Armand David (1826-1900)
une autobiographie
extraite de : De quelques services rendus aux sciences naturelles par les missionnaires de l'Extrême-Orient
notice d'A. David publiée dans Les Missions catholiques, du 4 mai au 15 juin 1888
- On pourra aussi consulter la très longue note biographique et bibliographique d'Emil Vasilievitch Bretschneider sur l'abbé David.
Je suis né dans le diocèse de Bayonne, à Espelette, en plein pays basque. Mon père, alors juge de paix du canton, était docteur en médecine et
aimait assez l'histoire naturelle ; ses conversations ne contribuèrent pas peu à exciter mon goût naissant pour tout ce qui est bête, oiseau ou fleur. Sitôt que mes petites jambes le permirent,
je le suivais avec bonheur dans ses courses par monts et par vaux, raisonnant à ma façon sur les mille choses de la nature, m'enthousiasmant des merveilles de la création, et restant froid à
presque tous les amusements de l'enfance. J'aimais aussi à faire de longues marches, à endurer la fatigue, la souffrance et les petites privations ; surtout j'étais fier de pouvoir faire un saut
plus long ou plus haut que mes camarades. En un mot, je m'étais de bonne heure rompu à tous les exercices de gymnastique et j'avais un jarret de fer qui ne faisait point déshonneur à ma
nationalité. C'est bien cette première éducation de vrai basque qui m'a rendu capable d'exécuter ces énormes voyages à pied, qui comptent par milliers de lieues !
Après ma première communion, je fus placé comme élève interne et laïque au petit séminaire de Larressore, connu pour ses bonnes études et pour sa situation ravissante. Là j'étais à quatre
kilomètres de ma maison natale ; et pourtant, à chaque rentrée des classes, je pleurais longuement mes parents que j'aimais beaucoup, et dois-je le dire, ma liberté perdue, c'est-à-dire la
liberté de courir à plaisir dans les prés et les bois. Néanmoins, paraît-il, j'étais bien appliqué à l'accomplissement de mes différents devoirs d'élève, mais je conservais toujours ma
prédilection pour les choses de la nature. C'est à ce point que je fus plusieurs années sans comprendre que mes condisciples pussent trouver du plaisir à lire d'autres livres que ceux qui
traitent d'histoire naturelle. Cela ne m'empêcha pas de me tourner peu à peu vers les pensées religieuses, malgré les exemples de voltairianisme qui m'entouraient ; et, vers la fin de mes
classes, je déclarai à mes parents, que je me croyais appelé à l'état ecclésiastique. Je ne leur dis point que mon arrière-pensée était de me consacrer aux missions étrangères ; j'avais la
confiance que Dieu aplanirait les voies devant mes pas, si telle était ma vocation. Et, en effet, après avoir fait mes deux années de philosophie à Bayonne, je parvins à quitter le pays tout d'un
coup, en 1848, et j'arrivai à Paris pour entrer aussitôt au noviciat des prêtres de la Mission, que je ne connaissais jusque-là que par leur surnom de lazaristes.
Je n'avais pas encore complété mon cours de théologie à Paris, quand mes supérieurs pressés par le besoin jugèrent à propos de m'envoyer en Italie, en me disant que c'était là un premier pas à
l'étranger, pour aller ensuite plus loin. Je restai dix ans dans notre collège de Savone, que les lazaristes dirigent depuis plus d'un siècle, oubliant insensiblement mes missions étrangères au
fur et à mesure que j'avançais en âge et que je m'affectionnais à ma position.
Pendant ce long séjour, j'eus, entre autres occupations, celle de faire un cours de sciences naturelles aux élèves les plus avancés ; et en vue de faciliter mon enseignement, j'entrepris de
former par mon propre travail tout un cabinet d'histoire naturelle : cela m'obligea à renforcer mes connaissances spéciales et m'habitua aux recherches et aux manipulations du métier. Bien que
l'étude de l'histoire naturelle fût alors une chose nouvelle en Italie, et assez peu goûtée, je dois dire que mes leçons ne furent pas tout à fait perdues ; et il y a plusieurs de mes élèves qui
se sont fait un nom dans la science ou comme explorateurs : tel est M. L. d'Albertis à qui l'on doit tant de belles découvertes dans la Papouasie. Je cite aussi avec plaisir le nom du marquis J.
