Henri Cordier (1849-1925)
MÉLANGES D'HISTOIRE ET DE GÉOGRAPHIE ORIENTALES
Librairie des Cinq parties du monde Jean Maisonneuve & Fils, éditeurs, Paris.
Quatre tomes, parus en 1914, 1920, 1922 et 1923. Seuls sont repris les articles concernant la Chine.
- Extrait du discours d'ouverture du cours sur les relations de la Chine avec l'Occident, à l'Ecole des Langues orientales :
- Après Aden, après Goa, après Malacca, les Portugais se dirigent vers la Chine et ils y débarquent dès 1514... Les relations du Portugal avec la Chine, après avoir pris un développement énorme, diminuent en même temps que grandit l'ascendant des autres pays étrangers.
- Aussi brillante, mais plus éphémère encore, fut la puissance des Hollandais, qui n'ont en Chine qu'un consul général chargé d'affaires ; l'histoire de leur occupation, au XVIIe siècle, de l'île Formose, reprise sur eux par le pirate Koxinga, et le récit de leurs différentes ambassades jusqu'à la dernière, en 1795, celle de Titsing, racontée par Van Braam Houckgeest, forme un des chapitres les plus intéressants des relations de la Chine avec les pays d'Occident.
- Vers le Nord, les Moscovites commencent leur marche lente, mais sûre, vers le Pacifique... Les Russes ne tardèrent pas à se trouver en contact avec les Chinois ; de là des guerres qui se terminèrent, le 27 août 1687, par un traité de paix signé à Nertschinsk.
- Les premières relations de la Chine avec l'Angleterre datent de la reine Élisabeth. Le commerce des Anglais avec la Chine s'est rapidement développé... L'Angleterre... est aujourd'hui sans conteste à la tête du commerce européen en Chine. Elle a néanmoins trouvé dans sa jeune rivale américaine une redoutable concurrence.
- Les relations de l'Allemagne et de l'Autriche avec la Chine sont de date relativement récente ; le commerce allemand a peu à peu augmenté ; les négociants de cette nationalité, avec des maisons montées sur un pied modeste et leur cabotage à prix réduit, font la plus dangereuse concurrence aux riches comptoirs anglais et aux bâtiments qui les desservent.
- J'aurai également à parler de ces pays scandinaves, Danemark, Suède et Norvège... L'Espagne ne joue qu'un rôle effacé en Chine... Il serait injuste de passer sous silence la Belgique et l'Italie.
-
Nous avons gardé la France pour la fin. Les relations de la France avec l'Extrême-Orient ne commencent véritablement qu'à l'époque de Louis XIV.
En 1685, le Grand roi envoya à Siam et à la Chine six missionnaires de la Compagnie de Jésus... qui assurèrent les bases de ces missions qui ont été et sont encore aujourd'hui la vraie raison
de l'influence de la France dans l'Extrême-Orient.
Extraits : L'Europe et l'Asie avant et après le voyage de Vasco de Gama - Projet d'ambassade à la Chine - Questions de
cérémonial et d'étiquette - Avril 1912. La situation en Chine - Édouard Chavannes et le Che-Ki de Se-ma Tsien
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Ci-dessous, les articles concernant la Chine :
Discours d'ouverture à l'École des Langues Orientales. — Voyage de Montferran en Chine. — Travaux historiques sur la Chine. — Les débuts de la
Compagnie royale de Suède. — Le colonel Sir Henry Yule. — Relations de l'Europe et de l'Asie avant et après le voyage de Vasco de Gama. — Mémoire sur la Chine adressé à Napoléon Ier par F.
Renouard de Sainte-Croix. — Un document inédit tiré des papiers du Général Decaen. — La première légation de France en Chine (1847). — L'expulsion de MM. Huc et Gabet du Tibet (1846). — Les
Français aux îles Lieou K'ieou. — L'Asie centrale et orientale et les études chinoises. — Les Chinois de Turgot. — La situation en Chine. — L'islam en Chine. — À la recherche d'un passage vers
l'Asie par le N.-O. et le N.-E. — Le Tibet, la Chine et l'Angleterre. — Les fouilles en Asie centrale (mai-juin 1910). — Les fouilles en Asie centrale (sept.-nov. 1914). — Les douanes impériales
maritimes chinoises (1902-1906). — Albuquerque. — Invasion mongole au moyen âge et ses conséquences. — Sculpture sur pierre en Chine. — Art bouddhique. — Turks et Bulgares. — La mission du
chevalier d'Entrecasteaux à Canton, en 1787. — La France et l'Angleterre en Indo-Chine et en Chine sous le Premier empire. — Cinq lettres inédites du père Gerbillon, S. J., missionnaire français
à Pe-King. — Un orientaliste allemand : Jules Klaproth. — La mission Dubois de Jancigny dans l'Extrême-Orient (1841-1846). — Édouard Chavannes.
Lorsque Vasco de Gama, le 22 novembre 1497, doublait le cap de Bonne-Espérance, où, dix années auparavant, Barthélémy Diaz était parvenu, l'état
politique de l'Europe et de l'Asie allait subir une transformation complète, et les voies de commerce être entièrement renouvelées. Aux Italiens de la Méditerranée et aux musulmans de l'océan
Indien, le commerce asiatique échappait complètement pour passer aux mains des Portugais, et l'ancienne route du sud de l'Afrique faisait concurrence à celle de la mer Rouge, à laquelle, de nos
jours seulement, Ferdinand de Lesseps rendit son importance en creusant le canal de Suez...
À l'époque des Mongols de Gengis Khan, les voyageurs européens abondaient sur les grands chemins et les côtes d'Asie. Il y avait alors trois routes pour se rendre dans l'Asie orientale : deux par
terre, par l'Asie centrale pour aller d'abord à Kachgar, puis plus tard à Khan Bâliq, itinéraire d'aller de Marco Polo ; par le Koukounor, le Tibet et le Badakchan, itinéraire de retour d'Odoric
de Pordenone ; la troisième, par mer, était plus longue, mais plus sûre que les précédentes. Pour éviter les vexations des sultans mamelouks d'Égypte, le voyageur prenait de préférence la route
de Perse, où régnaient depuis 1258 les Ilkhans mongols de la dynastie de Houlagou ; il s'embarquait à Ormouz et de nombreuses escales sur la côte malabare, Ceylan, la péninsule malaise lui
permettaient de se rendre en Chine.
