Henri Focillon (1881-1943)
LE LIVRE DES MAGICIENS
Essai sur L'Encyclopédie de la Peinture Kiai-Tseu-Yuan Houa Tchouan [Jieziyuan huazhuan]
Revue de l'art ancien et moderne, Paris. Tomes 46, 1924, pages 313-324, et 47, 1925, pages 44-54.
- "Nous ne considérons plus la Chine et le Japon comme des musées d'ethnographie à la Guimet. Ce sont de vastes ensembles humains, dont la vie obéit à des pulsations puissantes, — parfois travaillée par la fièvre, parfois plongée dans la léthargie, mais capable aussi d'équilibre et de pleine santé classique. Ils sont devenus les domaines d'une activité moderne, signe indéniable de leur force d'adaptation et de renouvellement. Mais, par delà les témoignages parfois saccadés de leur modernisme, derrière les transformations superficielles du milieu social et du décor, continuent à vivre, à agir en sous-œuvre les antiques formules de pensée qui, jaillies du cœur même de l'Asie, mêlées au sol volcanique des archipels comme au lœss des plaines de terre jaune, ont jadis, dans l'art et dans la vie morale, enfanté des chefs-d'œuvre."
- "Aussi la publication d'un traité chinois d'esthétique n'est-elle pas faite pour intéresser les seuls érudits. Des préceptes et des formules, recueillis à Nankin, au début du XVIIIe siècle, dans la maison d'un amateur délicat, par quelques doctes amis de la peinture, il est permis de dégager quelque chose de plus qu'un enseignement spécial. L'art en Asie, à cette basse époque, n'est sans doute plus que le jeu subtil et formaliste des lettrés. Mais la parole de ces critiques affaiblis n'en porte pas moins jusqu'à nous l'écho de vérités anciennes, nées au temps où l'art était une institution morale, règle d'or de la vie, miroir de la nature et des dieux."
- "Pour la pensée extrême-orientale, l'homme n'est pas le centre de l'univers, et la nature n'est pas un spectacle ordonné pour lui seul, l'impassible témoin de ses agitations. Il vit en elle, il passe en elle comme un faible remous. Non seulement elle l'enveloppe, mais elle le pénètre, et chacune des formes de la vie, même les plus humbles, même les infimes, peut l'avoir abrité jadis, dans le vaste déroulement des existences antérieures. Il ne se dresse pas, debout et nu, glorieusement limité à sa propre forme et à son existence unique, comme l'athlète grec qui naît pour une seule vie et qui meurt pour toujours. Mille échos légers de choses passées et futures se croisent autour de lui. La nature n'est pas un bloc inerte, elle n'est pas non plus un système inconscient, elle est l'ordre des forces spirituelles. L'effort du bien et du mal a configuré toutes choses. Homme, bête, plante, rocher, tout a vécu, tout vit, tout est appelé à vivre selon la loi des mérites et des démérites."
Dans les temples d'Asie, les colossales divinités de bronze noir tiennent leurs yeux baissés
sur des rêveries indiscernables. Les lourdes plaques de pierre, dressées dans les logettes funéraires, retracent, par leurs figures et par leurs emblèmes durement gravés, les annales d'une
humanité fabuleuse. Peints sur soie, les poètes, les héros et les sages semblent endormis, par la vertu de quelque charme, dans un songe qui nous échappe. La neige, la lune et les fleurs, fixés
en tons légers sur le papier des estampes, ont la poésie d'une réalité à la fois chimérique et vraie, contemplés à travers un crépuscule transparent. Les vases et les coupes de grès portent sur
leurs flancs des aurores et des nuits où palpite la présence d'un dieu caché. Le trésor des arts asiatiques est riche en énigmes qui, même lorsque nous en savons le sens, demeurent pour nous
enveloppées de prestiges plus étranges que ceux de l'espace et du temps. Il y a en eux une sorte de magie qui n'est pas seulement celle du lointain et du séculaire, et c'est peut-être le
sentiment de l'absolu, une forme inconnue du divin...
Nous ne nous en détachons pas volontiers. Le mirage de l'Orient agira toujours sur nous avec empire. Il en est plus que jamais ainsi, au moment où nous élargissons par l'intuition nos procédés de
connaissance. Notre curiosité, stimulée par les aventures des voyageurs, par de séduisantes fictions romanesques, surtout par la révélation de chefs- d'œuvre doués d'une extraordinaire majesté,
prend place parmi les inquiétudes les plus fécondes de notre vie spirituelle. Elle n'est pas un simple épisode de l'histoire du goût exotique, elle n'est pas le trait des purs érudits et des
amateurs spéciaux, elle a une portée générale. En élargissant notre conscience historique, elle intéresse peut-être ce qu'il y a d'essentiel et de profond dans nos disciplines séculaires. D'abord
éveillée par un caprice de la vogue, elle a répandu à profusion les jolies taches, un peu vives, un peu acides, des crêpons et des écrans à travers les ateliers de l'avant-dernière génération de
nos peintres. Elle a conduit nos archéologues vers ces domaines immenses où, dans la solitude des déserts, dorment des civilisations mortes. Elle nous a fait connaître peu à peu des notes, des
nuances qui font désormais partie de l'intimité la plus secrète de l'âme moderne, — et ces richesses nouvelles, qui venaient s'ajouter aux exemples et aux leçons légués par les sociétés
méditerranéennes, nous amenaient insensiblement à nous interroger. Nous ne pouvons plus croire, avec Renan, que l'histoire du peuple d'Israël, l'histoire grecque et l'histoire romaine soient les
seules qui comptent dans la formation générale de l'humanité.
