G.-Eugène Simon (1829-1896)

LA CITÉ CHINOISE

Nouvelle Revue, Paris, 1885, 390 pages.

 

Table des matières - Extrait : Réflexions
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Table des matières

  • La Famille
  • Le Travail
  • L’État
  • Le Gouvernement
  • La Famille Ouang-Ming-Tse

Annexes, Tableaux.


Réflexions

Agriculture

Quelle erreur de croire que l’on peut remplacer la culture par la ruse, la justice par la violence et l’engrais par de gros instruments ! Les engins des agriculteurs chinois sont bien moins puissants, moins pesants, moins brutaux que les nôtres. Leur charrue est tout en bois ; le versoir est de bois, sauf quelquefois une petite pointe en fer, quand il y a des pierres à écarter ; le coutre même est le plus souvent en bois. Leurs systèmes, leurs méthodes, leurs procédés sont moins savants, moins transcendants que les nôtres. En tout cela, nulle prétention. Ils ne forcent pas la terre comme nous, ne la maltraitent pas, ne la violentent pas, ne lui imposent aucune règle, aucune docte constitution. Ils la prient plutôt, ils la sollicitent. Ils ne lui demandent rien qu’ils ne lui rendent aussitôt. Pas un grain de riz sans qu’ils lui donnent de quoi réparer son effort. Je disais, il n’y a qu’un instant, que leur agriculture est un culte ; on pourrait presque dire que c’est une caresse. Et à des soins si tendres la terre se rend ; elle se livre tout entière. Par la douceur, par l’assiduité, par la justice, ils en obtiennent tout ce qu’ils veulent, plus que nous. Voilà l’agriculture chinoise. On ne peut pas dire qu’il n’y ait aucune science, et cependant ce n’est pas de la science. Ce n’est pas de la science et c’est plus que de la science. Il y a un mot ancien dont je voudrais me servir : c’est de la sagesse.

Commerce

Le meilleur ministre, c’est tout le monde, disent les Chinois. Cela semble particulièrement vrai du ministre du commerce. Quand un peuple est nombreux, c’est qu’il est prospère ; s’il est prospère, les affaires sont actives ; et si les affaires sont actives, à quoi bon un ministère du commerce ? Faites donc que le peuple soit nombreux, faites des lois justes, ayez des impôts justes et légers, et quant au reste, moins vous vous en mêlerez, mieux cela vaudra. Les Chinois n’ont donc pas de ministère du commerce. Les douanes et les statistiques sont du ressort du ministère des finances. Je sais bien ce que l’on ne va pas manquer d’objecter. On dit : Oui, ce système pouvait être bon lorsque la Chine n’avait pas de relations commerciales avec l’étranger ; mais à présent qu’elle a des traités de commerce avec les puissances occidentales, peut-être sentira-t-elle un jour la nécessité d’un ministre spécial. J’ai déjà répondu à cette objection. N’oubliez pas que l’impôt total, réparti sur toute la population, ne représente que trois francs à peu près par habitant. Est-ce qu’un pays où l’impôt est aussi faible a besoin de traités de commerce ? Quelle concurrence pourrait-il craindre ? Quelles importations redouter, à moins que ce ne soit celle de l’opium ? Quels échanges aurait-il à prohiber ? Les façons de voir du gouvernement chinois ne sont sans doute pas toujours conformes à celles de l’Europe, mais il y a, même en Europe, bien des esprits qui ne sont pas absolument convaincus de l’excellence des théories européennes. Dans certains cas exceptionnels, il interdit la sortie de telle ou telle denrée de première nécessité ; et cela peut, en effet, gêner quelques négociants, quelques spéculateurs ; mais dans tous les cas, ces mesures sont accidentelles, de très courte durée, et elles n’infirment en rien les doctrines générales en matière d’échange. L’Europe a cru devoir imposer des traités de commerce à la Chine, et la Chine, qui professe que les traités de cette nature vont précisément à l’encontre de la liberté, ou bien qu’ils sont inutiles s’ils sont fondés sur les véritables intérêts des peuples, s’est défiée de ces exigences ; puis, forcée d’y souscrire, elle a fait de ces traités des instruments de fisc. On lui reproche d’en abuser quelquefois ; mais que ne lui reproche-t-on pas ? La vérité, c’est qu’avant le commerce occidental et les traités dont il a été la cause, les droits perçus sur les importations étrangères venues de l’Annam, de Siam, etc., étaient en général plus faibles qu’aujourd’hui. Cependant, même à présent, on sait que les droits de douane sur les marchandises européennes ne sont après tout que des droits ad valorem de 5 à 6 p. 100 pour la plupart des articles, de 8 à 12 pour quelques autres, et de 33 p. 100 pour l’opium seulement. Et pourtant, l’opium à part, toute l’Europe réunie ne parvient qu’à grand’peine à vendre à chaque Chinois pour 50 ou 55 centimes par an de cotonnade et de quincaillerie, tandis que la Chine vend pour 3 francs au moins de ses produits à chaque Français ! Les avantages que l’on se promettait des traités en sont réduits là, et tous les efforts possibles sont venus se briser contre ce tout petit chiffre de 3 francs d’impôt. Ce n’est vraiment pas la peine de faire des traités ni d’avoir un ministère spécialement chargé de les rédiger. Les 3 francs d’impôt et la densité de la population, — les Chinois ont raison : — voilà le meilleur ministre del Fomento. Le commerce intérieur, la production et la consommation locales exemptes de tout impôt et aussi intenses que possible, sans aucune éventualité étrangère qui puisse en troubler les rapports, en voilà les œuvres les plus immédiates.

