Henry Asselin (1884-)
PAYSAGES D'ASIE
... Chine...
Hachette, Paris, 1911, pages 47-224 de 234 (seules sont reprises les pages consacrées à la Chine).
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Ma jonque : "Ce soir, à cinq heures, ma jonque s'est détachée du rivage, et, dans une grande poussée de gaffes,
de rames et de voile, s'est glissée parmi ses sœurs immobiles, endormies sur leurs amarres, pour gagner le champ libre du fleuve, au-dessus du port. Et la ville d'Itchang, cité des jonques,
morte dans sa pierre grise entre une plaine de tombeaux et une rive toute animée de trafic, a semblé reculer dans une brume de passé lointain... Nous devions partir de grand matin et j'étais
à bord depuis l'aube : mais il n'est pas en Chine d'heure précise ; le temps n'y est qu'un vent grondeur, en apparence pressé, qui se hâte tumultueusement, sans avancer pour cela, tourne en
rond, et, quoi qu'il arrive, se renouvelle indéfiniment."
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Mes haleurs : "Quelle existence que celle de ces pauvres diables, nés du fleuve, en quelque sorte, vivant de
lui, et destinés à mourir par lui ! Dès leur âge le plus tendre — il y a ici deux gamins de douze ou treize ans — ces malheureux deviennent rameurs ou haleurs, mariniers d'une eau douce sans
douceur. On remonte les jonques, on les descend, et toujours il faut lutter, non pas simplement travailler, mais faire effort sur effort. Les journées commencent à l'aube et finissent à sept
ou huit heures du soir ; on a trois repos d'un quart d'heure, au long de la journée, pour manger. Et, tout le jour, il faut, ou bien manier la lourde rame, ou bien, ce qui est le plus
pénible, tirer sur la corde de halage par d'invraisemblables chemins de chèvres, dans la montagne, parmi les pierres et les roches où les pieds se déchirent comme sur du verre. La nuit venue,
après qu'on a peiné sous le ciel par tous les temps, par la neige, la pluie ou le soleil dévorant, on n'a, pour reposer son corps, que ce bout de pont aux planches dures et humides, sous
l'abri fallacieux des nattes huilées. Quel bien-être ! Et je ne parle pas de l'imprévu, de l'accident toujours possible, de la maladie qui vous débarque sur une rive perdue, dans le creux
d'un rocher où il n'y a plus qu'à se laisser crever comme une bête malfaisante ; de l'échouage fréquent sur un banc de sable, qui vous oblige à entrer dans l'eau jusqu'à la poitrine pour
pousser la jonque et la décoller coûte que coûte. Que ce riz-là est bien gagné, et que voilà de la sueur jaune qui paie largement la faute d'Adam et d'Ève, ces pécheurs blancs
!..."
- Les coolies : "...le droit de vivre leur coûte des efforts incessants, des peines infinies. Ils portent leur charge aux deux extrémités d'un bambou posé sur l'épaule, et, comme les porteurs de chaises, ils ondoient des hanches, le haut du corps sur un même plan, les jambes souples, le pas net, et la voix marquant la cadence de la marche par une sorte de plainte essoufflée, monotone et courte. Ils sont généralement nus jusqu'à la ceinture ; le bois qui repose à même la peau de leurs épaules, les blesse bientôt ; les plus usés à la tâche, les plus endurcis, après maintes plaies saignantes, maints phlegmons, ont un petit matelas de chair insensible, rugueuse et à toute épreuve. Beaucoup ont toutes sortes de maladies, qu'ils traînent, sans paraître s'en soucier le moins du monde, sur leur chemin de misère ; presque tous ont la gale ; tous ont des poux. Au demeurant, d'une endurance inouïe, ils marchent, sous le fardeau qui les écrase, depuis l'aube jusqu'à la nuit, et se contentent de courtes stations dans les auberges, aux heures du riz. Ils font ce métier-là par tous les temps et le plus souvent sous une pluie incessante, ou bien sous un soleil torride qui les dévore. Ils meurent un beau soir, sur la route, comme des bêtes de somme, sous leur charge. On les retrouve là ; on les ramasse quelquefois. Ils sont si seuls ! Pas de foyer, pas de femme, pas de parents, pas d'amis... Rien que des frères en labeur et en misère, qui, au passage, volent au cadavre son pauvre vêtement, son bambou et ses cordes, et sa misérable pipe, attachée à la ceinture, et qui pourra toujours servir..."
