Jean-Jacques Ampère (1800-1864)
DE LA CHINE ET DES TRAVAUX DE M. ABEL-RÉMUSAT
Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1832, tome VIII, pages 373-405 ;
1er et 15 novembre 1833, tome IV, pages 249-275 et 361-395.
- "En écrivant cette notice, on s'est proposé un double but : contribuer à faire connaître généralement ce que l'érudition doit au savant qu'elle aura tant de peine à remplacer, et, à cette occasion, entretenir le public d'un sujet qui, grâce surtout à M. Rémusat, a souvent piqué sa curiosité, mais sur lequel il reste encore dans plusieurs esprits de grandes incertitudes et bon nombre de préjugés. On a beaucoup déraisonné sur la Chine, et les Chinois ne se font pas de l'Europe des idées plus ridicules que celles que nous nous sommes formées souvent de leur empire. À l'ignorance et à l'esprit de système s'est joint le dédain qui leur va si bien, et l'on s'est dit : À quoi bon savoir le chinois ? Des personnes instruites du reste sont portées, faute de notions précises, à ne voir dans cette étude que l'amusement d'une vaine curiosité, tout au plus l'inutile mérite de la difficulté vaincue, ou une sorte de manie bizarre comme le goût des magots. On n'oserait s'écrier : Peut-on être Persan ! car on a lu Montesquieu, mais on se surprend à penser : Peut-on être Chinois ! Quelle estime faire alors d'une vie vouée tout entière à l'étude d'une langue et d'une littérature auxquelles on attache si peu d'importance ? Cependant la mort de M. Rémusat est une perte des plus sérieuses que pouvait faire la science ; il est possible que des progrès de l'ordre le plus élevé soient arrêtés par cette mort, qui l'a frappé dans la force de l'âge, et pour ainsi dire au cœur de ses travaux."
- "Il n'est presque aucune portion du vaste ensemble de recherches que la Chine peut offrir, sur laquelle ne se soit portée l'attention de M. Rémusat. Parcourir ses principaux travaux, c'est faire, pour ainsi dire, le tour de ce vaste sujet. Sa sagacité choisissait en général, dans chaque matière, le point délicat et essentiel pour s'y appliquer. Dire ce qu'il a fait, c'est toucher aux plus curieux produits de la science qu'il cultivait ; indiquer ce qu'il voulait faire encore, c'est indiquer où sont les problèmes les plus intéressants qui restent à résoudre."
Extraits : Essai sur la langue et la littérature chinoise - Les premiers caractères - Éléments de grammaire chinoise
Sciences naturelles et arts mécaniques - France-Tartarie : les relations diplomatiques - Les voyages de religieux
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Au commencement de ce siècle, l'étude du chinois était complètement abandonnée en France, à tel point qu'on fit venir, en 1809, un étranger
(Hager), pour publier un dictionnaire chinois à Paris, entreprise au reste qu'il ne fut pas en état d'exécuter. Il fallut à M. Rémusat un rare courage pour concevoir la pensée d'apprendre cette
langue sans maître, sans grammaire et sans dictionnaire ; il eut besoin d'une persévérance plus rare encore pour atteindre son but, malgré la rareté des secours dont il pouvait disposer, et la
malveillance de ceux qui, au lieu d'encourager ses travaux, les entravaient. Occupé alors d'études médicales qui remplissaient ses jours, il donnait au chinois ses nuits. Cette notice n'étant pas
biographique, je n'entrerai pas dans le détail des difficultés qu'il eut à vaincre : j'y ai regret, car c'est toujours un attachant spectacle que celui d'une vocation énergique aux prises avec
les obstacles qu'on ne manque jamais de lui opposer, et qui ne font que l'affermir en l'éprouvant. Je rappellerai seulement comme un fait curieux dans l'histoire de l'érudition française, que,
vers le temps où M. Rémusat devinait, pour ainsi dire, le chinois, un autre savant s'initiait aux secrets d'une langue non moins difficile, le sanscrit, pour laquelle il n'existait point encore
de grammaire. Quand la première, celle de Wilkins, parut, il se trouva en France un homme en état de la juger, et d'en relever les imperfections ; c'était M. Chézy, qui vient de suivre de si près
Rémusat dans la tombe.
En 1811, M. Abel Rémusat fit paraître le premier résultat de cinq années d'études. C'était une brochure portant pour titre : Essai sur la langue et la littérature chinoise. Ce petit
ouvrage, devenu assez rare, et que les travaux postérieurs de son auteur ont laissé bien loin derrière eux, n'en est pas moins curieux aujourd'hui, considéré comme leur point de départ. On sent
bien dans quelques parties l'inexpérience et l'incertitude d'un premier essai ; on y rencontre même quelques inexactitudes : par exemple, les quatre livres moraux sont donnés comme formant, par
leur réunion, le cinquième king ; cependant presque toutes les notions renfermées dans ce petit livre sont justes, et attestent déjà la pénétration et la sagesse de l'esprit qui les avait
recueillies. Seulement elles sont exposées avec une certaine confusion, où l'on sent le désordre d'une acquisition récente, et un empressement bien naturel à publier des découvertes difficiles.
