Henri d'ARDENNE de TIZAC (1877-1932)

QUE SAVONS-NOUS DE L'ART CHINOIS ?

Revue de l'art ancien et moderne, Paris. Tome 48, 1925, pages 273-282 et 287-295.

 

Texte in extenso : Poteries peintes......et poteries néolithiquesArt symbolique et rituel
Bronzes archaïquesArt touranienArts locauxVases peints, figurines, céramiques

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Grand dragon. Henri d'Ardenne de Tizac (1877-1932), Que savons-nous de l'art chinois ?
12. Grand dragon. Bronze ; époque Ts'in. Collection Stoclet.

L'exposition, récemment organisée avec un éclatant succès, rue de la Ville-l'Évêque, dans le local de la Chambre syndicale de la Curiosité et des Beaux-Arts, offre une bonne occasion de rechercher où en est aujourd'hui notre connaissance de l'art chinois.

L'art chinois, en effet, n'est pas, comme celui de l'Égypte, de la Grèce ou de la Perse, à peu près entièrement découvert devant nos yeux. Rien n'est aussi mouvant que les notions que nous avons de lui ; d'année en année, presque de mois en mois, leur étendue s'accroît, leur point de vue s'étend, et l'art des potiches apparaît comme bien petit, bien décadent, à mesure que nos regards plongent dans un passe plus reculé.

C'est que l'immense sol du Céleste Empire reste à peu près vierge, et là seulement, dans la profondeur de la terre, se cachent les véritables vestiges de l'art d'un pays. De tout temps, en Chine, l'exhumation d'un bronze ou d'un jade antiques a bien été entourée de respect, au point d'amener le changement de nom de la localité favorisée, et même la modification du nom de règne de l'empereur qui gouvernait alors ; mais il ne s'agissait que de trouvailles fortuites, dues à la pioche d'un paysan ou au filet d'un pêcheur ; seuls, les Song, dynastie régnant autour du XIIe siècle, pratiquèrent peut-être des sondages sur l'emplacement des anciennes capitales ; par eux, s'augmentèrent les collections d'antiquités du palais impérial ; mais cette activité archéologique n'eut pas de lendemain ; dans les conceptions primitives, la Terre possède, comme le Ciel, une réalité à la fois physique et divine, au point qu'un grand souci, quand on creuse les fondations d'une cité, est « d'éviter les veines de la Terre » ; de plus, le sol est séjour des morts ; il apparaît donc deux fois inviolable.

Nous, Occidentaux, sommes dépourvus de tels scrupules. C'est à des hommes venus tout exprès de l'Ouest qu'il a donc appartenu, depuis une trentaine d'années à peine, de tenter la recherche des secrets ensevelis. Par exemple, Chavannes et Laufer nous ont fait connaître, l'un la sculpture ciselée des Han (IIe siècle avant J.-C., IIe siècle après J.-C.), l'autre la poterie funéraire de la même époque, et les missions Segalen-Lartigue-Voisins, tout en complétant les efforts précédents, apportèrent une importante contribution à l'étude de la statuaire des Han, des Leang (Ve siècle) et des T'ang (VIIe-Xe siècle). Les uns et les autres, toutefois, devaient agir avec la plus grande circonspection et borner leurs enquêtes aux moyens faciles. Les résultats acquis, considérables par rapport à l'ignorance qu'ils dissipaient, restent minces à côté de ce qui reste à connaître. Mais d'instant en instant, et par des fouilles de mieux en mieux comprises, des formes d'art insoupçonnées viennent remplir des époques considérées comme fabuleuses. Le rôle des expositions d'art chinois, en Occident, n'est donc pas seulement de présenter à l'admiration des visiteurs de beaux exemplaires des séries classées, mais de nous tenir au courant des découvertes les plus récentes.

Ces découvertes, quelles sont-elles ? Et dans quelle mesure l'exposition du printemps dernier nous renseignait-elle à leur égard ?

Tigre.Henri d'Ardenne de Tizac (1877-1932), Que savons-nous de l'art chinois ?
1. Tigre. Bronze ; époque Han. Collection Eumorfopoulos.

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Poteries peintes...

