Léon Rousset
A TRAVERS LA CHINE
Librairie Hachette, Paris, 1878, 429 pages+28 illustrations+1 carte.
- A la fin de son affectation à l'arsenal de Fou-tcheou, Léon Rousset songe au retour en France. Mais : " Ce n'est pas sans tristesse et sans regrets que l'on voit arriver le jour où il faudra abandonner un pays que l'on a habité pendant de longues années ; je m'en étais presque fait une seconde patrie... J'avais surtout un regret : celui de n'avoir guère vu la Chine que dans les ports ; j'aurais voulu pouvoir pénétrer dans l'intérieur de ce grand empire, parcourir quelques régions encore inconnues, et prendre dans ces provinces éloignées la vie chinoise sur le vif. "
Ce qu'il fait en rejoignant au Kan-sou l'ancien directeur de l'arsenal, le vice-roi Tso. Son livre est le récit de ce périple.
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Extraits : Un crime contre l'humanité - Les chanteuses de Roua-Yin-Miao - La cérémonie du Pou-tou
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- Livre premier : la Chine méridionale : le fleuve Min — la ville de Fou-tchéou — les rues et les environs de Fou-tchéou — Fou-gnan et Formose — Shang-haï — Ran-kéou — les préparatifs d'un voyage.
-
Livre deuxième : la Chine septentrionale : le Han-kiang — le Ho-nan — le Chen-si — le Kan-sou —
l'hospitalité d'un vice-roi — d'ermitage en ermitage — les émotions du retour — la dernière étape.
Ils sont bien coupables ceux-là qui, dans un but de vil mercantilisme ont encouragé la
propagation de cette odieuse coutume. A quoi sert de faire sonner si haut les services que l'on rend à l'humanité en supprimant l'esclavage, lorsque d'un autre côté on empoisonne sciemment des
nations entières ? A qui donc espère-t-on faire illusion ? Car à tout prendre, le mobile de tous ces actes, de ceux qui ont l'apparence de la générosité comme des autres, est l'égoïsme, et le
plus triste de tous, l'égoïsme mercantile. Qu'importe de savoir à qui incombe la responsabilité d'avoir le premier apporté l'opium en Chine ? Triste argument, en vérité, que celui qui consiste à
s'excuser de faire le mal, sous ce prétexte que d'autres le feraient, si on ne le faisait soi-même !
La question n'est pas là ; elle est dans ceci, qu'on a fait la guerre à la Chine pour la
forcer à recevoir l'opium dont elle ne voulait pas ; la vérité c'est qu'en 1798, la Compagnie des Indes importait en Chine quatre mille cent soixante-dix caisses d'opium d'une valeur de 4.327.850
fr. ; en 1835, pendant la dernière année de son privilège, elle importait dix mille huit cent soixante-quatre caisses d'une valeur de 30.885.905 francs ; en 1840, à la veille de la guerre,
l'importation a presque doublé ; elle est de dix-huit mille six cent quatre-vingt-quatorze caisses qui valent 56 millions de francs. En 1845, au lendemain du traité de Nanking, l'Angleterre
abusant de sa force, importe en Chine quarante mille caisses d'une valeur de 100.000.000 ; en 1855, elle en importe pour 191.000.000 ; en 1877 pour 207 millions de francs. Et tandis que les
traités imposés à la Chine ne lui permettent pas de prélever plus de 6 p. 100 comme droit de douane à l'entrée du poison dans ses ports, l'Angleterre tire de sa production dans l'Inde un revenu
qui s'élève à trois cents pour cent de sa valeur ! Si jamais chiffres ont eu de l'éloquence, ce sont certes bien ceux-là. Pour ceux qui ont pu voir de près les ravages produits par l'opium, la
guerre de 1841 est un crime commis contre l'humanité.
Nous venions d'entrer dans la grande et unique rue de cette bourgade, lorsque nos regards
furent surpris par la vue de trois femmes, aux vêtements élégants, le visage couvert de fard, les cheveux savamment échafaudés et entremêlés de fleurs, qui se promenaient tranquillement en se
tenant par la main ; leur démarche ondulante trahissait visiblement ce dandinement, non sans grâce, particulier aux femmes à petits pieds. La claustration des femmes n'est pas imposée par la loi,
mais n'est en Chine que le résultat d'une coutume, et ne s'applique pas à celles dont le travail est nécessaire pour contribuer aux besoins ou au bien-être de la famille ; elle n'est donc
observée que dans la classe aisée ; les femmes du peuple ont toute liberté pour aller et venir hors du logis sans que personne s'en étonne. Il est de bon ton pour une femme qui n'a pas besoin de
travailler pour vivre et qui se respecte, de ne pas se montrer hors de sa famille ; on se conforme à cet usage, à cette contrainte, si l'on veut, sans y rien trouver d'extraordinaire ; et, en
somme, cette coutume ne devrait pas nous paraître plus étrange que ne peut sembler ridicule aux Américains la tutelle à laquelle sont soumises jusqu'au jour de leur mariage, les jeunes filles en
France. Les Chinois jugent utile que la femme mariée observe la même réserve que nous trouvons à propos chez nous d'imposer à celle qui ne l'est pas encore ; c'est pure affaire de sentiment et de
convenance.
