William Coxe (1747-1828)

Couverture. William COXE (1747-1828) : Histoire de la conquête de la Sibérie & du commerce des Russes & des Chinois. — Partie II de Nouvelles découvertes des Russes entre l'Asie et l'Amérique.

L'HISTOIRE DE LA CONQUÊTE DE LA SIBÉRIE
& DU COMMERCE DES RUSSES & DES CHINOIS

extrait de : Nouvelles découvertes des Russes entre l'Asie et l'Amérique,

Imprimerie de la Société Typographique, Neuchâtel, 1781, pages VII-XVIII et 245-320.

  • Préface : "Les découvertes faites par les Russes entre l'Amérique & l'Asie, occupent depuis quelque temps l'attention des curieux... Toutes les fourrures qu'on tire des îles nouvellement découvertes, se vendant aux Chinois, j'ai fait des recherches sur le commerce entre la Russie & la Chine. Comme j'ai trouvé cette branche beaucoup plus importante qu'on ne le croit communément, j'ai cru devoir parler de son état actuel, & de tout ce qui peut y avoir rapport."
  • "La conquête de la Sibérie ayant ouvert une communication avec la Chine & occasionné toutes les découvertes intéressantes que je vais raconter, elle entrait dans mon plan, & j'ai pensé que cette histoire, peu connue, ne déplairait pas aux lecteurs."
  • Chapitre I : [XVIIe s.]"...Les Russes poussèrent leurs conquêtes bien avant dans le pays : ils soumirent ou exterminèrent partout les Tartares ; ils bâtirent de nouvelles bourgades, & ils établirent des colonies de tous les côtés. En moins d'un siècle, cette vaste étendue de pays, appelée aujourd'hui Sibérie, qui s'étend des confins de l'Europe jusqu'à l'océan Oriental, & de la mer Glaciale jusqu'aux frontières actuelles de la Chine, fut réunie aux domaines de la Russie.
    Il est probable que les Czars auraient acquis un territoire encore plus étendu, & que toutes les hordes de la Tartarie indépendante, qui habitent entre l'extrémité sud-est de l'empire de Russie, & la muraille de la Chine, auraient éprouvé le sort de celles de la Sibérie, si l'empereur de la Chine n'était pas venu tout à coup arrêter leurs progrès."

Extraits : La guerre et les traités - Le commerce
Feuilleter
Lire aussi

Déco-carte. William COXE (1747-1828) : Histoire de la conquête de la Sibérie & du commerce des Russes & des Chinois. — Partie II de Nouvelles découvertes des Russes entre l'Asie et l'Amérique.
Détail de carte extrait de l'ouvrage d'Adam Brand sur l'ambassade d'Ismayloff, 1692-1694.

*

Russie-Chine : la guerre et les traités

[Subjuguer les Tunguses.]
Au milieu du dix-septième siècle, les Russes s'étendaient rapidement à l'est, du côté des provinces importantes, situées de chaque côté du fleuve d'Amoor ; ils réduisirent en peu de temps plusieurs hordes de Tunguses indépendants, & ils construisirent une chaîne de petites forteresses le long des bords du fleuve dont on vient de parler. Les principales de ces forteresses portent aujourd'hui le nom d'Albason & de Kamarskoi-Ostrog. Camhi, empereur de la Chine, ne tarda pas à former de son côté le projet de subjuguer les mêmes hordes de Tunguses ; les deux formidables puissances de la Russie & de la Chine aspirant l'une & l'autre à la même conquête, s'entrechoquèrent nécessairement ; & après une multitude d'intrigues & d'actions de jalousie, elles en vinrent à des hostilités ouvertes vers l'an 1680. Les Chinois mirent le siège devant Kamarskoi-Ostrog : ils furent repoussés, mais ils vinrent à bout de tailler en pièces plusieurs détachements épars des Russes. Cette espèce de guerre engagea le Czar Alexis Michaëlovitz à envoyer à Pékin une ambassade qui ne produisit pas l'effet qu'il en attendait.

