Georges Clemenceau (1841-1929)
LE VOILE DU BONHEUR
Pièce en un acte représentée au théâtre de la Renaissance le 4 novembre 1901. Musique de scène de Gabriel Fauré.
Eugène Fasquelle, éditeur, Paris, 1901, 64 pages.
- Georges Clemenceau a été un passionné de la Chine. Il ne l'a pourtant pas connue, puisqu'après la Conférence de la Paix, lorsqu'il partit pour un long voyage en Asie, il ne dépassa pas Singapour. Il fit cependant dans cette ville connaissance de la colonie chinoise.
- Visiblement, il avait beaucoup lu sur la Chine. On retrouvera dans Le voile du bonheur toutes les petites touches impressionnistes qui avaient émaillé la littérature sur la Chine au cours des années précédentes (cf. la bibliothèque Chineancienne). Mais par son thème, sa pièce dépasse largement l'œuvre locale et atteint l'universel.
- Trois pages intéressantes à consulter : Le débat Ferry-Clemenceau à la Chambre en juillet 1885, sur les races inférieures et les races supérieures ; Georges Clemenceau à Singapour ; l'abstract du Voile du Bonheur.
Extrait : TCHANG-I recouvre la vue. Pour voir l'horreur.
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Scènes XII, XIII, XIV : [TCHANG-I recouvre la vue. Pour voir l'horreur].
[Tchang-I est un mandarin aveugle et heureux de vivre et d'être entouré de ceux qu'il aime, sa femme Si-Tchun, son fils
Wen-Siéou, ses amis Tou-fou et Li-Kiang.
Il vient d'utiliser le remède qu'un barbare d'Occident lui a donné.]
SCÈNE XII
TCHANG-I, portant vivement la main à ses yeux avec un cri.
Oh ! Qu'y-a-t-il ? Quelle douleur aiguë comme un coup de poignard ! (Se frottant les yeux.) Quel est ce prodige ? Suis-je fou ? Je m'étais endormi ? Est-ce un rêve ? Non, ce n'est pas un
prestige. Je vois. Je vois. (Il touche les objets.) Voici bien les vases de porcelaine que m'a envoyés l'Empereur. Voici la tablette de jade. Voici mes poésies. (Il ouvre le livre et
lit :) « Voyez la fleur Haï-Tang dont la brise agite le calice entrouvert. » (Il ferme le livre.) Je vois. Je vois... Trop de bonheur épouvante. Il ne me manquait plus que cette
impossible félicité. O guérisseur barbare, quelle reconnaissance ! Je veux t'accabler de bienfaits. (Il va à la fenêtre) Le ciel ! le soleil ! quel éblouissement ! Je vais voir ma vie
maintenant. Je vais voir mon bonheur. Des fleurs ! des fleurs ! Et la plus belle de toutes, Si-Tchun, que je vais revoir. C'est trop. C'est trop. Cela semble un délire. La tête me tourne. L'excès
du bonheur terrasse comme du malheur. (Il s'affaisse dans un fauteuil et reste immobile.)
SCÈNE XIII
TCHANG-I, TCHAO
Tchao, délivré de sa cangue et vêtu de l'habit que Tchang-I lui a donnée, entrant à petits pas
Pas de bruit. Ils sont tous partis. C'est le moment. (Apercevant Tchang-I.) Rien que l'aveugle. Celui-là n'est pas dangereux. (Il va droit au meuble où Si-Tchun a pris l'argent pour
le lui remettre.) C'est là qu'elle a pris les dix taëls : il doit y en avoir d'autres. Dix taëls ! Le misérable pingre ! Quel besoin de son argent puisqu'il n'y voit pas ? Dix taëls ! Dans
ce palais ! Comment n'a-t-il pas eu honte de sa ladrerie ! C'est l'avare de la comédie qui marchande un beau canard rôti et s'imprègne les doigts de jus, sous prétexte de le soupeser, puis se
cache pour se sucer les doigts trempés dans son écuelle de riz. Un chien arrive qui lui lèche le petit doigt. Attrapé l'avare ! Volé, le voleur de jus de canard ! Comme on riait ! Eh bien, voilà
la même histoire. C'est moi le chien. Seigneur Tchang-I, soyez content, je vous laisse quatre doigts. Je suis bon, voyez-vous : je n'oublie pas que c'est vous qui m'avez délivré de la cangue.