Extraits : Shanghai - Ma jonque - La passe -
Tchentou
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Shanghai
La vie, dans un port d'affaires, une Cité des Dollars, telle que la Shanghai moderne ouverte
aux appétits européens, n'est tolérable que pour les gens qui y ont, comme on dit, « des intérêts ». Pour les autres, c'est le vide et l'ennui. Ici, on ne fait absolument que des affaires, tout
le monde fait des affaires, depuis le banquier jusqu'au bon missionnaire. C'est l'activité de l'argent, du « beaucoup d'argent » dont parle Villiers de l'Isle-Adam dans l'un de ses contes les
plus cruels.
Dès le port, on sent les gros sous qui roulent, vont, viennent, se hâtent, se précipitent, président à tout : à chaque chose, à chaque individu, à chaque geste, on est tout de suite tenté de
donner une valeur monétaire. Au reste, ce port de Chine pourrait être tout aussi bien tel grand port de France, d'Amérique ou d'Angleterre. C'est le même mélange de gens et de choses dans un
affolement de fourmilière piétinée ; le même flux d'import, le même reflux d'export, le même commerce. Des navires partent, d'autres arrivent ; les chaînes des ancres grincent, montent pesamment
ou bien se dévident à toute allure, avec des soubresauts énormes des treuils à vapeur ; tous les drapeaux du monde, à l'arrière de ces navires, claquent au vent, se saluent ou se provoquent ; des
ordres brefs éclatent, montent des passerelles ; des matelots, pieds nus, courent sur les ponts avec des gestes affolés, un zèle bourdonnant, une hâte effrénée ; les sirènes rugissent ; des jets
de vapeur sifflent ; du flanc percé de chaque vaisseau une eau tombe en cascade avec un bruit sourd ; les cargo-boats prennent ou rejettent leurs marchandises à grand bruit de grues trépidantes ;
tout tremble, tressaute, s'agite ; seuls, les navires de guerre, hautains et tranquilles, croiseurs et canonnières des « grandes puissances », représentants écoutés de ce droit essentiel qu'est
le droit du plus fort, se balancent paisiblement au gré des vagues légères et de leur rôle facile de policiers internationaux.
Sur les quais, c'est pire encore : là, le « cargo » roule, amené ou emporté par les coolies chinois sous l'œil et la baguette du patron blanc ; écrasés sous des charges de chameaux, rendus
inconscients, dirait-on, par la brutalité de l'effort physique, les pauvres, les lamentables coolies, à demi nus, se traînent à pas étroits, rythmant leur marche sur une sorte de chanson
plaintive et essoufflée, tandis que les bambous ployés sous le faix leur scient lentement le dos, à même les plaies qu'enflamment de cruels phlegmons et que cautérise mal le vinaigre de la sueur
quotidienne.
Le coolie chinois, ce pelé, ce galeux, à qui va tout le mal : c'est lui, lui seul, qu'on voit tout d'abord, en débarquant sur ce sol envahi. Il est là, en troupe serrée, au bord du ponton, sale,
sordide, insolent, insupportable. C'est lui qui vous arrache vos bagages, lui qui vous entraîne dans sa petite voiture « rikchaw », lui qui vous montre les hôtels, vous y pousse, lui qui vous
vole, vous bénit en « pigeon », vous injurie en chinois, et, généralement, se paie votre tête et vous méprise cordialement. Vous le trouvez partout, prêt à vous servir pour le plus d'argent
possible, envers et contre tous, vous-même y compris, tenace, collant, exaspérant. Il est d'ailleurs innombrable comme les pavés de la rue ; la rue, c'est son domaine, il y vit, il y pullule.
Vous sortez de votre hôtel, il se précipite vers vous, il couche sous vos pas les brancards de sa petite voiture, il vous entoure, vous enveloppe, vous tient : vous êtes sa proie.
Mais qu'il fait peine à voir, cet être misérable, ce Fils du Ciel qui est bien plutôt celui du ruisseau ! Robuste peut-être, au fond, mais d'aspect si décharné avec ses jambes raides et sèches,
sa poitrine creuse zébrée de côtes, ses bras minces, sa face osseuse !... Sain peut-être, au fond, mais si copieusement marqué de boutons purulents et de croûtes boueuses, de gale et de teigne,
de toutes les maladies de la peau !... Gai, avec cela, bon vivant, riant à pleine gorge pour un rien, farceur et léger, fantaisiste entre ses haillons et ses plaies, bon goinfre, gueulard
farouche à l'instant du riz. Quel aimable parent du singe : comme lui, il se gratte et s'amuse !