L'apparition du Croissant ferma les routes de terre dès le milieu du XIVe siècle, et les missionnaires européens d'Ili Bâliq furent massacrés ; d'autre part, la chute des Mongols de Chine et
l'avènement des Ming en 1368 arrêtèrent pour longtemps les voyages des Européens dans le pays. La route de Chine par mer resta donc libre aux concurrents ; mais, à l'époque qui nous occupe, les
musulmans terrorisaient l'océan Indien, grâce à leurs forteresses d'Aden, d'Ormouz et de Calicut, tandis que, par Malacca, ils commandaient tout le commerce de l'Extrême-Orient...
L'Europe ne pouvait rester esclave dans son commerce. Le voyage de Marco Polo, la hantise d'une route vers les Indes orientales semblaient tout dominer. La lettre du savant florentin, Paolo del
Pozzo Toscanelli, dont on célèbre en ce moment même le centenaire dans sa ville natale, lettre adressée au chanoine Fernando Martinez, de Lisbonne, en 1474, est bien explicite à ce sujet et
presque prophétique ; mais ce grand mathématicien ne pouvait prévoir que les grandes découvertes de l'Amérique, dues à des Italiens, Christophe Colomb, Cabot, Americ Vespucci, seraient faites au
profit de l'Espagne et de l'Angleterre, et qu'un autre petit pays d'Europe allait retrouver la route et faire la conquête de l'océan Indien.
Je laisse à mon collègue le soin de vous retracer l'origine des découvertes portugaises dues au prince Henri le Navigateur et aux marins de l'école de Sagres qu'il avait créée, ainsi que la vie
de Vasco de Gama, et de vous faire le récit du grand voyage de 1497-1498.
Immédiatement à la suite de Vasco de Gama, de grands chefs assurent les résultats de sa navigation : c'est l'islam qu'il faut combattre.
Tour à tour, commandent Édouard Pacheco, l'Achille portugais ; Francisco de Almeida, premier vice-roi des Indes, qui, le 3 février 1509, écrase devant Diu les flottes combinées du soudan d'Égypte
et des rajahs de Calicut et de Cambaye. C'est enfin le grand Alphonse d'Albuquerque qui promène triomphant le drapeau portugais depuis Malacca jusqu'à Aden. Ses projets pour la grandeur du
Portugal étaient extraordinaires... La prise de Malacca, où Diego Lopez de Sequeira avait établi une factorerie dès 1509, par Albuquerque, le 11 août 1511, ouvrait la Chine, l'Indo-Chine et
l'archipel indien à l'activité portugaise. Malacca devient un grand entrepôt où arrivent tous les produits de l'Extrême-Orient.
En 1514, ils [les Portugais] avaient débarqué à Canton ; plus tard, ils établissaient un comptoir sur la rivière de Ning-po, à Liampo, entre Tchin-haï et Ning-po, et un autre dans le Fou-kien, à
Chin-cheo. En 1553, sous le règne de l'empereur Wan li, les Portugais créaient dans l'île de Macao une ville sous le nom de Cidade do nome de Deos. En 1542, le hasard d'un naufrage fait
aborder Fernao Mendez Pinto à Tane gâshima et apprend ainsi aux Portugais à connaître le Japon. Le Tong-king, le Pégou, Ceylan : tout leur devient une proie facile et riche.
Paris, 21 décembre 1811.
Sire,
Les relations politiques de la France avec l'Empire de la Chine, interrompues depuis la Révolution, peuvent être rouvertes d'une manière marquante pour la gloire du règne de Votre Majesté, et
l'influence que les Anglais ont encore dans cette partie du monde peut aujourd'hui leur être enlevée.
Je n'ai pas besoin de rappeler à Votre Majesté le crédit dont la France jouissait en Chine, antérieurement à la Révolution, et l'île qui porte encore son nom dans le Tigre, à Vampou, prouve assez
que les Chinois la considéraient comme supérieure à toutes les autres nations.
Mais, dans ce temps, les missionnaires français plus au fait de la politique à suivre dans ce pays, ... soutenaient les droits de la France auprès du chef de l'Empire et faisaient tous leurs
efforts pour parer aux coups que des nations rivales, et souvent ennemies, cherchaient à nous porter.
Tel était le soutien de nos affaires politiques en Chine avant la Révolution où la France était, en quelque sorte, représentée à Pékin par les missionnaires.
Au moment où nos troubles civils ont éclaté, les Anglais jugèrent que le système anti-religieux, régnant alors en France, devait mécontenter les missionnaires français à Pékin, et dès lors, ils
résolurent de profiter de ce moment favorable pour tenter une ambassade, celle de lord Macartney en 1792, dont le but secret était non seulement l'exclusion de la France au commerce de la Chine,
mais encore celle de toutes les autres nations maritimes... Les Hollandais suivirent en 1794 les Anglais à la cour de Pékin. Ils y contre-balancèrent l'influence des premiers et, sans cette
ambassade, il est très probable que les Anglais seraient restés seuls possesseurs du commerce qui se faisait à Canton.
Depuis cette dernière ambassade le gouvernement anglais n'a cessé d'écrire à la cour de Pékin, pour l'influencer à sa manière de la situation de l'Europe, et pour l'engager surtout à fermer ses
ports à tous les vaisseaux français ou alliés de la France, comme Sa Majesté a été à même de s'en convaincre par la lettre du roi d'Angleterre à l'empereur de la Chine, au renouvellement de la
guerre en 1804.
[Le temps est arrivé pour...]
Mais le temps est arrivé où Votre Majesté peut, tout en cherchant à relever les griefs de nos ennemis à la cour de Pékin, porter le coup le plus fatal à leur commerce, et jamais moment ne fut
plus propice.
J'ai mis sous les yeux de Son Ex. le ministre des Relations Extérieures les causes des différends que les Anglais ont eu à Canton et plus récemment encore sous ceux de Monseigneur le duc de
Bassano l'entreprise formée par cette nation sur Macao et les suites de cette affaire, renseignements précieux et que je tenais de l'amitié des ci-devant facteurs hollandais.