Seulement, dix taëls : avouez que c'était misérable. (Il ouvre le meuble.) Bon, voici justement mon affaire. (Il prend un sac dans chaque main et referme le meuble.) Maintenant
esquivons-nous. Des trente-six stratagèmes que l'homme peut imaginer pour les cas difficiles, il n'y en a qu'un bon, c'est de prendre la fuite. (Riant, et s'adressant à Tchang-I.) Mieux
vaut sauver la vie d'un homme, avez-vous dit, que d'élever une pagode jusqu'à la voie lactée ? Permettez donc que sauve ma vie d'abord. (Il sort en courant.)
SCÈNE XIV
TCHANG-I, seul
Le malheureux !... Reconnaître ainsi mes bienfaits ! Me voler ! m'outrager ! Quelle tristesse qu'il y ait de pareils hommes sur la terre ! Je n'avais qu'à pousser un cri pour le renvoyer à sa
cangue. Mon bonheur n'est pas de ceux qui se fondent sur le malheur des autres. Puisse Tchao trouver dans mon argent l'aisance qui facilite, dit-on, l'usage de la vertu ! Il n'importe. J'aurais
voulu que ce spectacle me fût épargné. Vraiment, il eût été préférable que pendant quelques instants encore... (Souriant.) J'ai recouvré trop tôt l'usage de mes yeux.
(Bruit dans la bibliothèque.) Quel est ce bruit ? (Il entr'ouvre la porte de la bibliothèque, et regarde.) Que vois-je ? Mon fils Wen-Siéou a revêtu mes habits de cérémonie !
Comment a-t-il échappé à la surveillance de son précepteur ? Quoi ! le voilà qui trône sur mon siège de parade ! Il se lève, étend les mains, chancelle, comme s'il n'y voyait pas ! Puissances
célestes ! il joue l'aveugle. Il fait la parodie de son père, et son précepteur, que je vais chasser, l'encourage. Leurs prunelles se renversent à force de rire. Mon fils ! mon fils ! Ainsi,
cette voix modeste, ce maintien composé que je devinais sans le voir, ce respect dont tu faisais étalage, tout cela n'était qu'hypocrisie, affectation, mensonge ? Quel coup de poignard en mon
cœur ! Si mon fils me bafoue de la sorte, moi vivant, que fera-t-il quand je serai parti pour les fontaines jaunes ? Accomplira-t-il les rites funéraires ? Honorera-t-il ma mémoire ? Brûlera-t-il
les parfums et les monnaies de papier doré ? Malheur ! Malheur ! (Regardant de nouveau.) Oh ! il imite mes gestes, maintenant. Il se heurte aux meubles, il prend des attitudes
grotesques. Horreur ! Il a dérobé mon bâton, et fait avec le sceptre du commandement des gestes de dérision. Que de fois, lui ai-je répété ce passage du Siao-Hio : « Il faut que le fils respecte
les meubles de ses parents, leurs habits, leurs vêtements, leurs souliers, la natte sur laquelle ils se couchent, la natte sur laquelle ils s'asseyent. Mais, de tous les objets qui appartiennent
au père, celui que le fils doit le plus respecter, c'est, sans contredit, le bâton. » Wen-Siéou, est-ce là le fruit de mon enseignement ? Parodier son père..., devant un étranger ! Toute la ville
le saura demain. Pour moi, quelle honte ! « On peut pardonner à son assassin, dit le précepte, mais souffrir une humiliation, jamais ! » Et la pire humiliation, maintenant, il faut que moi,
Tchang-I, l'homme heureux, je l'endure ! Wen-Siéou, mon orgueil d'avenir !... Wen-Siéou, toutes mes espérances !... N'ai-je donc ouvert les jeux que pour voir tout cela s'engouffrer dans la nuit
? Plus de piété filiale, fondement de toute vertu ! Plus de culte des ancêtres ! Rien ! rien ! Combien suis-je puni de l'extrême bonheur où j'oubliais mes yeux fermés ! Mais où donc est Si-Tchun
? Comment n'exerce-t-elle pas à toute heure sa surveillance sur Wen-Siéou ? Avant que je lui dise notre malheur, qu'elle se réjouisse au moins de ma vue retrouvée !
(Il renverse un meuble où était un livre et, le ramassant, il s'arrête stupéfait au titre de la couverture.)