Il est piquant de surprendre les mouvements d'une admiration passionnée dans cet homme, dont plus tard nous n'avons connu que l'intelligence ferme et froide, et l'esprit tourné à l'ironie. Il
cite avec complaisance quelques- uns des caractères dont la composition est la plus ingénieuse, tels que ming, lumière, formé du soleil et de la lune réunis ; chou, livre,
exprimé par la clef du pinceau et celle de la parole, comme qui dirait parole peinte ; nou, colère, composé du caractère cœur et du caractère esclave, passion qui
asservit le cœur. Le jeune auteur, dans son enthousiasme, se garde bien de dire que les caractères dont on peut ainsi rendre compte par des associations d'idées plus ou moins heureuses, sont
infiniment peu nombreux en chinois, en comparaison de la foule des mots insignifiants, et il ajoute, avec toute la ferveur admirative d'un novice :
« En lisant, dans le Chou-King, la description du Déluge d'Iao, les gouttes de la clef de l'eau (caractère composé de 3 gouttes), accumulées et combinées avec les caractères des
ouvrages publics, des montagnes, des collines, semblent, si j'ose ainsi parler, transporter sur le papier les inondations et les torrents qui couvraient les montagnes, surpassaient les collines,
et inondaient le ciel. Tel est un des principaux mérites de la langue chinoise, que lui ont reconnu tous ceux qui ont fait quelque progrès dans son étude, et qui n'a pas contribué peu à
l'enthousiasme dont cette même étude est inséparable. »
Vingt ans plus tard, il eût souri de cet enthousiasme qu'il exprimait alors avec un abandon dont la naïveté n'est pas sans grâce. Alors il n'eut plus vu, comme à son début, le déluge transporté
sur une page du Chou-King, par un prodige de l'écriture chinoise. Ce n'est pas qu'il n'y ait en effet souvent une intention pittoresque dans le choix des caractères qu'elle emploie, et
une sorte de poésie de style qui parle aux yeux. Cela tient à la nature même de la langue écrite ; mais il est difficile, à moins d'y mettre un peu de bonne volonté, que nous puissions jouir de
ces beautés si étrangères à nos habitudes littéraires. Je croirais aussi bien qu'un Chinois peut se mettre en état, à Canton, de goûter l'harmonie d'une phrase de Chateaubriand, ou d'un vers de
Lamartine. Il n'importe ; les illusions de ce genre sont le dédommagement des études difficiles, et ont quelque chose de respectable quand elles font entreprendre ce que sans elles on n'aurait
pas tenté. Si M. Rémusat n'eût pas, à vingt ans, cru voir tant de belles choses dans le caractère chinois, peut-être il n'eût pas publié plus tard sa grammaire, ou commencé sur le bouddhisme ces
beaux travaux que la mort l'a empêché d'achever.
Tandis que M. Rémusat se préparait à publier dans sa grammaire les fruits de son enseignement, il fut amené, par une étude toujours plus
approfondie de l'écriture chinoise, à examiner les caractères figuratifs qui lui ont servi de base. Les résultats auxquels cette recherche le conduisit sont assez curieux pour nous y arrêter
quelques moments.
Tous les caractères chinois sont formés par la combinaison d'un certain nombre de signes que la fantaisie des écrivains a groupés, brisés et entrelacés de mille manières, mais dont le nombre ne
s'élevait pas originairement au-delà de deux cents. Ce sont les éléments fondamentaux de la langue écrite ; ce sont les molécules primitives qui constituent cette énorme agglomération. M. Rémusat
eut l'idée simple et féconde de prendre un à un ces signes élémentaires, d'examiner successivement chacun d'eux sous sa forme la plus ancienne, et de demander à cet examen des lumières sur l'état
primitif de la société chinoise, que nul autre monument ne pouvait lui fournir. Il est évident en effet que les images primordiales qui depuis ont servi à former toutes les autres, devaient
contenir l'expression fidèle et comme le registre exact des idées et des connaissances possédées par ceux qui les avaient tracées. Cette vue était ingénieuse : M. Rémusat procéda à l'analyse des
signes fondamentaux de l'écriture chinoise avec l'excellente méthode qui le caractérisait ; voici à quels résultats il fut amené.
D'abord, le nombre seul de ces signes est une chose frappante, car il ne passe pas deux cents. C'est déjà une induction pour un bien petit nombre d'idées et de besoins, par conséquent pour un
degré de civilisation bien peu avancé à l'époque ou ils furent inventés. Toute la suite du travail le confirma dans cette présomption. Ainsi il reconnut que le ciel n'avait fourni aux inventeurs
de l'écriture chinoise que sept caractères ; on voit qu'ils n'étaient pas grands astronomes ; ils n'étaient pas non plus bien avancés en métaphysique et en théologie. Toute idée abstraite de Dieu
est absente de ce vocabulaire figuratif, mais on y trouve la représentation d'une victime offerte en sacrifice, et la tête d'un démon ou mauvais génie. Ainsi, comme l'observe l'auteur du mémoire,
ils étaient superstitieux avant d'être religieux ; il ajoute : « Cela sans doute n'a rien d'étonnant pour qui connaît la marche de l'esprit humain. » Je crois au contraire que plus on l'a
étudiée, plus on a lieu d'être surpris d'un pareil résultat ; mais le fait, pour être embarrassant n'en est pas moins certain. Ce n'est pas du reste le seul cas où la Chine semble une exception
en dehors des lois générales de l'humanité.