[La guerre pour Albasin.]
Les Chinois attaquèrent Albasin avec des forces considérables. Ayant obligé la garnison à capituler, ils démolirent ce fort, ainsi que tous les autres construits par les Russes sur le fleuve d'Amoor, & ils emmenèrent dans leur patrie un grand nombre de prisonniers.

À peine furent-ils partis, que seize cents Russes parurent le long des bords de l'Amoor, & construisirent un nouveau fort auquel ils donnèrent l'ancien nom d'Albasin. Les Chinois, en apprenant cette nouvelle, se mirent en marche vers ce fleuve, assiégèrent de nouveau Albasin avec une armée de sept mille hommes, & un train nombreux d'artillerie. Ils canonnèrent la forteresse pendant plusieurs semaines, sans pouvoir y faire une brèche & sans essayer de l'emporter d'assaut. Quoique les assiégés souffrissent peu des canonnades maladroites de l'ennemi, les maladies & la famine avaient épuisé leurs forces : ils continuaient cependant à faire une vigoureuse résistance ; mais ils n'auraient pas tardé à succomber, si les Chinois ne s'étaient retirés, lorsque les négociations commencèrent entre les deux cours de Pékin & de Moscou. Golowin, ambassadeur de Russie, était parti de Moscou dès l'an 1685, accompagné d'un corps de troupes nombreux, afin de mettre en sûreté sa personne & de rendre sa négociation plus imposante. La difficulté de se procurer, dans ces contrées stériles, de la subsistance pour une si grande multitude, jointe à l'escarpement & à la mauvaise qualité des chemins & à la longueur de la route, ne lui permirent pas d'arriver à Selenginsk avant l'an 1687. De là il expédia des députés qui portaient des ouvertures de paix au gouvernement chinois de Pékin.

[Le traité de Nershinsk]
Après plusieurs délais, suites de la politique & de la position des affaires dans le pays des Tartares, par où ils devaient passer, les ambassadeurs chinois partirent de Pékin au commencement de juin 1689. Golowin avait proposé de les recevoir à Albasin ; mais tandis qu'il se rendait à cette forteresse, les envoyés de la Chine se présentèrent aux portes de Nershinsk, escortés d'une grosse armée, & d'un train d'artillerie si formidable, que la frayeur obligea Golowin de conclure la négociation aux termes qu'ils voulurent.

Les conférences se tinrent sous des tentes, dans une plaine ouverte près de la ville de Nershinsk; les plénipotentiaires des deux cours signèrent & scellèrent le traité. Lorsqu'il fut question de le ratifier par serment, les ambassadeurs chinois offrirent de jurer sur le crucifix ; mais Golowin aima mieux qu'ils le fissent au nom des dieux de leur pays.

Ce traité arrêta les progrès des Russes dans ces contrées lointaines, & il posa les fondements d'un commerce important entre les deux nations.

Par le premier & le second article, les limites sud-est de l'empire de Russie furent fixées à une chaîne de montagnes qui se prolongent au nord du fleuve Amoor, depuis la mer d'Ochotsk jusqu'à la source de la petite rivière de Gorbitza ; ensuite de cette rivière jusqu'à son embouchure dans l'Amoor, enfin à l'Argoon depuis sa jonction avec la Shilka jusqu'à sa source.

Le cinquième article accorde une liberté réciproque de commerce à tous les sujets des deux empires, pourvus de passeports de leurs cours.

Ce traité fut signé le 27 août 1689, sous le règne d'Ivan & de Pierre Alexievitch. Il enleva aux Russes, indépendamment d'un territoire étendu, la navigation du fleuve d'Amoor. On ne sentait pas alors l'importance de cette perte ; on l'a reconnue seulement depuis la découverte du Kamtchatka & des îles situées entre l'Asie & l'Amérique. Les productions de ces nouvelles terres pourraient être conduites sur le fleuve d'Amoor dans le district de Nershinsk, de là le transport par terre est facile ; au lieu qu'on est obligé de les débarquer à Ochotsk, & de les traîner ensuite à travers une vaste étendue de pays sur des rivières d'une navigation difficile, ou sur des chemins escarpés & presqu'impraticables.