L'éclat des parures dont étaient revêtues les trois femmes que nous venions de rencontrer, montrait assez qu'elles n'appartenaient pas à la classe laborieuse ; leur présence dans la rue suffisait
seule pour indiquer la catégorie dans laquelle il fallait les ranger. Encore, cette exhibition publique avait-elle de quoi nous étonner ; jamais, dans le midi de la Chine, celles qui ont quelques
prétentions, ne se montreraient ainsi au dehors ; il paraît que dans le nord, les mœurs sont un peu différentes.
C'est sous l'impression d'étonnement que nous avait causée cette rencontre étrange et si peu prévue, que nous pénétrâmes dans un hôtel de médiocre apparence. Chaque côté de la cour était bordé de
constructions divisées en plusieurs appartements. Nous ne fûmes pas peu surpris, en passant, d'apercevoir au travers des stores de bambou baissés au-devant des portes, des vêtements de femmes
tout semblables à ceux que nous venions de voir dans la rue. Nous étions assez indécis de ce que nous devions faire ; rester dans cet hôtel, n'était-ce pas manquer aux convenances, et nous
exposer à voir diminuer le respect que l'on nous devait ? N'y pas rester, après y être entrés, n'était-ce pas nous rendre ridicules par une affectation de pruderie puérile ? Lou-Kouei-Tang vint
mettre un terme à notre irrésolution, en nous apprenant que tous les hôtels du bourg ressemblaient à celui où nous nous trouvions ; les femmes que nous avions vues étaient des chanteuses, dont
les voyageurs ou les pèlerins qui traversaient le village, mettaient souvent à contribution les talents musicaux pour distraire et abréger les heures de la soirée.
Il eût été bien étonnant que dans l'endroit où nous étions, on ne nous fît pas semblable
ouverture. Les chanteuses ne tardèrent pas à être introduites avec un accompagnateur qui, les doigts armés de grands ongles d'ivoire, devait suivre la mélodie sur une sorte de longue guitare. Je
ne redirai pas ici les chansons que nous entendîmes successivement. Tout en me bornant à celles dont j'ai pu garder le souvenir, le rôle de traducteur se heurterait à trop de difficultés. La
langue chinoise qui ne possède que quatre cent quatorze sons différents pour exprimer plus de quarante mille mots, se prête merveilleusement aux calembours et aux jeux de mots, choses qui sont
absolument intraduisibles ; enfin dans leur poésie lyrique, les Chinois, usent d'une liberté d'images et d'une crudité d'expressions qu'il ne serait pas permis de reproduire, ni même d'imiter
dans notre langue.