*
Ma jonque
Mon représentant et le barquier tombèrent d'accord sur ces conditions : la jonque était mise
à mon unique et entière disposition pour tout le voyage, d'Itchang à Tchong-King, moyennant une somme de 200 taëls. Toutes les dépenses se trouvaient couvertes par cette somme : enrôlement d'une
trentaine d'hommes d'équipage et entretien de ces hommes ; frais divers, location de haleurs au passage des rapides, réparations en cas d'accidents, etc., etc. Mais je devais pourvoir à ma
nourriture et à celle de mon boy. La durée prévue du voyage était de vingt jours au moins, de trente au plus. Toutes les garanties étaient assurées par un contrat en bonne et due forme.
Quand tout fut décidé, et que le Père chinois m'eût transmis la bonne nouvelle, j'allai voir mon « house-boat ». Je l'avais imaginé splendide parmi les plus somptueux ; je le trouvai modeste,
fort usagé et bas sur l'eau ; à tout prendre, il n'était ni mieux ni pire que les autres vus de plus près. Le « lao-pan » m'en fit les honneurs avec toutes sortes de grimaces très réjouissantes :
c'était un vieux singe à lunettes, à barbiche blanche, avec des yeux qui pétillaient de malice, malgré une cruelle ophtalmie qui devait en troubler fort l'activité ; il s'exprimait autant avec
les mains, dont il jouait très spirituellement, en une mimique endiablée, qu'avec la voix qu'il avait grasseillante et brisée. Il était vêtu d'une souquenille propre, en toile bleue, ouverte sur
la poitrine et serrée à la taille par une ceinture où était passée, comme un yatagan, la longue pipe de bambou. Ses pieds avaient, à l'occasion de ma visite, je crois bien, chaussé des bottes de
soie noire à semelle de feutre : luxe inouï...
Les deux fils du « lao-pan » se trouvaient là aussi : un bel homme d'une vingtaine d'années, fort et souple, au visage bronzé, grêlé, mais éclairé d'un bon sourire ; et un jeune gars de quinze
ans, silencieux et lent, l'air boudeur et sournois. Les trois hommes, avec quatre autres matelots, constituaient l'équipage proprement dit de la jonque ; quand on voyageait, on recrutait dehors
le « tai-kong », ou pilote, les « fou-teou », ou chefs d'équipes, et les hommes, rameurs et haleurs.
Le pont avant du « koua-tze », domaine de l'équipage, était net, ciré de frais pour ce grand jour ; les lourdes planches qui fermaient cette partie des cales s'ajustaient bien les unes aux
autres, et semblaient hermétiques. La partie d'habitation reluisait de propreté ; partout le bois lisse et nu comme la main. Pas le moindre meuble. Des vitres peinturlurées, aux minuscules
fenêtres à glissières, appelaient gaiement le jour. De frêles cloisons en planches, maintenues dans des rainures, formaient à volonté deux ou trois petites pièces prises dans toute la largeur de
l'embarcation, laquelle pouvait mesurer deux mètres cinquante sur douze.
Après ce logement, plutôt vide à la vérité, mais suffisamment clos, venaient un court espace à ciel ouvert, réservé à l'homme de barre, et, tout à fait à l'arrière, pris dans la poupe relevée
très haut, l'étroit logis du « lao-pan » : une cabine munie de deux couchettes, l'une à tribord, l'autre à bâbord, toutes deux encombrées de couvertures ouatées, de vêtements, et de tout ce qu'il
faut pour être bien Chinois, c'est-à-dire un service à thé, un service à opium et une pipe à eau. Les deux couchettes se trouvaient séparées par une sorte de siège placé juste au point central de
la poupe ; ce siège était muni d'un couvercle à anneau, que je n'eus pas tout d'abord l'idée de soulever ; au-dessus, à quelques centimètres à peine, se dressait le petit autel des dieux lares,
ancêtres vénérés, divinités familières, orné de deux Bouddhas en bronze doré, de papiers sanctifiés, et de l'éternelle coupe remplie de cendre où attendent, mélancoliques, les bâtonnets d'encens.
Un peu plus tard, ayant mieux examiné le siège, ayant soulevé le couvercle et surpris en cet endroit le tout-au-fleuve, je m'amusai fort de constater jusqu'à quel point on comptait ici sur
l'indulgence des dieux : en leur faisant face, on sacrifiait à l'idéalisme de leur toute-puissance ; en leur tournant le dos, on sacrifiait au réalisme de la Nature...