On ne trouve parmi ces signes primitifs ni tours, ni jardins, ni ville, ni rempart, ni roi, ni lettré, ni général, ni militaire, mais la figure d'un homme qui se courbe en avant, laquelle a
fourni depuis le caractère qui signifie sujet ou ministre, et celle d'un sorcier; l'une emblème de souplesse servile, l'autre de superstition craintive, elles annonçaient le peuple des lettrés,
et des bonzes. Il est curieux de trouver dès lors un homme faisant la révérence, je ne sais pas devant qui, car il n'y a pas encore de roi, mais il y a déjà un sujet qui s'incline en attendant ;
peut-être est-ce devant le sorcier.
Les vêtements sont extrêmement simples. C'est la pagne et le bonnet ; le seul ornement qu'on trouve ici consiste en deux grains enfilés semblables au collier dont se parent les sauvages. Du
reste, ni instruments de musique, ni monnaies, ni verre, et ce qui est le plus significatif, point de métal.
Les armes ne manquent pas cependant ; il y a, pour cet article, neuf à dix signes, mais rien n'y indique l'emploi des métaux. Même à présent, le caractère de hache contient l'image de pierre,
comme pour rappeler de quoi furent faites les premières haches : probablement elles étaient en silex comme celle des Germains et de tant d'autres peuples barbares.
Les animaux désignés par un signe simple sont, parmi les animaux domestiques, le chien, le cheval, le mouton, le cochon et le bœuf, les premiers serviteurs de l'homme ou ses premières victimes ;
parmi les animaux sauvages, le léopard, le cerf, le rat, l'élan, le rhinocéros, deux sortes de lièvres. Cette distinction entre deux espèces d'un même genre, dans un temps ou l'on distingue si
peu, me semble indiquer les habitudes et la sagacité exercée d'un peuple chasseur. Du reste, point encore de ces animaux fantastiques qui, depuis, ont joué un si grand rôle dans les traditions
chinoises. Parmi les végétaux, on ne trouve ni le froment, ni l'orge, mais le riz, le millet, et un petit nombre de plantes potagères, ce qui semble indiquer de faibles commencements de
culture.
Tel est le degré de civilisation peu avancé où en étaient les Chinois, quand ils inventèrent l'écriture. M. Rémusat remarque avec raison que les deux cents images distribuées en dix ou douze
groupes, suivant la nature des objets qu'elles expriment, et considérées isolément, ramènent toujours au même résultat et conduisent à des conclusions qui se confirment réciproquement, sans que
rien vienne les infirmer ou les démentir.
« On voit, dit-il, que ceux qui employaient ces signes étaient à peu près au même degré d'habileté en astronomie, en économie rurale, en histoire naturelle ; qu'ils n'étaient ni plus savants, ni
plus ingénieux, ni meilleurs, qu'il ne convient de supposer une réunion de familles sauvages sur un sol encore couvert de forêts dont nulle main n'a fouillé le sein ni fertilisé la surface. On
croirait voir les tribus de la Nouvelle-Zélande ou des îles des Amis s'essayant, dans l'enfance de la société, aux arts qui marquent la naissance de la civilisation.
Mais faisons une remarque importante. Ces tribus sauvages, dont parle M. Rémusat, n'ont point inventé un système d'écriture qui subsiste depuis quatre ou cinq mille ans, qui, en se
perfectionnant, s'est accommodé aux besoins d'un grand empire civilisé et d'une littérature immense. C'est un résultat prodigieusement curieux du travail de M. Rémusat de voir l'écriture naître,
pour ainsi dire, avant la société. Il serait fort intéressant de suivre l'influence de cette précocité de l'écriture, et d'une écriture idéographique, sur la langue parlée. Il me semble probable
que là est l'origine du monosyllabisme et de la pauvreté de cette langue. En général, l'écriture est inventée plus tard, quand les langues sont déjà plus riches ; d'ailleurs, un système
alphabétique se plie à toutes les variations, à toutes les flexions, à toutes les combinaisons nouvelles de la parole ; il les suit et les reproduit par sa mobilité. Au contraire, un système
idéographique n'ayant aucun égard au langage, ne se prête point à ses transformations, et par là les arrête. Un tel système fixe et stéréotype, pour ainsi dire, chaque mot, qui demeure comme
incrusté dans le signe unique et immuable auquel il est attaché. Les mots qui existaient quand l'écriture a été inventée, dureront à jamais immuables comme leurs signes. On n'ajoutera point de
mots nouveaux au vocabulaire, car comment les peindrait-on ? et même si de nouveaux caractères se forment, on leur appliquera, pour les désigner, des mots déjà existants ; en effet, pour en
inventer de nouveaux, il faudrait combiner autrement les éléments de la parole, et ces éléments ne sont pas analysés par l'écriture. En outre, comment ces mots s'uniraient-ils, se fondraient-ils,
pour passer de la nature monosyllabique à la nature polysyllabique, quand les signes qui leur correspondent sont nécessairement distincts les uns des autres ? comment s'infléchiraient-ils selon
les cas et les temps, quand les signes se refusent, par leur nature, à exprimer la moindre flexion ?
On voit donc, selon moi, que les principaux attributs de la langue chinoise parlée, savoir : le monosyllabisme, le petit nombre et l'inflexibilité des mots, dérivent de cet accident si curieux
d'une écriture idéographique inventée à une époque très primitive et toujours conservée depuis, fait que M. Rémusat a su lire dans cette écriture elle-même.