Oh ! cette fois, vraiment, je crois bien que j'ai perdu la raison. (Lisant.) « Recueil de poésies sur les trois dépendances et les quatre vertus de la femme par le Tchoang-Youen Tchang-I
et le lettré Li-Kiang. » Il y a bien cela. C'est écrit. Le lettré Li Kiang ! Une vision m'abuse. Cela n'est pas. Cela ne peut pas être. (Il se frotte les yeux et regarde.) Voyons. Je lis
toujours la même chose. (Il se prend la tête dans les mains, va, vient et regarde encore.) Il y a Li-Kiang. Cela n'est pas douteux. Tchang-I et Li-Kiang. C'est déjà beau qu'il y ait
Tchang-I. (Il met le doigt sur les lettres.) Non, je ne me trompe pas. Je vois bien mon doigt sur les lettres. Je vois où commence la page, et où elle finit. Je puis compter les
caractères. Mais j'y songe : est-ce que le messager de l'Empereur n'a pas dit : « Recueil de poésies dont le Tchoang-Youen Tchang-I et le lettré Li-Kiang se reconnaissent les auteurs ? » Voilà
l'explication de la double récompense où je me cassais la tête. Le doute n'est plus possible. Je ne suis pas fou. Je suis raisonnable. (Éclatant.) Je suis raisonnable ; mais je suis
épouvanté de ce que je vois. Trahi ! je suis trahi ! Trahi par mon meilleur ami, un sage, un lettré, un homme qui était la joie et l'orgueil de ma misère, le flambeau de mes jours ! Comme il est
vrai, le précepte : « On connaît un homme, on connaît sa figure ; mais son cœur on ne le connaît pas. » Li-Kiang, mon ami, mon frère, qui m'aurait dit que tu mentais ? On ne connaît pas les
hommes. On ne les connaîtra jamais. Comment deviner que celui-ci est sincère et dit la vérité, tandis que l'autre, fourbe, abuse de l'hospitalité la plus tendre pour porter des coups de traître à
son ami ? Li-Kiang ! Se faire un renom, et surprendre les récompenses de l'Empereur aux dépens de ma gloire ! Ma gloire, ce n'est rien. Mais l'amitié trompée, y a-t-il un pire malheur ? Tout
m'accable vraiment. Au moment même où je retrouve la vision du monde, soudainement je vois s'écrouler tout l'échafaudage de mon bonheur. La nuit de mes yeux clos étendait sur les réalités du
monde le voile étincelant d'une félicité sans mélange. Mes yeux s'ouvrent. Le voile est déchiré. La vérité se montre. La reconnaissance, la piété filiale, l'amitié : des faussetés, des trahisons,
des pièges ! Qu'osé-je dire ? Je blasphème. Il y a des ingrats, il y a de mauvais fils, de méchants amis. L'ordre du monde n'en est pas déparé. Des exceptions rehaussent le prix de la vertu
partout honorée. Tchao se corrigera. J'amenderai mon fils. Je ferai honte à Li-Kiang de sa faute avant de lui pardonner. Je puis bien pardonner, gardant à mes côtés ces modèles de l'amour et de
la parfaite amitié : Si-Tchun ; Tou-Fou.
(Un silence.)
Au fait, comment expliquer que Si-Tchun et Tou-Fou ne m'aient pas averti de la trahison de Li-Kiang ? Ils ne pouvaient pas l'ignorer, ayant ce volume sous les yeux. Pourquoi ne m'ont-ils rien dit
? Pour ne pas m'affliger ?... Alors ils devaient chasser Li-Kiang, exiger qu'il ne reparût pas au foyer qu'il avait souillé de son mensonge... À moins que... Est-il possible qu'une secrète
complicité les lie ? Comment expliquer l'inexplicable ? Je ne veux plus chercher, je veux savoir. Je veux savoir. (Violemment.) Où est Si-Tchun ? (Il l'appelle.) Si-Tchun !
Si-Tchun ! Elle était là avec Li-Kiang et Tou-Fou, quand je me suis endormi. Où est-elle ? où est-elle ? (Il voit à terre les fleurs que Si-Tchun a jetées à Tou-Fou. Il les ramasse, et les
sent.) Son parfum !... Il est arrivé quelque chose. Et tandis que je m'attarde à des misères... (Avec fureur.) Je veux la voir. (Il veut ouvrir la porte de la chambre nuptiale
et la trouve fermée.) Fermée ?... La porte de la chambre nuptiale ! Pourquoi ?... J'ai peur. Il est arrivé quelque chose... quelque chose qu'il faut que je voie, puisque j'ai des yeux
maintenant. Je ne crois plus rien. Je ne veux plus croire. J'étais aveugle. Depuis que j'ai vu, je veux voir. (Il écoute à la porte de la chambre nuptiale.) Quelqu'un est là. On a parlé
tout bas. Une autre voix. Dans la chambre nuptiale !... Cela semble un défi à la raison humaine. (Il recule effaré.) Ah ! on dirait le bruit d'un baiser ! Je sais que ce n'est pas vrai.