Doria, dont j'encourageai les premiers pas vers l'histoire naturelle, et qui est devenu l'une des illustrations scientifiques de sa patrie : c'est lui qui a fondé ce merveilleux Museo
civico de Gènes, si admiré des connaisseurs et d'où sort l'une des plus belles publications zoologiques de notre époque.
Plus tard, lorsque après l'expédition franco-anglaise, en 1860, notre gouvernement exprima le désir que les missionnaires qui tenaient Péking, y ouvrissent des écoles françaises, aussitôt que
cela serait possible, M. Étienne, notre supérieur général, pensa à moi pour me confier le soin spécial de préparer les voies à ces établissements. Le long temps que j'avais été dans l'éducation
lui faisait croire que je serais apte à cette besogne ; mais il ne songeait nullement à ce que je pourrais faire plus tard comme naturaliste ! De manière que l'on doit dire que ma mission
scientifique est née des circonstances, c'est-à-dire de la divine Providence. Et voici comment.
Ayant quitté, en 1864, ma chère Italie, et étant arrivé à Paris pour me préparer au grand voyage, un jour, le vénérable et saint évêque de Pékin, Mgr Mouly, avec qui je devais partir, me prit
avec lui pour rendre une visite à M. Stanislas Julien, de l'Institut, qui avait l'habitude de recourir aux missionnaires pour se procurer des ouvrages chinois ; et il lui apprit que j'aimais
l'histoire naturelle et que je m'en étais occupé avec entrain.
Aussitôt, notre grand sinologue, qui prenait intérêt à tout ce qui concerne la Chine, me déclara qu'il entendait exploiter mes aptitudes, au profit des savants français ; et, en conséquence, il
entreprit de me présenter à plusieurs de ses illustres confrères pour qu'ils pussent me donner des commissions. C'est ainsi que je fus tour à tour mis en rapport avec M. Elie de Beaumont, M. de
Quatrefages, M. Decaisne, M. E. Blanchard, M. E. Milne-Edwards, tous membres de l'Académie des sciences, et que je leur promis de faire mon possible pour satisfaire à leur désir ; mais, très
honoré de recevoir les conseils de ces sommités scientifiques, je n'espérais pas alors faire autre chose que leur fournir quelques notions et quelques objets utilisables.
Il nous fallut cinq longs mois de voyage pour nous rendre à notre destination ; car l'isthme de Suez n'était pas encore ouvert. Aussitôt après notre installation à Pékin, et tout en étudiant la
langue du pays et en collaborant au ministère sacerdotal, je me mis à explorer les alentours de la capitale, sous le rapport de mes études de prédilection, soit pour préparer les matériaux d'un
cabinet d'histoire naturelle, qui pourrait avoir son utilité dans un futur collège, soit pour envoyer des rapports et des collections à notre muséum national du Jardin des Plantes, selon ma
promesse.
Les professeurs-administrateurs de ce grand établissement, et particulièrement M. Milne-Edwards (qui resta désormais mon correspondant très assidu), virent bientôt qu'ils pouvaient tirer parti de
ma bonne volonté ; et, en retour de mon premier envoi, qui déjà comprenait une bonne provision de plantes et d'animaux, ils m'envoyèrent leurs encouragements les plus chaleureux en même temps que
des indemnités pécuniaires destinées à faciliter mes recherches.
Mon rôle menaçait de devenir sérieux ; j'allais m'engager dans ces travaux spéciaux, dont je n'aurais voulu m'occuper que comme passe-temps ! En effet, l'importance croissante des résultats
obtenus à Paris, firent croire aux professeurs du Muséum que la Chine était un Eldorado pour les naturalistes et qu'il y restait beaucoup de choses à apprendre et beaucoup de découvertes à faire.