Fonctionnaires

Tous ces fonctionnaires sont responsables, depuis le préfet jusqu’à l’Empereur, et cette responsabilité ne comprend pas seulement leurs actes publics ; elle s’étend jusqu’aux actes des citoyens et même jusqu’aux événements d’ordre naturel qui pourraient troubler l’ordre et la paix. Ainsi, un meurtre commis dans une sous-préfecture entraîne non seulement le changement du maire de la commune, mais la destitution du préfet et du sous-préfet. Il en est de même des sécheresses ou des inondations. Il paraît sans doute difficile de se rendre compte des raisons d’une pareille sévérité et il est permis de la trouver excessive. Cependant, il est des fléaux dont un peu de soin et de vigilance peuvent conjurer les conséquences. Telles sont, dans bien des cas, les sécheresses et les inondations qui dépendent du bon aménagement et de l’entretien des canaux ; et l’on sait que, au moins pour les canaux et les réservoirs principaux, c’est une des premières attributions des fonctionnaires. Puis, cette responsabilité empêche que ceux-ci, assurés quand même de leurs emplois, n’en viennent peu à peu à se désintéresser des événements qui peuvent affecter le sort des populations. Elle crée entre eux une solidarité effective qui a bien son importance. Enfin elle procure au peuple l’occasion de se débarrasser légalement des administrateurs qui, sans avoir pourtant commis rien de très grave, ne sont pas arrivés à mériter sa confiance. Qu’une sécheresse se produise, par exemple, qui croyez-vous que les Chinois en accusent ? Le Ciel, la Terre ? Non, eux-mêmes. Tout le monde rentre en soi. On jeûne. Chacun examine ses actes, les confesse publiquement. Les fonctionnaires impriment leurs confessions, les font afficher. Eux-mêmes signalent leurs fautes, leurs négligences, celles du peuple que leurs exemples ou leurs avis auraient dû mettre sur ses gardes. Ils promettent de mieux faire. Quelquefois leurs amendes honorables ne leur servent de rien. Les disgrâces arrivent et pleuvent comme grêle. Si elles ne viennent pas d’en haut, le peuple s’en charge. Pendant une de ces sécheresses, que je me rappelle bien, car, me trouvant en voyage, j’avais été obligé de jeûner comme tout le monde, j’ai vu destituer ou renvoyer trois ou quatre préfets ou sous-préfets. Huit jours de plus, le gouverneur aurait dû partir à son tour. La pluie tomba heureusement pour lui et pour le viceroi qui n’aurait pas échappé au même sort. Si les fléaux se prolongent on pont trop fréquents, l’Empereur est remplacé, sa dynastie congédiée. Tous payent de la perte de leurs emplois ou de leur trône ce que le peuple a payé de son bien-être, le cultivateur de sa récolte. Il va sans dire que si ces occasions servent les ressentiments du peuple, elles lui servent aussi à témoigner ses sympathies en retenant malgré tout ceux qui ont su se les concilier. — Il y a encore d’autres circonstances où cette responsabilité devient une ressource et un moyen bien précieux. Personne n’est parfait, un fonctionnaires moins que tout autre ; du moins il n’est personne dont on ait plus souvent lieu de se plaindre. On patiente longtemps, on lui fait faire des remontrances ; enfin, lassés, les gens de la campagne refusent l’impôt et ceux de la ville ferment boutique. Plus d’affaires, rien ne va. Au bout de trois jours, si l’accord ne s’est pas rétabli, le fonctionnaire est destitué. C’est commode et cela se passe sans bruit. — Pour le général qui a livré une parcelle de territoire à l’ennemi, pour le gouverneur qui l’a laissé entrer dans une ville, pour l’ambassadeur qui n’a pas su éviter une guerre ou dont la signature a entraîné la violation du solde la patrie, ce n’est plus d’une simple destitution qu’il s’agit. Le suicide seul peut faire excuser leur faute. L’expiation paraîtra, ici encore, d’une rigueur excessive ; mais du moins le peuple est assuré que personne ne l’engagera légèrement dans des aventures qu’il peut payer de son sang et de son travail ; et que si la guerre est un jour nécessaire, le soin de la plus légitime défense on a fait une inévitable nécessité.

