Pavel Piassetsky (1843-1919)
VOYAGE A TRAVERS LA MONGOLIE ET LA CHINE
Librairie Hachette, Paris, 1883, 564 pages, 90 gravures.
Table des matières
Quelques extraits : Grillons - Asile - Vermicelle - Sable
aurifère - Papier - Salpêtre. Idoles. École - Dîners - Cages - Habitations
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CHAPITRE PREMIER
Départ de Saint-Pétersbourg. — Sibérie. — Perte de la caisse. — Arrivée à la frontière. — Kiachta. — Première connaissance avec les Chinois. — Visite au mandarin de Kiachta. — Départ. — Première
nuit en Mongolie.
CHAPITRE II
La Mongolie. — Passage de l'Yre-Gol. — Ourga. — Le camp et les soldats. — Station Toli. — Khoutoukta. — Le Gobi. — La Grande Muraille. — Arrivée à Kalgan.
CHAPITRE III
La ville de Kalgan. — L'interprète Théodore. — Arrivée à Pékin. — L'ambassade russe. — La mission russe. — Excursion dans les environs de Pékin. — Mon séjour dans un temple des environs de la
capitale. — Tournois de grillons. — Le savant Yan-Fan. — Dîner dans un restaurant chinois. — Théâtre. — Départ de la capitale. — La rivière Peî-Ho. — La ville de Tien-Tsinn. — Rencontre du
général Li-Houn-Tzang. — Le bateau à vapeur.
CHAPITRE IV
Sur mer. — Le capitaine du bateau à vapeur. — Embouchure du Yan-Tze. — Chang-Haï. — La banque de cette ville. — Le tribunal. — Le juge Tzeng. — L'arsenal. — Dîner chez le juge. — Asiles de nuit
ou dortoirs. — Fumoirs. — La ville chinoise. — Le médecin chinois. — Mission catholique de Si-Ka-Weï. — Promenade nocturne dans la ville mixte. — Théâtre. — Départ de Chang-Haï.
CHAPITRE V
Deux mois à Han-Keou. — La colonie russe. — Première excursion. — Les rues. — Les clubs. — Les mandarins. — L'armée. — Connaissance avec un banquier. — Divers métiers. — Le bambou. — La
mutilation des pieds des femmes. — La belle Senki. — Fêtes de Noël et du premier de l'an. — Dîner d'adieu et chanteuses. — Quelques mots sur la langue chinoise. — Le thé.
CHAPITRE VI
Départ de Han-Keou. — Première nuit sur les bateaux. — Les rives du Han. — Le premier de l'an chinois. — Mort de l'empereur. — Fan-Tcheng. — Nouveaux bateaux. — Mandarins. — Connaissance avec un
négociant musulman. — Promenades dans la ville. — Un artiste remarquable. — Nouvelles de nos interprètes. — La pêche aux cormorans. — Ville de Lao-Ho-Keou. — Lavage de l'or.
CHAPITRE VII
La ville de Lao-Ho-Keou. — Les malades et les consul talions. — Changement de bateaux. — Une foule grossière. — Le Han supérieur. — Montagnes et rochers. — Les ouvriers haleurs. — La ville
d'Yun-Yang-Fou. — Un artiste chinois. — Premiers rapides. — Fabrique de papier. — La ville de Sin-An-Fou. — Un jeune homme superstitieux. — Les houillères. — Passage d'un rapide dangereux. —
Ville de Tsy-Yan-Siañ. — Premier accident. — La ville de Che-Tsouen-Chien. — Tordage de cordons.
CHAPITRE VIII
Les rapides. — Le naufrage. — Les plongeurs. — Le Han supérieur et ses bords. — Le Chinois chrétien. — Ville de Han-Tchong-Fou. — Nous quittons les bateaux. — Visites aux autorités. — Mission
catholique. — Je dessine dans un temple pendant le service. — Le Chinois Tan. — L'école. — Quelques mots sur l'instruction publique en Chine. — Notre propriétaire et sa famille. — Madame « la
Générale ». — Mes clients. — Les médecins chinois. — Le théâtre. — Départ.