Conséquemment, ils jugèrent à propos de solliciter, auprès du supérieur général des lazaristes, une permission tout exceptionnelle pour que je pusse, pendant plusieurs années, exécuter de grands
voyages d'exploration dans les provinces les moins connues du vaste empire. M. Étienne consentit à cette demande d'autant plus volontiers qu'elle lui était faite au nom du gouvernement lui-même,
dont la bienveillance importe beaucoup pour le bien des missions étrangères. En même temps, pour mieux m'intéresser à mon œuvre, le ministère de l'Instruction Publique accordait à mon entreprise
le titre officiel de Mission scientifique, avec les fonds nécessaires pour couvrir toutes mes dépenses.
Voilà comment je suis devenu naturaliste plus que jamais, par obéissance et pour servir la science française, en vue du bien de la religion. Je me suis efforcé de m'utiliser indirectement pour le
but commun des missionnaires, en faisant de mon mieux ce que chacun d'eux aurait, à ma place, fait tout aussi bien que moi.
Cependant, je puis certifier qu'il m'a fallu avoir beaucoup de feu sacré et de courage pour affronter les mille difficultés physiques et morales, les fatigues, les privations et les dangers que
j'ai eu à surmonter pour mener à bonne fin mes trois grands voyages, dont l'ensemble a duré près de cinq ans. Je crois que peu d'hommes auraient résisté ! Mais, à la fin de ma dernière
exploration, brisé par les maladies et par les efforts trop prolongés, j'ai dû rendre les armes et renoncer enfin à la Chine, où je me sentais mourir, pour rentrer définitivement en France où,
grâce à Dieu et à des soins aussi minutieux que longs, je suis parvenu à recouvrer une partie de ma santé première.
Le Dictionnaire des Contemporains se trompe en disant que je me suis retiré en Algérie : j'y suis bien allé passer un hiver, par ordre du médecin, et c'est ce qui aura donné lieu à cette erreur ;
mais je réside à Paris, dans notre maison-mère, prenant part aux exercices et aux travaux de mes confrères, en attendant que Dieu me retire de ce monde. Ici aussi j'ai profité du retour de mes
forces pour fonder un cabinet d'histoire naturelle (je l'ai dit au commencement), lequel est utilisé pour l'enseignement complémentaire des étudiants de notre congrégation, suivant les intentions
de S. S. Léon XIII, et qui, grâce aux facilités particulières que j'ai, a acquis une importance telle que, probablement, aucun autre établissement privé de France n'en saurait présenter un
pareil.
Mais, naturellement, c'est au Muséum national du Jardin des Plantes qu'ont été déposées scrupuleusement toutes mes collections zoologiques, botaniques et géologiques. Chacun peut aller les voir
dans les vitrines ou dans les laboratoires. Et ce n'est pas dire une exagération que d'avancer qu'en ce moment, grâce aux envois de divers missionnaires et à mes recherches, aucun autre musée du
monde n'est aussi riche en productions naturelles de la Chine.
Plusieurs publications, générales et particulières, ont été faites sur les divers objets provenant de mes explorations ; je vais en signaler
quelques-unes.
Les zoologistes de profession seuls peuvent connaître le grand ouvrage de M. H. Milne-Edwards, intitulé Recherches sur les Mammifères,
et qui, à l'exception d'une seule espèce, traite d'animaux chinois. C'est moi qui ai eu la bonne fortune d'envoyer la plupart de ces quadrupèdes, ainsi que d'autres qui ont été décrits ailleurs,
tant par le même savant professeur que par les naturalistes de Londres et de Berlin. Le nombre des espèces qui ont été reconnues nouvelles pour la science arrive à un total de
soixante-cinq.