Dès à présent, l'on peut dire que l'étude de l'art occidental dans la seconde moitié du XIXe
siècle serait incomplète et même faussée si l'on n'y faisait une large place à l'influence de l'Extrême-Orient. La peinture de Whistler, par exemple, ce qu'il y a de subtil et de confidentiel
dans ses « Harmonies », la musicale profondeur de ses « Nocturnes » doivent beaucoup à quelques planches d'Hiroshighé, contemplées jadis par l'artiste aux murs d'un petit tea-room chinois, près
de London-Bridge. L'accent nerveux, la hardiesse de tache des dessins de Manet se ressentent des albums japonais. Claude Monet a découvert et admiré en Hollande l'art d'Hokousaï. Toutes ces
indications dépassent la simple technicité. S'il est vrai que la manière dont l'homme regarde et interprète l'univers révèle un instinct profond et certaines décisions de sa pensée, ce contact
entre les arts de l'Asie et les novateurs occidentaux a une signification large. Il n'y a peut-être pas eu de période plus critique, dans l'histoire de l'art européen, depuis le jour où le grand
théoricien de la Renaissance, Alberti, formulait les règles de l'interprétation de l'espace.
Et, d'autre part, nous ne considérons plus la Chine et le Japon comme des musées d'ethnographie à la Guimet. Ce sont de vastes ensembles humains, dont la vie obéit à des pulsations puissantes, —
parfois travaillée par la fièvre, parfois plongée dans la léthargie, mais capable aussi d'équilibre et de pleine santé classique. Ils sont devenus les domaines d'une activité moderne, signe
indéniable de leur force d'adaptation et de renouvellement. Mais, par delà les témoignages parfois saccadés de leur modernisme, derrière les transformations superficielles du milieu social et du
décor, continuent à vivre, à agir en sous-œuvre les antiques formules de pensée qui, jaillies du cœur même de l'Asie, mêlées au sol volcanique des archipels comme au lœss des plaines de terre
jaune, ont jadis, dans l'art et dans la vie morale, enfanté des chefs-d'œuvre. Aussi la publication d'un traité chinois d'esthétique n'est-elle pas faite pour intéresser les seuls érudits. Des
préceptes et des formules, recueillis à Nankin, au début du XVIIIe siècle, dans la maison d'un amateur délicat, par quelques doctes amis de la peinture, il est permis de dégager quelque chose de
plus qu'un enseignement spécial. L'art en Asie, à cette basse époque, n'est sans doute plus que le jeu subtil et formaliste des lettrés. Mais la parole de ces critiques affaiblis n'en porte pas
moins jusqu'à nous l'écho de vérités anciennes, nées au temps où l'art était une institution morale, règle d'or de la vie, miroir de la nature et des dieux.
Pour les Méditerranéens, l'homme est la mesure de toutes choses. L'art, selon la formule
d'Aristote, est l'expression de sa joie et de sa liberté. La nature n'existe qu'en fonction de l'intelligence. Les dieux sont semblables aux mortels, ils éprouvent les mêmes passions, ils
connaissent les mêmes joies et les mêmes infortunes et n'ont qu'un privilège, celui de rester jeunes et de ne pas mourir. Plus que l'image et la personnification des forces naturelles, ils sont
des exemplaires de l'homme accompli, celui que la cité s'exerce à modeler et à parfaire, par l'entraînement du gymnase, du stade et de la palestre. Un athlète vainqueur est un dieu périssable
qu'immortalise sa statue. Elle sert de canon et de modèle aux athlètes futurs et aux statuaires. L'art qui dresse les images des héros et des dieux emprunte à l'homme en sa fleur des formes
parfaites. Il glorifie un corps dégagé des incertitudes de la jeunesse et préservé des fatigues de l'âge mûr, un équilibre architectonique garanti par la régularité des fonctions, et que ne
viennent troubler ni les désordres des passions ni l'angoisse des choses cachées. Sous le front poli des dieux d'Athènes au Ve siècle, l'inquiétude de l'absolu ne réside pas plus que l'horreur
religieuse derrière le fronton triangulaire des temples. L'art n'est pas une inspiration orgiaque, mais un harmonieux développement.
Sans doute, c'est là le terme d'un long travail, par lequel le génie grec refit et transforma les dieux barbares qu'il avait reçus des ancêtres. Peut-être même, dans les soubassements de la cité,
conserva-t-il ces vieux génies informes et impurs, empreints de mystère et de bestialité. Mais, de même que de la passion de Dyonisos et de l'antique dithyrambe il avait extrait le drame de
Sophocle, il ne produisit à la lumière que des dieux revêtus d'une humanité majestueuse ; dieux par la raison et par la beauté. Ainsi se trouvait fixé l'avenir des arts en Occident. Jamais le
souvenir de cet âge d'or ne cessa de hanter la mémoire et l'imagination des Européens. À travers tous les périls, malgré les invasions et les mélanges ethniques, en dépit des influences de
l'Orient et du Nord, ils restèrent les yeux fixés sur ces rivages fortunés où une admirable élite humaine avait jadis, sur un sol pierreux, ombragé de maigres oliviers, établi les règles
éternelles de la raison et dressé la statue de l'impérissable jeunesse. Même quand le christianisme les eut habitués aux profondeurs de la vie spirituelle et du sentiment religieux, ils restèrent
fidèles à la technique d'Aristote et, chaque fois qu'ils eurent sous les yeux quelque modèle romain, ils prêtèrent ses nobles formes aux saints et aux anges. Même quand les peintres du Nord et
nos enlumineurs eurent découvert le charme des choses naturelles et la beauté des paysages, la nature resta pour nous toute baignée d'humanité, — domestique et familière chez les Flamands et chez
les Rhénans, éloquente ; ordonnée comme une série d'idées claires, animée par des présences héroïques et par d'illustres vestiges du passé des hommes chez Poussin et chez Claude ; dévastée par
des passions humaines, agitée de fièvres et de malaises humains chez les romantiques. La nature sans l'homme est une idée confuse, un chaos, un non-sens. Toujours elle fut pour nous une arène, un
théâtre ou une tombe. La solitude ne restitue pas la nature à elle-même : tantôt, c'est avant tout l'absence de l'homme, dont les désirs et les tristesses se manifestent encore, tantôt la
solitude d'un solitaire, d'un acteur isolé dans son décor.