Ces mêmes facteurs m'ont écrit, sous la date du 20 février 1810, qu'ils s'informaient des moyens à prendre pour renverser le système de commerce que les Anglais font en Chine, et que les suites
du massacre des Chinois à Canton par un matelot anglais, ainsi que la prise de Macao, qu'ils ont été obligés d'abandonner depuis, avaient fort indisposé le gouvernement chinois contre eux ; et
sous la date du 28 février de cette année, que d'après les informations qu'ils ont prises, si une ambassade française pouvait parvenir à Pékin et y réclamer contre tous les torts que nous
imputent nos ennemis, et demander l'exclusion de cette nation dangereuse des ports de Chine et particulièrement de Canton, Votre Majesté pouvait l'obtenir avec facilité dans ce moment. Ce serait
le coup le plus fatal pour le commerce de la Compagnie Anglaise par les débouchés que lui procure la Chine...
[... une ambassade de Votre Majesté.]
Une ambassade de Votre Majesté serait d'autant mieux reçue à la cour de Chine, en observant les usages, que le gouvernement chinois a le plus grand mépris pour tous les peuples qui s'occupent
exclusivement de commerce, et que l'envoyé de Votre Majesté ne demanderait aucun privilège particulier et se bornerait à la simple demande de l'exclusion des Anglais.
L'ambassade aurait plusieurs buts d'utilité reconnue pour l'État ; elle ferait connaître à la cour de Pékin les hauts faits de Votre Majesté, demanderait l'exclusion des Anglais de tout commerce
de Chine et la France retirerait, sur l'état actuel de cette partie du monde si vantée, des notions certaines qui seraient recueillies avec soin par des personnes savantes attachées à la suite de
l'envoyé de Votre Majesté, et il n'y a nul doute qu'une ambassade composée de militaires et de savants ne manquerait pas de s'attirer, d'une manière distinguée, l'attention du gouvernement
chinois.
La possibilité de faire parvenir des envoyés à Pékin, par la Russie, ne peut un instant être mise en doute ; l'adhésion de Sa Majesté l'Empereur de Russie au système continental, son vœu pour la
paix générale de l'Europe, que l'ambassade ne peut manquer de rendre plus prochaine, prouvent assez qu'il ne mettrait aucun obstacle au passage des envoyés de Votre Majesté ; qu'il pourrait même
leur prêter secours en nommant un commissaire pour hâter leur marche dans ses États, afin que les gouverneurs ne pussent, sous aucun prétexte, les retarder. Les relations entre la Russie et la
Chine sont aujourd'hui si ouvertes que je rappellerai seulement à Votre Majesté que cette route est suivie par toutes les caravanes russes qui vont commercer à la frontière de la Chine...
Toutes les ambassades qui sont parvenues à la cour de Chine y ont porté des présents qui sont devenus en quelque façon de rigueur ; mais au lieu de ces mécaniques, de ces produits de l'art,
auxquels les Chinois ne peuvent rien comprendre, et qui restent entassés sous les hangars des palais impériaux, une nation guerrière, comme l'est aujourd'hui la France, ne peut et ne doit offrir
que des cadeaux en armes de toutes espèces, tirées des manufactures de Votre Majesté, et qui seraient pour les envoyés d'un transport plus facile.
Trop heureux, Sire, si les renseignements que j'ose mettre sous les yeux de Votre Majesté Impériale et Royale peuvent être conformes à ses vues, et lui prouver mon désir d'être utile à l'État, et
mon sincère amour pour sa personne.
Signé : Félix Renouard de Ste-Croix.
Le cérémonial à observer dans les relations avec les Chinois a une importance capitale, et pour guider le nouvel envoyé, le département a recours
aux lumières d'un homme expérimenté, Callery, prêtre défroqué des Missions étrangères de Paris, interprète de la mission Lagrenée :
Paris, ce 18 mars 1847.
M., les questions de cérémonial et d'étiquette ont en Chine une importance beaucoup plus grande que partout ailleurs, et il pourrait y avoir, surtout au début d'une mission, des inconvénients
sérieux à en ignorer les règles. Il est donc à désirer que M. Forth Rouen avant son départ ait des notions exactes sur la manière dont il devra, à son arrivée à Canton, se mettre en rapport avec
les autorités chinoises et sur les formes à observer dans ses relations officielles avec elles. Votre long séjour en Chine, la connaissance que vous avez des usages de ce pays et les
communications fréquentes que vous avez eues avec les hauts fonctionnaires chinois, vous mettent plus que personne, M., en état de donner à cet égard les renseignements les plus complets. Vous
voudrez bien en conséquence rédiger à cet effet une note contenant tous les détails nécessaires, et me l'adresser le plus tôt qu'il vous sera possible.
M. Callery s'empresse de répondre à la confiance qui lui est témoignée par la lettre suivante qui offre le plus vif intérêt :
Paris, le 26 mars 1847.
Monsieur le directeur,
J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser en date du 18 du courant, par laquelle vous me chargez de rédiger un rapport qui puisse éclairer M. Forth Rouen sur les formalités
à remplir dans les débuts de sa mission en Chine.
Dans un pays aussi scrupuleux que la Chine pour tout ce qui tient aux formes, il est en effet très important de bien commencer, et d'adopter, tout en y arrivant, une ligne de conduite extérieure
telle, qu'on ne soit pas forcé de s'en écarter dans la suite.