En 1821, M. Rémusat publia ses éléments de grammaire chinoise, et l'étude du chinois fut complètement établie en France. C'est aussi de cette
époque que date l'institution de la Société et du Journal asiatique à laquelle il coopéra si ardemment. Dans une lettre adressée au rédacteur de ce journal, il s'applaudissait, avec un juste
orgueil et une convenance parfaite, des progrès qu'avait faits en France la connaissance du chinois depuis huit années, des préjugés vaincus, des entreprises commencées des élèves qui s'étaient
déjà formés autour de lui. Heureux s'il n'avait jamais mis son ambition d'influence et son activité qu'au service de si nobles intérêts! lui et la science y auraient gagné. — Mais revenons à sa
grammaire.
Les Chinois, qui ont un grand nombre de dictionnaires, dont un surtout, le Dictionnaire impérial de Kanghi, fait sur un plan analogue à celui de Johnson et de la Crusca, n'est pas inférieur à ces
modèles de la lexicographie européenne, les Chinois n'ont pas de grammaire de leur propre langue. On le conçoit d'après la nature de cette langue : ils apprennent une partie de ses règles en
apprenant à parler, et l'autre en apprenant à écrire. Dès 1812, M. Rémusat avait placé à la suite du Plan d'un Dictionnaire chinois, dont j'ai parlé, un plan de grammaire chinoise plus vaste que
celui qu'il a rempli, mais dans lequel, obéissant à une disposition d'esprit que j'ai déjà signalée en lui à cette époque, il donnait une trop grande place aux variations de la prononciation et
de l'écriture. Ce plan était précédé d'un compte-rendu succinct des travaux européens sur la grammaire chinoise ; il y jugeait ces travaux avec impartialité, ne négligeant pas les anecdotes qui
pouvaient amuser la malice de son esprit. Dans cette notice, telle qu'elle a été insérée par son auteur dans les Mélanges asiatiques, on peut voir comment le grave Fourmont, qui, à l'en croire,
avait tiré tout ce qu'il savait des livres chinois lus et pénétrés à force de travail et comme par divination, s'était toutefois aidé de la grammaire d'un père Varo qu'il eut l'audace de publier
sous son nom, quoiqu'il n'eût eu d'autre peine que de la traduire d'espagnol en français et de français en latin. On est confondu de la candeur effrontée avec laquelle Fourmont raconte que lui et
un père Horace de Costerano s'exprimèrent réciproquement leur étonnement de l'extrême ressemblance de leurs deux ouvrages. Il y avait à cela une explication bien simple qu'a mise en lumière M.
Rémusat, c'est que le père Horace avait, comme Fourmont, pillé le père Varo, et mes bons savants admiraient la similitude de deux copies, faites sur le même original. Cependant ils devaient
connaître cet axiome des mathématiques élémentaires ; deux quantités semblables à une troisième sont semblables entre elles.
Le procédé de Fourmont, au sujet de la grammaire du père Prémare, n'est pas non plus très édifiant. Voici le fait : le père Prémare, un des plus savants missionnaires, avait envoyé, de la Chine à
Fourmont, une grammaire de sa composition. L'arrivée de cet ouvrage qui pouvait être d'un grand secours à Fourmont, et aurait dû lui faire grand plaisir, lui perça le cœur. Son siège était fait,
avec les troupes du père Varo, il est vrai ; n'importe, au lieu d'étudier l'ouvrage du père Prémare, il n'eut de repos que quand il eut persuadé à tous ceux qui ne savaient pas le chinois, et à
lui-même qui ne le savait guère, que sa grammaire, ou du moins celle qu'il appelait ainsi, était beaucoup meilleure que cet ouvrage, qui arrivait si mal à propos de la Chine pour troubler son
triomphe. Enfin, il s'avisa de ce que M. Rémusat appelle une délicatesse étrange : ce fut d'adresser au père Prémare une critique de la grammaire que celui-ci avait composée en partie pour lui
faciliter l'étude du chinois. Cette singulière épître dédicatoire est de la comédie toute pure.
« Que pensez-vous vous-même, lui dit-il, de la division générale de votre livre, mon très cher ami ? elle n'est assurément pas très philosophique... vous détruisez de la main gauche ce que vous
avez voulu élever de la droite... Je vous ai excusé tant que j'ai pu, mais j'ai perdu ma peine ; certains hommes doctes trouvent que votre ouvrage manque de méthode, qu'il est tronqué, non pour
ne pas avoir été achevé, mais parce que les choses essentielles y sont passées sous silence... Tout ce que vous dites de quelques verbes et particules leur semble superflu... Ce qui abonde, leur
dis-je, ne vicie pas... mais ils voudraient que vous eussiez été plus concis, en cela je ne suis pas tout à fait de leur avis...
Il est impossible de ne pas penser à certaine scène du Misanthrope :
Hier j'étais chez des gens de vertu singulière,
Où sur vous du discours on tourna la matière.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je fis ce que je pus pour vous pouvoir défendre.
Certainement, si Arsinoé eût su le chinois, elle eut écrit au père Prémare une lettre dans le goût de celle de Fourmont.