Il ne faudrait cependant pas induire de ma réserve plus de mal qu'il n'y en a en réalité ; nous avons chez nous des chansons tout aussi légères que celles auxquelles je fais allusion ; mais pas
plus en Chine qu'en Europe, elles ne sont admises dans la bonne compagnie. Les Chinois ont moins de pudeur dans les paroles que dans les actes ; il y a, à cet égard, dans leurs mœurs, un
contraste singulier. Il serait honteux pour un homme d'être rencontré en public dans la compagnie d'une femme, fût-ce sa mère ou son épouse ; leurs vêtements amples et flottants dissimulent
soigneusement les contours du corps ; c'est la cause d'un profond scandale pour eux que nos vêtements collants qui loin de dissimuler, accusent au contraire et font souvent ressortir ce qu'ils
prennent tant de soin de cacher ; ils ne comprennent pas que l'on puisse s'embrasser, même entre parents ; c'est pour eux une manifestation de l'affection exclusivement réservée aux mystères de
l'intimité la plus étroite. En revanche, ils sont en paroles, d'une liberté, non pas grossière, parce qu'ils ont de l'esprit, mais tout au moins sans préjugés ; comme les hommes ne sont jamais
réunis qu'entre eux, ils ne sentent point la nécessité de ces délicatesses de langage, de ces euphémismes qui permettent de gazer les récits et de dire sans rougir des choses qu'on serait révolté
d'entendre exprimer naturellement. Adonnés à la poésie par tempérament et par goût, mais en même temps rationalistes froids et gens pratiques avant tout, ils n'ont pas su, comme les peuples de
l'Occident, à l'imagination spiritualiste, séparer les sentiments des sensations et idéaliser les facultés de l'âme en brisant les liens qui la rattachent à la nature matérielle. Faire de l'amour
deux parts distinctes, l'une toute poétique et idéale, l'autre toute prosaïque et réaliste, faire abstraction de la cause pour ne considérer que l'effet, leur paraît chose aussi peu logique et
réalisable que d'imaginer un fleuve sans eau ou de la pluie sans nuage. Aussi leurs chants d'amour ne sont-ils que la peinture fidèle des passions humaines dans leurs phases successives ; elles
sont réalistes, elles ne sont pas, au moins généralement, immorales ; l'immoralité naît des dérèglements de l'imagination ; or en poésie, comme en tout autre chose, les Chinois peignent, imitent
ou copient, ils n'inventent point. Cependant, le danger de ces peintures ne leur a pas échappé, car ils les ont sévèrement exclues du sein de la famille et avec elles, la musique dont elles sont
le motif nécessaire. L'étude et la pratique des arts musicaux sont, en Chine, l'apanage exclusif d'une catégorie de femmes, qui occupent une position spéciale et déconsidérée au bas de l'échelle
sociale, ou des acteurs qui ne sont pas tenus en plus haute estime. Un nouveau marié serait très désagréablement surpris de découvrir, chez sa femme, des connaissances musicales qui sont
soigneusement écartées de l'éducation des jeunes filles de la bonne société.
La nuit venue, une illumination générale des abords du ya-men et du temple de la Reine du
ciel m'avertit que l'heure de la célébration du Pou-tou était arrivée. Des quantités de lanternes de papier blanc ou rouge étaient suspendues le long des murs, sur le bord des chemins, où se
pressaient des flots de population attirés par la cérémonie. Je suivis la foule et parvins jusqu'à l'entrée du ya-men. L'autel, élevé au fond de la cour avait été brillamment orné ; des étoffes
brodées, des vases et des chandeliers de bronze en couvraient les différents étages, et les divinités dorées que l'on y avait placées, quoique inondées par des flots de lumière, disparaissaient
au milieu des nuages produits par la fumée bleuâtre des parfums. Des bonzes revêtus de longues robes jaunes étaient réunis d'un côté de l'autel et récitaient, les mains jointes et sur un ton
nasillard, des prières dont ils ne comprenaient pas un mot.
. . . . . . . .
Il s'agissait, ce soir-là, de convier les esprits à la fête que l'on célébrait en leur honneur et de leur faciliter les moyens de s'y rendre.
Il fallait d'abord procurer la liberté à ceux qui étaient renfermés dans les enfers ; c'est là le but de la cérémonie, désignée sous le nom de rupture de l'enfer. On avait disposé par terre cinq
tuiles, quatre formant les quatre coins d'un carré, la cinquième étant placée au milieu : elles figurent l'enceinte des régions infernales ; au centre de cet espace étaient placées de petites
figures de papier représentant les malheureux esprits emprisonnés. Tout étant ainsi disposé, un bonze saisit un bâton, et se mit à tourner tout autour en marchant d'un pas lent et solennel et en
récitant des incantations. Quand il eut fini de marmotter ses prières, il brûla quelques papiers revêtus d'une mince feuille d'étain ou de clinquant qui représentent respectivement des lingots
d'argent et d'or, envoyant ainsi aux esprits les fonds nécessaires pour subvenir à leurs frais de route, puis il frappa de son bâton les tuiles qui se brisèrent et saisit les petites figures de
papier qu'il emporta. Les portes de l'enfer ainsi violemment ouvertes, rien ne s'opposait plus dorénavant au voyage des hôtes invisibles conviés à la fête ; restait, cependant, comme elle avait
lieu de nuit, à leur éclairer la route.