CHAPITRE IX
Plaine de Han-Tchong-Fou. — La ville de Mian-Siañ. — Les montagnes. — Ruines de Lo-Yan-Sian. — Village de Pei-Fei-Siañ. — Opération chirurgicale sur la grande route. — Têtes de suppliciés. —
Auberge. — Ville de Tzing-Tchoou. — Visites aux autorités. — Brutalité d'un agent de police.
CHAPITRE X
Départ de Tzing-Tchoou. — Visite d'un village de montagnes. — Habitations dans les cavernes. — Ville de Fou-Tzieng-Sien. — Ville de Nine-Youan-Siañ. — Exhibition de nos personnes moyennant une
paye. — Les ruines de Houn-Tcheng-Fou. — Les camps et les garnisons. — Le « bouton de cuivre ». — Arrivée à Lan-Tcheou. — Affaire de la fourniture du pain.
CHAPITRE XI
Première visite chez Tzo-Tzoun-Tan. — Le fleuve Jaune et le pont. — Machine élévatoire de l'eau. — Tzo et les enfants. — Dîner officiel chez Tzo. — Punition d'un soldat. — Nos soupers avec le
gouverneur général. — Revue de l'armée. — Cadavre dans la rue. — Visite de la prison. — Un ex-gouverneur enchaîné. — Instruments de torture. — Contrat de la fourniture du pain. — Insuccès de ma
demande. — Je fais le portrait de Tzo. — Les cadeaux de Tzo. — Dernière visite et dîner d'adieu. — Départ.
CHAPITRE XII
Le long de la Grande Muraille. — Son état actuel. — Les ruines. — Quelques mots sur la rhubarbe. — Nos nouveaux compagnons de voyage. — « Transparent ». — La ville de Lan-Tcheou-Fou. — La ville
de Youn-Tchen-Siañ. — Maison fortifiée. — Statue du dieu Fou. — La ville de Han-Tcheou et ses édifices. — Les colporteurs. — Les piquets d'observation ou d'alarme. — La ville de Sou-Tcheou. — Le
renvoi de Tjou et son désespoir. — La forteresse Tzia-Youï-Gouañ. — L'extrémité de la Grande Muraille.
CHAPITRE XIII
Entrée en Mongolie. — Le désert, les mirages et les tourbillons. — La ville de Añ-Si-Tcheou. — Le grand désert ou le Gobi. — Les sources. — Les oasis. — Marche forcée. — Mécontentement des
Chinois. — L'oasis de Khami et ses trois villes. — Les ruines. — Le général Tchan. — Les musulmans. — Le palais des princes de Khami. — Les temples et les minarets. — Le mollah Yousouf Ahoun. —
Le cimetière musulman. — Le portrait du général Tchan. — Une mémorable lettre.
CHAPITRE XIV
Départ de Khami. — Les monts Tiañ-Schan. — La ville de Barkoul. — Le mandarin Van et ses domestiques. — Un antique monument religieux. — Les mandarins de Lan-Tcheou nous quittent. — Brigands
imaginaires. — Fausse alerte. — La ville de Hou-Tchen. — Préparatifs pour la traversée du désert. — A la recherche d'un guide. — Départ. — Égarés dès le premier jour.
CHAPITRE XV
Pérégrinations dans le désert. — Le volcan Bohdo-Oula. — Nous sommes tout à fait égarés. — Reproches du chef aux guides. — La source Kharmali. — Deux jours sans eau. — Perspective de mourir de
soif. — Retour à la source Kharmali. — Rencontre d'une caravane. — Nos nouveaux guides. — La neige et le froid. — Hivernages des Kalmouks. — Rencontre du Cosaque Pawlow. — Arrivée à
Zaïssan.