Ainsi, jusqu'à la seconde moitié du XIXe siècle, l'art occidental a l'homme pour centre, la plastique méditerranéenne pour modèle, l'imitation pour procédé. Quand il feint de se laisser emporter
par les forces obscures de l'instinct et par une ivresse inconnue, il reste toujours fidèle à une représentation concrète de l'espace, telle que la Renaissance en a déterminé les règles ; il
ordonne toujours les formes selon la raison. L'histoire de sa technique confirme ce caractère, elle aide à le préciser encore. La peinture à l'huile, en permettant la transparence des ombres,
donne aux formes la puissance d'un extraordinaire relief, elle leur confère l'autorité d'une évidence majestueuse ou terrible. Les plus mystérieuses de ces images, celles qui sont baignées du
crépuscule des songes, sont encore modelées dans une matière plastique dont les ombres et les lumières, décuplées par de savants artifices, les imposent à nos regards avec plus de force encore
que les volumes à trois dimensions. Bien loin de s'enfoncer vers un indiscernable horizon, elles s'avancent vers nous comme pour prendre part à notre vie, et l'on dirait parfois qu'elles se
précipitent. Les lourds cadres d'or à reliefs qui les délimitent sont comme des baies ouvertes sur un monde identique au nôtre, mais d'un relief plus éclatant encore, d'une lumière plus chaude et
plus violente. Nous sortons d'un musée comme on s'éveille d'une ivresse, les hommes nous paraissent pâles et plats, la nature nous semble un milieu fluide où passent des apparences légères.
Pour la pensée extrême-orientale, l'homme n'est pas le centre de l'univers, et la nature
n'est pas un spectacle ordonné pour lui seul, l'impassible témoin de ses agitations. Il vit en elle, il passe en elle comme un faible remous. Non seulement elle l'enveloppe, mais elle le pénètre,
et chacune des formes de la vie, même les plus humbles, même les infimes, peut l'avoir abrité jadis, dans le vaste déroulement des existences antérieures. Il ne se dresse pas, debout et nu,
glorieusement limité à sa propre forme et à son existence unique, comme l'athlète grec qui naît pour une seule vie et qui meurt pour toujours. Mille échos légers de choses passées et futures se
croisent autour de lui. La nature n'est pas un bloc inerte, elle n'est pas non plus un système inconscient, elle est l'ordre des forces spirituelles. L'effort du bien et du mal a configuré toutes
choses. Homme, bête, plante, rocher, tout a vécu, tout vit, tout est appelé à vivre selon la loi des mérites et des démérites. Le monde occidental, domaine où le roi commande, opéra où se démène
l'acteur, se présente comme une toile de fond et comme un support. Le monde bouddhique est la création de la volonté, mais sur cette volonté pèse inflexiblement le fardeau des vies passées. Elle
est capable de s'anéantir par un prodigieux effort de détachement ascétique : alors l'illusion du monde disparaît, et l'illusion de l'homme avec elle. La volonté de vivre, sur un sol ferme, sous
un ciel clair, dans le court espace de temps compris entre ces limites absolues, la naissance et la mort, a inspiré au génie grec l'amour des choses définies, harmonieuses et raisonnables, le
culte des beaux exemples et des belles formes. Dans un univers qui est tout entier passage, échange, écoulement, devenir, l'homme, à peu près annulé comme individu, est indéfiniment prolongé dans
le temps par ses vies successives et, dans l'espace, il retrouve des témoins, des amis, des vestiges de son immémorial passé. Par un entrecroisement de fils ténus, il est relié à tout. Aussi sa
pensée ne saurait-elle se développer par séries, mais elle est apte à saisir le tout, elle est sollicitée par l'absolu.
Les procédés par lesquels l'art méditerranéen pouvait saisir le fini et le limité, l'imitation, avec, pour but, l'harmonie dans les formes et la logique dans la pensée, étaient insuffisants pour
traduire une conception de la vie où le fini et le limité n'existent pas, où, par un jeu d'ondulations infinies, toutes choses se touchent, se superposent, se pénètrent et se confondent. Il est
vrai que des statuaires gréco-romains de basse époque ont, pour la première fois, dans le nord-ouest de l'Inde, donné une forme et un corps au sage de l'Asie, de même que le type de l'Apollon
archaïque avait servi jadis de modèle aux saints du jaïnisme. Aux premiers âges de la religion bouddhique, le Bouddha n'était même pas représenté : son trône vide figurait son absence
métaphysique et son évanouissement dans l'absolu. Mais le génie de l'Extrême-Orient s'est emparé du dieu grec et l'a rendu conforme à ses propres songes. Sur le spectacle de la vie et sur
l'universelle illusion, il a baissé ses paupières. Il a immobilisé les attitudes de son corps selon les prescriptions rituelles, et chacun de ces gestes était l'expression du détachement ou de la
pitié. Revêtu de laque d'or, le Bouddha était moins une présence qu'une lumière et une apparition. À mesure que le polythéisme touffu des nations soumises à la loi nouvelle s'emparait du
bouddhisme et lui tendait de nouvelles images, il les revêtait de la même majesté uniforme, il les plongeait dans le même sommeil.