... Toute la journée s'est passée en ultimes préparatifs, en bousculades, en ordres lancés et puis repris, en décisions contradictoires, en disputes déjà, en efforts inutiles, en rages et en
adieux. Et puis, la tradition veut que, pour cette première journée de marche, la jonque ne fasse que sortir du port, remonter cette partie de fleuve qui semble aboutir, là-bas, à une haie de
montagnes, tourner le promontoire qui masque le commencement des gorges, s'arrêter là dans une anse paisible, y passer la nuit, et reprendre des forces pour un vrai départ, vigoureux celui-là, le
lendemain à première heure.
Nous fîmes selon la tradition, car rien ne se respecte, en Chine, autant que les actes établis profondément dans la pâte molle du Temps par le stylet de l'Habitude. Déjà les ombres du soir
s'assemblaient pour prendre leurs positions de nuit, et nous n'étions encore qu'à quelques ondulations de mouchoir de la rive hospitalière, et de l'excellent Père Procureur tout agité d'adieux
aimables et cordiaux. Lourdement chargée de soixante-deux caisses, — le mobilier du Consulat de France à Tchentou, — ma jonque rampait sur l'eau, solide et bien d'aplomb. Au grand mât, flottait
ma longue banderole d'identité, oriflamme de la vanité, pavillon personnel couvrant d'honneur et de respect sa précieuse marchandise. À l'arrière, se déployait dans le jeu de la brise, le drapeau
français dont le calicot neuf jetait ses trois couleurs comme un feu d'artifice.
Au milieu de la jonque, sur le toit de mon logis, le « lao-pan », assis à la turque, veillait de haut à la manœuvre, et gueulait des ordres de sa voix rauque devenue formidable, avec de grands
gestes qui pointaient, qui sabraient, qui dévoraient l'espace. À la barre, le fils aîné du barquier, perché sur une planche qui lui permettait de voir, par-dessus mon toit, l'avant du bateau,
semblait un capitaine inquiet de ses responsabilités, mais armé de sa tactique comme d'une vérité infaillible. M. Tong avait pris possession de la petite cabine de poupe du « lao-pan », et en
avait repoussé les pipes, les lampes, les théières grossières, pour y disposer son matériel à lui, plus fin. Mon boy, sous les pieds de l'homme de barre, s'ingéniait à caser son couchage et mes
réchauds.
Dans mon « home » de sapin verni, j'avais, quant à moi, allongé mon matelas énorme, œuvre et bonne-œuvre des petites sœurs blanches, et placé les caisses qui devaient supporter mon assiette, ma
cuvette ou quelque écritoire sans prétention. Ma garde-robe de voyage, peu importante, s'affichait à quelques clous plantés dans les cloisons, et, en un coin, s'amoncelait le tas sympathique des
ligatures de sapèques. L'argent proprement dit, les précieux lingots de métal quasi-brut, portant consciencieusement, de tout leur poids, leur valeur, reposait au fond d'un sac, dans le nid
discret des chaussettes.
Mais toute la vie de la jonque se concentrait sur le pont avant, domaine de l'équipage, cadre de la manœuvre, et, — importance des importances ! — tabernacle du cuisinier. Trente hommes environ
se pressaient là, sous l'œil du pilote, le « tai-kong », le « travailleur suprême » : cinq manœuvraient la voile qui, sous leurs efforts encouragés de cris féroces, grimpait le long du mât,
anneau par anneau, et se développait dans le vent avec une belle prestance ; ceux-là étaient aussi chargés, avec le « tai-kong », de manœuvrer, dans les passages difficiles, le lourd gouvernail
d'avant, longue et massive pièce de bois qui s'avançait, au front de la jonque, comme une lance baissée ; deux étaient les « fou-teou » ou chefs d'équipes, dont le rôle de surveillance et de
stimulation n'était pas si effectif qu'ils eussent autre chose à faire que de fumer inlassablement le tabac blond dans les pipes de bambou, au fourneau minuscule ; tous les autres étaient, selon
le cas, rameurs ou haleurs, — rameurs penchés sur les deux immenses avirons, manœuvres en godilles tout contre le flanc de la barque, haleurs attelés à la corde, épaule et jarret tendus, rythmant
leurs efforts à la cadence d'une plaintive et monotone chanson de travail.
