Louis-Ferdinand Alfred Maury (1817-1892)
EXAMEN DE LA ROUTE QUE SUIVAIENT, AU IXe SIÈCLE DE NOTRE ÈRE, LES ARABES ET LES PERSANS POUR ALLER EN CHINE
d'après la relation arabe traduite successivement par Renaudot et M. Reinaud.
Bulletin de la Société de Géographie de Paris, avril 1846, pages 203-238.
- "La détermination des lieux indiqués dans la relation arabe qui a été traduite par Renaudot et M. Reinaud, présente de sérieuses difficultés ; elle forme cependant à nos yeux un des problèmes les plus intéressants que puisse offrir la géographie du IXe siècle. Comme l'itinéraire qui s'y trouve indiqué est le plus ancien document géographique émané des Asiatiques occidentaux que nous possédions sur l'Inde et la Chine, il importe d'en préciser les différents points aussi rigoureusement que nos connaissances nous le permettent."
- "M. Reinaud, dans la nouvelle traduction qu'il vient de donner de cette relation, a franchement abordé le problème devant lequel Renaudot avait reculé ; il s'est efforcé d'éclaircir, à l'aide de sa riche érudition, les difficultés nombreuses que cette détermination géographique présente. Tout en reconnaissant le mérite et l'intérêt des recherches du savant académicien, nous devons dire cependant que plusieurs points de la relation nous ont semblé offrir encore, même après ses éclaircissements, quelque obscurité."
Cinq pages de la Bibliothèque Chineancienne se rapportent à la relation des voyageurs arabes et persans du neuvième siècle : celle-ci ; la traduction d'Eusèbe Renaudot : Anciennes relations des Indes et de la Chine de deux voyageurs mahométans ; la traduction de J.-T. Reinaud : Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l'Inde et à la Chine ; la traduction de G. Ferrand : Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine ; les pages concernant la Chine, extraites des Prairies d'Or, de Maçoudi.
Extraits : Al-Ramny était le nord de Sumatra, ou même Sumatra tout entière - Les îles Lendjebalous - De Syraf à
Khan-fou
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Selon l'habile orientaliste dont la traduction nous sert de guide, la mer d'Herkend
s'étendait depuis les Maldives jusqu'à la chaîne de rochers qui s'avance du continent indien vers l'île de Ceylan, et qu'on nomme le pont d'Adam. Cette circonscription nous semble ne pas
s'accorder avec ce qui est dit de cette mer au commencement de la relation. Citons, en effet : « Cette mer renferme dans la même direction que Sérendyb quelques îles qui ne sont pas nombreuses,
mais qui sont très vastes, et dont on ne connaît pas l'étendue précise.
Or, dans les limites entre lesquelles M. Reinaud place la mer d'Herkend, il ne se rencontre pas d'îles auxquelles puissent s'appliquer ces deux observations. De plus, si ces îles sont dans la
même direction que Sérendyb, c'est-à-dire si elles se présentent à un navire venant de l'ouest et allant en Chine, à peu près à la même latitude que Ceylan, mais naturellement au-delà de cette
île, elles doivent être situées plus à l'est, et dès lors au-delà de la mer d'Herkend, telle qu'elle a été définie par le savant académicien.
D'après la relation, il semblerait plutôt que ces îles sont celles de la Sonde, placées aux yeux des Arabes, peu rigoureux en fait de latitude, environ sous le même parallèle, peu nombreuses, et
dont plusieurs sont effectivement très vastes. Cette remarque tend à nous faire supposer que loin de se terminer au pont d'Adam, la mer d'Herkend s'étendait des Maldives à la côte N. et N.-O. de
Sumatra, à la pointe d'Achen par exemple. Cette supposition va être bientôt confirmée par des rapprochements plus significatifs. La relation ajoute qu'au nombre de ces îles est celle que l'on
nomme Al-Ramny, qui est partagée entre plusieurs rois, et dont l'étendue est de 800 à 900 parasanges. Pour M. Reinaud, cet Al-Ramny est l'île de Manaar, réunie, si l'on veut, à plusieurs îles.