D'ailleurs, les Aryens de l'Inde, frères lointains des Grecs, finirent par se désintéresser du bouddhisme et par revenir à leurs antiques divinités. Il y avait en eux, mais gâté par un climat
perfide et par un écrasant régime social, sans avenir de liberté, un vieil anthropomorphisme qui prit peu à peu les formes les plus prolixes et les plus complexes, de même qu'une sorte de fureur
dialectique qui, tournée vers la théologie, multiplia les sophismes et morcela les sectes. Mais, sur les rives du fleuve Bleu, au milieu d'une nature verdoyante et montagneuse, à la fois pleine
de grâce et de majesté, une race aux manières rudes, qui prêtaient à rire à la cour des empereurs Tcheou, mais douée d'une sensibilité rêveuse, affinée par la contemplation et par l'amour de
paysages incomparables, avait donné naissance, dès une haute époque, à une philosophie, à une poésie lyrique qui, bien loin de s'écarter du bouddhisme, étaient appelées à en favoriser la
diffusion en Chine et à lui permettre de s'exprimer par un art original. Quand on étudie les caractères de la pensée extrême-orientale, on ne saurait faire une place trop grande aux riverains du
Yang-tsé-Kiang, à la philosophie du Tao, sorte d'hégélianisme asiatique, dans lequel on a cherché à reconnaître des infiltrations de métaphysique indienne. En tout cas, les procédés par lesquels
l'art chinois et l'art japonais ont essayé de fixer une image du monde conforme à leur génie sont le résultat d'un effort esthétique qui doit beaucoup à la fois au bouddhisme et à la doctrine de
Lao-tseu. Il est vain de copier la nature, puisqu'une copie limite, dessèche et dépouille de toute vie son objet : il n'est même pas d'objet déterminé, puisqu'il n'existe que des rapports
instables et momentanés. Mais ces rapports de l'unité et du tout, il est permis de les suggérer. Suggestion, voilà le magique secret d'un art pour lequel la vie baigne de toutes parts dans
l'infini, le seul moyen d'éveiller dans la conscience la notion de ces relations indéterminées et profondes sans lesquelles l'univers ne serait qu'un chaos de mornes immobilités. Une boîte de
laque abandonnée sur une natte n'est, si on la considère comme un volume rectangulaire de bois noirci, qu'une illusion sans intérêt, et même, au sens profond, elle n'existe pas. Sa vie, c'est la
main qui l'a touchée et dont elle est encore tiède, ce sont les souvenirs qu'elle renferme, c'est l'heure à laquelle on la regarde, un certain jour d'une certaine saison, avec une certaine
disposition de l'âme. On devine qu'une pareille conception a pu conduire à cette forme inférieure que nous appelons sentimentalité, — et il est vrai que l'art japonais n'y a pas échappé, surtout
dans de tardives expressions lyriques, lorsque, au lieu de concentrer l'émotion, il s'y est complu et s'est anémié dans les méandres des développements littéraires. Mais les grandes périodes de
classicisme graphique ont su inventer l'expression forte et propager le son juste.
Nous nous trouvons en présence de valeurs esthétiques toutes nouvelles pour nous, mais on ne
saurait dire qu'elles nous déconcertent absolument, puisque nous connaissons un art qui, s'exerçant, non dans l'espace, mais dans le temps, est libéré des lois de la pure imitation, — la musique.
Il est vrai qu'il est forcément soumis à la règle du développement et du commentaire et que, pour l'apprécier, nous sommes contraints de nous servir de la langue de l'intelligence, nous aimons à
y reconnaître une sorte de logique architecturale... Mais il est fait avant tout pour éveiller, pour suggérer et pour enchaîner des réalités cachées. D'un mot spirituel et juste, on a pu
l'appeler une géographie de l'inconscient. Dans le même sens, il est permis d'appeler l'art de l'Extrême-Orient une musique de l'espace, une musique dont le développement est en nous. Musique,
non seulement par le don d'harmonie, par le secret d'associer les éléments du ton et de la ligne, mais par la vertu de prolonger de longs échos, d'élargir les limites de la vie, d'en multiplier
le retentissement lointain.
Parfois, l'art européen s'est penché sur ces profondeurs et, de plus en plus, elles l'attirent. Ni la peinture de Rembrandt, ni celle de Velazquez, par exemple, ne sont circonscrites à la
représentation immédiate et purement plastique des êtres et des choses. La pittura, dit Léonard de Vinci, e cosa mentale, et le « mental », pour Vinci, c'est moins l'activité spéciale de
l'intelligence que l'infini des forces spirituelles. Il les voyait resplendir sur le front des servantes, éclairé par le soleil du soir, alors qu'elles se tiennent assises à la porte des
auberges, dont l'ombre derrière elles drape un fond de velours. C'est à la poésie du modelé dans le clair-obscur, c'est aux contrastes lyriques de la lumière et de la nuit qu'ils ont, les uns et
les autres, demandé leurs plus captivants prestiges, c'est là qu'ils ont découvert et saisi leur secret. La peinture, telle qu'ils en avaient reçu l'enseignement de leurs maîtres et du passé, ne
leur a pas suffi. Sans cesse ils ont été obsédés par le désir de l'accroître et de la dépasser. En elle, Rembrandt a transposé la magie de l'eau-forte, ses concisions terribles et tendres.
