Édouard Chavannes (1865-1918)
LA PEINTURE CHINOISE AU MUSÉE DU LOUVRE
Revue T'oung pao, Série II, vol. 5, n° 3 (1904), pages 310-331.
- "Le 7 juin dernier, M. Migeon, conservateur au Musée du Louvre, a inauguré, dans la salle des dessins communiquant avec la dernière salle du mobilier Louis XVI, l'exposition des peintures chinoises qui ont été envoyées à Paris par l'École française d'Extrême-Orient. L'exiguïté du local n'a pas permis de montrer au public plus de 10 pièces ; il en reste encore 142 qui pourront être mises à la disposition des personnes qui en feront la demande. Cette importante collection a été formée par M. Pelliot pendant le séjour qu'il fit à Péking en 1900."
Les illustrations de la page sont extraites de L'art chinois, de Gaston Migeon
Extraits : Une Kouan-yin de Wou Tao-tseu - Les trois Bodhisattvas - Le général Kouan Yu - Ma Kou la
magicienne
Appendice : Kou K'ai-tche au British Museum
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Nous remarquons tout d'abord dans la salle d'exposition un grand estampage représentant une Kouan-yin de Wou Tao-tseu, le
célèbre peintre de l'époque des T'ang. Le nom personnel de cet artiste est Tao-hiuan ; Tao-tseu est son appellation. Il naquit à Yang-ti, qui est aujourd'hui
la préfecture secondaire de Yu, dépendant de K'ai-fong fou, dans la province de Ho-nan. Son génie se manifesta de bonne heure, et, pendant la période k'ai-yuan
(713-741), l'Empereur Ming-houang (Hiuan tsong) se l'attacha. On raconte que, pendant la période t'ien-pao (742-755), ce souverain songea un jour aux beaux paysages de
la rivière Kia-ling, dans le Sseu-tchouan, et, par une fantaisie de despote, chargea Wou Tao-tseu de se transporter en toute hâte dans ces régions lointaines pour en
reproduire les aspects pittoresques, À son retour, Wou Tao-tseu déclara qu'il n'avait fait aucune esquisse, mais qu'il portait tous ses souvenirs dans sa tête ; effectivement, il peignit
en un seul jour un immense tableau représentant le cours de la rivière Kia-ling sur une étendue de trois cents li, avec toutes ses montagnes et tous ses affluents.
Les œuvres originales de Wou Tao-tseu sont extrêmement rares ; on peut cependant se faire quelque idée de ce qu'étaient certaines d'entre elles, soit par le moyen des gravures publiées
au Japon, soit à l'aide des estampages chinois. C'est de ce dernier procédé qu'il convient de dire ici quelques mots. Lorsqu'une peinture, et plus particulièrement lorsqu'une fresque, était
exposée à des causes évidentes de détérioration, il s'est souvent trouvé en Chine des amateurs d'art qui, pour en conserver du moins le dessin à la postérité, l'ont gravée sur une stèle et ont
fait ainsi une véritable planche lithographique qui permet de tirer des estampages en nombre illimité. L'estampage du Louvre ne porte malheureusement aucune annotation, en sorte qu'on ne peut
savoir ni de quelle époque est cette gravure, ni dans quel endroit se trouvait l'original ; il n'en reste pas moins intéressant, car il nous transmet le souvenir d'une des œuvres les plus
célèbres de Wou Tao-tseu ; cette Kouan-yin aux pieds nus avait souvent servi de modèle aux artistes et nous savons que la célèbre statue du temple Tch'ong-cheng, à Ta-li
fou (province de Yun-nan), en était une copie. Cependant, tout en reconnaissant l'importance documentaire des estampages de cette sorte, nous ne pouvons nous faire illusion sur leur
valeur artistique. Non seulement le coloris en est absent, mais encore les lignes elles-mêmes sont rendues d'une manière assez grossière ; dans la Kouan-yin du Louvre, le nez et la
bouche sont quelque peu grimaçants ; les plis de la robe sont lourds ; enfin les rehauts de bleu sur les cheveux et de rouge sur les lèvres qui ont été appliqués après coup sont d'une brutalité
choquante. Nous n'avons ici que l'attitude et le costume du personnage ; mais tout le charme que devait avoir l'œuvre de Wou Tao-tseu s'est évanoui.
