Cyrille Laplace (1793-1875)
Chapitres concernant la Chine, extraits de :
Voyage autour du monde par les mers de l'Inde et de la Chine, exécuté sur la corvette de l'État la Favorite
pendant les années 1830, 1831 et 1832, sous le commandement de Cyrille Laplace. Et de :
Campagne de circumnavigation de la frégate l'Artémise, pendant les années 1837, 1838, 1839 et 1840, sous le commandement de Cyrille Laplace.
Imprimerie royale, Paris, 1833, t. II, pages 1-276 et 445-454. — Bertrand, Paris, 1848, t. IV, pages 164-273 et 458-462.
- Préface : "Je dirai ce que j'ai vu. Je n'ai cherché dans aucune bibliothèque ni consulté aucun ouvrage ; la conversation des personnes instruites et d'un rang élevé est l'unique source où mes renseignements ont été puisés : mon intention n'est donc pas de combattre l'opinion de qui que ce soit, et encore moins de chercher à faire prévaloir la mienne. Je le répète, mon seul but a été sinon d'instruire, du moins d'intéresser en disant la vérité."
- Avant-propos : "Le ministre de la marine, en destinant la corvette la Favorite à une campagne de circumnavigation, voulait que le pavillon protecteur du commerce français se montrât de nouveau dans des parages où il était à regretter qu'on le vît trop rarement."
- L'auteur visite Canton en 1830 et 1838 : Le commerce français y est quasiment absent. En revanche la Compagnie des Indes anglaise domine le commerce avec la Chine. En attendant la suppression de son privilège, source de bouleversements. La contrebande de l'opium est de plus en plus présente, permettant à l'Angleterre de rétablir sa balance commerciale avec la Chine.
Extraits : Donner une idée de la Chine - Canton : Les boutiques - La ville de bateaux - Petite
cérémonie - Maris et femmes
Ne point interrompre le trafic de l'opium
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Plus j'avance dans la tâche que je me suis imposée de donner une idée de la Chine, plus les
difficultés s'amoncellent autour de moi : j'ai pu dessiner à grands traits les habitudes et la vie des Européens transplantés dans les pays éloignés de leur patrie, l'effet de la civilisation sur
des naturels sauvages et féroces, dont les mœurs, les coutumes n'offraient qu'un champ circonscrit à mes observations ; mais à Canton, un tout autre spectacle se déployait devant moi : j'avais
sous les yeux un peuple immense parvenu longtemps avant nous au plus haut point d'industrie et de commerce, et qui cependant, on pourrait le dire, n'a de commun avec les Européens que
l'hémisphère qu'il habite. Décrire avec détails des mœurs, des coutumes si étrangères à nos sociétés ; peindre des caractères si éloignés de nos idées, exigerait plusieurs volumes et aurait
demandé un long séjour dans ces curieuses contrées : je n'ai donc pu que glaner, et avec la plus grande circonspection. J'ai vu et observé pendant une courte relâche, autant que mes faibles
moyens me l'ont permis : les objets les plus différents passaient si rapidement sous mes yeux, il était si difficile d'obtenir des renseignements véridiques et surtout exempts de prévention, que
ce que j'ai écrit ne peut être considéré que comme une suite de lueurs de la vérité. Combien de fois n'ai-je pas effacé le soir ce que j'avais écrit le matin, pour le modifier encore le
lendemain, suivant les éclaircissements qu'obtenaient mes recherches ! Quels obstacles ne m'a pas opposés l'inconcevable ignorance des Européens sur les mœurs et les coutumes du peuple au milieu
duquel ils passent leur vie ! Enfoncés dans leurs spéculations de commerce, tout ce qui n'a pas rapport au thé ou à l'opium leur est étranger, leur est même inconnu : ce fut donc aux Chinois
eux-mêmes que j'eus recours, et c'est d'eux que je tiens la plus grande partie des détails que j'ai pu donner. Cependant ces détails eussent été encore bien incomplets sans l'aimable obligeance
de M. Gernaert, qui voulut bien abandonner ses propres affaires pour m'accompagner partout où il crut que ma curiosité pouvait être intéressée : il a été pour moi un guide aussi complaisant
qu'éclairé.