Du reste, ni la grammaire du père Varo, publiée sous le nom de Fourmont, ni celle du père Prémare, infiniment meilleure, mais manquant, à ce qu'il paraît, de méthode et de choix, ni la
dissertation publiée en 1809, à Sirampour, par M. Marshman, ne remplissaient le cadre que M. Rémusat avait tracé. Lui-même n'a pas atteint complètement le but qu'il s'était d'abord proposé. Ses
Éléments offrent des défauts qu'aurait pu corriger le progrès de son enseignement, mais cet ouvrage n'en est pas moins une base excellente pour l'étude du chinois. L'exposition est pleine de
clarté et de netteté ; l'ordre des règles et le choix des exemples sont parfaits ; seulement on peut trouver quelques lacunes dans les premières, et reprocher aux seconds trop de sobriété.
Avant de savoir le chinois, M. Rémusat avait étudié la médecine, et par là il avait pris quelque teinture de toutes les connaissances qui s'y
rattachent. Il faut avouer qu'un érudit naturaliste est presque aussi rare qu'un naturaliste érudit ; M. Cuvier a donné presque seul un glorieux démenti à cette seconde assertion, et M. Rémusat à
la première. Si quelqu'un avait le droit d'établir des relations entre l'érudition et les sciences qui s'attribuent chez nous, un peu exclusivement, le nom de positives, et même le nom de
sciences, c'était celui qui portait dans toutes ses recherches une méthode si sûre, une si rigoureuse exactitude. Peut-être, au reste, le devait-il en partie aux habitudes sévères qu'imposent à
l'esprit les sciences d'observation.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
En faisant des éléments de l'écriture chinoise la belle analyse dont j'ai rappelé, dans mon premier article, les piquants résultats, M. Rémusat avait été frappé de voir la nomenclature employée
par les Chinois pour désigner les objets naturels, se rapprocher, en plusieurs points, de la nomenclature si philosophique qu'a inventée Linnée, et qu'ont adoptée tous les naturalistes. On sait
qu'elle consiste à désigner les individus d'un genre par un substantif commun, et à différencier les espèces par un nom, soit substantif, soit adjectif, joint au premier : canis leo, canis
vulpes, rosa canina, viola tricolor... Eh bien ! les Chinois, guidés par cet instinct de classification systématique qui leur est naturel, ont rencontré, en inventant leur écriture, ces
procédés de la terminologie linnéenne ; ils ont formé les caractères destinés à désigner les espèces, comme Linnée formait ses appellations binaires, de deux parties, l'une commune à toutes les
espèces du genre, l'autre variable dans le nom de chacune d'elles. Seulement, comme leur langue écrite ne s'adresse qu'aux yeux, ils ont dessiné par des figures ce que Linnée exprimait par des
mots. Pour désigner le loup et le renard, par exemple, ils ont tracé deux caractères ayant chacun une partie variable, qui désigne l'espèce, et une partie commune, qui est le nom écrit du chien,
type du genre. On voit, je le répète, que c'est une traduction, une transcription en signes figuratifs de l'appellation binaire de Linnée.
Ce qui fait le plus d'honneur à l'esprit d'observation et d'analogie des Chinois, c'est d'avoir reproduit souvent, dans leur classification, des rapports existant réellement entre les êtres, et
avoués des naturalistes modernes. Ainsi, dit M. Rémusat, le loup, le renard, la belette et les autres carnassiers, furent rapportés au chien ; les diverses espèces de chèvres et d'antilopes au
mouton ; les daims, les chevreuils, l'animal qui porte le musc, au cerf ; les autres ruminants au bœuf, les rongeurs au rat, les pachydermes au cochon, les solipèdes au cheval... Voilà des
familles vraiment naturelles : ce n'est pas un petit honneur pour les Chinois de reproduire, en quelque chose, la nomenclature inventée par Linnée et les divisions adoptées par Cuvier.
La désignation des insectes par un mot qui veut dire : les animaux dont les os sont en dehors du corps, est remarquable. Des idées récentes sur l'anatomie comparée, particulièrement des
crustacées, que les Chinois confondent avec les insectes, aboutissent précisément à justifier cette singulière expression.
Ces heureuses rencontres des Chinois, dans quelques parties de l'histoire naturelle, contribuèrent sans doute à diriger de ce côté les travaux de M. Rémusat. Ce qu'il avait entrepris était
immense ; il voulait faire un tableau complet des connaissances que les Chinois possèdent relativement aux animaux, aux végétaux et aux minéraux, donner pour chaque objet la synonymie en chinois,
enjaponais, en tonkinois, etc., dans les principales langues du haut Orient ; y joindre la synonymie européenne établie d'après les descriptions et les figures, et des notices médicinales,
usuelles, économiques, tirées des auteurs chinois. Tel est le vaste plan dont la mort a interrompu l'accomplissement, comme de tant d'autres du même auteur, encore plus regrettables. La partie
botanique seule est très avancée ; pour le reste, il n'existe que le cadre d'un travail, que M. Rémusat avait préparé sans doute, mais dont il ne paraît pas avoir commencé l'exécution.