L'époque des Song (960-1280) fut en Chine une de celles où tous les arts brillèrent du plus vif éclat et la peinture s'y montra aussi
florissante que la littérature. La collection du Louvre possède quatre spécimens qu'on peut dater de cette période. Deux d'entre eux sont anonymes. Tel est le beau tableau qui représente les
trois Bodhisattvas Avalokiteçvara, Samantabhadra et Mañjuçrī ; il porte cette simple indication : « Offert en frappant du front la terre par le disciple qui honore le Buddha, Ts'ao Fong,
laïque dévot de Samantabhadra ». En d'autres termes, le donateur est un personnage nommé Ts'ao Fong qui était bouddhiste, et qui reconnaissait plus spécialement pour sa divinité
protectrice (iṣṭadevatâ), ou, comme nous dirions, pour son patron, le Bodhisattva Samantabhadra. Dans ce tableau, Samantabhadra, tenant un sceptre, est assis sur un éléphant qui est sa monture
habituelle (vāhana) ; un lion est de même le siège nécessaire de Mañjuçrī qui tient déployé le traité de la Prajñaparāmitā. Comme l'a remarqué A. Foucher, Mañjuçrī et Samantabhadra sont tous deux
localisés en Chine par les miniatures du manuscrit sanscrit de Cambridge ; il n'y a donc pas lieu de s'étonner si ces deux divinités sont restées dans le pays de leur origine traditionnelle
l'objet d'un culte tout spécial ; de nos jours encore, Mañjuçrī est adoré sur le Wou-t'ai chan, dans le Nord-Est du Chan-si, et Samantabhadra sur le mont Ngo-mei dans
la province de Sseu-tch'ouan. Un troisième sanctuaire non moins vénéré par les Chinois que les deux précédents est celui de l'île P'ou-t'o (Potala), au large de
Ning-p'o ; il est consacré à Avalokiteçvara ; c'est ce troisième Bodhisattva qui est figuré dans le tableau du Louvre au-dessus de Samantabhadra et de Mañjuçrī ; comme ce dernier, il est
assis sur un lion auquel lui donne droit son épithète de simhanāda « au rugissement de lion » ; il tient en main un rosaire ; il est surmonté de son dhyani Buddha, Amitabha, qui trône au sommet
du groupe. C'est encore la présence d'Avalokiteçvara qui justifie l'introduction dans le bas du tableau du jeune garçon qui porte un vase contenant un rameau de saule ; ce vase avec la branche de
saule se retrouve sur la plupart des images qui représentent Kouan-yin, l'Avalokiteçvara féminisé des Chinois. Dans le « sūtra de la prière magique pour demander au Bodhisattva
Avalokiteçvara de détruire le mauvais effet d'un poison », sūtra qui fut traduit en chinois vers l'an 419 par le laïque hindou Nandi, il est raconté que, la ville de Vaiçāli se trouvant désolée
par toutes sortes de maladies affreuses, les habitants, sur le conseil du Buddha, implorèrent le secours du Buddha Amitayus et des deux Bodhisattvas Avalokiteçvara et Mahāsthānaprapta.
« Alors, les gens de Vaiçali préparèrent aussitôt des branches de saule et de l'eau pure qu'ils présentèrent au Bodhisattva Avalokiteçvara. »
Avalokiteçvara, ému de compassion, leur enseigna une formule de prière qui les délivra aussitôt de tous leurs maux ; c'est depuis ce temps qu'on représente, à côté du Bodhisattva, la branche de
saule dont on se sert pour les aspersions salutaires. Ce tableau des trois Bodhisattvas est d'une harmonie et d'une noblesse que les connaisseurs admireront ; mais, tout en accordant qu'il est
peut-être le plus beau de la collection, je ne crois pas qu'il ait, au point de vue scientifique, une importance capitale ; en effet, il n'est pas signé, et l'attribution que nous en faisons à
l'époque des Song est fondée sur une étiquette chinoise de date récente. Il ne saurait donc constituer un de ces jalons inébranlables dont nous avons besoin pour tracer les grandes
lignes d'une histoire de la peinture chinoise.