Si un Chinois, attiré par le commerce à Marseille ou à Bordeaux, voulait se former une opinion générale sur les mœurs des Français, d'après celle que ses relations mercantiles lui auraient fait
prendre de la classe inférieure, généralement peu considérée dans ces deux grandes villes sous le rapport de la moralité, serait-il plus ridicule que les Européens qui, ayant vécu pour ainsi dire
isolés au milieu d'un peuple très retiré dans sa vie domestique, peu communicatif, méfiant à l'égard des étrangers, et dont le langage leur est entièrement inconnu, ont calomnié toutes les
classes d'une immense population ? Sans doute que la ville de Canton présente d'abord à l'observateur vulgaire bien des coutumes, bien des usages qui heurtent nos goûts et nos préjugés : la
multiplicité, la publicité même des lieux de prostitution ; la coutume de vendre de petits enfants ou de les exposer sur les eaux, où ils deviennent la pâture des poissons ; l'incroyable facilité
avec laquelle les bandes de brigands s'organisent aussitôt que le feu se déclare dans un quartier quelconque de la ville, peuvent donner une mauvaise idée de la moralité de ses habitants ;
convenons même que le bas peuple y est voleur, dépourvu de tout sentiment de probité : soustraire dans les maisons ou dans les poches des passants ce qu'il peut atteindre est pour lui un succès
aussi cher à son amour-propre que favorable à ses intérêts ; mais existe-t-il moins de dépravation et de corruption dans la populace de nos grandes cités, qui sont ordinairement les sentines de
tout ce que renferment de plus vicieux, de plus débauché les provinces environnantes, comme Canton est le réceptacle de tout ce qu'il y a de pis dans le Fo-Kien et le Quang-Tong ? Combien la
nouveauté, en aiguisant l'esprit de critique, ne peut-elle pas faire exagérer une foule d'abus, aussi communs pourtant dans notre patrie, mais sur lesquels l'habitude nous fait fermer les yeux !
Combien encore de commerçants étrangers, trompés dans des espérances de gains peut-être illicites, n'ont-ils pas été portés à juger sévèrement des marchands chinois, si clairvoyants pour leurs
intérêts et qu'on ne trompe jamais deux fois ! J'ai questionné des personnes recommandables, que leurs relations commerciales et un long séjour en Chine avaient mises parfaitement au fait du
caractère des marchands avec lesquels elles étaient fréquemment en relation, et toutes leurs assertions ont été conformes à ce que ma propre expérience m'avait appris, que les commerçants chinois
sont dignes d'obtenir la même confiance dont jouissent auprès d'eux les étrangers qu'ils connaissent, et que leur loyauté est au moins égale à celle des marchands de Londres et de Paris.
Au milieu de ces deux longues suites de boutiques, dans lesquelles brillaient les produits
de l'industrie chinoise, mes yeux parcouraient tout avec une avide curiosité, et partout je trouvais des marchands qui se faisaient un plaisir de répondre à toutes mes questions. La plupart
d'entre eux parlaient une espèce d'anglais dont l'accent nasal chinois a fait une langue particulière, mais qu'avec beaucoup d'attention et un peu d'habitude, je finis par comprendre
passablement.
Mais lorsque m'éloignant des deux beaux passages qui m'avaient offert tant de sujets d'observation, je pénétrai plus avant dans l'intérieur de la ville, alors je retrouvai la véritable couleur
chinoise originale, sans aucune teinte européenne, et le secours aussi gracieux qu'empressé du consul de France devint nécessaire pour me guider et satisfaire ma curiosité. En effet, au milieu de
ces rues étroites, d'une longueur interminable, et remplies d'une foule d'hommes affairés, il serait imprudent pour le nouveau débarqué de s'aventurer sans guide à quelque distance des
factoreries, seul endroit où les étrangers jouissent d'un peu de considération ; celle-ci disparaît entièrement et fait place à l'aversion du bas peuple pour les Européens. à mesure que l'on
avance au milieu des quartiers éloignés du fleuve et formés en grande partie par les habitations particulières des marchands, dont les boutiques sont situées dans la partie de la ville où se
concentre le commerce.