Deux écueils dangereux attendent tous les diplomates qui abordent l'empire chinois, sans le connaître, savoir, trop d'exigence ou trop de condescendance. Ces deux écueils sont, pour ainsi dire,
inhérents au sol du pays, et les hauts fonctionnaires chinois eux-mêmes s'y heurtent sans cesse, parce que la politique de leur gouvernement ne connaît, dans les temps prospères, que le stat pro
ratione voluntas, et ne peut opposer dans les temps difficiles, qu'une prompte et humiliante retraite. Mais s'il est indifférent, pour les Chinois, de donner aujourd'hui dans un excès de fermeté,
demain dans un excès de faiblesse, il n'en est pas de même à l'égard des Européens, dont la politique ne peut triompher en Chine que par la raison et le bon droit. Lord Napier a été tué par
l'exigence : M. Elliot qui vint après a succombé devant l'excès contraire. Sir Henry Pottinger a réussi en se tenant dans un juste milieu qui lui a captivé les sympathies, même des
plénipotentiaires chinois auxquels il dicta le traité de Nan-King. Et remarquez, Monsieur le directeur, que ces différentes manières de traiter avec les agents du cabinet de Pe-King n'ont pas été
le résultat du caractère personnel des individus. C'étaient des systèmes politiques formés de toutes pièces, qui comptaient, et qui comptent encore aujourd'hui, des défenseurs chaleureux parmi
les étrangers qui ont vieilli en Chine. Le ministère a peut-être eu connaissance des efforts qui ont été faits auprès de M. de Lagrenée pour entraîner la légation dans un de ces deux abîmes. Si
elle y était tombée, c'en était fait de ses négociations, car les missions de Lord Napier et du capitaine Elliot, qui ont toutes deux échoué, s'étaient présentées dans le Céleste Empire avec un
bien plus grand appareil que la nôtre.
Ce serait donc, à mes yeux, une égale faute, soit de pousser trop loin ses prétentions, lorsque l'objet n'a pas une grande importance dans l'esprit des Chinois, soit de les abandonner trop
facilement, lorsque cette condescendance pourrait servir de précédent, pour établir nos rapports sur un pied qui ne serait pas convenable.
Dans le cas dont je dois m'occuper, que convient-il de faire pour la dignité de nos nouvelles relations avec la Chine ? À mon avis, il serait bon, d'abord, que le département donnât ordre à M.
Lefebvre de Bécour d'annoncer officiellement au commissaire impérial la prochaine arrivée d'un nouvel envoyé diplomatique français ; mais il faudrait bien recommander au dit consul de désigner M.
Forth Rouen par le titre de kuñ-xe , le seul que le gouvernement chinois soit appelé à lui reconnaître. S'il entrait dans les habitudes du ministère de dicter quelquefois à ses agents à
l'étranger les dépêches qu'ils doivent adresser au gouvernement local, il y aurait des raisons graves pour qu'on envoyât à M. Lefebvre la minute de la dépêche qu'il serait chargé de transmettre à
Ki-iñ sous le sceau du consulat. Je pourrai, Monsieur le Directeur, vous donner verbalement plusieurs raisons à l'appui de cette idée.
Deux ou trois mois après que le gouvernement chinois aura été informé des mesures prises par le ministère pour le rétablissement des relations permanentes avec lui, la corvette qui transporte M.
Rouen arrivera à Macao. Pourquoi, me demandera-t-on, n'irait-elle pas à Hong-kong, ou ne se rendrait-elle pas en droiture à Canton, lieu de la résidence officielle de notre envoyé ? Je réponds,
d'abord, pour ce qui regarde Hong-kong, qu'en abordant ainsi le Céleste Empire à l'ombre du pavillon britannique, le représentant de la France aurait l'air de s'inféoder à la politique anglaise,
et deviendrait l'objet d'une juste défiance de la part des Chinois, comme cela est un peu arrivé lorsque M. de Lagrenée, après un an de séjour en Chine, est allé rendre visite au ministre
plénipotentiaire Davis, gouverneur de Hong-kong. Les Anglais s'empressèrent de lui décerner toute espèce d'honneurs, plus, peut-être, que son rang n'en comportait ; c'était un piège :
heureusement il était peu dangereux dans l'état avancé où nos négociations se trouvaient alors ; mais au début, il aurait pu avoir des conséquences fâcheuses, et je conseillerais à M. Rouen de
suivre l'exemple de l'habile ministre actuel des États-Unis, M. Everett, qui s'est abstenu, jusqu'à présent, d'aller à Hong-kong recueillir des salves et des toasts.
Quant à se rendre immédiatement à Canton en arrivant, sans mettre pied à terre ailleurs, je crois la chose impraticable pour plusieurs motifs qu'il est inutile de mentionner ici : puis, il y
aurait peut-être des inconvénients graves, à ce que l'envoyé de France reçût les félicitations des autorités chinoises dans la maison d'un marchand anglais ou américain, où, cependant, il serait
forcé de descendre, en attendant qu'il pût se procurer un logement et y installer la légation.
La corvette mouillera donc en rade de Macao. La première chose que M. Rouen ait à faire en descendant à terre, ou même avant de descendre, c'est de faire appeler l'interprète présumé de la
légation, M. Martin Marques, et lui donner à traduire une lettre que M. Rouen aura pu rédiger d'avance pendant le voyage, et par laquelle il annoncera au gouvernement chinois la nature de sa
mission, son arrivée à Macao et son projet de se rendre à Canton, à peu près à telle époque... Si M. Guizot jugeait convenable de donner à M. Rouen une dépêche pour Ki-iñ, M. Rouen ferait bien
d'annoncer aussi cette lettre, se réservant de la remettre lui-même à Son Altesse, afin de témoigner et d'inspirer plus de respect pour le ministre des Affaires étrangères.
Quant aux formes à observer dans cette dépêche, et les suivantes, M. Marques, qui est depuis plus de vingt ans dans la diplomatie chinoise, saura parfaitement ce qu'il y aura à faire : je crois,
cependant, pour plus grande sûreté, devoir recommander les points suivants, comme plus essentiels que le reste :
1° La première dépêche doit être adressée conjointement à Ki-iñ et à Huañ, comme le sera dans la suite toute la correspondance officielle, à moins qu'il ne survienne un changement dans le
personnel qui constitue le commissariat impérial. Il vaut mieux entrer ainsi de soi-même dans la ligne à suivre, que de se faire redresser par les Chinois, ainsi que l'aurait éprouvé M. de
Lagrenée, s'il n'avait, dès l'arrivée de Huañ au pouvoir, fait valoir le prétexte qu'ayant entamé ses négociations avec Ki-iñ seul, il ne convenait pas qu'il les finit autrement. Huañ céda
bénévolement aux conseils que je lui donnai pour le maintien amical de nos relations ; mais, dans le fonds, il aurait eu droit de se faire reconnaître officiellement par M. de Lagrenée, car il
était en possession du décret impérial qui l'avait nommé commissaire impérial adjoint, et il était reconnu pour tel par tous les ministres étrangers.