Mais je veux voir. Je verrai. (Il perce doucement du doigt le carreau de papier, et reste un assez long temps la face au carreau. On voit son corps trembler.) Oh !... (Il se rejette
violemment en arrière, défait, hagard, fou. Il s'affaisse sur un siège, et se prend la tête dans les mains.) Non ! non ! Je n'ai pas vu ! Je n'ai pas vu !... (Il se relève, brusquement.
Il se tâte.) C'est bien moi. (Il regarde autour de lui, tâchant de se maîtriser.) Je suis bien chez moi. (Il montre la chambre nuptiale.) Voilà bien... Oh ! le carreau ! le
carreau. (Il revient au carreau, et, après avoir regardé, bondit de nouveau en arrière.) Assez !... assez ! C'est trop !... J'en ai trop vu, je ne veux plus voir ! Ni cette chose
horrible, ni plus rien. Je ne suis même plus sûr d'exister, ou, plutôt, je voudrais bien n'exister pas. C'est comme si le tonnerre était tombé, Je suis en cendres. (Il éclate en
sanglots.) Si-Tchun !... Si-Tchun !...
Alors ce n'était pas vrai, ces paroles d'amour, ces caresses douces comme une pluie de fleurs, ce n'était pas vrai, ces baisers de flamme, ces étreintes de folle volupté. Ce n'était pas vrai, car
il n'y a plus rien de vrai dans le monde, La vie n'est qu'un mensonge plus grand que les autres, voilà tout. Et Si-Tchun est le plus grand mensonge de la vie, le mensonge des mensonges. Tout
ment, puisque Si-Tchun a menti. L'homme qui mendie et reçoit l'aumône ment quand il dit merci, aussi bien que l'homme que l'on sauve. Le fils ment à son père quand il fait acte de piété filiale
suivant les rites. L'ami ment à l'ami quand il marche avec lui la main dans la main, l'épouse ment à l'époux quand elle dit son amour. Les préceptes mentent, la loi ment, les rites sont menteurs.
Les fleurs, les oiseaux, le vent qui passe mentent. La lumière et le soleil sont des mensonges... Cent coups de bambou pour l'adultère, est-ce que cela me rendra mon bonheur ? Le châtiment
lui-même est le dernier mensonge. Il n'y a pas de châtiment. Il n'y a pas de justice. Il n'y a pas de vertu. Il n'y a pas de crime. Il n'y a que la douleur, la douleur. (Il se tord et
sanglote.)
Dans ma jeunesse, un religieux me dit un jour : « La réputation, la fortune, les dignités, l'amitié, l'amour, voilà ce qui occupe ton cœur. Ce sont là des choses qui vieillissent et périssent. La
main qu'on croit tenir, sache qu'on ne la tient pas. Tu l'apprendras un jour. » C'est le religieux qui disait vrai. Et pendant que je divague, et pendant que je pleure, Si-Tchun, aux bras de
Tou-Fou, pâmée... Infamie ! Et l'on éduque péniblement les jeunes filles pour le métier de courtisane. On leur enseigne toutes les sciences, tous les arts pour rendre dix mille fois plus
raffinées les voluptés dont elles disposent. Et il arrive que cette éducation si parfaite les amène à considérer la vertu comme plus précieuse que tout autre achèvement. Il faut bien, alors,
n'est-ce pas, que ce soient les épouses qui prennent leur place dans la débauche. Ah ! Ah ! Ah ! En expiation de quelle faute, dans une vie précédente, ai-je donc été choisi, moi, moi (il
montre la chambre nuptiale), pour fournir cette remplaçante ? Tomber du plus haut du bonheur au plus bas de l'abîme ! Que de félicités, je vous dois, mes yeux fermés ! Que de malheurs, mes
yeux ouverts ! J'étais aveugle, et le ciel était bleu. Je retrouve la vue, et le monde est tout noir. Noir ! Noir ! Le voile, le voile ! il faut, pour le bonheur, le voile qui cache la vérité des