Le malheureux qui s'est égaré ne voit rien de rassurant sur les physionomies des hommes qui l'entourent en silence avec un air mécontent : des rires grossiers et méprisants seront la seule
réponse que ses signes obtiendront : malheur à lui si, entendant les cris répétés des porteurs du palanquin où est renfermée une dame chinoise, l'imprudent ne trouve pas une rue de traverse pour
éviter cette fatale rencontre ; car alors, obligé de fuir par la crainte d'être maltraité, son embarras devient de plus en plus grand, et ne cesse que quand, après bien des courses inutiles et
les poches vidées par d'adroits filous, il parvient enfin à retrouver le point d'où il était parti. À cela près de quelques mouchoirs qui me furent enlevés avec beaucoup d'adresse, j'échappai
assez heureusement à toutes les tribulations que je viens de décrire et auxquelles mes recherches m'ont plusieurs fois exposé.
Dans cette ville immense tout semble avoir été sacrifié au commerce : les rues sont bordées de deux longues files de magasins, toujours très propres, et disposés à peu près comme ceux de nos
petites villes de France. Un vaste comptoir bien simple en occupe le fond, où sont rangées les marchandises sur des planches et dans des cases ; derrière la boutique est une petite chambre où les
hommes prennent leurs repas. J'ai déjà dit que les femmes, toujours enfermées, logeaient ailleurs, loin des yeux de leurs parents. Au-dessus de la boutique se trouve l'appartement rempli de
marchandises, où restent les commis, que la prudence commande d'y laisser la nuit, car le maître retourne chaque soir à la maison particulière, qu'habitent ses femmes et ses enfants.
Le marchand, ordinairement assis à la porte de sa boutique, attend, en fumant gravement sa pipe au long tuyau, la venue des chalands, dont il accepte ou refuse les offres avec un imperturbable
sang-froid. Les marchandises sont exposées suivant les désirs de l'acheteur ; mais à peine quelques mots viennent-ils en faire valoir la qualité ou le bon marché.
L'aspect des rues varie suivant les corps de métiers qui les occupent exclusivement ; les plus bruyants et les moins élevés dans l'échelle de l'industrie m'ont paru relégués dans les quartiers
éloignés des factoreries, près desquelles généralement les boutiques sont plus vastes, mieux ornées, les marchands plus avenants et moins taciturnes : ce fut donc là que par prudence je me
décidai à établir le centre de mes observations.
Quand mes regards se tournaient vers le Tigre, je ne concevais pas comment cette multitude
de bâtiments pouvait être surveillée ; en effet, telle était l'affluence des embarcations, que le rivage semblait se confondre avec la surface du fleuve, qui présentait alors l'image d'une ville
traversée par une grande rue, à laquelle venaient aboutir des passages plus ou moins étroits. Ce Canton flottant, qui reçoit par les canaux et les rivières les produits des provinces les plus
reculées de l'empire, m'offrait un spectacle aussi curieux que varié : je ne pouvais compter les différentes espèces de bateaux qui, rangées sur les côtés du fleuve, tournaient doucement à chaque
marée. Les uns, destinés à porter du sel dont le commerce est si considérable entre les bords de la mer et l'intérieur de la Chine, m'étonnaient autant par leurs vastes dimensions que par l'éclat
brillant du vernis qui couvrait leurs parois, en laissant au bois sa couleur naturelle ; les autres, aussi bien entretenus mais moins grands, avaient apporté des thés ainsi que d'autres
productions de la Chine, et se préparaient à repartir pour les provinces de l'Ouest, avec des chargements de marchandises étrangères.
Tous ces vastes bateaux renferment des familles nombreuses dont ils sont pour ainsi dire l'unique patrie ; car les hommes s'en éloignent rarement, et les femmes jamais ; celles-ci appartiennent à
la dernière classe du peuple, et ont conservé à ce titre le libre exercice de leurs pieds, qui sont toujours nus, mais petits et bien faits. Elles ont un costume très simple : leur robe taillée
suivant la mode chinoise, est en étoffe brune et grossière, de laine ou de coton, et couvre une chemise de toile blanche qui descend également au-dessous des genoux, sur un large pantalon de même
étoffe, plissé à son extrémité ; leurs cheveux, relevés par derrière de la même façon que ceux des femmes d'un rang plus élevé, sont arrangés avec beaucoup de soin, et découvrent des traits
brunis il est vrai par le soleil, mais souvent agréables et gracieux : une physionomie douce et paisible, des membres délicats, quelque chose de moelleux dans la taille et dans tous les
mouvements, forment un ensemble qui plaît dans ces femmes et donne une idée avantageuse de celles de la classe supérieure, qui du reste, comme nous l'avons dit, viennent de la même origine ; car
la famine et les autres fléaux de l'espèce humaine qui pèsent principalement sur cette partie la plus pauvre comme la plus nombreuse de la population, la forcent souvent de vendre les petits
enfants, pour les sauver de la mort ou dans l'espoir de leur assurer un avenir plus heureux. Fermons les yeux sur l'horrible coutume d'exposer ces faibles créatures sur le bord des fleuves, et en
nous félicitant d'habiter des contrées plus favorisées, plaignons celles qu'une trop grande masse d'habitants condamne à la nécessité de se débarrasser violemment du surcroît de population
qu'elles ne peuvent nourrir.