Léonard, à force de pratiques qui ont quelque chose d'alchimique, a fatigué ses tableaux pour les douer d'une mystérieuse profondeur, pour les baigner d'une aube surnaturelle. Velazquez, à la fin
de ses jours, semble avoir hâte de s'évader d'un univers pesant, dont toutes les parties, étroitement soudées, oppriment la vie : d'une touche à la fois enveloppante et rapide, d'un accent posé
avec autorité et qui, de près, paraît ne tenir à rien, il désigne, il évoque, non la forme seulement, non son rôle organique, mais sa qualité spirituelle.
En cherchant à décupler la profondeur de l'ombre, en la faisant palpiter de mystérieuses présences, en concentrant avec une force inconnue une lumière d'or, le peintre d'Occident reste, malgré
tout, soumis aux règles de la plastique méditerranéenne. Sur un plan à deux dimensions, il essaie toujours de donner l'illusion des volumes. Bien plus, la matière incertaine et périssable à
laquelle il confie ses songes risque de les alourdir et de les noyer dans une nuit éternelle. Elle est d'abord transparente, mais, par sa composition même, elle est toujours solide. La solidité
de l'exécution est même considérée comme un mérite essentiel. Elle est faite pour exprimer la plénitude et la continuité des modelés. Jusqu'aux recherches techniques des dernières années du XIXe
siècle, elle est merveilleusement adaptée à sa fonction, qui est de fixer l'image d'un univers stable et puissamment concret. Le peintre extrême-oriental se sert d'une matière fluide et d'un
outil léger. Il ignore nos terres colorées, nos oxydes amalgamés par l'huile grasse, il ignore les ombres, et les formes qu'il fait naître baignent de toutes parts dans une immatérielle
transparence. Elles appartiennent à notre univers, mais on dirait qu'elles vont le quitter, pour en rejoindre un autre, étrange, solennel et charmant. Toutes proches et très lointaines à la fois,
elles s'emparent de nous par le prestige de l'infini et de l'inexprimable. Ce n'est pas qu'elles s'évanouissent en reflets troublants, en incertaines et chatoyantes irisations : il arrive
qu'elles soient franches de ton, et même hardies, qu'elles nous rappellent l'audacieuse leçon des bannières du bouddhisme thibétain, saturées de couleur. Mais la plupart du temps elles sont
empreintes d'une harmonieuse paix. Elles sont parfois limitées à quelques tons d'une exquise sonorité et, quand elles exercent sur nous leur plus despotique empire, elles ne sont guère qu'un
trait, qu'une tache, mais toujours extraordinairement fermes et décisifs, en blanc et noir.
I I
Ce qui frappe avant tout dans cet art, c'est son caractère graphique. Il est une écriture au
pinceau. Il a pour origine, pour beauté, pour danger aussi, la calligraphie. On peut dire que la pensée extrême-orientale ne s'était pas complètement dégagée avant la découverte de l'encre et de
cet instrument merveilleux qui, capable de toutes les fermetés et se prêtant à toutes les souplesses, est une sorte d'intermédiaire magique entre l'esprit de l'homme et la vie de l'univers. Les
brosses de nos peintres ont de la roideur ; elles sont faites de poils rudes qui agglutinent une matière pesante. Le pinceau des maîtres de l'Extrême-Orient se courbe et se redresse avec une
élastique nervosité, il pointe comme une jeune pousse, il se gonfle d'une encre ou d'une eau qu'il distille par chacun de ses éléments et qu'il dépose sur le papier ou la soie comme une vapeur
légère, comme un trait ténu ou comme le plein d'une lettre, fermement accentué. Avant la découverte du pinceau, l'art et la calligraphie étaient aux mains des graveurs qui sur les dalles
funéraires ou votives, fixaient avec sévérité l'image des patriarches et des géomanciens, des cortèges de monstres et de divinités, d'après un canon, un rythme et dans un décor peut-être inspirés
des thèmes de la Mésopotamie. On a même voulu rapprocher l'origine des idéogrammes des caractères cunéiformes... De toutes façons, le pinceau a libéré le génie chinois. Par lui, l'art de suggérer
au moyen des lettres est devenu l'art de suggérer au moyen des formes. On sait que l'idéogramme est à l'opposé de l'écriture phonétique : il n'est pas le signe d'une prononciation, mais l'image
schématique d'une réalité. Réalité dépouillée de ses éléments accessoires, réduite à l'essentiel, et dont nous ne discernons même plus les éléments. Une belle écriture occidentale est à la portée
de toutes les applications : elle n'est qu'agréable à voir. La calligraphie, en Extrême-Orient, ajoute une force et une poésie de plus à l'expression de ce qu'elle signifie, puisque chacun de ces
caractères n'est pas seulement la lettre d'un langage, mais un dessin, suggestif de pensée et de sentiment. Sa perfection et son charme n'ont pas une pure valeur décorative, elle est dépositaire
d'une sorte de prestigieux secret, comme l'écriture européenne, pour les graphologues qui en font un instrument d'analyse psychologique, est révélatrice de préférences et de mouvements
cachés.
Ainsi l'art extrême-oriental se présente à nous comme une écriture et comme un procédé de suggestion. Il écrit, il dessine l'univers comme l'ondoiement indéfini d'une vaste pensée qui, par
enchaînement, s'étend à tout. Il n'immobilise pas la vie dans la perfection d'une forme sereine, copiée sur un beau modèle, ou dans la torpeur d'un songe nocturne : il la ramasse, il la résume en
traits concis pour ]a propager en nous dans toute sa largeur. La vie de l'art n'est d'ailleurs pas pour lui une fiction, un vain mot. Il est encore tout pénétré de ses origines magiques et du
temps où la représentation des êtres et des choses pouvait être rendue identique, dans leur essence, à l'être ou à l'objet représentés. La Chine ancienne est pleine de légendes qui nous montrent
des peintres capables de douer leurs tableaux d'une existence objective. Quand le cheval ou le dragon sont sur le point d'être terminés, le maître ajoute l'œil qui manquait encore, — et le cheval
s'enfuit au galop dans les airs, le dragon s'enveloppe de fumée et disparaît dans un tourbillon, en vomissant des flammes. À la fin de sa carrière, le « vieillard fou de dessin », l'illustre
Hokousaï, affirme son espoir de durer encore de longues années, de dessiner toujours, de surprendre enfin le secret : à l'âge de cent dix ans, tout ce qui sortira de ses mains sera
vivant.