Parmi les nouveautés les plus remarquables, figurées dans le magnifique atlas qui accompagne l'ouvrage de M. Milne-Edwards, on doit signaler le Semnopithecus Roxellana, très
étrange singe à nez fortement retroussé et à face verte, dont le dos est garni de longs poils bruns et blonds, et qui vit dans les froides forêts du Thibet indépendant : c'est une sorte de
contrefaçon du nasique de Bornéo, dont le nez est démesurément allongé. Outre ce quadrumane extraordinaire, la Chine m'en a fourni deux autres nouveaux, dont l'un est capable de supporter les
rigoureux hivers du nord du Tchély jusqu'où s'étend son habitat.
Une autre découverte importante de la région thibétaine où j'ai pu séjourner pendant neuf mois, c'est cet ursidé étonnant, dont j'avais envoyé la diagnose qui a paru dans les Comptes rendus de
l'Académie des Sciences, sous le nom d'Ursus melanoleucus, et pour lequel on a dû créer un nom générique nouveau. L'Ailuropus melanoleucus (voir la gravure) paraît être d'une
rareté extrême dans les régions très limitées qu'il habite ; et tous les musées du monde envient à notre Jardin des Plantes le privilège de posséder les quatre seuls exemplaires que je suis
parvenu à me procurer.
C'est là encore que j'ai rencontré le Nectogale elegans, nouveau genre d'insectivore aquatique, dont le pelage prend toutes les nuances de l'arc-en-ciel, quand ce joli animal est immergé
; ainsi que plusieurs autres formes inconnues de ce petit groupe si intéressant.
C'est aussi dans ces forêts élevées de Moupinn que j'ai obtenu le Budorcas (voir la gravure), gros ruminant d'un gris blanc, dépourvu de queue apparente et portant de terribles cornes
dont les larges bases se touchent sur son front. Les chasseurs du pays redoutent, à l'égal du tigre, cette bête qu'ils appellent bœuf sauvage, et qui, malgré sa forte taille, chemine parmi les
rochers les plus escarpés avec la légèreté de notre chamois.
Enfin, je dois dire que j'ai parcouru la plupart des provinces de la Chine, et que presque tous les districts où je suis allé m'ont fourni quelque nouveauté plus ou moins précieuse, en
mammifères, comme dans les autres branches. Il serait oiseux de les énumérer ici ; qu'il me suffise de noter que, depuis plusieurs années, nos jardins d'acclimatation nourrissent un nouveau genre
de cerf, remarquable par ses larges pattes et par sa longue queue et qui a été nommé Elaphurus Davidianus (voir la gravure). C'est une espèce qui est en voie d'extinction en Chine. Il
convient d'observer que, dans cette section des vertébrés, ce sont les groupes des Carnassiers, des Insectivores et des Rongeurs surtout (le seul genre Mus, rat, m'a donné vingt-sept
espèces) qui m'ont fourni le plus fort contingent de nouveautés ; et que, outre les espèces tout à fait inconnues, mes recherches ont procuré au Muséum beaucoup d'autres quadrupèdes qui n'y
étaient pas encore représentés.
Au dernier chapitre de mon troisième voyage, traitant de la distribution géographique des animaux de la Chine, j'ai fait mention de deux cents espèces de mammifères ; et je note que, dans ce
nombre, il y en a à peine cinq ou six en dehors des espèces domestiques qui paraissent identiques avec leurs représentants de notre Europe : c'est là un fait très significatif.
Pour ce qui concerne les oiseaux (que j'ai toujours affectionnés particulièrement), c'est
moi-même qui ai dû me charger de faire la description et l'histoire de tous ceux dont j'ai reconnu l'existence dans l'Empire chinois. Je me suis aidé, pour les détails accessoires, de la
bienveillante collaboration d'un professeur du Muséum. M. G. Masson a édité avec une élégance particulière ce travail assez volumineux, qui fait connaître huit cent sept espèces vivant en Chine
ou y venant régulièrement. L'ouvrage est accompagné d'un atlas de cent vingt-quatre
planches, où j'ai fait figurer les espèces, soit nouvelles, soit caractéristiques de la faune orientale.