On doit au Suédois Dr Andersson, qui appartient au service des Mines du gouvernement chinois, la révélation la plus étonnante qu'ait faite, depuis longtemps, la terre chinoise.

Une opinion généralement acceptée voulait qu'avant la dynastie des Chang, ou Yin (du XVIIIe au XIIe siècle avant notre ère), l'histoire de la Chine appartînt à la légende et que sa civilisation ne dépassât guère une demi-barbarie. Or, en fouillant la région septentrionale, particulièrement les provinces du Ho-nan et du Kan-sou, le Dr Andersson a recueilli, sous forme de poteries, les reliques d'un art extrêmement évolué, que les concordances géologiques font remonter jusqu'à l'âge néolithique, soit au 3e millénaire avant notre ère. La nouvelle de cette découverte s'est peu répandue. Les premières trouvailles du Dr Andersson datent de 1919 ; il a résumé ses constatations sur la poterie du Ho-nan dans des brochures du Service géologique chinois, à Pékin. Le professeur Arne, de Stockholm, vient d'étudier avec plus de détails cette même poterie du Ho-nan ; son ouvrage, orné de planches en couleurs, a été édité à la fois à Stockholm et à Pékin et porte la date de 1925. Quant à la poterie du Kan-sou, le Dr Andersson est à peine en train, à l'heure où j'écris, de déballer les quelque mille pièces qu'il a rapportées en Suède ; il en prépare une étude qui ne saura sortir avant plusieurs mois.

La poterie du Ho-nan, seule, nous est donc à peu près connue. Elle paraît d'ailleurs avoir précédé celle du Kan-sou. Elle est faite d'une terre dont la teinte varie selon le degré de cuisson et l'abondance d'oxyde de fer, tantôt modelée à la main, tantôt façonnée au tour, et dont la surface extérieure, simplement polie ou parfois recouverte d'un engobe, est peinte de couleurs dont les principales sont le noir, le brun, la gamme des rouges, le violet, rarement le jaune. Les formes les plus fréquentes sont celles de bols ; il existe aussi des vases hauts ; tous étaient d'usage domestique. Les motifs sont géométriques (tandis que certaines pièces du Kan-sou portent des ornements zoomorphiques), et formés de combinaisons de lignes souples, par zones ondulées ou enroulées, dessinant quelquefois des cercles et des ellipses, et de lignes droites disposées en hachures, carrés, triangles, etc.

Par ses analogies avec des documents de même nature, notamment avec ceux d'Anam et de la civilisation proto-élamite de Suse, cette poterie peinte dénonce l'existence, vers les 4e et 3e millénaires avant notre ère, d'une civilisation dont l'origine est probablement mésopotamienne et qui, s'étant étendue à travers l'Asie centrale et occidentale, atteignit la Chine par la voie steppique.

Mais les fouilles du Ho-nan n'ont pas seulement le double intérêt de montrer cette vaste liaison asiatique et d'attribuer à la Chine la plus primitive une culture déjà évoluée. Elles posent un problème plus particulièrement chinois. À côté des poteries peintes, le Dr Andersson a exhumé en effet, dans les mêmes couches géologiques, des poteries beaucoup plus frustes, dépourvues de peinture, en forme de vases et de trépieds. Ces poteries, déjà bien connues et dont de nombreux exemplaires figurent dans les collections occidentales, étaient jusqu'ici attribuées à l'époque Tcheou (XIIe-IIIe siècle avant notre ère). C'est donc un décalage de quelque mille ou quinze cents ans en arrière qu'on doit à présent leur appliquer. D'autre part, leur existence à une époque où nul métal n'était encore employé tranche ce vieux débat de la préexistence de la céramique ou du bronze, qui semblait pencher en faveur de ce dernier. Enfin, une question bien curieuse est ouverte : l'âge néolithique en Chine décèle la coexistence de deux qualités céramiques de valeur très inégale ; et c'est la plus raffinée qui disparaît ; elle disparaît radicalement, comme engloutie, sans laisser de traces connues dans la formation de l'art chinois, tandis que la qualité grossière persiste et donne naissance à l'un des modèles les plus répandus et les plus caractéristiques de cet art, le chaudron de bronze à trois pieds, le ting.