Combats de grillons.
Les jours où je rentrais de meilleure heure au temple, je me plaisais à assister à un jeu
chinois, dont mon interprète Théodore était un amateur passionné. Cet amusement original est une lutte entre grillons, à l'instar des combats de coqs ou de cailles en Angleterre. Ce genre de
plaisir, très commun à Pékin et dans les environs, constitue une branche importante du commerce, par suite des divers outils indispensables pour la chasse des grillons, de leur entretien et de
l'organisation même de la lutte. Voici ces instruments : un ciseau pour déblayer la terre ou élargir les fentes des murs où se cachent les insectes, une cloche en fil de fer, un tube de quelques
centimètres de longueur, ouvert aux bouts, et deux tasses, dont la plus grande est munie d'un couvercle. Celle où l'on garde les grillons a deux petits plats pour l'eau et le riz, et une petite
guérite qui sert de refuge à l'animal. Une ouverture est pratiquée au couvercle pour pouvoir forcer le grillon à sortir, en soufflant dessus. La cloche et le petit tube sont indispensables pour
s'emparer de l'insecte sans le toucher, car on pourrait l'endommager et le rendre ainsi impropre au combat.
Plus d'une fois j'observai Théodore consacrant des heures entières à la recherche et à la chasse des grillons. Quand il en avait expulsé un de son refuge, il le couvrait soigneusement de sa
cloche, et, lorsque l'insecte grimpait sur les parois, il lui présentait le tube, dans lequel celui-ci entrait immédiatement. Alors, transportant le petit cylindre sur la tasse, il soufflait
dedans et faisait tomber le grillon ; il agissait de même avec les autres insectes, emprisonnant chacun dans une tasse.
Voici maintenant comment se passe le tournoi : les propriétaires des grillons arrêtent préalablement les conditions du combat et surtout le moment qui doit décider de la victoire. On s'entend
aussi sur le prix à décerner au vainqueur, et l'on fait descendre les deux héros dans une boîte ouverte, à fond plat et à parois verticales.
Ces insectes, aussitôt qu'ils se touchent, engagent la bataille, s'empoignent corps à corps comme les hommes et se portent des coups avec leurs mandibules aiguës ; ils se battent jusqu'à ce que
l'un d'eux commence à reculer ou qu'il soit projeté hors de la boîte. De là résultent la grande joie du propriétaire du vainqueur et la honte, la confusion du propriétaire du vaincu.
Tantôt on remet le vainqueur en présence d'un autre lutteur ; d'autres fois on rechange les deux. Si le grillon vaincu donne quelque espoir d'un plus grand courage pour une lutte prochaine, on le
garde ; sinon on le remet en liberté en lui adressant diverses injures. C'est ainsi que Théodore disait à l'un de ses petits lutteurs :
— Ce n'était pas la peine de te nourrir, canaille !
Il m'amusait beaucoup par l'entrain et le sérieux qu'il mettait à ce jeu. Du reste, cela se comprend : à la victoire ou à la défaite se rattachait une question d'argent, de gain ou de perte. Tous
les spectateurs du tournoi font des paris.
Asile de nuit.
Au lieu d'aller me reposer, comme le font les Chinois, je profitai de l'offre de M. Has,
drogman du consulat autrichien, pour visiter certains établissements, et notamment les dortoirs ou asiles de nuit, les bains et les fumoirs, boutiques où l'on fume de l'opium. L'asile de nuit que
j'ai pu voir consistait en une longue salle dont la porte donnait sur la rue ; sur le côté gauche de cette salle étroite, il y avait une espèce d'armoire divisée en quatre rangées superposées et
de longueur suffisante pour une personne de taille ordinaire. Chacune de ces cages représente un numéro, qui se loue pour la nuit par des personnes de passage à Chang-Haï, par des voyageurs ou
par des retardataires qui ne peuvent rentrer dans leur quartier. Dans ces cabines il n'y a ni draps, ni couvertures, ni oreillers, parce que la plupart des Chinois qui partent en voyage emportent
avec eux leur literie. Dans la salle, il n'y avait ni propriétaire ni garçon, et habituellement on ne se fait payer que le matin. Les compartiments inférieurs sont occupés les premiers ;
j'entendais ronfler déjà au rez-de-chaussée de l'armoire, quand, à l'entresol et au premier, on se préparait à peine à se coucher, en y grimpant à l'aide d'une échelle ; la quatrième et dernière
rangée était encore vide.