Mais cet art, si puissamment évocateur, n'est-il pas grevé d'une contradiction intime ?
D'une part, il est hanté par le prodigieux spectacle de l'illusion vitale, par la fuite et par le passage de toutes choses, qui s'écoulent et renaissent sous des formes nouvelles, par le rythme
des correspondances cachées, par le tressaillement des vies anciennes qui sommeillent sous l'apparente inertie de la matière. Et, d'autre part, il est l'expression d'un ordre de pensées pour
lesquelles l'univers est une vaine fantasmagorie qui aspire douloureusement au définitif repos. Cet intérêt passionné qu'il porte aux mobiles apparences, galvanisées par une vie ardente et
précaire, ne viole-t-il pas la loi souveraine de l'anéantissement volontaire, le calme de la béatitude dans une suprême communion avec l'absolu ? Comment suspendre en face du Bouddha qui clôt ses
paupières pour se concentrer dans le travail de sa propre destruction spirituelle et pour s'arracher aux vanités de cette vie, l'image des oiseaux qui passent, des fleurs penchées par le vent, de
la lune qui luit avec douceur au-dessus d'une forêt de pins ? Comment s'expliquer, dans l'œuvre d'un fervent bouddhiste comme Hokousaï, ce pullulement de vies frénétiques, cette agitation
forcenée, ce travail de mille insectes humains, heureux de vivre et qui sont là, fixés aux pages de ses albums, comme des papillons surpris et collés, tout brillants encore, aux feuillets d'un
livre refermé ? Le principe de l'identité des contraires, de l'extrême plein et de l'extrême vide, du changement perpétuel et de l'éternel repos, tel qu'il a été posé par le Tao huit siècles
avant l'introduction officielle du bouddhisme en Chine, ne suffit pas à l'expliquer. Il faut se rappeler que les transformations de la pensée extrême-orientale ne sont pas le résultat d'une
évolution interne, mais qu'elle s'est perpétuellement adaptée à des conditions physiques et morales nouvelles. Le Sage de l'Inde pouvait anéantir en lui l'illusion de la vie et, à l'ombre des
feuillages séculaires, dans la majestueuse monotonie des forêts et des parcs royaux, s'endormir en paix dans le songe des vérités éternelles. Le montagnard du Yang-tsé, le riverain du Pacifique,
l'insulaire d'un archipel de volcans étaient sollicités par le spectacle des forces naturelles, déchaînées dans leur violence et divinisées par l'animisme des ancêtres.
Parfois, dans les mers de Chine, la mer, travaillée par un effort surnaturel, paraît aspirée vers les cieux. Le soleil semble près de s'éteindre dans le crépuscule du dernier des jours. Les flots
frémissent et se boursouflent comme la lave d'un cratère. Une colonne de vapeurs que surmonte un dôme monstrueux oscille à l'horizon et menace l'univers d'une nuit éternelle. La tempête se
déchaîne dans les ténèbres où toutes choses sont confondues. La jonque désemparée est saisie, pendant des jours et des nuits, comme par l'étreinte d'un dieu terrible. Quand le typhon fait place à
la lumière, elle éclaire une solitude plus effrayante que la mort. Là-bas, les nuages s'en vont à la dérive, abandonnant les mers chaudes d'Asie. Ils se répandent au-dessus du continent, ils
s'enroulent autour des pics comme des bêtes de légende. Les arêtes de la montagne leur font une ossature et des antennes reliées par des membranes de brouillard. La neige des sommets luit par
intervalles comme un vaste dos écaillé d'argent. Les brumes s'allongent, rampent, ondulent dans les vallées, pareilles à des fantômes de membres. La bête multiple, insaisissable et changeante, se
dresse au-dessus de la terre jaune et, de sa gueule béante, que hérissent des panaches, des flammèches et des cornes, elle semble vouloir dévorer le soleil. Et puis la brise la replie et
l'entraîne. D'un bond, elle glisse et se dégage ou bien elle se résout en pluie bienfaisante, elle tend de nouveaux pièges, elle dispose une magie nouvelle entre l'homme terrifié et le capricieux
univers.
Entre le Dragon du perpétuel changement et le Bouddha du perpétuel repos, la lutte n'est qu'apparente, puisque le Dragon n'est, lui aussi, qu'illusion. Et, derrière cette illusion terrible, il y
en a d'autres, plus cachées, plus profondes, pleines de charme, de bienveillance et d'apaisantes vertus. La nature n'est pas le théâtre d'une fièvre aveugle, le cauchemar tressaillant d'un
monstre, mais un domaine de vieilles tendresses immémoriales et de sympathies secrètes. Les faire connaître, les faire aimer, tel fut peut-être l'excellent de l'école Zen. En rapprochant l'homme
de la nature par la contemplation et par l'ascétisme, en lui montrant ce qu'il y a d'infiniment divers et de touchant dans la vie des bêtes, dans la vie même des choses inanimées, elle lui
enseignait à voir large et à pacifier son cœur. Elle ne le détournait pas de son but, elle ne le détachait pas de l'absolu, elle l'y ramenait peut-être, par un ordre de réflexions et de
sentiments à la fois plus digne de la majesté de sa pensée et mieux approprié à ses forces. Elle enfanta les héros parfaits, les abbés exemplaires et les artistes accomplis. L'équilibre classique
du génie extrême-oriental, à égale distance de l'abstraction métaphysique et du naturalisme éperdu, est son œuvre.