L'utilité d'un pareil ouvrage serait d'établir des rapports certains entre les objets de la science orientale et ceux de la science européenne, et par là de mettre à notre portée les recettes et
les procédés de la première. Peut-être ce résultat ne vaut-il pas toute la peine qu'il coûterait ; on peut juger de la difficulté et des avantages qu'il peut y avoir à déterminer quel nom
européen correspond au nom chinois d'une substance, par le travail de M. Rémusat sur la pierre iu. Consacrer deux cents pages à préciser l'espèce minérale à laquelle ce nom doit se
rapporter, et intéresser à une discussion si longue sur un sujet si restreint ; rattacher naturellement cette question minéralogique à l'histoire du commerce antique de la Haute-Asie, à l'origine
des noms de Cachemir et du Caucase ; résoudre en passant la question des vases murrhins ; à propos des pierres précieuses qui formaient le pectoral du grand-prêtre, et des matériaux mystiques de
la Jérusalem céleste, rencontrer en son chemin l'Exode et l'Apocalypse ; c'est un tour de force : mais c'est aussi, ce me semble, une prodigalité d'érudition, de temps et d'esprit. En général,
c'est faire un emploi assez vain de l'érudition que de lui donner pour matière de ses recherches les connaissances dont la nature est l'objet et doit être la source. Les naturalistes ne tiennent
pas grand compte de ces travaux, ils estiment plus la découverte du moindre fait, que le labeur curieux par lequel on arrive à savoir à peu près quels faits ont été connus ou ignorés à telle ou
telle époque, en tel ou tel pays. L'histoire des sciences naturelles ne se rattache que bien rarement à celle de l'homme ; or, c'est l'homme qu'il faut chercher dans l'histoire, et la nature dans
l'observation.
Quant aux arts mécaniques, on sait la supériorité des Chinoisdans quelques-uns. Surpassés maintenant dans la fabrication de la soie, ils l'emportent encore sur nous pour la porcelaine et pour la
composition de leur encre ; seuls ils savent cultiver et préparer le thé, dont l'usage presque universel a fait de leur commerce un besoin pour le monde. La priorité de leur industrie dans
certaines inventions d'une utilité capitale, est incontestable : nul doute que de temps immémorial on n'ait connu la boussole à la Chine ; que l'imprimerie n'y date de l'an 952, et le
papier-monnaie de 1154 ; qu'il n'y ait eu de l'artillerie au Xe siècle, et au commencement du XIIe des cartes à jouer, deux cents ans avant qu'on fasse mention en Europe de la gravure sur
bois.
La question est de savoir si l'Occident a reçu de l'Orient ces diverses inventions, ou si, comme on le croit généralement, il y est arrivé par lui-même de son côté.
Cette question est importante ; on ne peut dire qu'il soit indifférent pour l'histoire de la civilisation de connaître d'où sont venues des découvertes qui ont influé à tel point sur elle ; et
notre dédain pour les Chinois, qui nous semblent plutôt des magots que des hommes, serait un peu humilié, s'il se trouvait que nous leur devons ces trois choses : l'imprimerie, la boussole et la
poudre à canon.
Cette grave question a occupé M. Rémusat, et s'il n'a pas cru pouvoir la trancher par une solution précise, on voit assez de quel côté il inclinait.
L'antériorité démontrée de ces inventions à la Chine et l'incertitude où l'on est en Europe touchant leur berceau et les auteurs qu'on leur a prêtés, forment, il faut l'avouer, un préjugé
favorable pour l'opinion qui les fait venir de l'Orient.
La boussole a été apportée par les Arabes dont les embarcations commerciales allaient, comme on sait, rencontrer les jonques marchandes des Chinois dans les ports de l'Inde. La poudre à canon et
l'imprimerie seraient venues par la voie de terre. Remarquez que ces deux découvertes sont réclamées par plusieurs pays, et que leur date n'est pas bien certaine. En outre, d'après toutes les
vraisemblances, c'est en Allemagne qu'on les voit d'abord se produire ; or, c'est en grande partie par l'Allemagne que s'établirent au moyen-âge, avec l'orient de l'Europe, et par suite avec
toute l'Asie, ces communications prodigieusement multipliées, qu'une des gloiresde M. Rémusat a été de mettre en lumière. Il n'y aurait rien d'impossible à ce que le moine allemand inconnu qu'on
fait inventeur de la poudre à canon, à ce que ce mystérieux Fust, dont on a mêlé l'histoire à la légende fabuleuse du magicien Faust, à ce que ces hommes, ou d'autres, eussent reçu ces secrets de
quelques-uns des nombreux voyageurs que l'esprit d'aventure, de prosélytisme ou de commerce poussait dans l'ombre aux extrémités de l'Asie.
Seulement il semble que ces connaissances auraient dû pénétrer plutôt en Occident, au temps des invasions mongoles, qui paraît avoir été celui des rapports les plus fréquents entre l'Orient et
l'Europe. Il est singulier aussi que Marc-Pol, qui passa plusieurs années au service d'un empereur de la Chine, qui fut envoyé par lui dans diverses parties de ses vastes États, pour y observer
ce qui était digne de l'être, et qui, de ces observations faites pour le monarque tartare, a composé la relation si intéressante qu'il nous a laissée ; il est singulier qu'un homme, qui avait
tant vu et savait si bien voir, n'ait pas rapporté un secret qu'il devait connaître, puisqu'à l'époque où il se trouvait en Chine, la typographie y était employée depuis trois siècles. Quoi qu'il
en soit, une gloire restera à l'Europe, bien supérieure à celle de l'invention première qui peut être due au hasard, la gloire du perfectionnement et de l'application où le hasard n'entre point.