Préparation du vermicelle et pétrissage du pain.
Passant ce jour en compagnie de ma nombreuse suite, j'aperçus au loin, dans une ruelle, des
fils jaunâtres suspendus à un cadre ; je les pris pour des écheveaux de fil de soie. Je m'approchai et m'aperçus que ce n'était que du vermicelle. Je m'arrêtai pour examiner de près cette
singulière fabrication : un châssis, posé verticalement, est garni à sa partie supérieure de petites tiges de bois auxquelles on attache des anneaux de pâte ; la planchette inférieure, également
garnie de petites pointes, est mobile : on peut la soulever et la descendre à volonté. Supposez cette planche tout en haut, les pieux entrent dans les anneaux de pâte ; à mesure qu'on l'abaisse,
la pâte s'allonge en fils minces, et, quand elle arrive tout en bas, le vermicelle est fait, il est même saupoudré de la poussière de la rue. On enlève ce vermicelle et l'on accroche en haut
d'autres anneaux de pâte, puis on soulève la planche inférieure, et ainsi de suite. Vous voyez que c'est simple et n'exige ni beaucoup de soins, ni de grands frais.
A côté de ce fabricant était installé en pleine rue un boulanger qui pétrissait sa pâte d'une manière originale. Sur une table basse ou sorte de large banc, appuyé contre le mur de la maison du
boulanger, on jette un gros morceau de pâte ; puis le boulanger, assis à l'extrémité d'une perche de bambou, dont l'autre bout est fixé dans le mur de la maison, commence à sautiller sur son
bambou, en avançant et en reculant, et toujours de manière que son bâton écrase ou presse la pâte, jusqu'à ce qu'elle soit bien remuée.
Lavage du sable aurifère déposé par le Han-Kiang.
Moyennant une redevance insignifiante, mais que je n'ai pu connaître au juste, le
gouvernement loue par parties le sol où l'eau dépose le sable aurifère. Les fermiers délimitent par des pieux les terrains qui leur sont concédés et s'y installent avec leurs compagnons ou leurs
ouvriers.
Le lavage s'opère de la manière suivante. On enlève avec des bêches la couche supérieure de sable, qui ne contient jamais d'or ; ceci fait, on retire les cailloux roulés par l'eau jusqu'à la
profondeur d'un demi-mètre, pour en remplir des paniers qu'on pose au-dessus d'un plan incliné creusé dans toute sa largeur et garni de chéneaux. L'eau qu'on verse dans le panier, passant entre
les cailloux, enlève le sable et les parcelles d'or qui s'y trouvent et qui, plus lourdes que le sable, s'arrêtent ou se déposent dans les chéneaux, tandis que le sable tombe dans un plateau
qu'on soumet avec beaucoup de précaution à un second lavage.
A l'aide de pinceaux, on enlève les parcelles d'or des chéneaux. Le procédé est donc bien simple. Un ouvrier peut laver ainsi en une journée vingt-cinq pouds (près de mille livres) de cailloux et
de sable ; en moyenne, il en retire de l'or pour une valeur de sept kopecks ; le plus heureux peut arriver à en extraire pour vingt-sept kopecks (un peu plus d'un franc).
Ce ne sont pas là assurément nos mines d'or, et l'on ne peut guère distinguer un chercheur d'or de n'importe quel autre pauvre campagnard. En Russie, on ne se chargerait même pas d'une telle
exploitation ; mais les Chinois y travaillent volontiers, d'autant plus que cela se fait en hiver, quand les travaux des champs sont arrêtés et qu'il est très difficile de trouver de
l'ouvrage.