Mais l'étendue assignée par Soleïman est bien vaste pour d'aussi petites îles. Il est vrai qu'Abou-Zeid parle plus loin de parasanges carrés ; mais lors même qu'il en serait ainsi, cette
superficie serait encore trop considérable pour des îles telles que Manaar et ses adjacentes. Si réellement, comme le pense M. Reinaud, les navires arabes fréquentaient le détroit de Palk, il
leur était facile de faire le tour de ces îles, ou d'être informés par les gens de la côte, de leur étendue approximative et de leur configuration ; on ne peut donc supposer aucune confusion à
cet égard, et l'assimilation proposée pour Al-Ramny demeure insuffisante.
D'ailleurs entre Soleiman, qui avait été à Al-Ramny, et Abou-Zeid, qui n'écrivait que d'après des renseignements recueillis, il paraît plus naturel de s'en rapporter de préférence au premier.
Édrisi nous dit aussi que la longueur de cette île est de 700 parasanges, ce qui cadre pleinement avec le témoignage de Soleiman. Voudra-t-on faire d'Al-Ramny une portion de Ceylan, en admettant
que les Arabes, comme les Chinois de cette époque, divisaient cette île en plusieurs ? Cette supposition serait peu admissible ; car la relation, en nous disant que Sérendyb est entouré de tous
côtés par la mer, indique par là que cette île était connue dans toute l'étendue de ses côtes, et dès lors elle devait constituer aux yeux des Orientaux une seule île. Remarquons en outre
qu'après avoir décrit les Maldives, Soleiman ajoute : « La dernière de ces îles est Sérendyb, sur la mer d'Herkend ; c'est la principale de toutes. »
Or, si Sérendyb avait répondu pour les Orientaux à plusieurs îles, cette expression serait inexacte, et sa place dans l'exposé sommaire de l'itinéraire ne se comprendrait pas. Car supposons avec
M. Reinaud que Ceylan ait été divisé en plusieurs îles dont Al-Ramny ait formé l'une ; comme, lorsque Soleiman écrit la phrase que nous venons de citer, il n'a pas encore parlé d'Al-Ramny, il
faudrait qu'il eût dit pour être exact : les dernières de ces îles sont Al-Ramny et Sérendyb ; puisqu'il n'a encore nommé que les Maldives. Or, au contraire, il ne mentionne Al-Ramny qu'après
Sérendyb ; il faut donc de toute nécessité que, pour lui, cette île ait été située, comme nous l'avons supposé plus haut, au-delà de Ceylan, à l'E., loin d'avoir constitué une partie occidentale
de l'île, ainsi que l'assimilation à Manaar et à la côte voisine le ferait supposer.
Les considérations purement topographiques ne sont pas les seules qui nous fassent rejeter l'identification proposée par M. Reinaud ; il y en a d'autres non moins décisives. La relation mentionne
des camphriers à Al-Ramny : or, il n'y a ni à Manaar, ni à Ceylan, ni sur la côte de Coromandel, de plantations de camphriers. Le Dryobalanops camphora, qui donne le camphre, est un arbre qui
appartient aux pays des épices, à Sumatra, Malacca, Bornéo ; et l'on sait que lors de l'arrivée des Portugais dans la première de ces contrées, ils trouvèrent qu'on y faisait un grand commerce de
cette substance végétale. Ce camphre d'Al-Ramny, nommé dans la relation Fansour, rappelle tout de suite le royaume de Fansour dont parle Marco-Polo, et où se récolte, selon lui, le meilleur
camphre du monde. D'après la place à laquelle se trouve mentionné ce royaume dans le voyage de ce dernier, on voit que cette contrée se trouvait entre Sumatra et les îles Nicobar, c'est-à-dire
qu'il formait très probablement une partie de l'île de Sumatra. Ce même camphre Fansour est encore cité par Aboulféda, comme ayant reçu son nom d'une ville d'El-Fansour, située dans l'île de
Djaba. Nous savons, par le voyage d'Ibn-Batouta, que les Orientaux donnaient ce nom à Sumatra, qu'ils ont fréquemment confondu avec Java. La latitude 5° qu'assigne Aboulféda à Djaba, et qui
correspond à la partie septentrionale de Sumatra, nous confirme dans l'opinion, au reste généralement adoptée, que cette dernière île est la Djaba des Orientaux. Java est au contraire à 6 ou 7°
au S. de l'équateur, et la géographie des Arabes fait voir combien peu ceux-ci s'étaient avancés au-delà de la ligne équinoxiale. Ainsi la présence des camphriers nous ramène à l'hypothèse que
nous avons proposée plus haut, c'est-à-dire à voir dans Al-Ramny la partie septentrionale de Sumatra. Le docteur Roulin, qui a joint de savantes notes au travail de M. Reinaud, a fait observer