Assemblée

J’ai dit tout à l’heure qu’il n’existait pas en Chine de Corps législatif, ni rien qui ressemblât à une assemblée, élue ou non, spécialement chargée de faire des lois, et qui rappelât un Sénat ou une Chambre des lords. On ne doit pas s’en étonner. Dans une société si anciennement formée, toutes les lois doivent être faites, et elles sont faites. Il ne s’agit plus que de mesures particulières, variables suivant les temps, les lieux et les circonstances. Les Chinois ne pensent pas que les formules essentielles, générales, universelles, auxquelles on puisse donner ce beau nom de lois, soient l’expression de toutes les volontés ou de la volonté d’un seul. Pour eux, la loi résulte des conditions d’existence de l’individu ou de la société. Cette loi est en l’homme ; il n’y a qu’à la laisser se développer librement. La liberté est donc la première loi, ou plutôt le principe de toute loi. — La seconde condition d’existence est la solidarité. Sans solidarité, point de société ; et sans société l’homme est impossible. — Il y a une troisième condition d’existence : l’égalité, sans laquelle la solidarité ne serait qu’un vain mot. La liberté, la solidarité et l’égalité, c’est la famille, la famille chinoise. C’est l’image de l’État, sa première phase. Tout ce qui pourrait amoindrir la famille ne serait pas une loi, mais un crime, et l’on ne saurait en concevoir d’autre que celle qui nait dans la famille, la maintient et sert à son développement. « L’État, disent encore les Chinois, n’est qu’une grande famille. » — Les conditions d’existence de la famille, je veux dire ses principes moraux de liberté, de solidarité et d’égalité, son unité, étant les mêmes partout, le caractère de toute loi est d’être universelle. Avec de telles idées, que serait, surtout, dans un empire aussi vaste, la décision d’hommes venus de points si éloignés ? Ce serait l’autorité, non la loi. Rien de pire, de plus dissolvant qu’une assemblée exclusivement législative. — Avec de telles idées, ajouterai-je encore, et avec de tels principes, comment supposer, dire et écrire, ainsi qu’on le fait sans cesse en Europe, que la constitution sociale des Chinois leur interdit tous rapports avec les étrangers ? La vérité est au contraire qu’il est impossible d’en trouver une seconde qui soit aussi simple, aussi universelle, aussi scientifique par conséquent, aussi humaine et aussi peu exclusive.

Lois

Cependant, à côté ou au‑dessous de ces lois essentielles, il peut arriver que l’on sente la nécessité d’autres lois complémentaires. Dans tous les cas, l’existence d’une société, le sort d’un État peuvent dépendre de faits extérieurs, de phénomènes et de questions dont il importe de ne pas laisser la solution au hasard ou à l’impéritie des hommes. Il faut que cette solution ne s’écarte pas des lois essentielles, ni ne les contrarie. Il faut que ces secondes lois soient en rapport avec les premières et aussi scientifiques qu’elles. Il n’y a qu’une réunion, non d’hommes ni de volontés, mais de savants, qui réponde à cette façon de voir les choses. L’Académie des sciences et des lettres de Pékin est, en effet, le seul pouvoir législatif. Voici de quelle manière se font les lois. Si, dans le district qui lui est confié, un fonctionnaire remarque une coutume qu’il croit pouvoir être généralisée avec avantage, il la fait connaître par voie hiérarchique au gouvernement. Le ministère des Rites la défère à l’examen de l’Académie, et si elle est approuvée, elle est communiquée à toutes les provinces pour être mise à l’essai. Si, finalement, elle est sanctionnée par la pratique et adoptée par la population, elle est inscrite dans le code et devient loi. Mais cette inscription n’a lieu qu’à l’avènement d’un nouvel Empereur. La loi a donc eu tout le temps de passer dans les mœurs. Si non, elle est rejetée. Il en est ainsi de tout projet de loi qui pourrait émaner de l’initiative du gouvernement ou des particuliers. Il faut dire de suite que le nombre de ces lois essentielles et accessoires est si réduit, malgré les siècles écoulés, que l’ensemble ne dépasse pas quelques pages. Je ne parle bien entendu que du Code civil ; le Code criminel, dont j’aurai à m’occuper dans une autre étude, est beaucoup plus long.