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...et poteries néolithiques

POteries. Henri d'Ardenne de Tizac (1877-1932), Que savons-nous de l'art chinois ?
2. Poteries néolithiques. Chine, troisième millénaire avant J.-C.

On voit quelles nombreuses raisons nous pouvions avoir de désirer la présentation, rue de la Ville-l'Évêque, de quelques exemplaires, peints ou non peints, de poterie chinoise de l'époque néolithique. En dehors des séries rapportées par le Dr Andersson, et qu'une heureuse combinaison doit partager entre le Comité suédois des fouilles et le musée chinois de Pékin, il existait chez nous des spécimens de la même origine, pour la plupart méconnus, mais qu'un examen attentif pouvait discerner. Ainsi, le Dr Sirèn a su acquérir, à Paris, un magnifique vase de poterie peinte du Ho-nan, exposé au musée Cernuschi ; le même musée s'est réservé un vase du Kan-sou, provenant du dernier voyage en Chine de M. Wannieck ; enfin, toujours à Paris, M. Jean Sauphar a mis la main sur un exemplaire du même genre, dont il serait amusant de connaître les vicissitudes avant qu'il entrât dans cette collection.

Les trouvailles du Dr Andersson permettent de plonger dans un passé dont nul ne soupçonnait l'état de civilisation, et que cinq mille ans, à peu près, séparent de nous. Les curieux d'art chinois avaient déjà, il y a quelques années, ressenti la même surprise, lorsque les fouilles japonaises entreprises sur l'emplacement de l'ancienne capitale des Yin, amenèrent l'exhumation de documents qui remontaient aux environs du XVe siècle avant notre ère. Il s'agissait encore de poteries faites d'une terre blanche, très dure, et de fragments d'ivoire et d'os ornés ou inscrits. Ces preuves d'une culture fort poussée, les plus anciennes que l'on connût alors, apparurent comme un commencement de connaissance solide ; grâce à ces quelques fragments, toute une période, dont les annales n'apportaient que des relations légendaires, prenait place dans l'histoire.

L'art des Yin, autant qu'on en puisse juger par des morceaux incomplets et qui n'ont pas été publiés dans leur ensemble, présente, sur la poterie peinte de l'âge néolithique, l'avantage d'être nettement chinois. Tandis que la poterie peinte apparaît comme le produit d'une importation étrangère, qui s'est résorbée sur place après une assez courte période et sans exercer d'influence appréciable sur l'élaboration du goût, l'art des Yin a déjà ses profondes racines dans la vallée du fleuve Jaune. Il démontre qu'au XVe siècle, l'ornementation chinoise possédait déjà ses principaux motifs. Sur les poteries, comme sur les os et les ivoires, on trouve par exemple le lei-ouen (la grecque), la palmette, la figure du t'ao-t'ie avec ses gros yeux, sa bouche énorme et ses crocs saillants. Le t'ao-t'ie n'est pas le seul motif animal connu des Yin : on cite des poissons affrontés, et j'ai sous les yeux un fragment d'os sur lequel est parfaitement visible l'image d'un oiseau. Le nombre des motifs zoomorphiques des Yin serait encore fort accru si l'on tenait compte de tous les bronzes que les anciens catalogues d'antiquités chinoises font remonter à cette époque ; mais la plupart de ces attributions restent douteuses, même si l'on tient compte des recherches poursuivies sous les Song, et qui auraient amené la découverte de nombreux bronzes des Yin.

Le professeur japonais Hamada a étudié les documents récemment exhumés et M. Paul Pelliot les a commentés d'après cette étude. Déjà, en 1912, M. Hopkins avait présenté quelques os sculptés des Yin au Burlington fine arts Club. Le Dr Sirèn a rapporté une trentaine de fragments de poteries, d'ivoires et d'os de la même origine, et le musée Cernuschi en possède aussi une dizaine, récemment acquis pour son compte, à Pékin, par M Wannieck. J'aurai assez d'éloges à donner, d'autre part, à l'exposition de la rue de la Ville-l'Évêque, pour qu'il me soit permis de regretter qu'elle ait omis de contribuer à une meilleure connaissance de ces documents primitifs.

Biche, métaux rivés. Henri d'Ardenne de Tizac (1877-1932), Que savons-nous de l'art chinois ?
13. Biche. Métaux rivés. Collection David Weill.

