Fernand Farjenel (18xx-1918)
LA MORALE CHINOISE
Fondement des sociétés d'Extrême-Orient
V. Giard & E. Brière, Paris, 1906, 260 pages.
Préface
Table des matières
Extraits : La morale familiale et sociale - Les morales
des trois doctrines
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... Comme nous l'avions déjà fait dans notre précédent ouvrage, Le Peuple chinois, notre dessein, en traitant cette fois de la morale, a été seulement de tracer une large esquisse du
sujet, à l'usage des personnes, si nombreuses aujourd'hui, qui veulent se faire une idée rapide et exacte de la pensée chinoise dans ses traits principaux.
Ce livre est donc une œuvre de vulgarisation destinée à faire connaître, pour sa part, un peuple auquel les grands changements qui s'accomplissent présentement vont accorder une place si
importante dans le jeu des destinées de l'humanité. Tout le monde sent le besoin d'être de plus en plus éclairé sur l'Extrême-Orient, d'où peuvent sortir encore tant de conflits, et en
particulier sur la Chine dont l'importance est telle, que son entrée sur la scène où s'agitent les compétitions de la politique internationale est de nature à changer profondément l'équilibre et
l'orientation des forces qui dirigent la vie politique des nations.
Lorsque le peuple chinois, qui, actuellement, réforme son armée, qui appelle des instructeurs et des professeurs japonais pour profiter, lui aussi, des avantages de la science occidentale, aura
réalisé quelques-unes de ses espérances de relèvement, il ne pourra manquer de tenir dans le monde une place considérable, et chacun de ses mouvements, dans l'ordre moral, économique ou
militaire, aura partout une répercussion profonde.
Ce sont là des prévisions devenues banales ; elles justifient p.005 la nécessité d'étudier la Chine, non plus seulement dans son étrangeté exotique, si intéressante qu'elle soit pour les artistes
et les lettrés, mais dans son âme même, dans les grandes idées morales qui l'ont animée et qui l'animent encore.
Nous sentons combien le travail que nous présentons aujourd'hui au public est peu de chose à cet égard, et nous comptons bien que les lecteurs n'y verront qu'une pierre de plus apportée à un
édifice de connaissances dont, en Occident, on ne fait encore que poser les fondements.
I. — La société primitive
II. — La morale antique
III. — Confucius
IV. — La morale individuelle
V. — La morale familiale et sociale
VI. — Laotzeu et sa morale
VII. — Le bouddhisme chinois
VIII. — La morale philosophique
IX. — L'entrée en Chine du christianisme
X. — La morale moderne
XI. — L'avenir de la morale chinoise.
Quel était, au temps de Confucius, le lien moral de ce petit monde qu'est la famille ?
Bien que, sur ce point, la brièveté des textes chinois ne nous donne pas les détails que notre besoin de précision scientifique exige pour prononcer un jugement sûr de lui, nous pouvons inférer,
de tout ce que nous connaissons par ailleurs de la vie chinoise, que le lien familial était alors le culte des aïeux.
Sans doute, les livres chinois de ces temps-là, ne s'étendent avec complaisance que sur le culte des princes, et des écrivains postérieurs, nous disent même, ainsi que nous l'avons déjà constaté,
que dans l'antiquité les familles du peuple ne possédaient pas de temples ancestraux comme elles en possédèrent plus tard ; mais cinq siècles avant notre ère, la société chinoise s'était
tellement développée que l'exercice exclusif du sacerdoce des princes agissant comme pontifes et chefs de famille pour tout leur peuple, ne pouvait plus suffire aux besoins religieux de tous
leurs sujets.
On est donc fondé à croire que déjà les familles possédaient un culte particulier en harmonie avec leurs croyances sur la survie des âmes de leurs pères, et que ce culte ressemblait à celui qui
se célébrait dans les temples des princes.
Dans tous les cas, la famille avait un ensemble de croyances qui constituaient un lien très fort, et étaient la base de la morale.