Les ornithologistes savent que la plupart de ces oiseaux ont été procurés par mes soins à nos galeries nationales, et qu'un bon nombre d'entre eux constituent des nouveautés.
Je n'entreprendrai pas ici de les passer en revue ; mais, pour ne parler que du groupe bien connu des gallinacés, je nommerai comme les plus remarquables parmi mes acquisitions : le grand
Lophophore du Thibet, qui vit à des hauteurs dépassant 4.000 mètres ; les trois Crossoptilon connus, dont l'un est blanc, l'autre bleu, et le troisième noir et blanc ; deux Tragopans portant un
grand rabat multicolore à la gorge et ayant la tête ornée de deux cornes très minces, bleues et charnues ; deux Eulophes, faisans huppés, qui passent pour être le gibier le plus apprécié des
gourmets ; le Faisan vénéré, dont la queue s'allonge jusqu'à deux mètres, et qui n'était jusqu'alors connu en France que par une plume caudale ; l'élégant Faisan Amherst, devenu maintenant, comme
le précédent, un oiseau commun dans les parcs, mais qui était naguère une rare nouveauté ; la Tétraophase, qui constitue un genre nouveau de phasianide, à couleurs sombres et vivant toujours sous
les bois ; deux Ithagines nouvelles, à plumage gris élégant et étrangement varié de vert pré et de cramoisi et dont la patte est armée de deux ou trois éperons aigus, etc.
Tous ces beaux oiseaux et des centaines d'autres de même source sont étalés dans les armoires du Muséum, qui contiennent d'ailleurs tant de richesses ornithologiques ! Quelques-uns d'entre eux,
suivant un usage en vigueur parmi les naturalistes, ont reçu pour nom spécifique celui du découvreur. C'est ainsi qu'il y a le Cygnus Davidi, très rare cygne à pattes rouges, décrit par
l'anglais Swinhoe, et le Pterorhinus Davidi (voir la gravure), sorte de moqueur très intéressant que j'ai capturé dans les montagnes de Pékin ; il y a encore le Syrnium Davidi,
rapace nocturne du Thibet, décrit par M. Sharp, du British Museum. L'illustre professeur de la Sorbonne, M. H. Milne-Edwards a voulu aussi attacher mon nom à deux espèces nouvelles qu'il a
décrites : Carpodacus Davidianus et Oreopneuste Armandi.
Une chose qui étonnera sans doute beaucoup de lecteurs, c'est que, parmi les huit cent sept oiseaux chinois que j'énumère dans mon ouvrage, on n'en verra point figurer quelques-uns qui passent
pour les plus communs chez nous. Ainsi, la Chine ne connaît pas notre moineau, notre pinson, notre chardonneret, notre linotte ; le rossignol et le rouge-gorge n'y existent pas, non plus
qu'aucune de nos aimables fauvettes ; les merles et les grives y sont tout différents, de même que les mésanges et les corbeaux, etc. Et, à ce sujet, je dirai que j'ai noté dans plusieurs de mes
écrits qu'il n'y a qu'un cinquième des oiseaux chinois qui se retrouvent en Europe ; et la plupart de ceux-là n'y font qu'une apparition irrégulière. J'ai aussi écrit, comme digne de remarque,
que, parmi les oiseaux qui sont communs aux deux extrémités de l'Ancien Monde, le contingent le plus fort est fourni par les Rapaces diurnes, les Gros Becs et surtout par les oiseaux aquatiques
(palmipèdes et échassiers) ; tandis que les gallinacés orientaux, les insectivores et les rapaces nocturnes ne nous offrent presque aucune espèce semblable dans notre Occident.