que Ceylan est la seule île où se rencontrent des éléphants ; et bien qu'il semble, par les expressions dont il se sert, peu éloigné de voir dans Al-Ramny une partie de Sumatra, la mention que
fait la relation des éléphants qu'on y trouve, semble l'embarrasser. Toutefois, remarquant que les Hollandais avaient vu dans cette île des éléphants, qu'il n'hésite pas à supposer avoir été
apportés d'ailleurs, il ajoute que l'on peut admettre que les voyageurs arabes ont cru propres à l'île des animaux qui y avaient été amenés. Mais ici cet ingénieux naturaliste s'est laissé
tromper par une erreur qui paraît s'être accréditée en Europe, et qui est cependant réfutée par le témoignage des voyageurs les plus dignes de foi. Il y a à Sumatra des éléphants sauvages :
Marsden et Crawfurd le disent formellement, et l'ivoire forme encore aujourd'hui une branche importante du commerce de cette île. Ce fait, reconnu par Buffon, qui ici ne doit point être accusé
d'inexactitude, achève de ramener Al-Ramny à la position de Sumatra. Les trois productions que lui accorde la relation, l'or, le camphre et l'ivoire, conviennent parfaitement à cette dernière
île. Édrisi nous dit en outre que l'on trouve à Al-Ramny le rhinocéros : or, l'on sait également que cet animal, qui ne se rencontre ni à Ceylan ni dans le Tandjaour, et encore moins à Manaar,
est fort commun à Sumatra.
La relation parle de la présence à Al-Ramny d'une peuplade anthropophage : mais, ainsi que le fait observer judicieusement le docteur Roulin, Ceylan n'avait vraisemblablement pas d'habitants
cannibales à l'époque où elle était visitée par les Arabes ; tandis que ce fait s'applique parfaitement à Sumatra, dont une des nations les plus anciennes et les plus connues, les Battas, est
encore actuellement anthropophage. Ces Battas ont du être connus de bonne heure par les navigateurs orientaux, puisqu'ils habitaient dans la partie de l'île qui faisait face à Sumatra, ainsi que
nous l'apprend Joào de Barros. Aujourd'hui, ils ont été refoulés au centre de l'île. Enfin, pour achever de réunir tous les motifs qui concourent à identifier Al-Ramny à Sumatra, nous ferons
remarquer qu'Edrisi dit en parlant de cette île qu'il y avait des châteaux, des villes et des villages fort nombreux, assertion qui ne saurait convenir à Manaar, et qui rappelle le sens malais du
nom de cette île elle-même. En effet, en malais, Rami veut dire peuplé, populeux. Peut-être cette circonstance mentionnée par le géographe arabe lui avait-elle valu son nom. Au reste, nous
n'avançons cette conjecture qu'avec la plus grande réserve. Il s'offre cependant pour l'assimilation d'Al-Ramny et de Sumatra quelques difficultés que nous ne devons pas dissimuler. Édrisi, après
avoir dit que cette île est située près de Sérendyb, ajoute qu'on ne compte que trois journées de distance de l'une à l'autre île. Cette évaluation est certainement trop faible, bien qu'avec la
mousson, nos bons voiliers d'aujourd'hui puissent faire ce trajet en si peu de temps. A l'époque d'Édrisi, il est fort probable qu'il en fallait davantage ; nous sommes donc contraint d'admettre
une erreur chez le géographe, erreur qui au reste n'aurait rien de bien invraisemblable ; car on sait combien les erreurs de ce genre et même de beaucoup plus graves sont répandues chez cet
auteur. Une autre évaluation fautive intimement liée à la précédente est la distance de trois journées placée entre El-Binan et Sérendyb. Cette île d'El-Binan est située, d'après lui, au sud
d'Al-Ramny. Évidemment, c'est par l'effet d'une première erreur qu'il a commis cette nouvelle inexactitude. Sachant qu'El-Binan était voisin d'Al-Ramny, et croyant qu'on ne comptait que trois
jours de cette dernière à Sérendyb, Édrisi n'en dut pas compter davantage pour la distance de la première. Il suffit de lire sa géographie pour s'apercevoir qu'il ne se pique pas dans ses
évaluations itinéraires de plus de rigueur. Édrisi aurait-il confondu El-Ramny avec une île ou une côte d'un nom analogue, qui aurait été effectivement placée dans le voisinage de Ceylan ? Ce qui
viendrait à l'appui de cette supposition, c'est qu'El-Ramny était aussi le nom d'un royaume de l'Inde, et que l'on trouve dans le golfe de Manaar une île nommée Ramisseram, laquelle est située
près d'une péninsule qui se termine par une pointe nommée Ramen. C'est précisément le chenal situé entre cette pointe et l'île qui est celui que fréquentent habituellement les caboteurs de ces
parages.