Fabrication du papier.
La fabrique de papier, si l'on peut appeler ainsi cette maisonnette, consistait en deux
pièces et occupait en tout cinq ou six ouvriers. Bien simple est le procédé par lequel le ligneux ou l'écorce de l'Aralia se transformait en papier fin comme la soie.
L'écorce, broyée avec de la chaux, est d'abord cuite assez longtemps au four ; ensuite on bat la masse avec un marteau, puis on l'aplatit en larges bandes, qu'on roule et qu'on coupe en petits
ronds (absolument comme un saucisson). Tous ces morceaux sont broyés dans un mortier au moyen d'un marteau mécanique, de construction primitive, jusqu'à ce qu'ils forment une seule masse en forme
de pâte. Cette pâte est déposée dans un bassin d'eau, où elle se dissout. Alors on prend des tamis en bambou, dont les fibres, très fines, sont disposées parallèlement ; on plonge le tamis dans
le bassin et on le soulève : l'eau coule à travers, et la pâte qu'elle contenait se dépose à la surface en une couche très fine. On retourne le tamis en l'appliquant sur une feuille de papier, à
laquelle adhère la nouvelle feuille ; une nouvelle couche vient se superposer à la première, et ainsi de suite. Quand on arrive à mille, on soumet le tout à une pression pour le séchage, et le
papier est prêt ; il s'appelle koou-pi-tjy, c'est-à-dire « papier de l'écorce de l'arbre Koou-Schou ». En Chine, il y a de nombreuses sortes de papiers, dont les feuilles diffèrent par la forme,
la grandeur, la solidité, la couleur et les matières qui servent à les fabriquer. Quant au procédé, il est unique, que le papier soit confectionné avec du bambou, du coton, des chiffons de soie,
des plantes herbacées, des poils ou même avec les intestins d'animaux.
Salpêtre. Idoles. École.
Grâce à Tan, j'ai pu voir une usine de salpêtre, dont je n'avais même pas soupçonné
l'existence.
Le maître de l'usine, averti de ma visite la veille par Tan, se mit gracieusement à ma disposition et m'expliqua le procédé, bien simple d'ailleurs, de l'extraction du sel et du salpêtre. On les
retire des gravats des vieilles maisons en ruines. Les gravats, ramassés en grande quantité, sont délayés dans l'eau contenue dans des fosses carrées en maçonnerie, percées à leur partie
inférieure d'un orifice pour l'écoulement du liquide dans une autre fosse ronde située au-dessous de la première ; on remplit des chaudières de cette eau qu'on fait bouillir. L'eau bouillante
passe par un tuyau dans une cuve, d'où on la distribue dans des terrines en bois.
Le salpêtre se dépose en cristaux à la surface, et le sel s'obtient au moyen de l'évaporation après l'enlèvement du salpêtre. Une dizaine d'ouvriers étaient occupés à ce travail. Telle était
l'usine. Je ne pus me faire expliquer combien de sel et de salpêtre on obtient d'une quantité donnée de gravats.
Une autre fois, Tan me fit visiter une manufacture de statues d'idoles. On les fabrique dans un temple, à la place même qu'elles doivent occuper. Les sculpteurs étaient absents ; cependant je pus
me faire une idée de cette fabrication. On les sculpte sur bois, qu'on enduit ensuite d'argile mêlée d'étoupe : les idoles que j'ai pu voir étaient à peine commencées, mais elles permettaient de
juger du talent de l'artiste, bien mieux que sur des statues terminées, qui pèchent par l'abus des détails et deviennent hideuses à cause des couleurs voyantes dont on les recouvre et des
physionomies terribles qu'on cherche à leur donner.
