préparer les esprits à cet acte si grave. Pour qu’un homme s’approprie définitivement une femme, le rite, si sacré soit il, des accordailles est insuffisant ; il faut encore que les familles y consentent et que des rites publics habituent la société et les fiancés eux mêmes à un tel changement d’état civil.

Mais aussi, l’union sexuelle en dehors des fêtes qui la consacrent, apparaît comme tellement impure qu’il n’en faut point contaminer les choses fastes comme le travail. On ne se marie point pendant la saison des travaux et, réciproquement, après le mariage on ne saurait travailler. Un fonctionnaire ne peut exercer sa charge pendant un an s’il se marie, tout comme s’il perd son père ou sa mère. La nouvelle épouse ne doit rien faire de trois mois : ce n’est qu’au bout de ce temps d’interdit, une saison, qu’elle est enfin assez pure pour travailler, comme pour se présenter devant les ancêtres.

Voilà pourquoi l’on se fiance au printemps et l’on se marie à l’automne.

Marcel Granet, Coutumes matrimoniales de la Chine antique. Les faits d’ensemble

Les faits d’ensemble

Au deuxième mois de printemps, aussitôt que le yang de retour ramène les hirondelles et la chaleur, dès que, sur les plantes des champs, la rosée remplace la gelée blanche, lorsque la glace se met à fondre et que vient la première crue des rivières, quand les fleurs précoces poussent dans les coins humides et que les oiseaux chantent et cherchent à s’accoupler, — alors, les hommes sortent de leurs maisons, les filles cessent de filer, et les garçons, de village en village, colportent la toile tissée. Émus par le printemps, garçons et filles s’en vont en bande, à l’est ou au sud des murailles, danser sur quelque tertre bien exposé, à l’ombre des arbres. Puis, le long des rivières gonflées, dans les prairies basses, ils s’en viennent cueillir la fleur odorante qui est un encens capable d’écarter les puissances malignes et que l’on porte dans un sachet pendu à la ceinture. Filles et garçons chantent et se provoquent et se choisissent. Jupes troussées, on passe la rivière ; les couples s’isolent et, les commentaires parlent ainsi, font acte de mari et de femme. Alors, les filles reçoivent des garçons la fleur que l’on donne quand on se sépare, comme gage d’une réunion prochaine. Et les accordailles sont faites.

Mais je crois bien qu’il leur fallait passer l’été séparés, chacun dans son village. A l’automne, les parents avertis envoient un entremetteur ; au soleil levant, l’oie sauvage est offerte, puis la double peau de cerf ; et, au jour favorable fixé par la tortue ou, les bâtonnets d’achillée, lorsque la mère a noué la ceinture de la, fiancée et y a attaché la serviette rituelle, la jeune fille monte, à la nuit tombante, dans la voiture nuptiale, et va boire avec son époux aux deux moitiés de calebasse.

Ainsi les mariages se font lorsque le froid force les hommes à quitter les champs et à se retirer dans les maisons, dont ils bouchent les fentes et où ils rentrent le feu. Et les accordailles se font à la saison des semailles et ce sont des unions dans les herbes au moment où les plantes poussent et pour les faire pousser, sans doute, comme on croit encore au Kouang si. A cette saison favorable, la vertu magique de quelque parfum suffisait à écarter tout danger des unions sexuelles, sanctifiées par la fête même dont elles étaient l’acte essentiel, et, après l’interdit estival, il ne fallait plus que quelques rites pour rapprocher définitivement les époux.

Mais chez les nobles, gens à mana, gens à ancêtres, l’union de deux enfants de familles dont la personnalité est puissante est d’une autre gravité que celle des gens de rien. Pour la consacrer, il faut des rites solennels qui atténuent l’opposition des sexes et dont la force mystique mette l’épousée en état de collaborer au culte familial. Tandis qu’au milieu des champs les fiancées paysannes coopéraient au renouveau, auprès des autels domestiques les fiancées nobles s’initiaient au culte qui rend les ancêtres immortels. La licence sexuelle préparait les unes, une sévère claustration les autres, au mariage redoutable.

Mais la vertu de l’empereur se propagea et pénétra les mœurs du peuple. En même temps que les rites impériaux assuraient à eux seuls la prospérité de la nature, le vulgaire apprit des seigneurs les règles de la vie domestique. Des fonctionnaires en tournée veillèrent à ce que les sexes vécussent séparés ; selon l’usage noble, et à ce que maris et femmes ne fussent réunis qu’à la mort ; car la mort supprime les différences sexuelles et met l’épouse au rang des ancêtres. L’union paysanne, dans les champs, ne fut plus considérée comme un rite de mariage, et le nom dont on la nommait servit à désigner l’union avec les concubines du dernier rang. Les fêtes du printemps passèrent pour d’immorales et grossières pratiques ; tout au plus, en resta-t-il, au deuxième mois, le mariage, en foule et par ordre, des célibataires trop vieux.