Mais le cuisinier ! Il est le nombril de la jonque, son espoir, sa vie même ! Il est là, au beau milieu du pont avant, dans une petite cale découverte, prise pour lui et ses fourneaux dans la
largeur de l'embarcation ; assis au fond de son trou, sa tête seule en émerge, et cette tête, grisonnante, enturbannée d'un torchon graisseux, ce visage ridé, craquelé comme une brique trop
cuite, avec des yeux vidés sous des paupières flasques, un nez au bord duquel tremble éternellement la même stalactite, une bouche écornée, édentée, difforme, mais experte à lancer par-dessus
bord les jets de salive, cette tête est le phare vers lequel se tournent à tous moments les regards avides du petit peuple de cette arche. Admirable cuisinier ! Rien ne saurait donner la mesure
de sa philosophie sereine et profonde. Diogène dans son tonneau réalisait moins exactement le centre du monde et de soi-même. Sans cesse, les matelots enjambent son étroit domaine, lui passent
par-dessus la tête, le heurtent au besoin ; des cris, des chansons, des rires ou des clameurs d'effroi devant un danger soudain, l'environnent ; dans les minutes de repos, tout en fumant et en
devisant, les hommes le blaguent, le taquinent, lui font mille niches ; mais c'est à qui l'aimera le plus tendrement ; son utilité passe avant toutes les autres ; en somme, tout ici-bas aboutit à
lui ; c'est pour son riz que chacun s'efforce ; enfin, mêlé aux destinées de la jonque, il court les mêmes dangers, les mêmes risques : eh bien, il ne bronche jamais ; jamais il ne se plaint, ni
ne se fâche, ni ne se réjouit ; inconscient, ou supérieurement modeste, jamais il ne s'exalte dans sa toute-puissance : avec une dignité toute sacerdotale, il donne, indifférent à l'ambiance, son
attention pleine et entière à ses fourneaux, au-dessus desquels, pendant de longues heures, à petit feu, au travers d'une vapeur subtile et attendrissante, cuit, gonfle, blanchit et éclate le riz
généreux.
*
La passe
Hier, à notre arrivée, la passe semblait interdite : le vent qui soufflait avec rage dans le
sens du courant, rendait plus impossible encore toute tentative d'escalade. Une jonque, coulée le matin, et misérablement échouée à l'entrée même du rapide, montrait son état de victime, sa mort,
comme une leçon, et engageait à la sagesse, à la prudence. D'ailleurs, le petit mandarin de l'endroit envoya à notre rencontre un émissaire qui nous déclara que le rapide était infranchissable
pour le moment, et que nous ne trouverions pas deux haleurs pour nous aider dans notre folle entreprise si notre dessein d'Européens, de gens pressés et audacieux, était de passer quand même. Je
lui fis répondre par monsieur Tong que, bien qu'Européen, en effet, et pressé, il me plaisait de m'en rapporter à son expérience, et que je ne tenterais le passage du rapide que quand il le
jugerait raisonnable.
Cette sage décision, approuvée, certes, par tous mes gens, nous amena à jeter les amarres au point mort du rapide, à la suite d'une dizaine de jonques qui, arrivées là avant nous, comme nous
avaient pris le parti d'attendre que le vent fût favorable. Pendant toute la soirée, j'eus le loisir d'assister, du pont de mon « house-boat », à la danse effrénée, furieuse, des éléments, sous
un ciel boueux où tournoyaient, deux vautours qui, brusquement, fondaient sur le fleuve en un grand vol plané, s'y trempaient le bec et les pattes comme dans l'ombre d'une proie imaginaire, et
puis remontaient lourdement vers les hauteurs où les vents les emportaient pour les ramener bientôt.
La nuit, qu'il fallut passer en cet endroit, fut affreuse. Vers onze heures, la tempête se déchaîna avec une violence extrême. Des tourbillons de vent s'engouffraient avec rage dans ce bas-fond
sinistre et magnifique, et bousculaient les malheureuses jonques qui, amarrées les unes aux autres, menaçant à tout instant de rompre leurs liens, heurtaient rudement leurs flancs
gémissants.
Pendant toute la nuit, et sans pouvoir un instant en distraire ma pensée, j'écoutai les hurlements de ce vent tour à tour menaçant et plaintif ; les grondements de l'eau qui attaquait, chargeait
les rochers ; la voix grave du courant qui fuyait, éperdu ; et le bruit inquiétant des chocs entre les jonques. Parfois, il me semblait que notre voisine, une lourde barque de marchandises, de
ses traverses puissantes, défonçait notre flanc comme avec des béliers de guerre ; alors, je me levais pour aller voir si les amarres ne cédaient pas, si la coque tenait bon, si nous n'étions pas
en train de couler. Dehors, je cherchais vainement à transpercer le mystère d'une nuit impénétrable, et, de tous mes sens tendus, seules je percevais les voix folles de la nature, voix des airs,
voix du fleuve, échos de la montagne, murmures de mon effroi minuscule.