Déco1. William COXE (1747-1828) : Histoire de la conquête de la Sibérie & du commerce des Russes & des Chinois. — Partie II de Nouvelles découvertes des Russes entre l'Asie et l'Amérique.

[Commercer]
Les Russes obtinrent par forme de compensation, ce qu'ils désiraient depuis longtemps, un commerce permanent & régulier avec les Chinois. Les premiers échanges entre les deux peuples se firent au commencement du dix-septième siècle. À cette époque, les négociants de Tomsk & des autres villes adjacentes achetèrent des Calmouques une petite quantité de productions chinoises, brutes ou manufacturées. La vente rapide & lucrative de ces marchandises engagea les wayvodes de Sibérie à établir cette branche de commerce directement avec les Chinois. Pour cela ils envoyèrent à Pékin à différents intervalles plusieurs députations de Tobolsk, Tomsk & des autres établissements russes : ces députations n'obtinrent pas tout ce qu'elles demandaient, mais elles eurent des suites importantes. L'accueil qu'en leur fit excita les négociants russes à envoyer de temps en temps des agents à la capitale de la Chine. Ils entretinrent ainsi de faibles liaisons avec cette métropole ; les Chinois apprirent à connaître les avantages du commerce de Russie, & les esprits se disposèrent insensiblement aux conventions des deux cours. Les hostilités sur le fleuve d'Amoor suspendirent entièrement ces premières liaisons.

Mais dès que le traité de Nershinsk fut signé, les Russes se livrèrent avec une ardeur extraordinaire à cette branche de commerce. Elle offrait des avantages si considérables, que Pierre le Grand conçut le projet de lui donner encore plus d'étendue. Dans cette vue, il fit partir en 1692 pour Pékin, Isbrand Ives, Hollandais, qui était à son service. Ce député obtint pour les caravanes la liberté du commerce de la Chine, que le dernier traité accordait aux particuliers.

D'après cet arrangement, des caravanes se rendirent de Russie à Pékin. On leur accorda un caravansérail, & l'empereur de la Chine les défraya pendant leur séjour dans cette métropole. La couronne jouissait seule du droit de les envoyer, & des bénéfices qu'elles rapportaient. Sur ces entrefaites, des négociants particuliers continuaient, comme auparavant, leurs échanges avec les Chinois, non seulement à Pékin, mais aussi dans les quartiers généraux des Mongols. Le camp de ces Tartares errants était ordinairement placé près du confluent de l'Orkhon & de la Tola entre les frontières méridionales de la Sibérie, & le désert des Mongols. Les marchands russes & chinois tenaient dans cet endroit une espèce de foire annuelle ; chacun d'eux y amenait ses marchandises, & y demeurait jusqu'à ce qu'il les eût vendues. La confusion & le désordre troublèrent bientôt cet entrepôt, & l'empereur de la Chine reçut des plaintes multipliées de l'ivrognerie & de la mauvaise conduite des Russes. Ces plaintes firent d'autant plus d'impression, que les Russes qui se trouvaient à Pékin s'y livraient à de semblables excès.

[Désordre, menaces et interruption]
Camhi, frappé des remontrances journalières de ses sujets, menaça de chasser les Russes de ses États, & de leur interdire tout commerce dans son empire & dans le pays des Mongols.

Ces différends occasionnèrent une autre ambassade à Pékin en 1719. Leoff Wassilievitch Ismaïloff, capitaine des gardes russes, chargé de la négociation, la termina heureusement & à la satisfaction des deux cours. À son départ de la capitale de la Chine, on lui permit d'y laisser Laurent Lange avec le titre d'agent des caravanes & le droit de veiller sur la conduite des Russes. Sa résidence dans cette métropole fut de peu de durée ; car les Chinois l'obligèrent bientôt à retourner dans sa patrie. Son renvoi fut l'effet d'un caprice subit de ce peuple défiant, & de la mésintelligence qui venait d'éclater entre les deux nations, relativement à quelques hordes mongoles, limitrophes de la Sibérie. Un petit nombre de ces Mongols qui s'étaient mis sous la protection du Czar, ayant été réclamés par la cour de Pékin, la Russie refusa de les abandonner, sous prétexte qu'on ne pouvait étendre aux Mongols aucun article du traité de Nershinsk. L'empereur de la Chine fut irrité de ce refus ; son ressentiment devint plus vif en voyant la conduite désordonnée des marchands russes, qui n'étant plus contenus par leur résident, se livrèrent sans contrainte à leurs excès accoutumés. Camhi expédia en 1722 l'ordre de chasser tous les Russes de ses domaines & du pays des Mongols. On l'exécuta à la rigueur ; & dès ce moment, toute communication entre les deux empires cessa.