2° On donnera aux dépêches la qualification chinoise de chao-huei consacrée par le traité de Wan-pu pour les relations officielles entre fonctionnaires d'un rang supérieur.
3° Puisque M. Rouen reçoit en chinois un titre destiné à le faire passer pour l'égal des commissaires impériaux, les enveloppes des dépêches porteront son nom sur le même côté, et à la même
hauteur du papier que les noms des diplomates chinois : mais dans le corps des dépêches, il vaudra mieux, qu'au lieu de se désigner, comme le fait Ki-iñ par l'expression de pen-ta-tchen (moi
grand fonctionnaire) il s'appelle pen-kuñ-xe (moi envoyé diplomatique). C'est la locution employée par les ministres plénipotentiaires anglais et américain, lesquels cependant, traitent le
commissaire impérial de kuéi-ta-tchen (Le noble grand fonctionnaire, ou Votre noble grandeur). Si on élevait, à cet égard, plus de prétentions que Sir Davis et M. Everett, on diminuerait dans
l'esprit des Chinois et des Européens d'autant qu'on aurait voulu s'agrandir.
4° Aucun gouvernement étranger n'adresse de dépêches au gouvernement chinois en d'autre langue qu'en chinois ; d'abord, parce que toute traduction non revêtue du sceau n'est pas regardée comme
officielle ; et ensuite, parce qu'il est reconnu que la chancellerie chinoise se dessaisit facilement des textes européens, et qu'ainsi les secrets sont promptement trahis. M. Rouen sera donc
obligé de suivre, à cet égard, l'exemple de ses collègues, et pourra, à son gré, expédier ses dépêches revêtues du sceau de son office seulement, comme le font les Chinois, ou y ajouter sa
signature, comme M. de Lagrenée avait choisi de faire.
5° Il ne faudra jamais perdre de vue, que le Roi doit ètre désigné par les mêmes expressions que l'Empereur de Chine, savoir Ta-huan-ti, et que dans toutes les locutions figurées qui se
rapportent à lui, il faudra l'assimiler en tout à l'Empereur de Chine. C'est un point délicat sur lequel M. Rouen et le ministère devront toujours avoir l'œil ouvert.
Aussitôt que la dépêche de M. Rouen aura été traduite et mise au net (ce qui pourra être fait en moins de deux heures), qu'elle sera revêtue du sceau et placée dans une enveloppe munie du même
sceau sur les bords cachetés, M. Marques ira la porter lui-même au mandarin de Macao, afin que celui-ci l'expédie à Canton. Si tout autre personne la portait chez ce fonctionnaire, probablement
il ne la recevrait pas, et alors, il y aurait des inconvénients à subir pour passer par un autre canal.
La réponse du commissaire impérial ne se fera pas attendre plus de cinq ou six jours, et il est possible qu'elle soit apportée à Macao par un mandarin chargé de faire personnellement les
compliments de Son Altesse à M. Rouen. Si c'est un mandarin à globule bleu, ou même blanc, M. Rouen pourra le recevoir, mais sans apparat. Si au contraire c'était un mandarin de bas étage à
globule d'or ou même de cristal, il faudrait le faire recevoir par le premier secrétaire et l'interprète qui connaît très bien ces usages.
Pour l'effet moral, il convient que M. Rouen ne descende pas ailleurs que dans sa propre maison, soit à Macao, soit à Canton. À Macao, une heure suffira pour qu'il puisse voir les maisons
disponibles et choisir celle qui lui conviendra le mieux. Si l'emménagement éprouvait quelques retards, il vaudrait mieux loger à bord que de recevoir l'hospitalité de qui-que-ce-soit, même du
consul. Il faut éviter également de mettre le pied dans d'autres embarcations, que celles de la corvette, lors même qu'elles porteraient pavillon français, ou qu'elles seraient honorées de la
présence du consul.
Une fois installé à Macao, on a toutes les facilités désirables pour se procurer une maison à Canton. La personne qu'il y aurait le moins d'inconvénient, à employer pour cet effet, serait, selon
moi, M. Louis Bovet, homme riche, serviable estimé de tout le monde, et indépendant de toutes les coteries qui s'efforcent de capter l'esprit des autorités françaises à leur débarquement en
Chine.
Quand son installation de plaisance à Macao permettra à M. Rouen d'aller faire son entrée à Canton (et il faudrait que ce fût dans la quinzaine qui suivît son arrivée en Chine), il en préviendra
de nouveau le commissariat impérial, et remontera la rivière du Tigre jusqu'à Wan-pu, à bord de la corvette qui l'aura porté dans ces parages lointains. Il est probable que les Chinois enverront
un mandarin au devant de lui avec des cartes de visite et des félicitations. Ils ne sont, cependant, pas tenus de faire cette politesse non plus que d'envoyer à Macao le message dont je discutais
tout à l'heure l'hypothèse, et dans le cas où personne ne paraîtrait, M. Rouen ne devrait jamais faire semblant de s'en être aperçu.
Arrivé à Canton, il faudra adopter immédiatement, par l'entremise de M. Marques et de concert avec les autorités chinoises, un linguiste officiel, qui seul sera chargé de porter la correspondance
de la légation dans l'intérieur de la ville murée, et d'en rapporter les réponses du commissaire impérial. On s'est servi, autrefois, pour cet objet, d'un nommé Achin, homme assez probe, pour un
Chinois, et pouvant dire quelques mots de français.
Dès qu'on aura un linguiste, ou pour mieux dire, un courrier, il faudra demander une entrevue personnelle aux commissaires impériaux, leur laissant le soin de régler, d'après les indications
astrologiques de leur almanach, le jour et l'heure les plus propices. L'entrevue aura probablement lieu dans la maison de campagne de Pan-se-chen ; par conséquent, Ki-iñ et Huañ ne pourront pas
s'y rendre tous les deux, parce qu'il faut que l'un reste dans la ville murée quand l'autre en sort. Ki-iñ sera accompagné de Pan-se-chen et Chao Chan-lin, ses adjoints dans l'administration des
affaires extérieures. M. Rouen pourra conduire, outre les membres de sa légation, une partie des officiers supérieurs de l'escadre ; mais pas de négociants, pas de bourgeois, et surtout, pas de
missionnaires.