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Art symbolique et rituel

D'une façon générale, cette exposition a négligé les plus hautes époques de l'art chinois. Si cette abstention n'a pas ému le public moyen, du moins a-t-elle été ressentie par un petit nombre de visiteurs mieux informés. Pour quelles causes ?

On croit trop que l'art chinois est pareil aux autres. Une opinion reçue veut que l'art soit un luxe du goût, qu'il soit né quand l'humanité, ayant contenté ses besoins matériels les plus brutaux, put dessiner des images magiques, ou, mieux encore, tracer sur quelque paroi des traits inutiles où s'essayait son sentiment de la beauté ; leur inutilité même était la marque qu'il s'agît bien d'art. Qu'on admette cela pour l'origine des arts de tout pays, si on le veut, sauf de la Chine.

En Chine, l'art primitif est fonction de l'esprit. La sensibilité, la rêverie, l'agencement agréable des formes n'y ont qu'une part infiniment restreinte. Ce n'est pas à dire que le Chinois antique fût dépourvu de ces qualités : le Livre des Odes suffirait à prouver le contraire. Mais par-dessus tout, il était un être de raison. Il cherchait une conception juste de l'univers. En haut, le Ciel ; en bas, la Terre. Les choses de la Terre sont une sorte de projection des choses du Ciel. Le Ciel est gouverné par l'Étoile polaire, centre immobile autour duquel se meuvent les Quatre palais. Sur Terre, gouverne l'Empereur, fils du Ciel, milieu des Quatre régions. Le Fils du Ciel assure l'harmonie entre le haut et le bas ; son astronomie, ses rites, sa musique, ses sacrifices, conditions de l'équilibre céleste et terrestre, déterminent la paix, l'abondance, la concorde et la félicité.

Le peuple chinois est le seul qui ait su concevoir, dès l'origine, une cosmogonie purement naturiste, excluant les idées métaphysiques et morales qui dominent, par exemple, la religion primitive de l'Inde ou des pays sémites. Dans son système, tout s'enchaîne avec une rigueur physique inéluctable ; la trame est si serrée que rien n'y échappe. Rien, pas même l'essence la plus subtile, pas même l'art.

Il ne faut donc pas demander à l'art chinois des époques classiques les fantaisies d'une imagination délicate auxquelles, justement, nos yeux d'Occidentaux sont habitués à reconnaître les caractères de l'art. L'art chinois classique est un art symbolique et rituel.

Ce disque de jade bleu-vert, percé d'un cercle en son milieu, c'est le Ciel. Ce tube de jade jaune, c'est la Terre, avec quatre segments en forme d'angles pour représenter les régions. Cette large et longue tablette de jade, semblable à une épée trapue, c'est la Grande Tablette, emblème du pouvoir du Fils du Ciel. Quant aux vases de terre, de bois, de jade ou de bronze qui figuraient dans les sacrifices, ce sont les rites, et non le goût de l'artiste, qui établissent leur forme, leur dimension, leur ornement.

Il est impossible de comprendre la force de la tradition dans l'art de ce pays, d'admirer, — ou de déplorer, — la lente ingéniosité, la prudente pression de l'imagination individuelle cherchant à se glisser sous ce réseau de prescriptions rituelles, si l'on n'a pas d'abord sous les yeux les premiers et purs produits de la raison chinoise.

La connaissance d'une collection de jades archaïques comme celle du docteur Gieseler à Paris, ou celle que le docteur Laufer a constituée à Chicago, éclaire d'un jour pénétrant l'origine et la vraie nature de l'art en Chine. Nous avons admiré, rue de la Ville-l'Évêque, un magnifique tsong, — symbole de la Terre, — en jade vert foncé, appartenant à M. Eumorfopoulos ; bien que de couleur non rituelle et d'une longueur inaccoutumée, cette pièce de premier ordre dépassait en importance les autres jades qui l'accompagnaient et qui tenaient dans une seule vitrine. Il eût pourtant été d'un réel intérêt de montrer l'évolution du jade chinois, purement symbolique et nu à l'origine, puis devenant insensiblement objet d'agrément, sinon de parure ; avec l'exemple du jade, on peut résumer toute l'histoire de l'art chinois ; cette transformation, par la fantaisie de la forme et la multiplication de l'ornement, est particulièrement curieuse quant aux pendentifs de ceinture et aux jades mortuaires. La collection Sirèn offre, à ce point de vue, une documentation nombreuse et bien choisie.