Déco2. William COXE (1747-1828) : Histoire de la conquête de la Sibérie & du commerce des Russes & des Chinois. — Partie II de Nouvelles découvertes des Russes entre l'Asie et l'Amérique.

[La reprise]
Cette rupture subsista jusqu'en 1727 : alors le comte Sava Vladislavitch Ragusinski, Dalmate au service de la Russie, fut envoyé à Pékin. Il avait ordre de terminer, à quelque prix que ce fût, le différend qui régnait entre les deux cours relativement aux tribus mongoles, & de fixer les limites méridionales de l'empire de Russie dans cette partie du globe : on le chargeait d'ailleurs de renouer les liaisons de commerce avec la Chine. Cet ambassadeur présenta à Yundschin, fils & successeur de Camhi, le plan d'un nouveau traité touchant les bornes & le commerce des deux pays ; il proposa de fixer les frontières telles qu'elles existent aujourd'hui ; il y ajouta des règlements pour rétablir le commerce sur une base solide, & prévenir à l'avenir, autant qu'il était possible, toutes les sources de division. L'empereur de la Chine ayant approuvé ce plan, nomma des commissaires, qui allèrent traiter avec l'envoyé de Russie sur les bords de la Bura, petite rivière qui coule au sud des confins de la Sibérie, dans l'Orkhon, près de la jonction de celle-ci avec la Selenga.

À cette conférence, les anciennes limites mentionnées dans le traité de Nershinsk furent prolongées de l'embouchure de l'Argoon à l'ouest, jusqu'à la montagne de Sabyntaban, qui se trouve à peu de distance de l'endroit où le confluent de l'Uleken & du Kemtzak forme le fleuve Yenissei. Ces nouvelles bornes séparent les domaines de la Russie du territoire des Mongols qui est sous la protection de la Chine.

Il fut stipulé de plus, qu'à l'avenir toutes les négociations seraient conduites entre le tribunal des Affaires Étrangères de Pékin & le bureau des Affaires Étrangères de Pétersbourg, & pour les matières moins importantes, entre les commandants des frontières.

[Le traité de Kiachta, 1728]
Voici les articles les plus essentiels de ce traité touchant le commerce.

Il fut réglé qu'une caravane russe irait tous les trois ans à Pékin, mais qu'elle ne serait pas composée de plus de deux cents personnes ; que pendant sa résidence dans cette capitale, elle serait défrayée par l'empereur de la Chine ; qu'immédiatement après son arrivée sur les frontières, elle en informerait la cour ; & qu'un officier chinois irait la prendre pour l'accompagner à Pékin.

Le privilège, dont jouissaient auparavant les particuliers, de faire toute sorte de commerce dans les territoires chinois & mongols, fut aboli ; & l'on convint que les marchandises appartenant à des particuliers ne passeraient pas les frontières. Mais pour conserver aux individus le privilège de commercer, on nomma sur les confins de la Sibérie deux places où ils pouvaient se rendre ; l'une qui serait appelée Kiachta, du nom d'un ruisseau qui coule aux environs ; & l'autre qui serait nommée Zuruchaitu. Les sujets des deux nations obtinrent la liberté de commercer à ces deux endroits.

On permit aux Russes de bâtir une église dans l'enceinte de leur caravansérail à Pékin ; d'y entretenir quatre prêtres pour l'exercice de leur culte, & même des Russes chargés d'apprendre la langue chinoise, & destinés à servir d'interprètes entre les deux nations.