Je veux encore transcrire textuellement une observation que j'ai consignée ailleurs, avec les déductions que j'en tire et qui ne seront pas
peut-être du goût de tout le monde. Un fait digne d'être remarqué, c'est que certains groupes d'oiseaux se trouvent cantonnés dans certaines limites où ils sont représentés par de nombreuses
espèces voisines entre elles et paraissant remplir dans les mêmes lieux des rôles exactement identiques, tandis qu'ils manquent totalement sur tous les autres points de la Terre, où il leur
serait tout aussi possible de vivre, et cela, sans qu'ils soient représentés là par des espèces équivalentes. Ainsi, la riche et admirable tribu des Phasianides possède plus de quarante espèces,
toutes groupées autour du massif thibétain, tandis qu'il n'y a aucun de ses membres dans tout le reste du monde. Ainsi encore, c'est par trente et quarante qu'il faut compter les espèces de la
famille des Cratéropodes qui vivent en Orient et y sont très abondants en individus, lesquels pourtant n'ont aucun de leurs parents dans notre Europe. Après ces faits, et beaucoup d'autres
semblables que nous connaissons, pourrions-nous croire qu'un si grand nombre d'espèces voisines entre elles aient été créées ab origine telles qu'elles sont maintenant et qu'elles aient été
placées toutes réunies dans les mêmes régions de la Terre, malgré l'identité de l'organisation des mœurs et du rôle à remplir et en laissant ainsi manquer de leurs représentants tout le reste du
monde ? N'est-il pas plus raisonnable d'admettre que les types principaux des animaux et des plantes étant une fois apparus sur la surface de la Terre, quand et comme il a plu à Dieu (ce qui sans
doute sera toujours un mystère pour l'homme), ils ont subi de lentes modifications qui les auront peu à peu divisés en variétés, en races, en espèces... lesquelles auront continué à se propager
et à se répandre autour des lieux de leur origine ? Nous comprendrions alors pourquoi, par exemple, l'Amérique possède plus de quatre cents espèces de colibris, quand il n'en existe pas une seule
dans tout le reste du monde tropical, où ces mignonnes créatures trouveraient à vivre tout aussi bien, etc. Les personnes qui ont étudié la nature un peu en détail savent que toutes les classes
du règne animal pourraient fournir des faits analogues et donner lieu aux mêmes réflexions.
L'étude des reptiles, des batraciens et des poissons, que j'ai récoltés un peu partout,
dans mes voyages à travers le vaste Empire, a été faite surtout par M. Duméril, le docteur Sauvage et M. E. Blanchard. C'est ce dernier savant, membre de l'Institut, qui a décrit devant
l'Académie des Sciences, sous le nom de Siebboldia Davidiana, une gigantesque salamandre, voisine de celle du Japon, que j'ai rapportée des confins du Koukounoor, où elle vit de poissons
et de crabes dans les fraîches eaux des ruisseaux (voir la gravure). On sait qu'une grande salamandre, plus ou moins analogue à celle-ci, a été jadis déterrée dans les terrains tertiaires
d'Allemagne, et qu'on avait pris son squelette pour celui d'un homme fossile !
Dans la classe des Mollusques, je n'ai guère eu la possibilité de me procurer que les espèces terrestres et les fluviatiles, lesquelles sont
en Chine d'une rareté étonnante. Néanmoins, dans mes différentes collections, le savant M. Deshayes, le Nestor de nos malacologistes, a pu compter et décrire une centaine d'espèces
nouvelles.
Mais c'est, sans comparaison, le monde des Insectes qui m'a donné le plus de nouveautés, et cela dans tous les groupes ! Et cependant, je
dois le dire, ce que je me suis procuré, ce que j'ai envoyé en Europe n'est qu'une minime portion des richesses entomologiques que renferme la Chine. MM. Blanchard, Lucas et Poujade, du Muséum,
ainsi que M. H. Deyrolle et d'autres, ont étudié une partie des animaux articulés que j'y ai capturés ; mais les coléoptères ont surtout été décrits par l'infatigable M. Fairmaire, notre ancien
président de la Société entomologique de France, dont les ouvrages sont dans les mains de tous les naturalistes, et la plupart de mes lépidoptères connus du public, ont été décrits et figurés par