On peut encore supposer, pour se rendre raison de cette erreur d'Édrisi, que des navires arabes se rendant à Malacca sont arrivés parfois à Sumatra en croyant être dans le voisinage de Ceylan.
Les erreurs de ce genre sont extrêmement communes dans ces eaux. La force des moussons, la violence des courants, vous poussent avec une rapidité dont l'estime, seul guide dans ces temps
d'ignorance hydrographique, ne saurait vous avertir. Nous citerons à l'appui de cette remarque qu'un exemple qui nous est fourni par les Instructions nautiques pour les mers de l'Inde. Au
commencement du XVIIIe siècle, le navire le Derby, capitaine Fitzhugh, se rendant du cap de Bonne-Espérance au Bengale, alla reconnaître les îles qui sont au large de la côte O. de Sumatra par le
1° 23' lat. S., et les prit pour les Maldives ; il fit route au S. avec des vents variables du S.-O. et du S.-E., et eut connaissance des îles Poggy et Trieste qu'il pensa être l'extrémité S. de
la chaîne des Maldives. En continuant à se diriger au S., il eut quelquefois connaissance de la haute terre de Sumatra ; enfin, il arriva jusqu'en vue de l'île Claps, sur la côte de Java,
poursuivant toujours sa méprise jusqu'à ce qu'il en fût détrompé par un navire qu'il rencontra dans ces parages.
Enfin, on pourrait expliquer d'une troisième façon cette erreur, par la confusion que les Orientaux firent des îles du Zabadj, c'est-à-dire de Java et de Sumatra avec Ceylan. Albérouni nous dit,
en effet, que ces îles étaient aussi appelées Sourendyd, c'est-à-dire îles d'Or.
Mais il peut paraître superflu de tant s'appesantir sur les raisons qui ont pu occasionner l'erreur d'Édrisi ; le point important à établir, c'est qu'Al-Ramny était le nord de Sumatra, ou même
Sumatra tout entière. Quant à la partie de cette grande île visitée par Soleïman, elle ne peut être que le royaume puissant de Pédir, que les Portugais, à leur arrivée dans l'île, trouvèrent
constitué depuis longues années, faisant un commerce considérable avec toutes les nations asiatiques, et dans lequel étaient de nombreux établissements musulmans, preuve certaine que depuis un
laps notable d'années les navires arabes venaient aborder à la côte. D'ailleurs, le témoignage de Masoudi, beaucoup plus éclairé que celui d'Édrisi, confirme pleinement notre supposition. Il nous
apprend, en effet, que l'on comptait 1.000 parasanges de Sérendyb à un autre archipel nommé Er-Ramin, et il ajoute, comme Soleïman, ce qui ne permet pas de douter que ces îles ne répondent à
notre Al-Ramny, qu'elles renferment beaucoup de mines d'or et sont gouvernées par des rois ; il nous apprend que dans la même mer est la ville de Fansour, qui a donné son nom au camphre, que l'on
y récolte. Plus loin, il parle encore de l'or des îles Er-Ramin et des éléphants qu'on y rencontre. Ainsi Al-Ramny se retrouve placé dans Masoudi à une distance de Sérendyb qui convient
parfaitement à l'éloignement de cette île par rapport à Sumatra, et l'on s'explique dès lors l'étendue qu'Édrisi et Soleïman lui assignent. Les Er-Ramin de Masoudi sont très probablement Sumatra
et les îles de la pointe d'Achen et de la côte N.-E.