Tonkin

On dit : Nous changerons tout cela. Non, nous ne changerons pas tout cela. Le Tonkin n’est pas une contrée déserte comme les contrées d’Afrique. Sa population est au moins aussi dense que la nôtre et nous ne la remplacerons pas. Or, on ne change pas plus les habitudes d’un peuple que le climat d’un pays. Quelques industriels, quelques capitalistes, quelques compagnies financières, — plutôt étrangers que français, — calculant le bon marché du coton, de la soie, du fer, du cuivre, de l’étain et autres produits par le sol du Tonkin, le bas prix de la main-d’œuvre et l’économie des distances, y introduiront, on doit le prévoir, les engins à vapeur d’Europe ; mais, excepté à eux-mêmes, à qui cela profitera-t-il ? Écoutez le cri d’alarme que jette en ce moment même la Chambre de commerce de Manchester. De quoi s’agit-il pourtant ? De quelques manufactures récemment construites à Calcutta ; mais c’est assez. Dès à présent, elle prévoit l’abandon de sa clientèle asiatique, la racine de l’industrie nationale, la misère des ouvriers, etc. Vous parlez de l’avenir ? Le voilà : c’est le déplacement, au bénéfice de l’Extrême-Orient, des industries françaises, anglaises et autres. Je n’y vois, pour ma part, absolument rien de consolant. Qui sait même, encore une fois, si les Tonkinois et les Chinois ne viendront pas en Europe partager et augmenter la détresse de nos compatriotes ?

Je n’ai, jusqu’à présent, envisagé la question qu’à notre point de vue. Les Tonkinois auront-ils lieu d’être plus satisfaits ?

Dans la situation où ils se trouvent, ils sont certainement loin d’être heureux ; mais il leur semble que tous leurs maux ne leur viennent que des Annamites qui les pillent et ne leur laissent que les yeux pour pleurer ; ils se figurent qu’ils n’auraient plus rien à désirer s’ils en étaient débarrassés. Il ne leur manquerait rien, en effet, si on les laissait se gouverner et s’administrer eux-mêmes, fixer, percevoir et dépenser eux-mêmes les impôts, si on leur laissait en un mot les libertés et la douceur du régime chinois. Mais, entre ce régime et un gouvernement tel que nous sommes habitués à le concevoir, n’y a-t-il pas une trop grande différence pour qu’il soit possible de les concilier l’un et l’autre ? Et d’abord, est-il permis de supposer que les Tonkinois souscriront avec beaucoup d’enthousiasme aux frais d’un protectorat qui devra, non pas seulement les assurer contre les Annamites, mais s’assurer lui-même contre les ennemis en dehors et nécessiter des dépenses sur lesquelles ils sont à coup sûr loin de compter ? Ce n’est pas tout. Chez les Tonkinois, comme chez les Chinois, il n’y a pas de grandes fortunes, mais il n’y a pas non plus de grandes misères ; j’en excepte, bien entendu, celles que la domination annamite a pu produire. Au Tonkin, comme en Chine, c’est le règne de la petite propriété et de la petite industrie. Très peu d’ouvriers salariés, beaucoup de petits patrons, vivant d’un ou de plusieurs métiers, heureux et paisibles au sein de leur famille, comme des gens pour qui le lendemain n’a point d’angoisses. Eh bien ! croyez-vous que toute cette population verra sans déplaisir les grands capitaux, accumulés en peu de mains comme ils le sont en Europe, envahir leur pays, y prendre leurs allures ordinaires, monopoliser la terre et l’industrie, convertir en salariés cette foule de petits patrons, les enlever à leurs familles pour les concentrer dans de grands ateliers et les plonger peu à peu dans l’instabilité et l’insécurité des populations ouvrières d’Europe ? Et maintenant, serait-ce voir les choses trop en noir que de prédire un temps où il se produira au Tonkin, contre les étrangers, quelque chose d’analogue au mouvement antisémitique auquel nous assistons en Europe ? Je ne sais ; mais plus j’y pense, plus je crois que décidément nous n’allons faire au Tonkin que de mauvaise besogne.


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