La même remarque s'applique au « portrait du saint et grand empereur Kouan » qui, sur la foi d'une étiquette chinoise moderne, passe lui aussi pour être de l'époque des Song. Le fameux général Kouan Yu, qui mourut en l'an 219 de notre ère, est un des héros les plus populaires de la Chine ; il est devenu le dieu de la guerre et son culte est répandu dans tout l'empire. Cette peinture le représente assis devant une table sur laquelle est un livre ouvert ; sous son siège est déposé son casque ; dans le fond on distingue son épée et sa pertuisane. C'est le soir ; une chandelle brûle auprès de lui ; drapé dans une ample robe rouge, il se caresse la barbe de la main droite et médite sur la lecture qu'il vient de faire.
L'art de l'époque des Ming (1368-1644) est très richement représenté dans la collection du Louvre... C'est un Kouan Yu , qui, vêtu d'une robe verte, coiffé d'un bonnet rouge et
assis sur un siège recouvert d'une peau de tigre, lit un livre à la lumière d'une chandelle fichée sur un flambeau élevé. À l'expression de son visage on devine l'intérêt singulier qu'il prend à
sa lecture. Derrière lui, un garde couvert d'une armure et tenant à deux mains sa pertuisane, veille sur son maître en roulant des yeux féroces. Une étiquette chinoise anonyme attribue cette
œuvre à l'époque des Ming.
À cheval sur la dynastie des Ming et sur la dynastie actuelle des Ts'ing se trouve Tch'en Hong-cheou ; son appellation
est Tchang-heou, mais il est aussi connu sous les surnoms de Lao-tch'e, de Lao-lien et de Houei-tche ; il était originaire de Tchou-ki,
sous-préfecture qui dépend de la préfecture de Chao-hing, dans la province de Tchö-kiang ; son génie fut très précoce, car dès l'âge de quatre ans (c'est-à-dire trois ans,
d'après notre manière de compter), il se juchait sur des tables qu'il avait entassées et dessinait sur un mur fraîchement enduit de chaux une image de Kouan ti qui mesurait plus de dix
pieds de haut ; devenu grand, il aima fort le vin et les femmes ; il négligeait sa toilette et passait parfois plusieurs mois sans se laver ; c'était un caractère bizarre ; quand un hôte de
distinction venait lui demander une peinture en lui prodiguant les marques de la plus grande politesse, il refusait ; parfois, au contraire, échauffé par le vin, il demandait son pinceau,
travaillait de verve et donnait alors son tableau au premier venu. En 1642, il reçut le titre d'élève du Kouo tseu kien, ce qui n'implique point qu'il fût encore jeune à cette époque,
car ce titre peut être décerné à des hommes de tout âge. Dès l'année suivante, il revint dans son pays. En 1644, la dynastie Ming s'effondrait sous les coups des Mandchous, et Tch'en
Hong-cheou, dégoûté du monde, se retira dans un monastère bouddhique. Il mourut quelques années plus tard. Il était bon poète, mais sa renommée de peintre l'a fait oublier. Sa femme
Tsing-man fut elle-même connue comme peintre de fleurs.
Le Louvre possède deux peintures de Tch'en Hong-cheou. L'une représente la magicienne Ma Kou qui passe pour avoir vécu au deuxième siècle de notre ère. Au bras gauche de la jeune femme
est passée l'anse d'un panier rempli de fleurs ; de la main droite elle soutient un flacon dont elle s'apprête à enlever le couvercle de l'autre main. Tous ses vêtements flottent à droite comme
si elle glissait rapidement vers la gauche ; ce mouvement a permis à l'artiste de donner aux voiles légers qui drapent le corps une sinuosité de lignes qui ne manque pas d'élégance. En caractères
cursifs est inscrite à droite cette mention ; « Lao-tch'e Hong-cheou a peint ceci comme souhait de longévité ». Ma-kou en effet passe pour avoir vécu 120 ans, et, en la
figurant, on exprime un souhait de longévité adressé au destinataire du tableau.