Près de ce temple se trouvait une école ; elle se composait d'une grande salle, bien éclairée, ouverte d'un côté sur la cour, dont la séparait un grillage très mince. Les tables sont appuyées
contre le mur avec de petits bancs pour un ou deux élèves. Une douzaine d'écoliers présents répétaient leur leçon à haute voix et en se balançant. Les deux instituteurs, assez âgés, vinrent à ma
rencontre et m'invitèrent à prendre place sur une chaise. Je m'excusai de ne pas pouvoir m'entretenir avec eux et commençai à faire le dessin de l'établissement.
Les enfants continuaient à apprendre leurs leçons en jetant de temps en temps un regard sur moi. La crainte d'une punition les empêchait de me jouer quelque mauvais tour : leurs maîtres étaient
là. Les punitions sont les mêmes que chez nous : on tire les oreilles aux écoliers, on leur donne la férule, et devant moi il y en eut un qui fut mis à genoux.
En Chine, il n'y a point d'année scolaire ; pas de vacances non plus ; l'école reste constamment ouverte, du lever du soleil jusqu'à dix heures du matin ; puis les enfants s'en vont déjeuner ;
ils rentrent vers midi et travaillent jusqu'à cinq heures. En été, il n'y a pas de classe l'après-midi ; par contre, les enfants en apprentissage vont à l'école du soir. On reçoit les enfants à
toute époque de l'année, car chaque écolier apprend indépendamment des autres. Il n'y a pas de classes en commun, mais le maître cherche à instruire plusieurs élèves à la fois afin de gagner du
temps.
Un enfant entre à l'école, le maître lui explique les premiers hiéroglyphes, et le petit répète les mots à haute voix, jusqu'à ce qu'il les connaisse d'abord sur son livre, puis par cœur, et
ainsi de suite. Les livres d'étude sont les mêmes pour tout l'empire. Valent-ils quelque chose ? je n'en sais rien ; mais cette uniformité dans l'instruction scolaire est propre à rattacher en un
tout la population immense du plus ancien empire du monde. Depuis qu'un des élèves de Confucius a composé le livre qui sert de manuel pour l'instruction primaire, tout Chinois lettré a passé
plusieurs années de son enfance à se balancer devant cet ouvrage. Ainsi donc, dans une école, chacun crie sa leçon ; le maître attentif écoute la lecture de l'un ou de l'autre, et corrige ceux
qui prononcent mal.
L'écolier qui sait sa leçon vient trouver le maître, fait plusieurs révérences (tzo-i), pose son livre sur la table, lui tourne le dos et commence à réciter ce qu'il a étudié. On lui donne alors
à apprendre d'autres versets, jusqu'à ce qu'il ait appris les 178 vers contenus dans le San-Tzy-Tzyn ; après quoi il passe au second manuel, Sy-Schou, ou les quatre livres classiques, puis au
Tzynn, ou les cinq livres sacrés ; l'instruction générale est alors terminée.
Dîners sur palanches. Dîner d'adieu.
Les autorités locales se demandaient quand nous quitterions la ville et nous interrogèrent plusieurs fois à ce sujet. Vers la fin de notre séjour, ils recommencèrent à nous gratifier de bons dîners ; quelquefois on en envoyait deux à la fois. Ces envois se faisaient d'une manière très originale : le repas était composé de plusieurs dizaines de plats ou plutôt de tasses rangées sur un plateau, en forme de boîte peu profonde ; plusieurs hommes le portaient à travers la ville sur des palanches ; si une volaille rôtie entrait dans la composition du repas, elle était piquée au bout d'une fourche énorme levée en l'air et portée, comme une fourche, à la suite des premiers domestiques : moyen très amusant et bien nouveau d'offrir un canard rôti.