J'éprouvais ce sentiment en considérant la fourmilière d'êtres humains que le commerce avait réunis et faisait vivre dans un espace où quelques milliers d'Européens se trouveraient gênés ;
cependant la plus grande tranquillité, une parfaite harmonie règnent parmi cette population aquatique : tous ces bateaux de formes, de dimensions si variées, circulent paisiblement : jamais de
querelles ni même de débats. Chaque bateau, portant des passagers ou des marchandises, conduit par une femme entourée de ses petits enfants, trouve partout une bienveillante protection, grâce à
laquelle, malgré le courant rapide du fleuve, les accidents sont extrêmement rares. Quelle leçon pour les classes inférieures, si brutales, si grossières, chez des peuples qui prétendent
cependant être les mieux policés du monde ! En Chine, les mêmes sciences, les mêmes arts qui ont fait faire de si grands progrès à l'industrie de la France et de l'Angleterre, sont peut-être ce
qu'ils étaient en Europe il y a plus d'un siècle ; mais, je le répète, les Chinois nous sont bien supérieurs dans la véritable civilisation, celle qui dépouille l'espèce humaine de cette
grossièreté, de cette ignorance qui, chez beaucoup de nations européennes, fait descendre les derniers rangs de la société au niveau des plus féroces animaux.
L'aspect de cette ville de bateaux est bien différent de celui que présentent les rues de Canton. Il règne dans ces dernières autant de mouvement, autant d'activité que sur le Tigre ; les
marchands ambulants y font autant de bruit ; cependant une teinte uniforme dont les beaux-arts ne viennent pas rompre la monotonie ne tarde pas à fatiguer l'attention : on voit un peuple
industrieux, occupé, mais nulle apparence d'agréables distractions. Le fleuve au contraire offre un spectacle attrayant. Mes yeux parcouraient avec curiosité cette file inégale de vastes bateaux
dont l'apparence rappelait à mon souvenir les bains que l'on voit sur la Seine à Paris : les dorures dont ils sont couverts extérieurement, les peintures, les lustres, que de larges fenêtres,
ornées souvent elles-mêmes de figures fort dangereuses pour la vertu des passants, laissent facilement apercevoir, les font tout de suite reconnaître pour des lieux consacrés au plaisir : c'est
là que chaque soir, après le coucher du soleil, se rend une partie des habitants de Canton. Lorsque les rues si bruyantes, si populeuses pendant les heures de la journée, sont presque désertes et
rentrent dans un profond repos, que toutes les boutiques sont fermées avec soin, et que les veilleurs de nuit, placés dans des belvéders qui dominent chaque quartier, veillent à la sûreté
publique et au feu ; alors le Tigre se couvre d'une multitude infinie de lumières, les salles de festin brillamment éclairées retentissent des sons baroques de la musique chinoise, et sont
bientôt remplies par les visiteurs qu'apportent de tous les points des deux rives la foule de ces petits bateaux de passage, qu'une seule lumière annonce et fait ressembler pendant l'obscurité à
des feux qui parcourent la surface de l'eau. Mais c'est principalement la nuit où la nouvelle lune fait sa première apparition que le Tigre offre un spectacle aussi extraordinaire que brillant :
tous les bateaux sont illuminés ; les Chinois se rassemblent dans les lieux de plaisir ; les gongs, frappés à coups redoublés, mêlent leurs sons rauques et sombres, qui ressemblent à un tonnerre
lointain, avec le bruit d'une multitude d'instruments et les clameurs de la foule, dont les bords du fleuve sont couverts. D'élégants feux d'artifice éclatent de tous les côtés et lancent dans
l'air des feux de mille couleurs : le jour seul peut mettre un terme à ces bruyantes réjouissances, qui avaient troublé mon repos la première nuit de notre séjour à Canton.
