Jacques Hardy et Charles Lenormand
LA CULTURE DU RIZ EN CHINE
À travers le monde. Hachette, Paris, 5 mai 1906. 12e année, pages 141-142.
Dans la majeure partie des provinces du sud, le riz est le fond de la nourriture chinoise ; dans celles du nord, on consomme, outre le riz, une grande quantité de millet, de maïs et de blé.
Il s'en faut, cependant, que tous les Chinois mangent du riz à leur faim. Pour les misérables paysans de certaines parties du Fou-Kien et de la province de Canton, le riz est presque une denrée
de luxe ; ils n'en mangent pas tous les jours, et se nourrissent communément de patates, d'herbes et de poissons séchés. Cela tient à ce que les provinces montagneuses ne produisent point assez
de riz pour les besoins de leurs habitants ; il en faut importer, et cette importation, souvent insuffisante, d'ailleurs, augmente la valeur du riz, dont le prix de vente subit des fluctuations
énormes, depuis 3 dollars ou 7 fr. 50 le picul (60 kilogr.), jusqu'à 8 et 10 dollars, 20 et 25 francs. Or, il est tels de ces malheureux qui gagnent à peine 1 ou 2 dollars par mois.
Il est vrai que l'importation est surveillée par le gouvernement, et qu'il existe des greniers publics, dont l'approvisionnement et l'administration sont confiés à des fonctionnaires appelés
tastaï — intendants — des grains. Mais ces intendants ne semblent pas s'acquitter de leur charge avec honnêteté, et le peuple les accuse à haute voix d'accaparement et de spéculation.
On conçoit sans peine quels soins les Chinois apportent à la culture d'une plante si utile, et qui, dans les conditions ordinaires, leur assure à bon marché une alimentation suffisante.
C'est dans l'eau, que pousse le riz ; on le cultive donc avec succès surtout dans les terrains d'alluvion marécageux qui bordent les fleuves. Ces terrains sont morcelés, divisés en une infinité
de petits champs par des murs de terre battue et séchée ; l'arête de ces murs forme un labyrinthe de sentiers étroits qui, bien souvent, sont les seules pistes praticables entre ces divers
champs.
On laisse se répandre, dans les champs ainsi délimités, l'eau des torrents qui descendent de la montagne après les pluies, de façon à bien détremper la terre quelques semaines avant le labour. A
défaut de l'eau des torrents, pour inonder les prairies, on élève l'eau des fleuves et des ruisseaux au moyen de norias, c'est-à-dire de chaînes à palettes, que des paysans et des paysannes font
tourner avec leurs pieds, et qui peuvent faire monter l'eau jusqu'à trois mètres et plus. Ces machines sont en bois, grossièrement ajustées, et font entendre en tournant d'horribles grincements,
dont toute la campagne s'emplit à de certaines heures.
Quand la terre est bien détrempée, on fait un peu écouler l'eau, et on laboure. Le labour est extrêmement pénible. Il se fait avec des charrues très primitives, traînées par des buffles ; à bras
d'hommes, quand on n'a pas de buffles ; bêtes et gens enfoncent parfois dans la boue jusqu'au ventre. Après le labour, on passe une herse légère pour égaliser le terrain, puis on laisse revenir
l'eau.
Le riz qu'on doit semer est d'abord mis à tremper jusqu'à ce qu'il commence à gonfler. On le sème alors très serré, dans un coin de marécage très engraissé, sous une couche de 5 à 6 centimètres
d'eau. Quand il a atteint 12 à 15 centimètres de hauteur, on le déplante, et on le repique dans les champs vaseux, par petites pincées, à intervalles réguliers ; ce repiquage est, comme le
labour, extrêmement pénible. Il n'y a plus qu'à le laisser pousser et grandir, non sans revenir encore au moins une fois émietter la terre à la main, pour l'empêcher de durcir à mesure qu'elle
sèche. Au bout de peu de temps, la plaine, à perte de vue, se déroule comme un immense tapis de velours, d'un vert délicieux.
Le riz ayant atteint sa croissance, les tiges dépassent la hauteur d'un homme, et c'est une impression bizarre, lorsqu'on traverse les rizières à cette époque, d'entendre de tous côtés autour de
soi, dans la plaine découverte, des centaines de voix d'hommes et de femmes, sans apercevoir personne : c'est la rizière qui parle ; en même temps, plane sur elle, aux rayons d'un soleil argent,
une odeur lourde de grain mûr.
Les rizières des plaines donnent deux récoltes par an, en juin et en octobre ; chacune, année moyenne, produit de 6.000 à 7.000 kilogrammes de riz par hectare, soit 10 fois le grain semé.
Dans les provinces montagneuses, où les plaines sont nécessairement rares, les Chinois ont imaginé, pour la culture de leur précieuse plante, d'utiliser la montagne, dont ils partagent les pentes
en une série de gradins.
Au moyen de murs de terre de 1 mètre et demi à 2 mètres de haut, qui suivent les lignes de niveau du terrain, on forme un certain nombre de bassins en étage ; un ruisseau, un torrent que l'on
détourne, une source, fournissent l'eau au bassin supérieur ; de ce bassin, l'eau s'écoule dans celui du dessous, et, successivement, dans tous les autres.
Mais cette terre, qui, d'ailleurs, tend sans cesse à être entraînée le long des pentes, est bien maigre. Pour l'améliorer, on monte d'en bas, à grand effort d'hommes, et de femmes surtout, de
l'engrais humain recueilli dans les villages de la plaine. On voit ainsi, à certains jours, des théories de plusieurs centaines de femmes gravir les montagnes par des escaliers abrupts et des
sentiers de chèvres, portant sur l'épaule un fléau de balance en bambou aux deux extrémités duquel pendent deux grandes terrines, pleines du précieux produit qu'on élève ainsi jusqu'à 600 et 800
mètres d'altitude.
On le voit, une pareille culture exige un travail considérable ; et cependant, malgré tant de peines et de soins, elle est loin de valoir la culture en plaine, car, passé une certaine altitude,
le riz ne donne plus qu'une récolte annuelle.
Quand vient le temps de la récolte, le riz est fauché avec des outils assez semblables à des serpes. On décortique le grain dans des moulins à pilon très rustiques, échelonnés tout le long des
torrents. Avec la paille, on nourrit les animaux, on tresse des chapeaux, on fabrique du papier.
La culture du riz absorbe assez l'esprit du paysan chinois, pour qu'il en reste des traces dans son langage ordinaire. On dit en Chine : « gagner son riz », comme chez nous : « gagner son pain ».
Le Chinois qui vous invite à dîner, même s'il s'agit d'un dîner de cérémonie, vous demande de « venir manger le riz chez lui ». « Riz cuit » est synonyme de repas ; le déjeuner, c'est le « riz du
matin » ; le souper, c'est le « riz du soir ».
Tels sont les procédés employés traditionnellement par toute la Chine pour la culture du riz. Ils exigent, on l'a vu, beaucoup de temps, de travail et de patience ; néanmoins, ils ne varient pas.
Il faut descendre dans les pays depuis déjà longtemps en contact avec notre civilisation, pour voir employer des procédés plus modernes. C'est ainsi qu'en Cochinchine, par exemple, il existe de
nombreuses rizeries à vapeur, où le travail est, naturellement, beaucoup simplifié et accéléré ; et, détail curieux, les plus importantes de ces rizeries appartiennent à des Chinois.