L'enseignement même de Confucius nous en fournit la preuve, car toute sa doctrine repose sur un principe, ou, pour mieux dire, sur un dogme fondamental, dont le maître développe, logiquement,
sans faiblesse, toutes les conséquences, et ce dogme est bien fait pour donner à la famille une cohésion des plus solides, pour en faire cet édifice de granit que vingt-cinq siècles n'ont pas
encore ébranlé.
Ce dogme, c'est la Piété filiale.
Le caractère d'écriture qui exprime cette idée représente un vieillard supporté par son fils Hiao ; mais le sens de ce mot est autrement étendue en chinois que dans notre langue.
La Piété filiale, c'est le principe de vie morale par excellence qui embrasse toutes les relations humaines et divines, qui englobe tout, qui relie les hommes entre eux et la Terre au Ciel.
Pour Confucius, la Piété filiale est, dans l'ordre des rapports humains, la conformité des actes avec le principe universel de la vie, avec cette voie éternelle qui est le lien de la perfection
absolue, et qui contient en elle-même tous les êtres et toute la vie de ces êtres.
On trouve, donc, de la Piété filiale partout. Les rapports, non seulement des pères et des fils, mais aussi des frères entre eux, sont de la Piété filiale, les rapports des supérieurs de tout
ordre avec leurs inférieurs sont gouvernés par la Piété filiale ; les rapports du chef de toute la nation avec le Ciel sont aussi de la Piété filiale.
Le peuple qui ne comprend pas les argumentations philosophiques, n'en accepte pas moins
l'obligation de se soumettre au Ciel, ainsi que le lui proposent ses dirigeants. Pour lui aussi, le Ciel est le premier principe des choses ; la raison première et dernière de tout ; il faut se
conformer à sa volonté.
Comment se représente-t-il ce Ciel ? Comme un homme, un honorable vieillard : le Lao Tien-Yé, ancêtre premier du prince et de la nation. En a-t-il une notion plus vague ? Cela est de peu
d'importance ; l'essentiel, c'est que sa morale est dominée par la croyance, plus ou moins nette, plus ou moins confuse, mais réelle, à une sorte de divinité supérieure qui règne sur les
divinités secondaires, sur les génies et sur les hommes.
Il est bien certain que c'est là la croyance populaire, et que le Chinois du peuple, comme l'homme simple en tout pays, conçoit en images plus ou moins anthropomorphes, les idées abstraites des
métaphysiciens. Quant à la sanction de cette loi morale, elle se trouve ici-bas ; l'homme de bien, aura la vie longue et heureuse, l'homme mauvais sera en proie aux mauvais coups du destin. Le
Ciel, agissant comme l'empereur, père-mère du peuple, envoie récompense à ceux qui lui obéissent, et punitions à ceux qui violent sa loi.
Telle est le fondement de la morale que l'on doit enseigner au peuple, selon la doctrine de Confucius, ou plutôt selon les doctrines du Joukiao ou de l'école des lettrés.
On remarquera qu'elle ne comporte aucune sanction surnaturelle au-delà du tombeau, aucune récompense dans le Ciel, aucune punition dans l'enfer. Cette doctrine est l'expression d'une philosophie
rationaliste panthéiste, et non pas de dogmes religieux proprement dits. D'autre part, il faut se rappeler que le Ciel, principe premier de la morale ne doit pas recevoir de culte du
vulgaire.
De même que dans la famille, un seul homme, le père, a le droit d'offrir les sacrifices aux ancêtres ; de même dans l'Empire et dans le monde, un seul homme, le souverain, le fils du Ciel, a le
droit d'offrir le sacrifice au Ciel, ancêtre mystique du monde.