En même temps que le Louvre profitait de cette aubaine [c.a. : la collection formée par M. Pelliot], le British Museum de son côté acquérait une
peinture chinoise dont la valeur ne saurait être prisée trop haut. Ne l'ayant point encore vue, je n'en puis parler que d'après l'excellent article que vient de lui consacrer M. Laurence Binyon
dans le Burlington Magazine. Sur une grande pièce de soie brune qui ne mesure pas moins de 11 pieds 4 pouces ½ de long, contre 9 pouces ¾ de haut, sont représentées des scènes dont les
sujets sont tirés des Avertissements aux femmes de Pan Tchao, la sœur du célèbre historien Pan Kou (mort en 92 ap. J.-C.). Dans la planche II annexée à l'article de M.
Binyon, je reconnais l'anecdote relative à la tchao-yi Fong, femme de l'empereur Hiao-yuan (48-33 av. J.-C.) ; on raconte, dans le lie niu tchouan, que l'Empereur étant
allé un jour assister à des combats de bêtes féroces, un ours s'échappa et s'élança dans la direction de l'Empereur ; toutes les femmes qui l'entouraient s'enfuirent ; seule, la tchao-yi
Fong resta immobile, attendant l'animal furieux ; elle fut sauvée par les hommes d'armes qui intervinrent à temps pour tuer l'ours; comme le Fils du Ciel lui demandait pourquoi elle s'était
ainsi exposée au danger, elle répondit :
— J'ai entendu dire qu'une bête féroce, quand elle a pris une personne, ne va pas plus loin ; j'ai craint que l'ours ne vînt jusqu'à votre place et c'est pourquoi je lui ai présenté mon
corps.
Sur la planche II de M. Binyon on voit en effet deux gardes qui repoussent un ours à coups de pique pendant qu'une jeune femme se tient bravement
à côté d'eux. Il est vraisemblable qu'une étude plus approfondie permettrait d'identifier aussi les autres scènes dont deux seulement sont reproduites dans le Burlington Magazine. À
l'extrémité du tableau se trouve la signature de Kou K'ai-tche, peintre fameux de l'époque des Tsin, qui vécut à la fin du quatrième et au commencement du cinquième siècle de
notre ère. Toute une série d'autres sceaux, parmi lesquels on remarque un sceau impérial, attestent que cette peinture eut les plus illustres possesseurs. En effet, comme l'a reconnu H. A. Giles,
c'est une œuvre connue et classée en Chine même ; elle n'est autre que le « Tableau des Avertissements de la femme-écrivain », cité dès l'année 1120 par le catalogue de peinture intitulé
siuan ho houa p'ou au nombre des neuf tableaux de Kou K'ai-tche conservés dans le palais impérial. Rien ne nous permet de mettre en doute l'authenticité de cette œuvre qui, par
sa date reculée, est un monument hors de pair. De l'examen qu'il en fait, M. Binyon conclut que la perfection de cette peinture suppose nécessairement une élaboration antérieure qui aurait duré
pendant plusieurs siècles ; Kou K'ai-tche en effet n'a rien d'un primitif ; il appartient à un âge de maturité et de raffinement. J'ajouterai qu'on a lieu d'être surpris en rencontrant
une pareille maîtrise deux siècles seulement après les bas-reliefs des tombes de la famille Wou dans le Chan-tong ; peut-être faut-il admettre que ces sculptures ne sauraient
nous donner une idée exacte du degré de développement auquel était déjà parvenu un art parallèle, la peinture, vers la même époque. D'autre part, d'après M. Binyon, il faut renoncer désormais à
considérer l'Inde comme la première inspiratrice de l'art chinois ; sans doute le bouddhisme a pu introduire en Extrême-Orient des symboles, des légendes et enfin un enthousiasme religieux qui
ont singulièrement augmenté le contenu de l'art ; mais il n'en reste pas moins indéniable que les Chinois ont eu un génie propre dont le pur et intense rayonnement, indépendant de toute influence
étrangère, se manifeste dans la belle œuvre de Kou K'ai-tche. Pour l'histoire de l'art, comme pour toute science, rien ne vaut un fait bien établi ; le tableau qui vient d'entrer au
British Museum est le fait fondamental qui devra être dorénavant le point de départ de toutes nos discussions sur l'évolution de la peinture en Chine.