Avec le jour, nous sortîmes de ce cauchemar ; un jour, d'ailleurs, presque aussi « bouché » que l'avait été la nuit ; mais il suffit d'un peu de lumière pour dissiper les horreurs que l'ombre
exagère. Aucune jonque ne put cependant franchir le rapide dans la matinée. Vers midi seulement, le vent, après s'être calmé, tourna, nous offrant, avec son secours, la possibilité d'enlever
l'obstacle, voile déployée. La grande jonque marchande, notre voisine de la nuit, fut la première à tenter l'aventure. Je descendis à terre, par le moyen de la barque rouge pour assister à son
passage. Elle vint prendre ses dispositions d'attaque juste à l'entrée du rapide, un peu au-dessus de la jonque coulée dont il lui fallut contourner le squelette ; elle recruta près de deux cents
haleurs qui s'attelèrent, loin de là, à ses quatre grosses cordes, solidement amarrées au mât et aux traverses ; le « lao-pan » s'empara de la barre ; six hommes robustes empoignèrent le
gouvernail d'avant, le plus efficace à maintenir l'embarcation dans la ligne droite malgré les contre-courants et les tourbillons ; huit hommes d'équipage s'armèrent de gaffes solides, et,
déterminés, se mirent en position pour repousser l'ennemi, en l'espèce les récifs dont les pointes menaçantes émergeaient de l'eau ; enfin le « tai-kong » lui-même vint se placer devant un petit
tambour, au milieu du pont, servant, selon des airs conventionnels, à diriger les équipes lointaines, invisibles souvent, des haleurs, à leur signifier, par exemple, selon les cas : « Tirez ! »,
« Ne tirez plus ! ».
Quand tout fut prêt, le « tai-kong » commença à battre du tambour, et les cordes se raidirent sous l'effort des haleurs qui, là-bas, s'encourageaient d'une chanson monotone, tendaient leurs
muscles et cherchaient, de l'orteil, pour s'y cramponner, les aspérités du sol rocailleux. La jonque entra ainsi en plein dans la tourmente, roula d'abord un peu dans le bouillonnement de l'eau
écrasée après sa chute, puis aborda la chute même, la barrière, dans laquelle son avant s'engagea hardiment. On vit alors, tandis que le courant menaçait d'arracher, d'entraîner le frêle esquif,
et que, d'autre part, les cordes tendues à se rompre, le retenaient, l'empêchaient de reculer, on vit la proue se dresser, sortir sensiblement de l'eau ; dans le même instant, la poupe, au
contraire, parut s'y enfoncer, recevant toute la charge de vagues et d'écume, poids mort de plomb impossible à soulever... La lutte, fougueuse d'une part, tenace de l'autre, s'accomplit en ce
point précis. À l'effort de l'eau répondit l'effort des hommes...
Cela dura une demi-heure pendant laquelle la jonque ne progressa pas de deux mètres. Les innombrables haleurs, courbés sur les amarres, piétinaient sur place, raidissaient leurs jarrets,
cherchaient à s'appesantir, à faire poids mort, eux aussi, grappes humaines collées au sol, voulant bien avancer, mais ne consentant pas à reculer. Quatre « fou-teou », mouches du coche,
s'égosillaient autour d'eux, les excitant du geste et de la voix, faisant le simulacre de frapper les plus paresseux, levant des bras terribles qui retombaient en manches molles, criant à en
perdre le souffle, tapant du pied, rageant, pestant, bourdonnant de zèle et de vanité. Pendant une demi-heure, je fus là à me demander si la grande jonque passerait ou non, et qui des deux
l'emporterait, de la puissance de l'eau ou de la bonne volonté des hommes. Enfin, la poupe qui semblait rivée à d'indivisibles fonds, se souleva à son tour, et, dans une suprême tension des
cordes, un dernier élan des haleurs, la jonque tout entière sortit du rapide et triompha. Elle alla, toujours remorquée, un peu plus haut, se mettre à l'abri, et souffler, de tous ses poumons
d'hommes.
Ce fut alors notre tour. Avec monsieur Tong, je restai à terre, car, si peu qu'on tienne à la vie, un subtil instinct vous pousse toujours à prendre la précaution propre à la conserver intacte.