Ce traité, qui porte le nom de Kiachta, fut signé & ratifié le 4 juin 1728, par le comte Ragusinski & trois plénipotentiaires chinois, à l'endroit où l'on a bâti depuis la ville de Kiachta : c'est la base de toutes les opérations entre les deux peuples.

Il est à propos de rapporter ici une innovation dans le commerce de la Chine, qui s'est introduite depuis l'avènement de l'impératrice actuelle, Catherine II, au trône. Dès l'an 1755, on n'a pas envoyé de caravanes à Pékin. Une mésintelligence survenue en 1759 entre les deux cours les a fait cesser. On ne les a point rétablis après le raccommodement, par les raisons que voici. L'exportation & l'importation des principaux articles de commerce, surtout des fourrures les plus précieuses, étaient interdites aux particuliers & réservées aux caravanes, dont la couronne tirait le bénéfice. Cette restriction nuisait beaucoup aux négociants ; la Czarine, qui parmi tant de règlements sages qui caractérisent son règne a toujours montré du zèle pour étendre le commerce de ses sujets, abolit en 1762 le monopole des fourrures, & renonça en faveur de ses sujets, au privilège exclusif qu'elle avait d'envoyer des caravanes à Pékin. Cette concession généreuse a considérablement augmenté les bénéfices du commerce. Les énormes dépenses, les dangers & le délai qu'entraînait le transport des marchandises des frontières de la Sibérie à Pékin, n'ont plus lieu, & Kiachta est devenu le centre du commerce des Russes & des Chinois.

*

Russie-Chine : le commerce

Les négociants de Maimatschin viennent des provinces septentrionales de la Chine, & principalement de Pékin, Nankin, Sandchu & des autres grandes villes. Ils ne sont pas fixés à cette place avec leurs épouses & leurs familles ; car il est à remarquer qu'il n'y a pas une femme à Maimatschin : c'est un effet de la politique du gouvernement chinois, qui interdit au sexe la plus légère communication avec les étrangers. Les négociants qui font le commerce de Russie ont tous un associé ; ils se relayent mutuellement ; l'un reste un certain temps, pour l'ordinaire une année, à Kiachta ; & lorsque son associé amène une nouvelle pacotille de marchandises, il s'en retourne dans sa patrie, emportant des marchandises de Russie.

La plupart des négociants chinois entendent la langue mongole, dans laquelle se terminent ordinairement les affaires du commerce. Un petit nombre d'entr'eux disent quelques mots russes ; mais leur prononciation est si molle & si délicate, qu'il est difficile de les comprendre. Ils ne peuvent pas prononcer R, ils en font toujours une L ; & lorsque deux consonnes se rencontrent, ce qui arrive souvent dans la langue russe, ils les divisent, en interposant une voyelle. Cette impossibilité d'articuler le russe semble particulière aux Chinois ; on ne le remarque pas dans les Calmouques, les Mongols, ni les autres nations voisines.

Déco3. William COXE (1747-1828) : Histoire de la conquête de la Sibérie & du commerce des Russes & des Chinois. — Partie II de Nouvelles découvertes des Russes entre l'Asie et l'Amérique.

Le commerce entre les Russes & les Chinois se fait tout par échange. Il est défendu aux Russes d'exporter de l'argent de leur pays, & même les Chinois n'en recevraient point, si cette prohibition n'avait pas lieu ; car à la Chine il n'y a dans le commerce que des lingots. Les Russes trouvent plus d'avantage à recevoir des marchandises en échange qu'à prendre des lingots au taux des Chinois.

Voici comment se font les opérations de commerce. Le négociant chinois vient à Kiachta, examiner dans les magasins russes ce qu'il veut acheter ; il va ensuite trouver le propriétaire dans sa maison, & ils conviennent du prix, en prenant une tasse de thé. L'acheteur & le vendeur retournent alors au magasin, les marchandises sont scellées en présence du négociant chinois. Ils partent l'un & l'autre pour Maimatschin ; le Russe choisit ce qui lui plaît, n'oubliant pas de se prémunir contre la fraude par un examen très rigoureux. Lorsqu'il a fini, il a soin de laisser dans le magasin du Chinois une personne de confiance, qui veille sur les marchandises jusqu'à ce qu'elles soient emmenées à Kiachta.