Mon rapport, ce me semble, doit s'arrêter ici, car, j'aime à croire qu'une fois entré en relations avec les hauts fonctionnaires chinois, M. Rouen trouvera en lui-même toutes les ressources
nécessaires pour représenter dignement la France, et lui conserver les sympathies qu'elle s'est acquises dans le plus vaste empire de l'univers.
Agréez, Monsieur le Directeur, etc., etc.
La révolution qui vient d'amener la chute de l'empire mandchou et la proclamation de la République en Chine est un des événements les plus
considérables, non seulement de l'histoire de ce vieux pays, mais aussi l'un des plus importants de l'histoire du monde. Les nations étrangères devront suivre avec le plus grand soin un mouvement
qui aura sa répercussion tôt ou tard sur la politique de l'univers entier ; malgré l'intérêt des nombreuses questions à l'ordre du jour en Europe et en Amérique, aucune, pour l'observateur et le
philosophe, de même que pour le politique, n'égale en importance pour l'avenir et pour le présent celle de l'Extrême-Orient. Il n'est pas indifférent d'assister à la transformation politique et
sociale d'un peuple qui représente le tiers de la population du globe. Assurément ce n'est pas la première fois qu'un trône chancelant croule tout à coup dans l'empire du Milieu ; des dynasties
nouvelles se sont échafaudées sur les ruines des dynasties en décadence ; il y a même une étrange ressemblance entre la fin des Ts'ing, dynastie étrangère, et celle des Ming, dynastie chinoise :
affaiblissement du pouvoir impérial, rivalité stérile des coteries de la cour, influence croissante des eunuques. Jusqu'à présent les étrangers qui ont accaparé le pouvoir, tels les Mongols au
XIIIe siècle, les Mandchous eux-mêmes au XVIIe siècle, n'ont pas réussi à modifier le caractère général des mœurs et de l'administration du pays...
Les causes du mouvement révolutionnaire chinois sont multiples : il faut tout d'abord compter la haine, tantôt ouverte, tantôt latente, mais toujours constante, du vieux Chinois pour son
conquérant mandchou ; l'éclat des succès des Japonais contre les Russes, qui prouvaient que les Européens pouvaient être vaincus par les Jaunes : le bruit des victoires japonaises retentit à
travers l'Asie entière et l'Hindou comme le Siamois et l'Annamite, comme le Chinois, y virent le triomphe de l'Asiatique. De là, réveil d'aspirations que l'on pouvait croire étouffées. Les jeunes
Chinois se rendirent en masse à Tokio, pour y étudier, tandis que la Chine, malgré son antipathie pour les habitants de l'empire du Soleil Levant, faisait appel aux officiers japonais pour
instruire son armée, non seulement parce qu'ils coûtaient meilleur marché que les instructeurs européens, mais aussi parce qu'ils étaient victorieux ; les étudiants, en même temps que la culture
scientifique, prenaient au Japon des idées de progrès ; d'autres venaient en France, et absorbaient, sans pouvoir les digérer, Jean-Jacques Rousseau et les philosophes du XVIIIe siècle ; d'autres
allaient aux États-Unis ; ils y puisaient des idées d'une liberté dont ils ne soupçonnaient pas l'existence. Tous ces exilés volontaires apprenaient à connaître ce qui faisait la faiblesse de
leur pays ; tout en s'apercevant que leur civilisation surannée ne pouvait coexister avec les progrès de la société moderne, ils s'en prenaient de leur infériorité, aux Mandchous, qui n'étaient
que les continuateurs d'une tradition qu'ils avaient acceptée en s'emparant du pouvoir. Les sociétés secrètes qui pullulent en Chine travaillaient depuis longtemps au renversement de la dynastie
mandchoue, mais leurs efforts manquaient de coordination, et l'unité dans l'action leur fut donnée par les novateurs qui avaient été puiser en Occident leurs idées de liberté et de réforme. Leur
venue amena l'écroulement de toute la machine gouvernementale vermoulue.
D'autre part, le gouvernement mandchou était sorti de la révolte des Boxers amoindri, humilié devant son peuple et devant les étrangers ; il cherchait le salut dans une réorganisation de son
armée ; il construisait des chemins de fer ; il se donnait même une apparence de moralité en prohibant la culture du pavot, mais ses efforts mêmes pour échapper à l'abîme vers lequel il se
précipitait, allaient lui créer des ennemis parmi les vieux Chinois. Les chemins de fer ruinaient les auberges et les marchands qui vivaient des mandarins et de la suite nombreuse qui les
accompagnait dans leurs pérégrinations sur les grandes routes de Chine ; les anciens cultivateurs du pavot, source de l'opium, s'empressèrent, dans le Yun-nan, de se joindre aux rebelles et de
reprendre la culture de la plante proscrite lorsque le mouvement actuel se produisit. Et ainsi de suite. On peut dire que la révolution a été faite, autant par les vieux partis que par les
réformateurs, et c'est justement l'antagonisme des intérêts qui rendra plus difficile le règlement de l'imbroglio chinois...
Concilier des intérêts séculaires avec des réformes radicales n'est pas chose aisée.