Nous passâmes la nuit à l'ancre devant un bourg considérable, où nous étions arrivés trop
tard pour payer les droits et obtenir la permission de continuer notre voyage. Le lendemain matin j'eus tout le loisir, avant que le mandarin fut visible, de m'occuper de nouveaux sujets
d'observations. Nous avions dépassé les terres du continent ; celles qui environnaient le petit port devant lequel notre bateau était mouillé offraient une tout autre apparence ; c'étaient de
grandes îles que traversaient des montagnes rougeâtres et pelées, sur lesquelles je voyais les traces des grandes brises de mer et des terribles ty-fongs.
Au milieu du canal, rétréci par les rochers élevés, le rapide courant de la marée amenait auprès de nous de grandes embarcations qui arrivaient de la mer : les manœuvres, les cris des matelots
chinois, qu'une forte brise intimidait, formaient un spectacle aussi animé que bruyant. Mais bientôt des objets plus gracieux vinrent occuper notre attention : plusieurs de ces petits bateaux de
passage, sur lesquels vivent des familles entières, s'étaient réunis autour de notre embarcation, et pendant qu'ils attendaient l'occasion d'être employés par les nombreux arrivants, les femmes
qui les montaient sollicitaient notre générosité d'une manière si douce, si décente, qu'il était difficile de refuser ce qu'elles demandaient. Elles n'avaient point cet air misérable, avili,
parfois même insolent de nos mendiants d'Europe : une innocente séduction formait leur seul moyen de réussite. La plupart étaient mères et entourées de petits enfants, objets d'une sollicitude
d'autant plus naturelle que ces petits êtres, courant sans aucun appui sur des planches étroites, au niveau de l'eau, doivent y tomber souvent ; mais le secours des parents, avertis par leurs
cris, et une précaution aussi ingénieuse que singulière, empêchent presque toujours que ces accidents n'aient des suites malheureuses : au col de chaque enfant en bas âge est pendue une calebasse
qui fait, pour ainsi dire, partie de son habillement ; de manière que s'il tombe dans le fleuve, le corps flottant soutient sa bouche hors de l'eau et lui permet ainsi de faire entendre des cris
de détresse. Un événement de ce genre se passa sous nos yeux et nous fournit un touchant exemple du sentiment de bienveillance qui, dans cette classe pauvre et méprisée, lie les familles entre
elles. Le choc de deux bateaux fit tomber à l'eau un pauvre enfant ; sans la calebasse protectrice il était englouti par le courant ; à l'instant toutes les embarcations voisines furent en
mouvement et le naufragé rendu sain et sauf à sa mère. Avec quelle joie on le reçut ! De combien de caresses, de soins ne fut-il pas comblé par toutes les femmes dont nous étions environnés, et
qui, renonçant à l'espérance de nos prochaines largesses, se pressaient autour de lui !
Je vis alors une cérémonie que la mère, après avoir réchauffé son enfant et changé ses humbles vêtements, fit pour remercier le bon ou peut-être le mauvais génie.
Avec un morceau de papier doré, couvert de signes magiques, et que la petite créature, encore tout effarée, avait mouillé de sa salive, elle lui frotta le visage ; puis ayant renfermé dans ce
papier quelques grains de riz cuit, elle l'attacha sur deux légers bâtons, et abandonna le tout au courant du fleuve, après bien des prières et des génuflexions.
Cette cérémonie paraîtra bien innocente sans doute ; mais qu'on se rappelle que, mûs par les mêmes superstitions, ces parents, qui montrent une si vive sollicitude pour leurs enfants, les
exposent souvent à une mort certaine, en croyant obéir aux arrêts de la divinité.