Voici les principaux articles que la Russie exporte à la Chine.

Fourrures & pelleteries
Il n'est pas nécessaire de faire l'énumération de toutes les fourrures & pelleteries que les Russes conduisent à Kiachta : cet article d'exportation est le plus considérable. Les plus précieuses sont celles des loutres de mer, des castors, des renards, des loups, des ours, des agneaux de Bucharie, des moutons d'Astrakan, des martres, des zibelines, des hermines & des écureuils.

La plus grande partie de ces pelleteries vient de la Sibérie & des îles nouvellement découvertes ; mais elles ne suffisent pas à l'approvisionnement du marché de Kiachta. On importe donc des pays étrangers à Pétersbourg, des fourrures qu'on envoie de là sur les frontières. L'Angleterre seule fournit une quantité considérable de peaux de castors & d'autres, qu'elle tire de la baie d'Hudson & du Canada.

Étoffes
Les étoffes forment le second article d'exportation de Russie en Chine. Les grossières sont manufacturées en Russie ; les fines viennent des fabriques étrangères, surtout de celles d'Angleterre, de Prusse & de France.

Un archine de drap étranger se vend, suivant sa qualité, de deux à quatre roubles.

Les négociants russes vendent à Kiachta :
Des camelots.
Des callemandres.
Des droguets.
Et des flanelles blanches qui se font en Russie & chez l'étranger.

Les autres articles sont :
Des étoffes riches.
Des velours.
Des toiles grossières fabriquées la plus grande partie en Russie.
Du cuir de Russie.
Des peaux tannées.
Des ouvrages de verre & des miroirs.
De la clincaillerie, des couteaux, des ciseaux, des serrures, &c.
De l'étain.
Du talc de Russie.
Des bêtes à cornes, des chameaux, des chevaux.
Les Chinois paient aussi fort cher les chiens ordinaires, les levrettes, les barbets & les chiens dressés à la chasse du sanglier.
Des provisions.
De la farine. Les Chinois n'en importent pas autant, depuis qu'ils emploient les Mongols à la culture des terres qui sont près de la rivière d'Orkhon.

État des marchandises les plus précieuses qu'on tire de la Chine

Soie crue & travaillée
Il est défendu, sous peine de mort, à la Chine, d'exporter de la soie crue : cependant il en vient tous les ans par contrebande une grande quantité à Kiachta ; mais cela ne suffit pas pour remplir toutes les demandes des négociants russes.

Un poude [= 31 livres de France] de soie de la meilleure qualité est évalué 150 roubles ; De la dernière qualité, 75 roubles.

Les soies travaillées que vendent les Chinois, sont de différentes sortes & de différents prix : on distingue les satins, les taffetas, les damas, les rubans, &c.

Coton cru & travaillé
Les Russes importent beaucoup de coton cru ; comme il sert à envelopper les autres marchandises de la Chine, on le conduit dans l'intérieur de la Russie presque sans frais.

Le poude de coton se vend de 4 roubles 80 copecs à 12.

Il se fait un débit prodigieux de coton travaillé, auquel les Russes donnent le nom de kitaika, & les Anglais celui de nankin ; c'est la plus durable, & en proportion de sa qualité, la moins chère de toutes les étoffes de la Chine ; elle est teinte en roux, brun, gris & noir.

Thés
Les thés qu'on amène en Russie ont une saveur & une qualité bien supérieures à ceux qu'on envoie de Canton en Europe. Il est probable qu'originairement ce sont les mêmes thés ; mais on conjecture que le transport par mer diminue beaucoup son parfum aromatique. Les négociants russes regardent comme l'article d'importation le plus avantageux, cette production devenue d'une consommation si commune parmi nous. La livre de thé de la première qualité est évaluée à Kiachta 2 roubles ; du commun 1 rouble ; d'une qualité inférieure, 40 copecs.

Porcelaines de toute espèce
Depuis quelques années les Chinois amènent à Kiachta des porcelaines dont la peinture représente des figures européennes, & des sujets tirés de la mythologie grecque & romaine.