* * *
Nos compatriotes nous ayant offert un dîner d'adieu, composé de mets chinois, on nous servit
d'abord les hors-d'œuvre suivants : concombres marines coupés en tranches ; le Tzian-doou-fou, bouillie de pois et de fèves ayant l'aspect d'une pâte, d'un goût aigre et salé ; étalée sur du
pain, cette bouillie n'est pas désagréable, elle plaît assez aux étrangers. Puis vinrent le jambon, coupé en tranches minces ; un plat qu'on peut traduire littéralement « des talons de canards »
ou des plantes de pattes de canards ; ce sont les parties molles des pattes de canards séparées de leur peau et cuites, on les sert froides ; ensuite un mélange de viande au vinaigre avec du
poivre de Cayenne. De l'ail mariné : on le mange comme le radis chez nous ; des cœurs de choux coupés en tranches minces et du radis noir ; des œufs de canards salés : on les fait cuire après les
avoir salés, puis on les entoure de chaux et on les conserve enterrés pendant deux ans. Ces œufs ne me plaisaient pas ; ils exhalaient une forte odeur d'ammoniaque ; mais les Chinois les aiment
beaucoup, et il ne faut point s'en étonner, n'y a-t-il point parmi nous des amateurs de fromage et de gibier en décomposition.
Après les hors-d'œuvre, le dîner commença par la soupe aux nids d'hirondelles, aux champignons et aux œufs brouillés très finement coupés. D'un goût tendre, cette soupe rappelle un peu le
consommé, avec une faible odeur d'eau de mer ou d'algues marines. Des œufs de pigeons pochés faisaient partie de ce premier service.
Ces nids d'hirondelles (en chinois, yan-ouo « nid d'au-delà des mers ») sont réellement les nids d'une espèce d'hirondelle commune aux îles des Indes et du Japon ; cet oiseau fait son nid dans
les rochers. Ce nid, de forme demi-sphérique, est d'un aspect gélatineux, sec et cassant. Trempé dans l'eau ou cuit, il gonfle, devient transparent et se détache par petites bandes comme le
vermicelle. D'après l'opinion des Chinois, c'est un aliment très sain et propre à entretenir les forces. Les opinions sont très partagées sur leur composition. Selon quelques-uns, c'est une algue
rejetée sur les rochers et ramassée par les hirondelles ; d'autres pensent que c'est un produit de la glande salivaire de l'hirondelle.
Le prix de ces nids est très élevé : dans les provinces maritimes, ils se vendent au poids de l'argent. Dans des localités plus éloignées, leur prix monte jusqu'à quatre livres d'argent pour une
livre de nids.
Second service : encore une soupe, très compliquée : ailettes de requins, porc, holoturies ou « bicho de mar », vessies natatoires d'esturgeons et autres ingrédients. Les holoturies, dont les
Chinois sont très friands, ressemblent à des sangsues et vivent dans des polypiers sur les rivages de l'Australie, de l'île de Ceylan, des îles Carolines, etc. Elles constituent en Chine une
branche importante de pêche et de commerce, après qu'elles ont été séchées et fumées ; coupées en ronds et cuites, les holoturies ont l'aspect d'un morceau de gomme à effacer le crayon, sans
aucun goût particulier ; elles sont très estimées des Chinois, qui leur attribuent une grande propriété de conservation.
J'aurais bien voulu me moquer quelque peu des Chinois, mais n'avons-nous pas nous-mêmes de ces préjugés absurdes ? Aussi retournons à notre dîner.
Troisième service : canard au riz impérial, avec châtaignes et tranches de jambon et d'holoturies.
Quatrième service : carpe à la sauce douce, d'un goût de miel.
Cinquième service : trois plats dans un seul : esturgeons et jambon, poisson sec gratiné aux champignons et boulettes de poisson.
Sixième service : porc cuit aux champignons.
Septième service : poule cuite ; trop cuite, la viande tombait en morceaux.
Huitième service : crabes rôtis.
Neuvième service : racine de Tziao-baï à la sauce.
Dixième service : crevettes à la sauce de racines du Bi-tzy.
Onzième service : ailettes de requins.