Les îles Lendjebalous qui sont mentionnées dans la relation après celles d'Alneyan répondent
assez bien par leur description aux îles Nicobar. Déjà Renaudot, dans les notes jointes à sa traduction, avait soupçonné cette identité ; mais comme ce savant orientaliste n'avait nullement saisi
l'ordre de l'itinéraire, cette détermination ne se raccordait en aucune façon avec les autres qu'il avait tentées. Les motifs qui nous font reconnaître les Nicobar dans les îles Lendjebalous sont
les suivants : d'abord comme, après celles-ci, sont mentionnées les Andaman, il fallait nécessairement, pour aller de la côte de Sumatra à ces dernières, toucher aux Nicobar ; ensuite ce qu'on
dit de la nudité des habitants, de leur langue particulière, du grand nombre de cocos que l'on rencontre, convient tout à fait à ces îles. Quant aux canots faits d'une seule pièce de bois, dont
parle la relation, on y reconnaît les troncs d'arbres creusés qui servent d'embarcations aux insulaires de Nicobar et d'Andaman. Les autres détails qui sont relatés peuvent s'appliquer aux
habitants de toutes les îles des environs d'Achen : on les représente tous en effet comme méfiants et fourbes, et dans l'usage d'aller au-devant des voyageurs dans leurs pirogues pour leur
proposer des échanges. L'amiral Laplace, alors capitaine de la frégate l'Artémise, a observé à Telloo-Crouet un fait consigné par la relation pour les îles Lendjebalous : c'est l'absence de toute
femme. Le fait ne serait pas vrai de nos jours des Nicobar, où le sexe jouit même d'une certaine réputation de beauté ; mais il n'est nullement impossible que cette observation, généralisée par
Soleïman, n'ait été faite, comme celle de l'amiral Laplace, que dans une île isolée de cet archipel où des hommes venaient s'établir seulement pour faire des échanges avec les navires qui y
passaient en allant ou revenant de Malacca et de la Chine. Une observation consignée dans la relation au sujet des habitants des Lendjebalous convient peu cependant, il faut le reconnaître, aux
îles Nicobar. Il y est dit que les habitants sont blancs et ont le poil rare. Or, les habitants des Nicobar, et en général les Malais, sont noirs, de couleur fuligineuse, couleur que la même
relation dit précisément être celle des Andamenes. Ce caractère d'une peau blanche et glabre semble indiquer une nation de race chinoise, et il nous paraît vraisemblable qu'elle s'applique à
quelques-unes de ces îles où des Chinois étaient venus s'établir pour trafiquer. On sait que ce peuple compte beaucoup de ses sujets qui depuis longtemps se sont fixés à Sumatra et dans les îles
voisines, et c'est peut-être même ces habitants, qui n'auront point amené de femmes avec eux, comme ceux de Telloo-Crouet vus par l'équipage de l'Artémise, qui firent consigner l'observation
signalée tout à l'heure. On sait d'ailleurs que diverses populations de la Malaisie tirent leur origine des Chinois, et que plusieurs, tels que les Lampons, rappellent encore dans leurs traits le
type de cette nation. Édrisi compte dix journées de Sérendyb à l'île de Lankialons, nom qu'il donne aux îles ou à une des îles Landjebalous : avec une forte mousson, il n'en faut pas davantage
pour aller de Trinkemale à Car-Nicobar ou de Matoura au canal Saint-Georges. Masoudi, en nous disant que les îles El-Jebalous (les Landjebalous) se rattachent aux îles Er-Ramin, achève de nous
démontrer l'identité de cet archipel avec celui des Nicobar. Ce qu'il en rapporte est en tout conforme à la relation, et il ajoute que près de ces îles sont les Andaman. Soleïman mentionne aussi
ces mêmes îles après les Landjebalous, et leur identité avec celles qui portent actuellement le même nom n'étant l'objet d'aucun doute, et ayant été acceptée par M. Reinaud, nous ne nous y
arrêterons pas. L'ordre qu'a suivi dans sa marche Soleïman aurait dû, à ce qu'il nous semble, mettre le savant académicien en garde contre la position fausse qu'il assigne aux Landjebalous. En
effet, le voyageur persan, plaçant les îles Andaman au-delà des Landjebalous, et poursuivant son itinéraire après une courte digression, nomme ensuite l'île ou le pays de Kalah-bar. Or, si ce
dernier pays se fût trouvé sur la côte de Coromandel, ainsi que le suppose M. Reinaud, comment les navires, après avoir touché la pointe Caymère, où il place les Landjebalous, eussent-ils été aux
Andamen, qui en sont éloignées de plus de 12° en longitude, pour revenir ensuite sur la même côte ?