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Bronzes archaïques

Vase rituel. Henri d'Ardenne de Tizac (1877-1932), Que savons-nous de l'art chinois ?
3. Vase rituel. Bronze ; époque Tcheou. Collection Eumorfopoulos.

Si les salles de l'Exposition restaient pauvres en jades, les bronzes archaïques y étaient représentés par quelques pièces de toute beauté : je pense surtout au vase rituel, envoyé de Londres par M. Eumorfopoulos (fig. 3). Il est formé d'un bélier bicéphale debout, portant sur son dos un vase lourd ; le t'ao-t'ie qui décore le vase, la volute enroulée autour des épaules de l'animal, l'espèce de carapace écailleuse dont le corps est enveloppé, tout cet ornement, tracé d'une main vigoureuse et légère, s'accorde avec la forme bien solide de l'objet, que relèvent à point voulu les cornes recourbées, l'accent de la double barbiche et les éperons aigus qui accusent le relief des articulations ; une patine douce, égale, habille tout le vase ; cette pièce atteint à la perfection. D'égale qualité, de même esprit, de technique semblable est la cloche appartenant à M. Loo ; son flanc porte une magnifique effigie de t'ao-t'ie ; du sommet, se détachent deux oiseaux curieusement stylisés.

À côté de ces bronzes, dont la finesse traduit une grande recherche, il était bon de placer deux pièces plus frustes, mais de saveur robuste ; le bassin haut, vigoureusement clouté, prêté par M. Raymond Kœchlin (fig. 4), et le pot que possède M. Henri Vever et qui allie si étroitement une forme sphérique avec quatre arêtes crénelées. L'aspect rugueux de ces deux pièces s'oppose au revêtement satiné des précédentes. Le visiteur avait ainsi sous les yeux deux patines fréquentes des bronzes archaïques ; les Chinois attribuent la plus fine au séjour dans la terre, l'autre au séjour dans l'eau.

Où l'exposition de la rue de la Ville-l'Évêque fut d'une louable richesse et particulièrement fertile en enseignements, c'est dans la série des objets, la plupart en bronze, qui, du Caucase à la Mandchourie, forment à travers l'Asie une véritable ceinture d'un art à motifs animaux, dont le rôle eut tant d'importance sur la formation de l'ornement chinois. On sait comment, depuis quelques années, la transmission de cet art zoomorphique a retenu l'attention. Les éléments de cet art, d'où venaient-ils ? Probablement de la Mésopotamie primitive. Il aurait atteint la mer Égée, touché la civilisation de Suse. On le trouve constitué dans la région caucasienne, au temps des Scythes, puis des Sarmates ; il s'étendit dans les steppes sibériennes et, par le véhicule des tribus touraniennes nomades, gagna la Mongolie, la Mandchourie, la Chine du Nord (c'est, dans les grandes lignes, le chemin déjà fait par les poteries de l'époque néolithique). Minus, Kondakoff, Tallgren l'ont étudié en Russie méridionale. Strzygowski et Rostovtzeff, élargissant le problème, ont recherché le rôle que cet art avait joué dans son développement à travers l'Asie et l'Europe, particulièrement sur les origines du décor chinois. À la suite d'expositions et d'articles critiques, la curiosité fut si bien excitée que les meilleurs collectionneurs réservèrent une section à l'art touranien et à ses répliques chinoises, et qu'en mars 1925, la Société des conférences, fondée à Monaco sous le patronage du prince Pierre, demandait à l'auteur de cet article une conférence sur « l'Art des Barbares ».

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Art touranien

Plaque de bronze. Henri d'Ardenne de Tizac (1877-1932), Que savons-nous de l'art chinois ?
6. Plaque de bronze. Art sarmate. Collection Jean Sauphar.