M. Oberthur, de Rennes, qui possède les collections les plus riches qui existent en France et peut-être au monde !
Et, à propos des insectes, qu'il me soit permis de faire observer que, sans compter cet effet d'admiration et de reconnaissance que la vue en détail des œuvres du Créateur doit naturellement
produire dans les âmes bien faites, l'étude précise et comparative de cette incroyable multitude de petits êtres vivants, offre au penseur un moyen commode et efficace pour l'intelligence de
plusieurs importants problèmes relatifs & la distribution géographique et géologique des espèces animales. On se convaincra de cela en lisant le magistral ouvrage de M. A. R. Wallace,
intitulée Geographical distribution of animals. Aussi, les vrais naturalistes apprécient-ils toujours les collections, soignées et bien annotées, qui leur viennent des pays étrangers,
lesquelles deviennent entre leurs mains, ce que sont les médailles antiques pour l'historien et les chiffres pour les mathématiciens. Ii est bien vrai que, parfois, un amateur d'insectes se
passionne pour ses bestioles du même genre d'affection que d'autres ont pour les timbres-poste, sans y voir plus loin ! Mais, même dans ce cas, son innocent passe-temps aura la chance d'être
utilisé par un homme à esprit synthétique et sachant vraiment lire dans le livre de la nature. Dans tous les cas, à la vue de toutes ces merveilleuses petites créatures, de ces superbes
coléoptères, de ces papillons splendides, qui n'ont rien à envier aux plus riches gemmes, on ne pourra pas retenir son admiration et s'empêcher de s'écrier : Multa fecisti... Domine...
mirabilia tua !
Il n'est pas inutile de noter que, dans la classe des insectes, plus encore que dans les autres, il y en a un bon nombre qui ont été appelés des noms des missionnaires qui les avaient envoyés ;
ainsi, il y a : Cicindela Desgodinsii, Carabus Delavayi, Cychrus Davidi, Nebria Chaslei, Enoplotrupes Largeteani, Donacia Provosti, etc., pour les Coléoptères ; et dans les papillons :
Anthocharis Bieti, Armandia Thaïdina, etc. ; et parmi les nouveautés venues de l'Amérique, nous voyons aussi : Casnonia Sipolisii, Sphænognathus Gaujoni, etc.
Maintenant, passons au règne végétal, et disons tout d'abord que le premier ouvrage
important que l'on possède sur la flore chinoise vient d'être terminé ces jours-ci (7 janvier 1888), et publié chez M. Masson, sous le titre de Plantæ Davidianæ.
Il a été imprimé aux frais de l'État, et il forme deux volumes in-4° illustrés de 45 gravures très fines, comprenant l'énumération raisonnée et méthodique des plantes contenues dans mes herbiers,
avec les descriptions des espèces nouvelles. M. E. Bureau, notre savant professeur de botanique au Muséum, avait confié ce travail de longue haleine à M. A. Franchet, l'auteur de l'excellente
Flore du Loir-et-Cher, bien connu pour son grand ouvrage sur les végétaux du Japon, etc., lequel l'a exécuté sur mes notes et d'après les types provenant de mes recherches.
J'ai écrit dans la préface du premier volume :
« Mes herbiers ne renferment qu'une faible portion des plantes de la Chine. Cependant, comme j'ai été longtemps attaché à la mission de Pékin, je crois pouvoir dire que j'ai réussi à me procurer
la majeure partie des espèces végétales du nord de l'Empire et des contrées mongoles adjacentes ; tandis que les herbiers que j'ai formés dans le centre-ouest ne doivent être considérés que comme
des échantillons de la végétation de ces riches provinces. »
Malgré cela, j'ai eu la satisfaction de voir que les botanistes ont rencontré dans ces collections un bon nombre de nouveautés plus ou moins intéressantes, qui sont venues s'ajouter à celles que
la science devait déjà aux recherches des Anglais et des Russes presque seuls.