Vous pensez peut-être que c'est la fin ? Attendez ; voici quatre nouveaux plats : vessies de
poissons rôties ; choux cuits farcis de châtaignes ; mouton cuit et pieds de cochons au jambon et aux holoturies.
Après tous ces plats de viande, de poisson, de crabes, on nous sert six espèces de gâteaux cuits au bain-marie, sans sel : gâteaux farcis de graines de pastèques, au riz, aux noix, au safran, à
l'ail ou aux herbes ; une espèce de gelée ou de lait de graines d'abricot.
Voici enfin le dessert : racines d'une plante des marais, qu'on appelle vulgairement le châtaignier aquatique, pommes, poires et raisin ; noix rôties au sucre, tablettes de gelée de pommes,
amandes ou graines d'abricots grillées, et enfin le thé, par lequel on aurait dû commencer, selon l'usage d'ici. En plus, l'eau-de-vie et le vin de riz, qu'on appelle Chao-sin, du nom de la ville
de Chao-Sin-Fou, où on le fabrique.
Cages à têtes.
J'entrai dans un ravin où coule une rivière dont je n'ai pu apprendre le nom ; elle passe
entre deux chaînes de montagnes semblables à des colonnes soutenant le ciel. Ses bords étaient garnis de beaux arbres et leur ombre abritait la route. Beaucoup d'oiseaux gazouillaient dans la
verdure, d'autres se jouaient sur l'eau ; au milieu de cette vie de la nature, un spectacle m'offrit tout à coup un singulier contraste : aux branches d'un frêne se balançaient des cages avec des
têtes humaines. Je l'avoue, la vue de ces têtes aux yeux fermés ne produisit sur moi aucun effet, et les Chinois les regardaient avec une indifférence absolue. Un passant me mit au courant de
l'affaire : deux jeunes gens à peine âgés de vingt ans avaient attaqué en plein jour deux marchands, les avaient pillés et assassinés. Saisis par les habitants avant d'avoir pu se sauver, ils
furent livrés à la police et condamnés à mort ; leurs têtes furent exposées à l'endroit même où le crime avait été commis.
Habitations souterraines.
Nous entrons de nouveau dans les montagnes ; devant nous se déroule une contrée de lœss avec
ses champs disposés en terrasses et un grand nombre d'habitations souterraines, véritables villages creusés dans le sol, quelquefois sur deux rangées ou étages, mais toujours de manière que les
habitations de l'étage supérieur se trouvent dans les interstices des habitations de l'étage inférieur. Cette vie dans les cavernes présente un phénomène aussi rare que curieux.
A l'approche d'une montagne, vous apercevez d'abord sur ses pentes des lignes parallèles horizontales ou un peu inclinées ; ce sont des terrasses artistement construites et couvrant toute la
montagne ; chacune de ces terrasses s'appuie contre un ressaut vertical, au-dessus duquel se trouve une autre terrasse avec son ressaut vertical et communiquant par des escaliers avec les
terrasses supérieure et inférieure. Sur ces pentes verticales on remarque des orifices noirs, que de loin on peut comparer aux trous des tanières de belettes et qui représentent les portes ou les
fenêtres de ces habitations souterraines. J'étais frappé de l'absence d'êtres humains et j'appris que les habitants de ces cavernes n'avaient pas été non plus ménagés par les insurgés.
Quelques-unes de ces habitations, lors de notre passage, étaient en réparation, et la vue de ces hommes en mouvement rappelait une troupe de fourmis en train de reconstruire leurs fourmilières.
On y fabriquait des briques, on creusait de nouvelles tanières, on cherchait à réparer les anciennes, on élevait des colonnes, et au milieu de tous ces travailleurs les enfants, insouciants,
couraient tout nus, ou nous regardaient passer avec indifférence, en jouant des doigts sur leurs lèvres roses, ne connaissant rien du triste passé et ne s'inquiétant guère de l'avenir.