Et maintenant, les commentateurs expliquent que, s’il se trouve des chansons printanières dans le Che king, c’est que Confucius, pour inspirer aux princes le dégoût du vice, voulut y admettre des chants obscènes. Encore les y a-t-il admis et nous pouvons, dans son anthologie qui passe pour savante, saisir la poésie populaire à sa source même, quand elle naît des fêtes sacrées.

Marcel Granet, Coutumes matrimoniales de la Chine antique. Des rites paysans aux rites aristocratiques

Des rites paysans aux rites aristocratiques

Pendant trois mois, la jeune fille noble se prépare à son rôle de maîtresse de maison et elle vit en recluse ; l’apprentissage fini, elle offre un sacrifice végétal à ses ancêtres : alors elle sort de sa famille, et c’est la pompe nuptiale. Puis, pendant trois mois, elle subit une sorte d’interdit ; ce stage fini, elle offre un sacrifice végétal aux ancêtres de son mari et entre ainsi dans leur famille. Avant la pompe nuptiale on l’appelle : la fiancée, ou la fille ; après, on l’appelle : la femme ou mieux : la femme qui est venue ; enfin, après l’offrande, on l’appelle, femme, au sens plein du mot. Elle est alors intégrée à sa nouvelle famille ; elle sera enterrée dans son cimetière ; les parents de son mari prendront le deuil pour elle.

Mais ce stage de trois mois n’est il pas autre chose qu’un procédé d’intégration succédant à un procédé de désintégration ? En fait, la parenté entre le mari et la femme, bien que le repas communiel des noces les ait apparentés, n’est parfaite qu’après le troisième mois, puisqu’alors seulement le mari, lui aussi, porte le deuil de la femme avec la rigueur qui convient.

... Je ne vois qu’un moyen de rendre compte de tous les faits. La jeune fille noble, accordée par entremetteur, et que rien encore n’a rapprochée de son époux, s’unit à lui après un repas communiel, qui identifie leurs corps, puis elle en est séparée, et pendant trois mois d’interdit, « ne le voit plus » et n’a plus de rapports sexuels avec lui. Alors la jeune femme est pleine de tristesse, exactement comme la jeune fille de la première chanson du Pin fong, qui, lorsque le printemps était déjà avancé, pensait à la réunion définitive avec son fiancé. La saison de purification écoulée, elle offre le sacrifice végétal, devient épouse au sens plein, et le mariage est parfait.

Si mon hypothèse est juste, après un premier contact consacré par des rites aussi favorables que pouvait l’être la fête du printemps, une période de séparation écartait les derniers dangers. Et la double lune de miel féodale correspondrait alors exactement à l’interdit estival.

Quoi qu’il en soit — et qu’on admette que l’interdit de trois mois après une première union est un fait général, ou que l’on croie que, dans les hautes classes seigneuriales seulement, la consommation du mariage était retardée de trois mois, — il reste qu’après une cérémonie religieuse qui fait des époux « deux moitiés unies », un temps de séparation était encore nécessaire. Cette coutume ne surprendra pas les ethnographes ; je rappellerai seulement l’exemple Lolo, cité plus haut, et aussi la coutume védique de la chasteté perdant les trois nuits qui suivent le mariage.

Je croirais volontiers que pareil usage était général dans la Chine antique. Mais, comme chez les Lolo, la période d’interdit devait être courte et ne pas se prolonger après le temps où la jeune femme est assez pure pour se présenter devant ses beaux parents (c’est à dire le troisième jour chez les Lolo, et sans doute en Chine, puisque le troisième jour l’épousée noble se sert de l’escalier réservé à la maîtresse de maison).

Cette période de trois jours est devenue dans les mariages aristocratiques une période de trois mois : on sait que, dans le comput religieux du temps, c’est le nombre plutôt que l’unité de mesure qui importe. Or on avait à rapprocher des personnalités plus puissantes, et les fiançailles, faites par entremetteur, n’avaient pas préparé les épousailles ; enfin, pour être présentée aux ancêtres, la femme doit être dans un état de pureté plus parfaite que pour la présentation aux parents vivants, et, avec les progrès du culte familial, seule l’offrande dans le temple pouvait sembler suffisante à parfaire le mariage.

Même l’idée que le mariage a pour fin de sanctifier l’union sexuelle dut être primée par l’idée qu’il a pour fin de donner une servante aux ancêtres. Ce qui resta de l’interdit, ce fut l’interdiction de sacrifier et de travailler, et non pas les interdictions sexuelles, parce que l’intégration de la femme dans la famille finit par paraître plus importante que son assimilation au mari.

Ainsi s’explique le passage des rites paysans aux rites aristocratiques.

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