Il n'est pas possible d'entrer ici dans des détails sur la végétation de l'immense Empire du Milieu. Ceux qui auront l'occasion de parcourir les planches du Plantiæ Davidianæ dues au
pinceau de M. d'Apreval, pourront sans fatigue faire la connaissance de quelques-unes des espèces nouvelles : Clematis Armandi, Epimedium Davidi, Berberis Sanguinea, Lonicera Ferdinandi,
Abies Davidiana, etc. Mais c'est le Davidia involucrata, de Bâillon, qui constitue ma découverte botanique la plus extraordinaire, non seulement comme espèce et comme genre, mais
même comme famille. C'est un assez grand arbre, à inflorescence très anormale, et pour l'introduction duquel un amateur anglais vient d'offrir un prix extravagant (voir la gravure page
260).
Dans mes observations de cette même préface, comme dans plusieurs autres écrits, j'ai dit deux choses qui méritent d'être notées ici ;
1° Nos plantes européennes ne figurent en Orient que dans une proportion minime : le genre trèfle, si riche en espèces dans notre Occident, manque totalement en Chine ; de même, il n'y a là
aucune bruyère, aucun genêt. Par contre, on y trouve certaines espèces qui n'ont leurs congénères que sur le sol américain : Pavia, Catalpa, Bignonia, Aralia, Dielytra, et plusieurs autres dont
les représentants n'existent plus chez nous (spontanément) qu'à l'état fossile.
2° La Chine septentrionale, remarquable par son climat sec et régulier, ayant un hiver froid (moyenne d'Upsal) et un été très chaud (moyenne du Sénégal), nourrit une végétation assez pauvre et
peu variée, relativement au midi et surtout à l'ouest de l'Empire. Le nombre des Phanérogames que j'ai récoltés au nord ne dépasse pas le total de 1.500 espèces, et je doute bien que les
recherches ultérieures augmentent beaucoup ce chiffre.
Enfin, il faut bien que je dise rapidement ce que j'ai essayé de faire pour la géographie et la géologie. Indépendamment de plusieurs Rapports
parus ça et là et de mon troisième Voyage, les Archives du Muséum ont publié en grande partie les relations de ma première et de ma deuxième exploration. Ces volumineux écrits sont de simples
Journaux de voyage, destinés aux professeurs du Jardin des Plantes et & quelques amis, où je consignais jour par jour tout ce que je jugeais digne de fixer l'attention, au point de vue des
conditions zoologiques, botaniques, géologiques et géographiques, dans les immenses régions que j'ai parcourues pendant les cinq ans qu'ont duré mes recherches officielles. Naturellement, j'y ai
mêlé un peu l'histoire de nos incidents de route, ainsi que des observations sur divers sujets moins techniques. Outre les cartes itinéraires que je traçais à mesure que je voyageais, et qui ont
été aussi publiées, réduites mais exactes, par la Société de Géographie, je me suis toujours appliqué à indiquer de mon mieux la nature des terrains des pays traversés, en donnant les détails
géologiques, en mesurant les altitudes intéressantes et, pour cela, gravissant moi-même les montagnes jusqu'au-delà de cinq mille mètres parfois ; en décrivant la direction et l'importance des
fleuves et des chaînes montueuses ; en indiquant des villes et des contrées peu connues et même complètement nouvelles pour les géographes ; en signalant des industries, des mines de houille et
de métaux ; en recueillant des fossiles et des spécimens de minéraux, etc. ; toutes choses qui, en attendant mieux, pouvaient être utilisées par les savants, mais qui, on doit bien le supposer,
m'ont coûté des peines peu ordinaires...
Je puis ajouter ici que c'est dans mes écrits, dont il ne connaissait qu'une partie, que M. Élisée Reclus a puisé plusieurs de ses renseignements sur l'Empire chinois, qui figurent dans le
septième volume de sa Géographie universelle, et spécialement ce qui concerne l'histoire naturelle. Il est grand dommage qu'il n'ait pas eu à sa disposition les Archives du Muséum,
malheureusement si peu répandues, où je parle de bien des pays et d'objets que personne n'avait signalés encore ! Il en est de même pour le baron de Richthofen, dont le magistral ouvrage sur la
géologie de la Chine est en cours de publication.