Il est acquis que les grandes invasions, aussi bien appelées barbares par les Romains que par les Chinois, ont, pendant une durée de plusieurs millénaires et sur la surface presque totale du monde alors connu, transporté dans leurs courses destructrices les éléments de cet art où, sous une forme le plus souvent violente et brutale, on voit des animaux opposés, affrontés ou combattant. Faussement nommés « art lombard », « art mérovingien » en Europe, ces éléments ont atteint les extrêmes limites de ce continent, par exemple l'Irlande et la péninsule ibérique. Pour l'instant, leur action à l'autre extrémité du monde, — en Chine, — nous retiendra plutôt.

Cet art, véhiculé soit par les mouvements pacifiques des tribus nomades allant de chasse en chasse et de pâturage en pâturage, soit par les invasions guerrières de ces mêmes tribus assemblées et projetées par l'appel d'un chef, je l'appelle touranien parce que, si son lieu de naissance reste encore incertain, c'est dans le Touran scythe et sarmate qu'on le découvre pleinement formé, et parce que c'est le Touran mongol qui l'a déversé sur la Chine. L'appellation iranienne paraît injustifiée pour deux raisons : la première, que l'origine de cet art semble mésopotamienne ; la seconde, que, la race iranienne des Scythes et des Sarmates fût-elle hors de discussion, leurs mœurs, leur esprit, leur histoire les rattachent étroitement au Touran mongol. Iran et Touran, loin de former un groupe solidaire, ont obstinément lutté l'un contre l'autre pendant des dizaines de siècles. Attribuer à l'un un art qui appartient positivement à l'autre, est une erreur de termes qui peut engendrer les plus regrettables erreurs de faits.

Biche. Henri d'Ardenne de Tizac (1877-1932), Que savons-nous de l'art chinois ?
8. Biche. Bronze ; art sino-mongol. Collection Ch. Gillet.

L'étude de cet art et de ses mouvements, si récente soit-elle, a déjà donné deux résultats du plus haut intérêt. Elle a prouvé, d'abord, que le monde ancien, et plus particulièrement le monde asiatique, loin d'être divisé en compartiments étanches, formait une vaste articulation ; ensuite, que la formation de l'art chinois n'était pas aussi originale qu'on le pensait.

Rostovtzeff a fort bien montré la part de la forme scythique de l'art touranien dans l'élaboration du décor Tcheou, celle de la forme sarmate dans l'enrichissement de l'ornement des Han. J'estime que l'apport des motifs mésopotamiens en Chine est antérieur à la plus ancienne de ces deux périodes ; qu'on le découvre déjà au temps des Yin, qu'on le découvrira sans doute encore plus haut, et qu'il a notamment permis la formation du double ornement animal primordial de l'art chinois, le dragon et l'oiseau. Mais il n'y a pas lieu d'instituer ici cette discussion.

Aussi bien est-ce l'influence touranienne la plus récente, celle de la forme sarmate au temps des Han (IIe siècle avant - IIe siècle après notre ère), que l'on trouva surtout représentée à l'exposition de la rue de la Ville-l'Évêque. Plaques sarmates, sibériennes, sino-mongoles ou chinoises de style sarmate y figuraient par dizaines.

Ours. Henri d'Ardenne de Tizac (1877-1932), Que savons-nous de l'art chinois ?
11. Ours. Bronze doré ; époque Han. Collection Oppenheim.

Art touranien de haute époque, par exemple, l'étonnant tigre (or et electrum) de M. et Mme Robert Woods Bliss, fig. 5) ; art sarmate, avec les plaques de bronze de M. Jean Sauphar (fig. 6) et de M. Stoclet ; forme sibérienne, à laquelle on rattachera le tigre d'or incrusté de turquoises de M. Rutherston (fig. 7) ; forme sino-mongole, la plus abondante, la plus variée (fig. 8, 9 et 10) ; enfin, le type chinois notamment représenté par le tigre de bronze de M. Eumorfopoulos (fig. 1). Le visiteur avait devant les yeux la série complète : il pouvait suivre, pas à pas, la marche d'une forme d'art d'un bout de l'Asie à l'autre, bien qu'une main malicieuse parût avoir brouillé la trace, en dispersant de vitrine en vitrine et dans un adroit désordre, les ensembles réunis par tel ou tel collectionneur, aussi bien que les pièces, de provenances diverses, dont l'assemblage aurait pu parler clairement.