Du même observatoire où j'avais assisté à la lente ascension de la barque marchande, je fus témoin de la conduite de ma jonque. Les choses se passèrent pour elle exactement comme elles s'étaient
passées pour l'autre embarcation, avec cette différence que, plus légère, elle ne fut tirée que par une centaine de haleurs. Je vis le petit drapeau français — ou ce qui en restait — entrer à son
tour dans la bataille, et, pendant un quart d'heure qui me parut mortel, lutter contre l'impétuosité du courant. Mes hommes, armés de leurs perches ferrées, se défendaient bravement contre les
écueils sur lesquels le remous jetait et rejetait sans cesse la coque ; le « tai-kong » et trois autres matelots maniaient avec un entrain admirable, où il y avait parfois de la fureur, la lourde
pièce de bois du gouvernail avant ; le « lao-pan », en personne, écrasait le tambour de toute l'ardeur qu'il cherchait à communiquer aux lointains haleurs ; son fils, à la barre toujours,
dominait la scène de son visage anxieux ; et, sur le seuil de mon domaine, mon boy, épouvanté, exprimait, de ses regards angoissés, la fragilité de l'homme, dont la vie, le plus souvent, ne
tient, en effet, qu'à deux ou trois fils trop tendus.
Ma jonque escalada l'obstacle en vingt minutes environ ; puis, elle s'abandonna paresseusement à des eaux moins tumultueuses où nous la rejoignîmes, monsieur Tong et moi, après avoir franchi le
rapide à pieds secs, par la rive...
*
Tchentou
Quelque chose de bien ordonné dans le plan de Tchentou, et de soigné dans l'entretien de ses
voies, rend de suite cette ville incomparablement plus sympathique que toutes les autres cités chinoises rencontrées jusqu'ici. Les rues sont droites, assez spacieuses, bien dallées de pierre
pour la plupart, nettes d'ordures et à peine boueuses : une grande rue centrale a même un certain air d'élégance, régulière à souhait, très propre, et invite à la promenade, le jour, au
badaudage, le soir. Nous voilà loin des bourbiers, des cloaques infects ou l'on ne passe guère que par force et qu'on fuit au plus vite : Hankéou, Tchang-Tcha, Tchong-Tchéou, Tchong-King et tant
d'autres !
La ville est divisée en quartiers, séparés entre eux par des portes à claire-voie qu'on ferme pour la nuit : ce système, s'il a l'inconvénient de rendre difficile la circulation des gens après
une certaine heure, a du moins l'avantage de centraliser les services de police sur des distances bien déterminées et de couper partout la retraite aux voleurs. Pour ce qui est des allées et
venues soumises au bon vouloir des gardiens, les sorties nocturnes sont tellement rares, exceptionnelles, de la part des populations chinoises ; la mode est si bien de rester chez soi, près de la
petite flamme réchauffante de la fumerie à opium, dès que la nuit se fait complice des rêves sans limites, que cet inconvénient n'en est un que dans une mesure toute relative. Encore est-on
assuré, ou à peu près, que sur les injonctions réitérées, les appels sonores et impérieux des porteurs de chaises, les gardiens arrachés à leur sommeil ou à leur plaisir, dans une boutique du
voisinage, viendront toujours, tôt ou tard, vous déverrouiller la porte, pousser la barrière qui entrave votre chemin. Ce n'est qu'une question de patience, et l'on n'est jamais pressé, aux
heures de nuit, dans une ville endormie, silencieuse, pleine d'ombre.