La poudre à canon ne servait pas aux Chinois, comme on l'a dit, seulement pour les feux d'artifice, puisqu'au dixième siècle ils avaient des chars à foudre, de véritables canons désignés
par l'onomatopée assez expressive de pao. Plus tard ils sont mentionnés dans une expédition du général mongol Souboutai, et le petit-fils de celui-ci avait un corps d'artilleurs chinois
dans son armée, en 1255, un siècle avant la bataille de Crecy, la première en Europe où cette arme ait figuré ; mais depuis cette époque, l'artillerie chinoise n'a pas fait un progrès. Quelle
distance au contraire d'un artilleur de Crecy à un artilleur de Waterloo !
L'imprimerie a débuté en Europe par le procédé où elle s'est arrêtée à la Chine, l'emploi des planches de bois mobiles, et cette analogie est une raison de plus de croire à une influence de la
seconde sur la première. Mais l'imprimerie européenne, encore entre les mains de ses inventeurs, ou de ceux qui passent pourl'avoir été, entre les mains de Fust et de Gutenberg, s'est élevée à un
degré supérieur de perfection, et dès lors les caractères mobiles ont été trouvés. Telle est en toute chose l'opposition constante de l'Orient et de l'Occident : l'Orient invente et conserve,
l'Occident applique et perfectionne. Langues, religions, systèmes, sciences, arts, jeux, il n'est presque rien qui ne nous soit venu de l'Orient ; mais il n'est rien que nous n'ayons amélioré et
développé : le progrès, le perfectionnement, tel est le génie de l'Occident. L'Orient est une mer immense et immobile, l'Occident est un fleuve qui en découle et s'en nourrit, mais qui marche
toujours de plus en plus large, clair et profond, et à travers mille détours, mille erreurs, de rive en rive, de cataracte en cataracte, aujourd'hui lent, demain rapide, s'achemine
majestueusement vers des régions inconnues.
Il est piquant de trouver la Tartarie et la France en relation diplomatique, et ce fut une bonne fortune pour M. Rémusat de rencontrer dans les
archives du royaume des pièces de la chancellerie mongole ; de lire pour la première fois ces lettres du petit-fils de Gengis-khan à Philippe-le-Bel, six cents ans après qu'elles avaient été
écrites. Les deux beaux mémoires qu'il a consacrés à ce sujet entièrement neuf, contiennent les plus curieux détails sur ces négociations, que la légèreté sceptique de quelques historiens avait
niées. Entamées par les papes et les rois de France, elles eurent d'abord un succès médiocre auprès des chefs tartares ; puis quand ils comprirent que les intérêts de leur conquête étaient
d'accord avec les plans de croisade que l'Europe chrétienne commençait à abandonner, ce furent eux, chose étrange, qui tentèrent par leurs messages de ranimer cet enthousiasme. Alors ils prirent
l'initiative des ambassades, écrivant en termes courtois, et ne menaçant plus comme auparavant les missionnaires d'envoyer au pape leur peau empaillée, mais offrant au roi de France le secours de
leur cavalerie pour conquérir le Saint-Sépulcre. M. Rémusat a rattaché à l'histoire de ces singulières ambassades, des vues ingénieuses sur les relations, beaucoup plus nombreuses qu'on ne le
suppose souvent, qui liaient et rapprochaient au moyen âge l'Orient et l'Occident. Dans le morceau suivant, il a groupé un grand nombre de faits, dont le simple exposé frappe vivement
l'imagination. Les vues qui suivent sont pleines d'élévation et de nouveauté. Je ne puis résister à transcrire le morceau tout entier ; je ne crains point qu'il paraisse trop long à mes lecteurs,
et nul autre ne me semble plus propre à leur donner idée du talent d'écrire de M. Rémusat, qu'une notice consacrée à sa mémoire doit faire aussi connaître.
« Beaucoup de religieux italiens, français, flamands furent chargés de missions diplomatiques auprès du grand Khan. Des Mongols de distinction vinrent à Rome, à Barcelone, à Valence, à Lyon, à
Paris, à Londres, à Northampton, et un franciscain du royaume de Naples fut archevêque de Pékin. Son successeur fut un professeur de la faculté de théologie de Paris. Mais combien d'autres
personnages moins connus furent entraînés à la suite de ceux-là, ou comme esclaves, ou attirés par l'appât du gain, ou guidés par la curiosité dans des contrées jusque-là inconnues ! Le hasard a
conservé le nom de quelques-uns ; le premier envoyé qui vint trouver le roi de Hongrie de la part des Tartares, était un Anglais banni de son pays pour certains crimes, et qui, après avoir erré
dans toute l'Asie, avait fini par prendre du service chez les Mongols. Un cordonnier flamand rencontra dans le fond de la Tartarie une femme nommée Paquette, qui avait été enlevée en Hongrie ; un
orfèvre parisien dont le frère était établi sur le Grand pont ; et un jeune homme des environs de Rouen, qui s'était trouvé à la prise de Belgrade. Il y vit aussi des Russes, des Hongrois et des
Flamands. Un chantre nommé Robert, après avoir parcouru l'Asie orientale, revint mourir dans la cathédrale de Chartres. Un Tartare était fournisseur de casques dans les armées de Philippe-le-Bel.