Mais l'histoire de cet art obéit néanmoins à une sorte de rythme d'oscillation entre ces deux termes extrêmes : tantôt il est une expression hiératique, d'une souveraine élévation, d'un
détachement absolu, tantôt il se présente comme un fiévreux hommage à la vie qui passe. Une fois encore, il est bon de constater avec quel tact admirable il a, chaque fois qu'il courait le risque
de s'anémier et de se durcir par l'abus d'une stylisation rituelle, demandé à l'exemple de la nature les ressources et la vertu d'une jeunesse nouvelle. D'ailleurs, même aux époques où sa sève
créatrice était momentanément tarie par une pédagogie de copistes, le délicieux souvenir des impressions fraîches le parcourait encore. Une sensibilité exquisément juste, au service du même
pouvoir de suggestion, lui demeurait comme un don sacré. On en trouve une éclatante confirmation dans l'histoire du génie japonais, dont l'auguste continuité, préservée de tout mélange impur,
appuyée sur une dynastie ininterrompue depuis les premiers âges, est exceptionnelle au milieu des invasions, des désordres et des écroulements qui n'ont cessé d'agiter le reste de l'Asie. Même en
Chine, au moins jusqu'à l'époque mandchoue, cette fraîcheur d'accent résista longtemps au positivisme formaliste des confucéens, à la brusquerie des apports étrangers, aux effrayantes
catastrophes des dynasties. L'immense poésie de la philosophie indienne était trop conforme à l'esprit et aux aspirations de toute une partie de la Chine, le naturalisme du Tao l'avait trop
intimement pénétrée pour que la substitution des empires pût l'ébranler à ces profondeurs. L'Encyclopédie de la peinture chinoise, traduite et commentée par le regretté Raphaël Petrucci, est un
monument de ces permanences vénérables. Comme Édouard Chavannes, Petrucci a été trop tôt enlevé à ces belles études, qu'il avait enrichies de précieuses découvertes. Les noms de ces grands
révélateurs, honorés dans les musées de France et de l'étranger, méritent, avec l'hommage des savants, la reconnaissance du public qui pense. Un pareil travail est un titre de plus pour la
science française qui, depuis longtemps, a fait sien ce vaste domaine : il nous dévoile, mieux que des pratiques d'atelier ou des biographies d'hommes célèbres, la philosophie technique de tout
un art, la pensée profonde de toute une civilisation.
C'était à la fin du XVIIe siècle, à Nankin, dans cette vieille capitale de la Chine
méridionale, dont l'abandon par les Mongols, établis à Pékin, une place d'armes des marches militaires, avait inauguré le déclin spirituel de l'empire. C'est là que le génie raffiné des Song
avait, six siècles auparavant, parmi les pavillons de marbre, les eaux courantes et les nobles ombrages, traduit par des chants parfaits, par des céramiques de choix, par de belles peintures, une
suavité de goût et d'inspiration peut-être inconnue jusqu'alors, même de la brillante Chine des Thang. Ces temps étaient passés, mais Nankin restait une capitale du souvenir. N'était-ce pas sur
les rives du Yang-tsé que le poète Khiu-Yuen, exilé par son roi, avait jadis, dans les verdoyantes solitudes des montagnes, exhalé sa mélancolie immortelle ? N'était-ce pas à Nankin que le
malheureux empereur Hweï-tsong, à la veille d'une révolte décisive de vassaux, songeait encore à accroître le trésor des vertus et des beautés de son pays et peignait ces beaux faucons qui
rivalisent de noblesse avec les chefs-d'œuvre de l'école des Ma ? Ce sont les Song du Sud qui, pour la première fois, ont essayé une large conciliation religieuse et morale entre la sagesse
indienne et les divers aspects de la sagesse chinoise. Ce sont leurs paysagistes qui ont exprimé avec le plus de charme et de profondeur, à travers les mystérieuses vapeurs qui montent du grand
fleuve, l'indécision et la spiritualité d'une nature brumeuse. Il n'est pas indifférent que les plus remarquables traités d'esthétique chinoise aient été recueillis et réunis dans ces
lieux.
Or, se trouvant à Nankin, dans le jardin Kiai-tseu, qui appartenait à son gendre, le lettré Li Yu s'étonnait qu'il n'y eût pas en Chine un traité de la peinture. Son beau-fils lui montra un
recueil d'anciennes planches que Li Yu reconnut pour être l'œuvre d'un excellent artiste des derniers Ming, renommé pour son élévation, et qui constituaient une remarquable collection d'exemples.
Le gendre de Li Yu fit compléter ce recueil par un célèbre érudit, puis il étendit son plan : bientôt parurent deux parties nouvelles, consacrées aux fleurs, aux oiseaux, aux insectes, qu'il
avait demandées à deux peintres contemporains. Depuis cette époque, les planches et leurs commentaires ont été très souvent réédités. Ainsi, la partie la plus ancienne de ce recueil date de la
fin du grand réveil national des Ming, qui, après un siècle de mongolisme, rappela la Chine à sa vie propre, à l'amour de son passé, à la culture de son génie. Par là elle se rattache à ce qu'il
y a d'excellent et d'essentiel dans la pensée extrême-orientale. Mais on ne doit pas oublier non plus que l'ère Ming vit briller cette fameuse Académie de peinture et de calligraphie qui, fondée
par le dernier empereur Song, avait pour but de favoriser l'étude des maîtres et le culte de la tradition plutôt que de stimuler une inspiration originale. De là, un double caractère :
l'Encyclopédie est un dépôt de vérités admirables et anciennes, elle est aussi le manuel d'une pédagogie éclectique. Telle quelle, presque au terme de l'évolution de la peinture chinoise, elle en
explique, elle en résume les caractères avec une magnifique ampleur.