Mais on doit tenir compte de la coexistence de trois doctrines : celle dite confucianiste est accompagnée de deux autres, la doctrine bouddhique et la doctrine taoiste ; ces trois doctrines sont
simultanément admises par l'immense majorité des Chinois, ce qu'exprime l'adage suivant : San Kiaojou i Les trois doctrines sont comme une seule....
...Mais, que doit-on faire et que doit-on ne pas faire?
Le Taoisme enseigne une morale toute semblable à la morale confucianiste et donc aux grands principes de la morale naturelle. Être pieux envers ses parents, fidèle dans ses amitiés et envers le
prince, probe, sincère, etc. Il enseigne également à respecter les génies et les divinités, à leur offrir des sacrifices. Il recommande la bonté pour tous les êtres, la miséricorde. Ses
prescriptions n'ont donc rien de particulièrement intéressant.
Il diffère du système dit confucianiste, quant aux sanctions qu'il reconnaît à la loi morale.
Comme le premier, il admet que, dès ce monde, le péché est châtié par un raccourcissement de la vie et par des maux qui fondent sur le pécheur ; mais il admet, de plus, une récompense
extra-terrestre.
Ainsi, quiconque aura fait 1.300 bonnes œuvres, deviendra un génie céleste, une sorte d'ange ; celui qui n'en aura accompli que 300 ne sera, après sa mort, qu'un génie terrestre ; mais les deux
sortes de génies sont doués d'immortalité. Ainsi, dans son fonds, la loi morale taoiste diffère peu de la morale confucianiste. L'une et l'autre prescrivent les mêmes obligations, les mêmes
devoirs ; la seconde fait seulement, de plus, une promesse d'immortalité ; mais il convient de remarquer que les confucianistes qui pratiquent le culte des ancêtres, tel que nous l'avons étudié,
croient aussi à une sorte d'immortalité. Il n'est donc pas étonnant que les deux systèmes aient pu vivre côte à côte.
Quant à la morale bouddhique, elle admet, bien entendu, tous les principes de morale naturelle contenus dans les deux autres, en inclinant beaucoup plus du côté de l'amour des êtres ; tout ce qui
vit lui est cher ; le plus vil des animaux, par cela même qu'il est un vivant, qu'il possède le principe mystérieux et sacré qui anime le monde, doit être respecté. Le bouddhiste rigoureux ne
mangera donc aucune chair, il se nourrira d'herbes, de plantes, pour ne pas attenter à la vie.
Mais, nous avons vu que le véritable bouddhiste ne peut être qu'un moine adonné à la vie ascétique, pour devenir, s'il le peut, un Boddhisatva, en chinois, un Poussah. Tout le monde ne peut être
moine, ne peut faire vœux de pauvreté, de chasteté, d'obéissance, pour pouvoir mieux atteindre le Nirvâna.
De là, la nécessité d'une religion diminuée, à l'usage de la foule.
... Si les doctrines des philosophes bouddhistes n'admettent point de dieu personnel, comme le Dieu des chrétiens, la foule, elle, voit en tous les poussahs devant qui elle va faire brûler son
encens, autant de dieux tutélaires, et enfin le bouddhisme comporte, comme le christianisme, une terrible sanction du péché: l'enfer, avec ses différents cercles où le pêcheur subit les plus
horribles supplices.
Mais, ce qu'il importe encore de remarquer, c'est que les bouddhistes sont en même temps taoïstes et qu'ils pratiquent le culte des ancêtres avec ses vieux rites, de sorte qu'en définitive la
morale du peuple chinois, dans son ensemble, se présente avec tous les caractères que revêt en Europe la morale appuyée sur la religion: une origine transcendante et divine de la morale, origine
qui justifie son obligation ; une sanction de cette morale, qui consiste en récompenses et en châtiments dans ce monde et dans l'autre.
Tout cela est enveloppé dans les nuages de l'imprécision qui est la marque de l'esprit chinois, mais n'est pas moins réel et forme un tout qui constitue en somme une morale semblable à celle que
l'histoire nous montre chez tous les peuples.