[Autres marchandises]
Des boîtes du Japon, des tables & des chaises vernissées, d'autres boîtes incrustées de nacre de perle, &c.
Des éventails, des joujoux & autres bagatelles.
Des fleurs artificielles.
Des peaux de tigres & de panthères.
Des rubis : mais les Chinois n'en vendent pas beaucoup, & ces pierres ne sont pas d'une grande valeur.
Du blanc de plomb, du vermillon & d'autres couleurs.
Des cannes.
Du tabac.
Du riz.
Du sucre-candi.
Du gingembre confit, & d'autres confitures.
De la rhubarbe.
Du musc. Il est très difficile de se procurer le véritable musc du Thibet, parce que les Chinois en achètent d'une mauvaise qualité, qui vient de la Sibérie, & ils le mêlent avec celui que la nature produit au Thibet.

Le commerce avec les Chinois procure de grands avantages à la Russie : elle y trouve un débit lucratif de ses productions, & en particulier de ses fourrures & de ses pelleteries. La plupart des fourrures qui viennent des parties les plus orientales de la Sibérie sont si mauvaises, qu'elles ne valent pas les frais de transport en Russie ; & celles qui sont précieuses & qu'on vend très cher aux Chinois, n'auraient pas, à cause de leur cherté, des acheteurs dans les domaines de la Czarine. La Russie tire d'ailleurs de la Chine, en échange, plusieurs articles importants qu'elle serait obligée de payer à très haut prix aux puissances de l'Europe, ce qui augmenterait contr'elle la balance du commerce.

J'ai déjà observé que l'exportation & l'importation des principaux articles de la Chine étaient autrefois défendues aux particuliers : aujourd'hui il n'y a plus de prohibés que ceux-ci :
— Parmi les exportations, les armes à feu & tout ce qui a rapport à l'artillerie ; la poudre à canon & les balles ; l'or & l'argent monnayés & en lingots ; les étalons & les cavales ; le poil de castor, la potasse, la résine, les galons.
— Parmi les importations, le sel, l'eau-de-vie, les poissons, la monnaie de cuivre & la rhubarbe.

Les négociants russes paient de très gros droits : une grande partie des marchandises est taxée à 25 %.
Les fourrures, le bétail & les provisions en paient un de 23 %.
Les marchandises sorties des manufactures russes, 18 %.
Les douanes perçoivent d'ailleurs 1 % du prix de toutes les marchandises, pour creuser le lit de la Selenga, & 7 % pour l'entretien des douaniers.
Il y a quelques articles d'exportation & d'importation qui ne paient rien ; on a mis au nombre des premiers le papier à écrire, le papier royal & le papier de poste, les étoffes de fabrique russe de toute espèce & de toute couleur, le drap des paysans excepté ; & au nombre des seconds, les satins, les cotons crus, la porcelaine, la faïence, le verre, le corail, les joujoux, les éventails, tous les instruments de musique, les meubles, les ornements vernissés & émaillés, les aiguilles, le blanc de plomb, le riz, le gingembre confit & d'autres confitures.

La table suivante montrera de quelle importance le commerce de la Chine est pour le Russe.

Exportations & importations de l'année 1777, à Kiachta
Les droits perçus à la douane ont monté à : 481.460 roubles.
L'importation des marchandises de la Chine, à : 1.466.497 roubles.
De l'or & de l'argent, à : 11.215 roubles.
Total des importations : 1.484.712 roubles.
Exportation des marchandises ou productions russes : 1.313.621 roubles.

Ainsi la somme totale des exportations & des importations a été de 2.868.333 roubles.

La contrebande, qui forme un article très considérable, n'est pas comprise dans ce calcul ; & l'année 1777 n'ayant pas été aussi favorable au commerce interlope, on peut estimer sur un taux moyen le commerce total de la Chine à 4.000.000 de roubles.

*

Téléchargement

coxe_russiechine.doc
Document Microsoft Word 255.5 KB
coxe_russiechine.pdf
Document Adobe Acrobat 578.4 KB