Un amateur, même à demi informé, pouvait néanmoins suppléer aux défauts de présentation et renouer pour son compte les morceaux du lien transasiatique. Devant lui s'étalait la profusion des motifs animaux qui, sous les Han, sont venus magnifiquement accroître, disent les uns, dangereusement détourner, disent les autres, le simple et pur esprit de l'art primitif. Il est certain que seul, ce renouvellement, favorisé par l'expansion de l'empire à cette époque, a permis de concevoir et d'exécuter d'étonnants morceaux, comme l'ours en bronze doré (fig. 11), appartenant à M. Oppenheim qui fut l'un des succès de l'exposition. Mais dans la mesure où cet animal, saisissant par l'expression, juste par le volume, vient rejoindre les chefs-d'œuvre de toute époque et de tout pays, il s'éloigne du génie proprement chinois.

La Chine est l'un des rares peuples dont la personnalité primitive fut si forte et se suffit si pleinement, que tous les pas qu'a faits son art vers la beauté commune aux autres sont comme une offense envers lui-même, une diminution, une déchéance. Nous pouvons, dominés par notre goût, prendre plus de plaisir à l'art des Han, qui nous est plus accessible. Mais le critique est forcé de reconnaître que l'artiste des Han a souvent trahi l'esprit des ancêtres et qu'après ce moment, l'art classique chinois n'existe plus.

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Arts locaux

Révélation d'une civilisation et d'un art de l'époque néolithique, détermination d'un art des Yin déjà formulé, importance des apports touraniens au temps des Tcheou et surtout des Han, telles sont, en définitive, les acquisitions essentielles faites récemment.

Mais elles ne sont pas les seules, et, justement, l'exposition qui nous occupe permet d'en signaler d'autres, d'importance moindre. Je suis forcé d'en faire une mention sommaire.

Il apparaît de plus en plus que parler d'« art tcheou » soit une expression plus commode que juste. Comme toute époque de formation, celle des Tcheou est assurément la plus intéressante de l'histoire chinoise, mais aussi la moins homogène. Le pouvoir, théoriquement aux mains du Fils du Ciel, était pratiqué en réalité par ceux des princes féodaux qui émergeaient pour un temps du chaos politique. L'Empereur, devenu débile, préservait difficilement la fleur du Milieu ; dépositaire des rites, il n'exerçait qu'une fonction morale. Les grandes maisons féodales, à demi sauvages par leur contact avec les barbares de l'extérieur, se déchiraient, se mutilaient, s'écrasaient les unes les autres, jusqu'à ce que la principauté de Ts'in rétablit enfin, d'une main brutale, l'unité de l'empire. L'art Tcheou vaut, sans doute, autant que le pouvoir Tcheou ; autour d'une tradition centrale, d'un canon rituel, précieusement et péniblement gardé à la cour impériale, sont nés, selon la vraisemblance, et ont grandi des arts provinciaux, portant évidemment le reflet du foyer commun, mais marqués aussi d'une originalité propre. Nous restons ignorants de ces arts locaux. Tant que des fouilles n'auront pas donné des résultats bien contrôlés, nous serons incapables de distinguer un objet de la principauté de Wou d'un autre de celle de Tch'ou. À peine commence-t-on, depuis un an, et grâce au trésor de Li-yu rapporté en 1924 par M. Wannieck, à déterminer le caractère de l'art de Ts'in, si curieux à connaître par ses rapports de voisinage avec les nomades tartares, et qui, par conséquent, a probablement été l'un des canaux de l'influence touranienne.

Le catalogue de l'exposition donne cette marque Ts'in au grand dragon de bronze exposé par M. Stoclet (fig. 12). Cette pièce fut fort discutée, aussi bien en Chine, où plusieurs antiquaires la dédaignèrent, qu'à Paris, où de doctes experts firent leurs réserves à son sujet. Je la crois, pour ma part, entièrement inattaquable en elle-même ; c'est un morceau d'une authenticité parfaite, et son attribution aux Ts'in n'a rien que de plausible. On souhaiterait que chaque exposition chinoise fît connaître un document aussi riche en indications nouvelles. Le dragon de M. Stoclet figure, en ce moment, à l'exposition organisée au musée municipal d'Amsterdam par la Société des amis de l'art asiatique.