La propreté de Tchentou, pour quiconque n'y a guère été préparé, de cités chinoises en cités chinoises, tient du miracle. Qu'est devenue, se demande-t-on, l'habituelle écurie d'Augias ? Et quel
Hercule jaune a donc fait passer par ici l'Alphée aux flots purificateurs ? C'est une histoire. Tchentou, comme toutes ses parentes du vaste empire, était naguère infestée de mendiants
fantastiques, fantômes d'Apocalypse, sordides, haillonneux, épouvantables, vêtus de toile à sac, la chevelure hirsute poudrée de cendre, le visage marqué de boue, des yeux de fièvre et de
désespérance, et tout le corps orné de plaies affreuses, entretenues soigneusement et exhibées, avec des grincements de dents, sous les yeux du passant, d'ailleurs insensibilisé par une habitude
vieille comme la Chine elle-même. Ces mendiants, tous plus habiles les uns que les autres à se rendre plus pitoyables, se traînaient dans la fange des ruisseaux, sautaient à cloche-pied,
rampaient sur le ventre, devant les boutiques qui recevaient quotidiennement leur visite ; ils envahissaient la rue où ils mettaient tout le jour une vision d'horreur, et où montait leur plainte
sinistre. On les laissait faire parce que c'était passé dans les mœurs, et qu'en Chine tout ce qui sent un peu la tradition devient vite sacré. Et on leur donnait généralement la sapèque demandée
pour se débarrasser d'eux, et parce que les mendiants, au Céleste-Empire, sont constitués, tout comme d'honnêtes et courageux travailleurs, en un syndicat redoutable, avec lequel il est bon de
n'avoir pas maille à partir. Telle est, en effet, la moindre vengeance de ces associations : un commerçant a-t-il repoussé un mendiant, lui a-t-il un peu rudement refusé l'aumône ? La victime,
après entente avec ses frères, se suicide tout simplement sur le seuil du méchant homme. La nouvelle se répand ; le syndicat intervient, élève la voix, proteste, poursuit par tous les moyens le
coupable commerçant. Ce dernier, alors, selon la coutume chinoise, sera rendu responsable du suicide, sera mis à l'index, passera de procès en procès, connaîtra les pires ennuis jusqu'à la ruine
fatale. Voilà une force !...
Contre cette puissance, solidement établie dans la crasse du passé, personne n'osait s'élever. Dans un pays où les femmes s'estropient volontairement, se broient et se suppriment en quelque sorte
les pieds, malgré la souffrance, malgré les conséquences d'un acte aussi monstrueusement imbécile, uniquement par esprit de mode, parce que c'est ainsi, que c'est de tradition, on risque fort de
se brûler les doigts en touchant à l'habitude, et de tout gâter en voulant améliorer quelque chose, — un état de choses, bon ou mauvais, profitable ou néfaste, étant toujours supérieur, aux yeux
d'un Chinois, par ce fait seul qu'il est.
À Tchentou, il y a quelques années seulement, il se trouva pourtant un préfet qui s'offrit la rareté d'une initiative et le luxe d'une réforme. Deux choses se rencontrèrent dans le champ de son
activité, qui durent tomber l'une par l'autre : la malpropreté de la ville, les mendiants de la rue. Il fit d'une initiative deux réformes : il supprima les mendiants en les chargeant
administrativement du nouveau service de la voirie. Et depuis cette ère audacieuse, on peut voir des équipes de miséreux, décemment vêtus, la tête rasée d'une certaine façon, matricule
infaillible, fonctionner dans les rues de Tchentou, la pelle et le balai à la main, sous l'œil de la police.
La police : encore un service dûment organisé et qui date à peu près, en temps que « service organisé », de la même époque. Les agents sont vêtus à l'européenne, d'un pantalon long, serré aux
chevilles, d'une espèce de vareuse en toile ceinturée de cuir ; ils portent une casquette à visière plate, d'où s'échappe la ridicule natte. Enfin, ces agents sont armés d'un gourdin, une arme,
quelle qu'elle soit, étant la plus sûre expression de l'Autorité. Mais le mieux, — la contrefaçon bénéficie souvent de ce qu'elle a des points de comparaison, et améliore là où elle n'a pas eu à
créer, — le mieux c'est que ce service à l'européenne prévoit pour ses agents les inconvénients des longues stations dans les rues par tous les temps, pluie torrentielle ou soleil de plomb, et
qu'il a fait installer pour eux, de carrefour en carrefour, des guérites. C'est pratique, humain et pas cher. Il n'était que d'y songer.
Propre, gardée, à peu près nette de mendiants, Tchentou se présente donc d'une tout autre façon que les habituels centres chinois, — centres des sept plaies et d'innombrables misères. Capitale de
la riche province du Sse-Tchouen, siège du vice-roi et la ville la plus importante, à tous les points de vue, de ce fond de la Chine que limitent les contrées thibétaines, peuplée de quatre à
cinq cent mille âmes, dotée d'un arsenal, d'un embryon de corps d'armée, d'écoles de toutes sortes, écoles de lettres, de sciences, d'art militaire et même de médecine, c'est une cité puissante,
en pleine marche vers ce progrès qu'imposent les temps modernes. Gonflée de sève, elle déborde d'activité : sa nombreuse population trafique, commerçante et industrielle, négocie les produits de
la contrée, tisse et brode la soie merveilleuse, teint les étoffes en nuances subtiles, travaille les cotonnades, les toiles, les cuivres...