La rébellion n'était imprévue que pour ceux qui ne se tiennent pas au courant des affaires de Chine ; même les efforts de rénovation du gouvernement, mal dirigés par des mains malhabiles et
malhonnêtes, devaient se retourner contre ceux qui les faisaient : insuffisants pour les réformistes, ils excitaient le mécontentement des gens attachés aux traditions ; le trône mandchou, loin
d'être consolidé par ses projets, a vu se tourner contre lui le parti de la Jeune Chine, moins considérable que ses membres voudraient le faire croire, et la masse des vieux conservateurs ; c'est
la coalition de ces éléments opposés auxquels se sont ajoutés les déclassés, les gens sans aveu, les pirates, qui a fait crouler l'édifice branlant... Les gens éclairés en Chine se rendent
parfaitement compte qu'il faut modifier l'état des choses, ils se rendent moins compte que la grande masse du peuple est beaucoup trop ancrée dans ses habitudes pour qu'elle puisse changer sur un
simple mot d'ordre et en quelques jours. Jusqu'à présent, le Chinois, dans ses tentatives de réforme, même dans ses révolutions, n'a jamais cessé d'être lui-même ; or, aujourd'hui, on lui demande
de devenir un autre homme. Oh ! il pourra abandonner son ma koua, couper ses ongles, ne plus se raser la tête, délaisser ses souliers de drap ou de feutre, pour endosser la jaquette et le
pantalon occidental, laisser pousser ses cheveux, chausser des bottes vernies, mais l'apparence seule aura changé, le fond restera le même. On peut changer la forme du gouvernement, modifier le
costume, on ne changera pas en quelques semaines la mentalité d'un peuple qui s'est formé lentement au cours des siècles, qui a subi des guerres désastreuses, enduré le joug des conquérants, mais
dont la civilisation, supérieure à celle de ceux qui l'ont subjugué, n'a jusqu'ici subi aucun assaut sérieux. Ce ne sont pas des banquets dans les capitales de l'Europe et des discours enflammés
mais creux, prononcés par des gens qui n'ont jamais mis le pied en Chine, qui opéreront la transformation du pays.
Édouard Chavannes est mort le mardi 29 janvier 1918, enlevé dans la force de l’âge, en pleine activité scientifique ; sa perte est la plus
cruelle que pouvaient subir les études chinoises dans lesquelles il occupait le premier rang aussi bien à l’étranger qu’en France.
...Chavannes passa quelques années de son enfance chez sa grand mère, à Lausanne, puis étudia au lycée de sa ville natale, d’où il vint à Paris suivre les cours du lycée Louis-le-Grand pour
préparer les examens d’entrée à l’École Normale supérieure où il fut reçu.
Georges Perrot, alors directeur, qui le prit en grande affection, l’engagea à orienter ses études vers la Chine, et lorsque Chavannes sortit de l’établissement de la rue d’Ulm et eut passé son
agrégation de philosophie, il vint me voir de la part de Gabriel Monod pour me demander conseil ; il songeait à faire de la philosophie chinoise l’objet de ses principales recherches ; je lui fis
remarquer que le champ était vaste, mais que le Dr James Legge y avait déjà marqué sa forte empreinte avec ses Chinese Classics, et qu’il serait préférable, avec sa grande préparation
scientifique, d’aborder les études historiques, assez négligées alors, de choisir par exemple une des vingt quatre grandes histoires dynastiques, de la traduire et de la commenter en entier ; le
conseil, comme on le verra, ne fut pas perdu. Affecté au lycée de Lorient, à la sortie de l’École Normale, Chavannes, sur la recommandation de Perrot, et avec l’appui de René Goblet, ministre de
l’Instruction publique, obtint d’être envoyé à Pe King en qualité d’attaché libre à la légation de France.
Arrivé à Pe King le 21 mars, il m’écrivait le 19 juillet 1889 :
« On éprouve, en arrivant à Pe King, une impression d’ahurissement dont je commence seulement à me remettre. Les trois mois et demi qui se sont écoulés depuis notre arrivée ont passé avec une
rapidité dont je suis étonné. J’ai un peu hésité dans le début sur le travail que je voulais entreprendre. J’ai abordé le Yi Li, dont je vous avais parlé à Paris ; mais cette traduction présente
des difficultés si sérieuses que j’ai dû y renoncer. Je me suis rabattu sur Se-ma Ts’ien et je me propose de faire une traduction de la première partie de l’ouvrage, celle qui présente une
histoire des dynasties chinoises depuis Chen Noung jusqu’aux Han. Ne croyez-vous pas que ce travail pourrait avoir quelque intérêt ?
Chavannes avait ainsi trouvé un point de départ solide ; il avait d’autant plus raison d’abandonner le Yi Li qu’à ce moment même Mgr de Harlez préparait à Louvain une traduction de ce
rituel. En même temps, pour ne pas perdre l’habitude d’écrire, il envoyait une correspondance mensuelle au Temps sur des questions d’Extrême Orient.
Plus tard, il précisait le but de ses recherches (10 novembre 1889) :
« Je continue à lire Se-ma Ts’ien ; mais je vois mieux maintenant ce que j’en veux faire ; j’ai l’intention de faire un livre sur Se-ma Tsien lui-même, de raconter sa vie et de retracer son
caractère, de fixer quels sont les livres qui ne sont pas de lui dans le Che Ki, enfin de montrer le plan et la valeur historique de cet ouvrage ; si rien ne vient m’empêcher dans mes
études, je pense pouvoir réaliser ce projet avant deux ans.
Dès 1890 il put donner au Journal of the Peking Oriental Society la traduction de l’un des huit Traités (Pa Chou) formant le vingt huitième chapitre des Mémoires historiques de
Se-ma Ts’ien consacré aux sacrifices foung et chan qui furent institués par les Ts’in et les Han.
En 1891, Chavannes fit un court séjour en France et épousa la fille du docteur Henri Dor, le distingué oculiste de Lyon ; elle fut pour lui la compagne dévouée des heures pénibles où l’état de sa
santé précaire réclamait des soins incessants. En même temps qu’il préparait son Se-ma Ts’ien, Chavannes réunissait les éléments d’un ouvrage d’un tout autre caractère sur la Sculpture sur
pierre en Chine, consacré à l’explication des bas reliefs des deux dynasties Han, conservés dans la province de Chan Toung ; cet ouvrage se compose de deux chapitres ; le premier,
plus considérable, décrit les sépultures de la famille Wou, le second, les bas reliefs du Hiao T’ang chan et la pierre du village de Lieou. Une introduction précède les explications et une série
de planches donnent le fac-similé des estampages pris sur les monuments. Les sépultures de la famille Wou, qui datent de l’an 147 de notre ère, se trouvent dans la province de Chan Toung : elles
ont été découvertes en 1786, dans la période K’ien Loung, par un nommé Houang Yi ; ces sculptures ont été représentées dans l’ouvrage chinois intitulé Kin Che souo, qui date du
commencement du XIXe siècle. Comme commissaire du Comité des Travaux historiques et scientifiques, j’ai eu l’honneur de suivre l’impression du livre de Chavannes qui parut de la manière la plus
opportune en 1893.