choses. Maudit sois-tu, guérisseur, étranger qui, pour prix de la lumière, m'as ravi le bonheur ! La lumière ! Quelle lumière ? La tienne, démon de malfaisance. Si tu es une puissance du mal,
ainsi que tous nos lettrés le proclament, comment pouvais-je échapper au charme de tes maléfices ?... Quelle pensée me vient ? Si c'était un prestige de mauvais génie ? Si tout ce que j'ai vu, je
ne l'avais pas vu ? Si ce n'était qu'illusion, tromperie de sortilège, fantasmagorie de démon ? Suis-je encore capable de penser, de raisonner ? Me reste-t-il encore assez de sang-froid pour
faire l'épreuve de mon intelligence ? Que ces Barbares soient inspirés des esprits du mal, toute la Chine le proclame. Qu'ils ne se plaisent à exercer leur malice à nos dépens, dix mille et dix
mille témoignages sont là pour en faire la preuve. Dans quels desseins ce Barbare m'aurait-il choisi, moi seul, pour une pratique de bien ? Par quel renversement de l'ordre des choses m'aurait-il
sincèrement voulu soulager ? La raison démontre que je fus insensé lorsque je lui permis d'essayer sur moi sa magie. Où avais-je l'esprit de me soumettre stupidement à son art meurtrier ? Les
bonzes de Fô, consultés, déclaraient qu'il n'y avait pas de guérison possible. Et Li-Kiang, lorsque je lui parlai de ma rencontre avec le guérisseur, ne me dit-il pas de prendre garde, que ce
philtre pourrait m'être funeste, me faire apparaître des monstres ? Ce fut son mot. Je m'en souviens. C'est ce qui est arrivé. Il m'a fait voir ce qu'il a voulu, ce sorcier. Oh ! oui des
monstres... des monstres. Mais ce n'est pas vrai. Ce n'est pas vrai. Tchao, c'était possible ; Wen-Siéou, Li-Kiang... Je ne sais pas... Mais Si-Tchun ? Si-Tchun, parfum d'étoile ? Non, Non. Cela
c'est la preuve, la preuve matérielle du mensonge. Oui, je la tiens, la preuve. Enfin il est démontré maintenant que ce que j'ai vu n'est pas. Ce ciel n'est pas le ciel. Ce soleil n'est pas le
soleil, ces fleurs ne sont pas les fleurs, cette Si-Tchun n'est pas Si-Tchun. Ce sont le ciel, le soleil, les fleurs, la Si-Tchun du barbare, des apparitions mensongères. Tout ment plutôt que
Si-Tchun.
Enfin ! Enfin ! J'ai compris. Ma raison a failli succomber. Maintenant j'ai repris possession de moi-même, je ne regarderai pas ce livre qui me tente, non, non ni ce carreau, vision d'horreur. Il
faut que la magie cesse, je le veux. À mon tour de vaincre le démon. Ah ! Tu t'es vanté de faire tomber le voile ? Pour le remplacer par quel autre, misérable ? Mon aveuglement c'était la vision
du bonheur. Ta clairvoyance, c'est la monstrueuse apparition du malheur. Assez, assez de souffrance, je ne veux pas voir plus longtemps ce qui n'est pas, ce qui ne peut pas être. L'aveuglement,
l'aveuglement, je veux l'aveuglement qui réalise la seule vérité heureuse. Oh ! n'a-t-il pas dit que dix gouttes de son philtre abominable m'enlèveraient sa maudite lumière de mensonge ? (Il
prend la fiole et s'en verse tout le contenu dans les yeux.) Dix gouttes, vingt gouttes, cent gouttes, dix mille, tout, tout. (Un silence. Il porte soudainement la main à ses yeux. Un
cri.) Ah ! La belle douleur qui tue le sortilège ! (Un silence.) Ah ! Ah ! bienfait suprême ! la nuit lumineuse est revenue ! Les fantômes ont disparu. Les mensonges de la lumière
ne sont plus. La paix est descendue sur moi. Envolée la gaze lumineuse où le méchant sorcier broda ses monstres ! La nuit, avec sa divine obscurité, me ramène ses étoiles. Le bonheur est là. Je
le tiens, il ne m'échappera plus. Si-Tchun, Si-Tchun, félicité céleste, venez, venez, votre époux vous appelle.