Toute l'antique ferveur de la vie spirituelle est là, et surtout ce sentiment de la nature
qui ne se perd pas en effusions vagues, mais qui approfondit l'étude avec la plus tendre et la plus délicate sympathie. En feuilletant ces planches charmantes, on apprend à voir les choses par
leur côté intime et profond, par leur structure vivante. Les bêtes de la terre et du ciel, les arbres, les plantes, les fleurs, les rochers, les montagnes, les hommes, dans leur variété infinie,
apparaissent à nos yeux, non comme d'inertes modèles démontés pièce à pièce, mais comme des physionomies douées d'une âme et qui s'emparent de notre attention avec la puissance décisive des
formes simples. Dès lors, on comprend le principe de cette calligraphie qui n'a pas pour objet d'arrondir ou d'effiler des déliés et des pleins, mais de pénétrer la vie et de la saisir en
quelques traits nerveux. Chaque trace du pinceau est longuement étudiée pour suggérer une vertu cachée, pour évoquer les forces occultes qui tressaillent sous les apparences. L'artiste n'est pas
l'habile copiste d'un univers pétrifié. Il n'est pas non plus un créateur à la manière du Dieu biblique qui pétrit dans le limon un être à son image. C'est une sorte de magicien qui, penché sur
les échanges et sur les correspondances universelles, surprend l'ardeur mystérieuse qui anime toutes choses et qui se communique à l'homme même. Quand Sie Ho formule le second de ses Six
Principes, « la loi des os au moyen du pinceau », il n'entend pas recommander l'étude de l'anatomie, telle que l'ont comprise, par exemple, les hommes de la Renaissance : c'est de la structure
profonde qu'il s'agit, c'est de cette intimité spirituelle des êtres et des choses, qui est véritablement le grand secret. Par la contemplation et par la sympathie, on s'en rapproche autant que
par l'étude des maîtres et par l'observation directe, et l'on saisit pourquoi les bambous doivent être peints avec violence et les glaïeuls avec gaîté. Les montagnes travaillées par l'érosion
expriment, non par association d'idées ou par rapprochement, mais comme un visage trahit les passions du cœur, une tristesse aveugle ou une farouche majesté. Ouvrir les yeux ne suffit pas pour
comprendre et pour sentir. Dans la magie de ces sortes de divinations, les grands artistes ont fait des découvertes : il y a un « secret » pour charmer et pour dessiner les oiseaux.
Une banale perfection technique, une exécution soignée écartent le peintre de son objet. La vraie grandeur de l'art consiste à suggérer la qualité des choses par des moyens qui lui sont en
apparence opposés. Il est médiocre d'exprimer la rudesse d'un effet par la rudesse de la touche, l'équilibre d'un ensemble par une savante recherche de composition. Le jeu des contraires permet
de plus audacieux prestiges. Tel est l'esprit de la règle dite des Six Supériorités : « Chercher dans la rudesse le mouvement (la souplesse) du pinceau, — le talent dans l'inhabileté, — la force
dans la finesse et la délicatesse, — la raison dans le dérèglement et la singularité, — sans encre, chercher le ton, — dans une peinture plate chercher l'espace. » Peut-être est-ce là le dernier
mot de l'esthétique extrême-orientale. On serait tenté d'y discerner la trace d'une bizarre manie de la contradiction, mais, en vérité, le secret est d'une qualité plus rare. L'univers limité à
l'évidence n'est rien. La copie est un contre-sens. Pour faire circuler dans l'image de la nature et de l'homme la flamme de leur vie propre et la vie de l'esprit, la concision graphique de la
tache, de la ligne et de l'accent est suffisante et nécessaire. Le maniement de l'encre et du pinceau exige non seulement la virtuosité d'une écriture facile et belle, mais des détours et des
audaces qui, au moment même où ils atteignent leur but, semblent se nier eux-mêmes. Ainsi l'art, né de la calligraphie, la dépasse et propage en nous, non le signe d'une idée ou d'une forme, mais
le rythme même de leur vie.
Les paysages, ponctués de taches d'une savante violence, noyés d'une vapeur humide dans laquelle flotte à peine l'ombre d'un ton, étagent les plans robustes ou délicats de la perspective
aérienne. Pareil à un ascète accablé d'années, bourrelé de cicatrices énormes, le vieil arbre se penche au-dessus de la cascade. La fleur s'épanouit avec une suavité sauvage, comme le sourire de
la solitude. L'insecte n'est pas construit avec des soins menus comme une minuscule machine : à pointe de pinceau, l'artiste le touche et l'éveille sur quelque tige flexible qu'il fait plier à
peine ; il part, il s'envole, il est caprice aérien, cheminement léger. L'homme s'agite, se démène fiévreusement parmi les besognes de sa vie. Ou bien, dans un désert de verdure et de rochers,
calme en face de la nature dont il a pénétré l'activité muette et les émotions cachées, libéré du fardeau des désirs et des craintes, il se tait, il baisse les yeux, il s'immobilise pour mieux se
mêler à tout, pour se confondre avec tout, pour se dissoudre et pour disparaître dans la lumière dorée du paradis d'Amida et dans la communion avec l'absolu.
Les illustrations de l'article sont extraites de l'Encyclopédie de la Peinture Kiai-Tseu-Yuan Houa Tchouan.