Le marquis d’Hervey de Saint Denys mourut le 3 novembre 1892 ; il était le troisième titulaire de la chaire du Collège de France : Langues et littératures chinoises et tartares
mandchoues, inaugurée le 16 janvier 1815, par Abel Rémusat, qui eut Stanislas Julien pour successeur. On pouvait penser que Gabriel Devéria serait candidat à cette chaire, mais le ministère
des Affaires Étrangères ne lui permit pas de quitter son cours de l’École des Langues Orientales vivantes. Les candidats ne manquèrent d’ailleurs pas ; il y en eut huit à ma connaissance. Le
maintien de la chaire étant décidé, le dimanche 12 mars 1893, à la réunion des professeurs au Collège de France, Chavannes, alors à Pe King, fut présenté en première ligne, et Éd. Specht, en
seconde ligne ; ces choix furent ratifiés le 29 mars par 29 voix sur 33 votants par l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres. En conséquence, Chavannes fut nommé professeur de la chaire de
chinois le 29 avril 1893 par un décret rendu sur la proposition du ministre de l’Instruction publique : il avait 28 ans. Il débuta le 5 décembre 1893 par une leçon qui obtint le plus vif
succès.
Cependant Chavannes poursuivait la publication de son Se-ma Ts’ien qui devait comprendre dix volumes : dans sa séance du 11 mai 1894, la Société Asiatique lui accordait une subvention, et dans la
séance du 20 juin 1895, Barbier de Meynard présentait le premier volume de ce grand ouvrage.
Ce fut le grand astrologue Se-ma T’an, mort en 110 avant J. C., à Lo Yang, qui eut l’idée du Che Ki et commença de réunir les matériaux nécessaires qu’il légua, sur son lit de mort, à
son fils Se-ma Ts’ien, qui lui succéda dans sa charge ; il avait, par des voyages, acquis une grande expérience. La date de sa naissance à Loung Men, sur la rive droite du Houang Ho, est inconnue
; quelques uns la placent en 163 av. J. C. Pour avoir défendu le général malheureux Li Ling, il fut condamné à la castration (98 av. J. C.). Il mourut probablement au commencement du règne de
l’empereur Tchao (86 74 av. J. C.). Il avait, après son malheur, continué d’amasser les matériaux, à les mettre en œuvre et donna la rédaction définitive du Che Ki.
« Le mérite, dit Chavannes, qu’on ne saurait dénier à Se-ma T’an et à Se-ma Tsien, c’est d’avoir les premiers conçu le plan d’une histoire générale. Jusqu’à eux, on n’avait eu que des chroniques
locales.
Se-ma Ts’ien a su mériter le surnom de Père de l’Histoire, comme Hérodote, et son œuvre a servi de modèle à celle de ses successeurs.
Les « Mémoires Historiques » (Che Ki) s’étendent depuis Houang Ti, Tchouen Hiu, K’ou, Yao et Chouen jusqu’à 122 avant notre ère. Ils comprennent 130 chapitres divisés en 5 sections : I.
Annales Principales (Ti-Ki), 12 chapitres, depuis les Cinq Empereurs jusqu’à l’empereur Hiao Wou. — II. Tableaux chronologiques (Nien piaou), 10 chapitres. — III. Les huit
Traités (Pa Chou), 8 chapitres (rites, musique, harmonie, calendrier, astrologie, sacrifices foung et chan, le fleuve et les canaux, poids et mesures). — IV. Les maisons
héréditaires (Che Kiao), 30 chapitres. — V. Monographies (Li Tchouen), 70 chapitres. On voit quelle partie importante de l’histoire de la Chine embrasse l’ouvrage de Se-ma
Ts’ien. Elle couvre une période de trois mille années qui remonte au delà des temps historiques, au delà même de la première dynastie, la dynastie Hia, pour continuer sous les Chang, les Tcheou,
les Ts’in, et se terminer sous les Han. Sous la dynastie des T'ang, Se-ma Tcheng écrivit les Annales des Trois Souverains (P’ao Hi, Niu Koua, Chen Noung ou Yen ti) que l’on place en tête
du Che Ki.
Successivement parurent, de 1895 à 1901, cinq tomes sur dix (dont l’un, en deux parties) de cette grande œuvre dont le second volume obtint, en 1897, le prix Stanislas Julien à l’Académie des
Inscriptions et Belles Lettres. Nous écrivions en 1898 :
« C’est un véritable monument que M. Chavannes élève à la mémoire du célèbre historien Se-ma Ts’ien ; les volumes paraissent à intervalles suffisamment rapprochés pour nous permettre de voir
achevée une œuvre dont l’ampleur nous faisait craindre qu’il ne fût pas permis à un seul homme de la mener à bonne fin. »
Hélas ! nos craintes n’étaient que trop justifiées ; Chavannes, sollicité par tant de travaux nouveaux et intéressants, n’a pas vu la fin de sa tâche, qui sera, je l’espère, terminée quelque
jour. Sur les 130 chapitres qui composent le Che Ki, il en a publié 47 ; il reste à donner les chapitres 48-60 de la quatrième section (Maisons héréditaires) et toutes les Monographies
(chap. 61-130) ; nous avons en entier les Annales principales (chap. 1-12), les Tableaux chronologiques (chap. 13-22), les huit Traités (chap. 23-30). À sa traduction, Chavannes a ajouté des
dissertations du plus vif intérêt, par exemple : Les Chants du Bureau de la Musique, Des rapports de la musique grecque avec la musique chinoise, dans le tome III, 2e partie. Il se livra
également à des recherches approfondies sur l’ancienne chronologie chinoise ; c’est un sujet qui l’a toujours intéressé et nous le verrons plus tard s’occuper du Cycle turc des Douze
Animaux.