Résumons maintenant brièvement la route que, d'après les recherches précédentes, les navires
avaient coutume de tenir de Syraf à Khan-fou.
Dans l'ignorance où l'on était alors de l'hydrographie des mers de l'Inde et de la Chine, on ne pouvait guère naviguer qu'avec la mousson la plus favorable. Les lieux où abordaient les navires
devaient être toujours les mêmes ; les mêmes côtes devaient être annuellement visitées. Cette considération est une de celles qui nous firent penser que la route suivie dans ces mers, lors du
voyage de Marco-Polo, lors de ceux des Portugais et des Hollandais, mais en sens inverse, aux XVIe et XVIIe siècles, était celle que la pratique des bâtiments arabes et persans avait adoptée bien
antérieurement. Et comme dans l'itinéraire donné par M. Reinaud nous ne voyions figurer aucun des lieux qui, à cette époque, étaient les plus fréquentés par les peuples musulmans, tandis que des
places qu'ils visitaient peu alors leur étaient substituées, nous avons dû supposer qu'il y avait là quelque erreur. Comment croire, en effet, que les voyageurs arabes ne nous aient rien dit de
Malacca, de Sumatra, devant lesquels ils passaient nécessairement pour aller en Chine, et dans les ports desquels ils étaient forcés d'aborder ? Cette seule observation n'est-elle pas faite pour
jeter des doutes sur un itinéraire où ces contrées ne sont pas même mentionnées ?
Au contraire, l'itinéraire tel que nous le concevons n'offre pas cette lacune ; il est d'ailleurs beaucoup plus simple. Les navires descendaient de la côte occidentale de l'Inde par la mousson du
N.E. vers décembre, et arrivaient en janvier près de Ceylan. La relation nous dit, en effet, qu'entre Mascate, Koulam-Malay et la mer d'Herkend il y a environ un mois de navigation. Ils
doublaient la pointe de Galles, après avoir, probablement, préalablement reconnu le cap Comorin, en quittant les Maldives ; ils arrivaient à Sumatra vers la fin de février ou les premiers jours
de mars, époque à laquelle commence à souffler avec moins de violence la mousson du N.-O., que l'on rencontre en s'approchant de cette île. De la sorte les navires ne touchaient en aucune façon
la côte de Coromandel. Cette route directe est encore celle qu'indique Mannevillette. Cet hydrographe prescrit, en effet, aux navires qui quittent Ceylan d'aller reconnaître les îles situées au
nord d'Achen, en conservant autant que possible la latitude 5° 50', avant d'aller à la rade de Keydah. De la pointe d'Achen les navires arabes se rendaient à Malacca par la mousson du S.-O., la
plus favorable pour cette navigation ; cette mousson se déclarant vers le mois d'avril. Ils passaient au S. des Nicobar ou dans les canaux qui sont entre ces îles et la petite Andaman, ou entre
Poulo-Rondo et la grande Nicobar. S'il ventait grand frais du S.-O. au N.-S.-O., ils s'approchaient des îles Nias, qui sont en dehors de la pointe d'Achen, ce que font encore aujourd'hui les
marins. De Malaca ils se rendraient, par le détroit de Malaca, à la côte de Cambodje, qu'ils longeaient, ainsi que celle de Cochinchine, jusqu'à la hauteur de Phu-yen, d'où ils se dirigeaient
directement vers la Chine, poussés par la mousson du S.-O., et arrivaient vers juin ou juillet.
En naviguant à cette époque dans la mer de Chine, les navires évitaient ainsi les ty-fongs, qui ne se déclarent guère qu'au mois de mai, et les tempêtes, qui ne deviennent fortes et fréquentes
qu'à partir de juillet.
Tel est l'itinéraire qui nous paraît être celui qui ressort de la relation de Soleïman.