A cet effet, un autre prêtre prit un sac en papier sur lequel étaient tracés de grands caractères cabalistiques comme n'en peuvent comprendre que les habitants d'un monde surnaturel ; il y
introduisit une lanterne ordinaire allumée et suspendit le tout à un arbre le long du chemin. Désormais, les esprits qui voyageaient par terre pouvaient se mettre en route en toute sécurité et
sans craindre de s'égarer. Il fallait rendre le même service à ceux qui faisaient le trajet par eau. Dans ce but, un certain nombre de bonzes sortirent du ya-men marchant un par un à la file, en
chantant des prières qu'accompagnaient le bruit des cymbales et le tintement d'une petite sonnette. Ils étaient suivis de quelques porteurs chargés de petits vases de terre tout à fait semblables
à nos lampions, remplis d'une matière combustible, huile, graisse ou résine, dans laquelle plongeait une mèche allumée. Des feuilles de papier de différentes couleurs, plissées et découpées,
fixées autour de ces vases, leur donnaient toute l'apparence de fleurs de nénuphar. La procession prit le chemin de la rivière en marchant d'un pas grave et solennel. Arrivée sur le bord, elle
s'arrêta et les bonzes posèrent successivement sur l'eau toutes ces petites lampes que le courant emporta bientôt en leur faisant décrire à la surface du fleuve mille arabesques lumineuses du
plus joli effet.
Désormais rassuré sur les facilités données aux esprits pour trouver leur route, je repris
le chemin du temple de la Reine du ciel où devait se continuer la cérémonie. Au pied de la colline, et le long des murs extérieurs du ya-men, m'apparut tout d'abord un spectacle étrange ; sur une
longueur de plus de dix mètres se trouvait, à hauteur d'homme, une étroite estrade de planches, et sur ce support, une décoration en papier, très artistement et très ingénieusement faite,
représentant toute une série de boutiques en miniature. Dans chacune d'elles, les objets disposés en ordre sur les étagères étaient placés de façon à attirer les regards des passants ; le patron
et ses commis, également en papier peint, étaient à leur poste, tout prêts à répondre aux demandes des acheteurs. Ces magasins, au nombre de trente-six, contenaient tous les objets nécessaires
aux usages de la vie ; les superfluités mêmes s'y trouvaient représentées. On y voyait successivement le restaurant, le tailleur, le cordonnier, le marchand de peignes, le barbier, la fumerie
d'opium et la maison de jeu. Tout cela était éclairé par des luminaires placés au devant. Les Chinois, positifs et prévoyants avaient pensé que les esprits, arrivant d'un lointain voyage,
auraient sans doute besoin de se refaire et de se procurer mille petits objets pour paraître dignement à la fête à laquelle ils étaient conviés ; ils ne se contentaient pas de leur envoyer de la
monnaie (on continuait encore de brûler en différents endroits des quantités de papier-lingots), mais ils leur offraient encore, à point nommé, un marché complet, où ils pouvaient se procurer
toutes les nécessités de la vie. Par mesure de précaution, enfin, et pour les pauvres diables déshérités qui n'auraient pu entrer au partage des trésors que la fumée du papier emportait avec elle
dans la nuit, ils envoyaient également dans l'autre monde des vêtements complets. Sur des feuilles de papier très grossier se trouvaient dessinés, encore plus grossièrement, des chemises, des
pantalons, des souliers et des chapeaux. On les brûlait par liasses de cent, de mille, et les vêtements qu'elles portaient, ainsi volatilisés, allaient faire le bonheur de quelques pauvres
esprits en guenilles. Les hôtes infernaux étaient, il faut l'avouer, magnifiquement traités, et bien mal venus eussent été ceux qui auraient encore songé à se plaindre.
. . . . . . . .
Dans un coin, j'aperçus sur une table un certain nombre de bols remplis d'une sorte de pâte ou de colle de riz, et près de chacun une cuiller.
— Qu'est-ce que cela ? demandai-je à un Chinois qui se trouvait près de moi.
— Ceci ? me dit-il, c'est de la bouillie de riz.
— Et à quoi cela sert-il ?
— Ah ! vous ne savez pas ! dit-il en riant. Eh bien ! parmi les esprits, il en est qui, sur la terre, ont été de grands criminels et qui, en punition de leurs fautes, ont été décapités. Ceux-là
n'ont plus de tête, par suite, ni bouche, ni dents : ils ne peuvent donc pas manger avec ceux qui ont conservé intacte la partie la plus essentielle de leur individu. On ne veut cependant pas les
négliger et on leur offre de la bouillie, une matière qui n'a pas besoin d'être broyée, et des cuillers pour pouvoir l'introduire dans leur gorge.
Il riait ; je crus que je pouvais en faire autant, sans le froisser, car vraiment j'en avais bien besoin. La superstition poussée à ce point devient un véritable chef-d'œuvre d'imagination.