Jean de Plan-Carpin trouva près de Gayouc un gentilhomme nommé Temer, qui servait d'interprète ; plusieurs marchands de Breslaw, de Pologne, d'Autriche, l'accompagnèrent dans son voyage en
Tartarie ; d'autres revinrent avec lui par la Russie, c'étaient des Génois, des Pisans, des Vénitiens... Des voyages de ce genre ne furent pas moins fréquents dans le siècle suivant... On peut
bien croire que ceux dont la mémoire s'est conservée, ne sont que la moindre partie de ceux qui furent entrepris, et qu'il y eut dans le temps plus de gens en état d'exécuter des courses
lointaines, que d'en écrire la relation. Beaucoup de ces aventuriers durent se fixer et mourir dans la contrée qu'ils étaient allés visiter ; d'autres revinrent dans leur patrie, aussi obscurs
qu'auparavant, mais l'imagination remplie de ce qu'ils avaient vu, le racontant à leur famille, l'exagérant sans doute, mais laissant autour d'eux, au milieu de fables ridicules, des souvenirs
utiles et des traditions capables de fructifier. Ainsi furent déposées en Allemagne, en Italie, en France, dans les monastères, chez les seigneurs, et jusque dans les derniers rangs de la
société, des semences précieuses destinées à germer un peu plus tard. Tous ces voyageurs ignorés, portant les arts de leur patrie dans des contrées lointaines, en rapportaient d'autres
connaissances non moins précieuses, et faisaient, sans s'en apercevoir, des échanges plus avantageux que tous ceux du commerce. Par là, non seulement le trafic des soieries, des porcelaines, des
denrées de l'Indoustan s'étendait et devenait plus praticable ; il s'ouvrait de nouvelles routes à l'industrie et à l'activité commerciale ; mais ce qui valait mieux encore, des mœurs étrangères,
des nations inconnues, des productions extraordinaires venaient s'offrir en foule à l'esprit des Européens, resserré, depuis la chute de l'empire romain, dans un cercle trop étroit. On commença à
compter pour quelque chose la plus belle, la plus peuplée et la plus anciennement civilisée des quatre parties du monde. On songea à étudier les arts, les croyances, les idiomes des peuples qui
l'habitaient ; et il fut aussi question d'établir une chaire de langue tartare dans l'Université de Paris. Des relations romanesques bientôt discutées et approfondies répandirent de toutes parts
des notions plus justes et plus variées. Le monde sembla s'ouvrir du côté de l'Orient, la géographie fit un pas immense ; l'ardeur pour les découvertes devint la forme nouvelle que revêtit
l'esprit aventureux des Européens ; l'idée d'un autre hémisphère cessa, quand le nôtre fut mieux connu, de se présenter à l'esprit comme un paradoxe dépourvu de toute vraisemblance ; et ce fut en
allant à la recherche du Zipangri de Marc Pol, que Christophe Colomb découvrit le Nouveau Monde. »
Quand la mort a surprit M. Rémusat, il était occupé d'une publication faite pour jeter le plus grand jour sur l'histoire du bouddhisme, et par
suite sur l'état fort peu connu de la civilisation dans l'Inde, le Thibet, et la Perse orientale, du IVe au VIIIe siècle de notre ère. Il s'agit de plusieurs voyages entrepris par des religieux
de la Chine, allant, comme en pèlerinage, visiter tous les lieux consacrés dans ces divers pays par des légendes bouddhiques, voyageant de temple en temple, de monastère en monastère, recueillant
toutes les traditions qui concernent leur croyance, et en faisant la statistique, comme quelques siècles plus tard Benjamin de Tudèle fit celle du judaïsme. Malheureusement leur récit est aussi
sec que le sien, et comme lui ne voit partout que des juifs, eux ne cherchent en tout pays que des sectateurs de la doctrine de Fo. Cependant il est impossible qu'ils ne rencontrent pas par
hasard et ne recueillent, comme à leur insu, des renseignements très instructifs sur les pays qu'ils traversent, et dont pour la plupart on ne sait absolument rien à cette époque : ce sont eux
qui ont appris, par exemple, l'existence du royaume du Pot-d'Or, fondé dans le nord de la Perse par des Goths bouddhistes. Un seul fait de cette nature compense bien des lacunes. En ce qui
concerne l'histoire du bouddhisme, histoire dont on a pu entrevoir l'intérêt, c'est un document capital. La traduction du premier de ces voyages est achevée et paraîtra bientôt. M. Klaproth
compte traduire les autres. Malheureusement le commentaire dont M. Rémusat accompagnait sa traduction n'en dépasse pas la moitié, commentaire plus précieux peut-être que le texte ; il avait été
tiré tout entier des auteurs chinois, où le savant traducteur avait pu découvrir quelques éclaircissements sur les objets dont parlent les auteurs de la relation. Ce qui manque à ce commentaire,
pour être achevé, doit inspirer les plus vifs regrets. Là eussent trouvé leur place les résultats des lectures et des réflexions de M. Rémusat, dirigées principalement, depuis plusieurs années,
sur l'histoire du bouddhisme. Il est cruel de penser qu'avec lui ont péri tant de recherches et d'idées dont il ne reste rien. Quand les mêmes lectures seront-elles faites par un homme d'un
esprit supérieur comme le sien ? C'est ce sentiment surtout qui a fait prendre la plume à l'auteur de cette notice. En voyant tout ce que la véritable érudition perdait en M. Rémusat, j'ai
éprouvé le besoin de dire ce qu'il avait fait pour elle, et ce qu'il aurait fait sans la mort qui l'a frappé à quarante-deux ans ; en consacrant à exposer le résultat de ses principales
découvertes quelques notions puisées dans son enseignement, j'ai cru remplir un devoir envers lui.