Les vitrines de la rue de la Ville-l'Évêque renfermaient une série de quatre pièces bien curieuses, sortes de fibules représentant une biche, deux poissons jumelés, un scorpion et un crabe. Ces animaux s'écartent de l'esprit chinois, aussi bien par la forme que par le travail. Ils sont faits de lamelles métalliques, argent, or, cuivre, étain, différemment combinées selon les objets, appliquées l'une sur l'autre à l'aide de rivets, et quelquefois ornées de cabochons de verre ou de turquoise. Le plus beau est la biche de M. David Weill (fig. 13). Il ne semble pas que de tels objets doivent occuper une grande place dans l'histoire de l'art chinois ; sans doute y faut-il voir un apport étranger, et pourrait-on parler d'influence musulmane ; je ne les place pas avant le moment critique des Han, mais après lui.

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Vases peints, figurines, céramiques

Statuettes. Henri d'Ardenne de Tizac (1877-1932), Que savons-nous de l'art chinois ?
15. Statuettes en terre cuite polychromée. Époque Wei. Collection Eumorfopoulos.

Les vases peints, que l'on attribue au IIIe siècle de notre ère, et les figurines Wei (Ve siècle) ne sont connus que depuis peu en France, mais déjà les collectionneurs leur ont fait une place méritée. Des uns comme des autres, l'exposition a montré de bons exemplaires, dont certains tout à fait exceptionnels, comme les grandes statuettes prêtées par M. Eumorfopoulos (fig. 15).

Si ces pages avaient pour objet le compte-rendu d'une exposition, je m'étendrais longuement sur la partie céramique de celle-ci ; mais mon intention étant seulement de signaler les dernières acquisitions, et les moins connues, de nos connaissances dans l'art chinois, c'est à leur exposé que j'ai dû donner la plus grande place dans mon étude ; comme j'ai surtout parlé de ce qui aurait pu figurer à l'exposition, le lecteur serait fondé à me taxer d'injustice, si je laissais croire que j'ai voulu donner ici une vue complète de tout ce que les organisateurs avaient pu y réunir.

Disons d'un mot que la belle céramique chinoise, celle des T'ang et des Song, était représentée pur des œuvres parfaites, dont il serait impossible d'égaler le nombre et la qualité. Cette céramique est connue par les excellents travaux de M. Hobson et de M. Hetherington ; les ouvrages de ces savants, aussi hommes de goût, sont entre les mains de quiconque est curieux d'un des arts dont s'enorgueillit la Chine et qui vaut par d'autres beautés que celles de la famille verte et de la famille rose.

En dehors de toute lecture, le visiteur de la rue de la Ville-l'Évêque pouvait se faire une suffisante idée des plus nobles époques céramiques.

Je regrettais, pour ma part, que la meilleure de nos collections françaises, celle de M. Michel Calmann, ne fut pas représentée, et qu'on n'eût pas mis davantage à contribution les vitrines de certaines autres, par exemple de celle de M. Jean Sauphar. Toutefois, les pièces éblouissantes prêtées à l'exposition par M. Eumorfopoulos et par M. Raymond Kœchlin, pour ne citer que ces deux noms, emportaient le suffrage de tout connaisseur ; ici, l'émail mince et finement craquelé des poteries T'ang, vieux de plus de mille ans, et pourtant doux et soyeux comme une peau qui n'a subi l'offense ni de l'air, ni de la lumière ; là, les larges et grasses coulées des vases Song, tantôt intactes, tantôt gravées avec une pointe infiniment légère : un amateur de céramique, qui est l'art le plus voluptueux du monde, éprouvait, par le seul regard, d'incomparables jouissances.

Qui donc, il y a vingt ans, eût prévu que cette poterie des T'ang et des Song rencontrerait une telle faveur ? Assurément, elle ne plaît que par des sensations physiques. L'effort de l'esprit est nécessaire à mesure qu'on remonte vers l'antiquité chinoise et qu'on pénètre le génie chinois.

Mais le difficile était de décrocher des bibelots d'étagère l'attention publique. C'est fait. Encore quelques poussées, et l'art chinois, le véritable, apparaîtra dans sa pure, dans son unique beauté.

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