Nos yeux se dédommageaient alors de l'éloignement dans lequel la jalousie des Chinois et leur aversion pour les étrangers tiennent le beau sexe. Peut-être croira-t-on qu'une aussi cruelle
prohibition embellissait à nos yeux les femmes qui nous entouraient en ce moment : je n'oserais soutenir le contraire, mais j'assurerai qu'elles pouvaient, quoiqu'elles appartinssent aux
dernières classes, donner une idée avantageuse des grandes dames de Canton, dont je n'avais entrevu qu'un très petit nombre ; car je remarquai, sous la robe d'étoffe brune de plusieurs de nos
voisines, des tournures et des grâces dignes de la mousseline et du satin. Un pantalon large et fermé par le bas laissait voir des pieds nus, mais petits et bien faits, dont le libre usage,
enlevé aux autres Chinoises, donne à celles-ci une vivacité de mouvements qui plaît d'autant plus qu'elle n'est accompagnée d'aucune licence et d'aucune grossièreté. Ces femmes, quoique bien
pauvres, recevaient et partageaient nos dons entre elles avec décence et sans le moindre débat ; les plus jolies obtenaient de nous la préférence, sans paraître pour cela exciter la jalousie de
leurs compagnes, qui attendaient patiemment que leurs prières fussent écoutées. Il est vrai que de toutes ces prières nous ne comprenions que le mot camcha, qui veut dire présent ; mais prononcé
doucement par une bouche petite et meublée de belles dents, avec un air suppliant auquel de jolis yeux, des traits réguliers donnaient un nouveau prix, ce mot valait à lui seul toutes les longues
et monotones litanies dont les mendiants se servent dans nos contrées pour réveiller la pitié des passants.
Les petites pièces de monnaie que nous distribuions à ces pauvres familles, et que recevaient le plus souvent de jolis petits enfants, n'étaient pas demandées comme aumônes, mais comme un
témoignage d'intérêt pour un sexe faible, de la part d'étrangers dont ces bonnes gens ont souvent éprouvé la générosité. Leurs vêtements, leurs bateaux surtout sont d'une excessive propreté : le
prix que les hommes retirent de leurs travaux à terre, l'argent que gagnent les femmes en transportant des passagers, les font vivre bien portants et satisfaits de leur sort.
Cependant, au milieu de toutes ces observations, la matinée s'avançait et l'heure fixée pour la visite que devaient faire à bord les commis du mandarin était depuis longtemps écoulée ; la
nécessité d'arriver avant la nuit à Macao avait réveillé notre impatience, calmée jusque-là par les rapports trompeurs de plusieurs messagers : aussi, lorsque enfin les visiteurs montèrent à bord
pour remplir leurs fonctions et profiter de la petite collation que, suivant l'usage, le patron chinois avait préparée pour eux, le consul, outré de la manière insolente dont ils reçurent ses
plaintes, les chassa du bateau, et je ne pus m'empêcher de rire en voyant l'air déconcerté des robes noires qui jetaient en fuyant un dernier regard sur le thé qu'ils étaient forcés d'abandonner
; mais rendus au rivage, au milieu de leurs administrés, qui paraissaient enchantés de l'événement, ils oublièrent leur frayeur, et changeant d'attitude, commencèrent sur un ton menaçant des
discours dont les éclats ne parvinrent bientôt plus jusqu'à notre bateau, emporté par un bon vent et par une marée favorable.
J'ai rapporté ce petit épisode de notre voyage comme un exemple des froissements continuels qui entretiennent une aversion mutuelle entre les autorités chinoises de second ordre, accoutumées à
gouverner despotiquement la population, et les étrangers qui affectent de les mépriser et saisissent avec empressement toutes les occasions de les humilier ; ce qu'ils peuvent faire avec d'autant
plus d'impunité que les mandarins ayant toujours à craindre que leurs criantes concussions n'arrivent enfin à la connaissance de l'empereur, et ne soient punies par l'exil, toujours suivi de la
confiscation des biens, évitent prudemment le scandale ; mais ces fonctionnaires s'en vengent sur le commerce d'une manière, sinon flatteuse pour leur vanité, du moins très avantageuse à leurs
intérêts.
Il paraît qu'en Chine les maris ne sont guère plus maîtres au logis que ne le sont ceux des
heureuses contrées qu'éclaire le soleil d'occident ; on peut croire même que, par suite de l'existence claustrale à laquelle les femmes sont assujetties, la tranquillité du foyer domestique est
plus troublée chez eux que chez nous, par les tracasseries et les mauvaises passions : quelquefois même il y éclate des rébellions conjugales où les lois n'ont que faire, et que les maris n'ont
pas toujours le bonheur d'apaiser promptement, surtout lorsqu'ils ont, comme cela est commun, plusieurs concubines et une centaine de domestiques des deux sexes, renfermés dans leurs vastes
habitations. Aussi en cette contrée, comme dans quelques autres de l'Asie, cette partie importante de l'organisation sociale a-t-elle occupé sérieusement les moralistes du céleste empire :
plusieurs ont tracé aux maris la conduite qu'ils devaient tenir en pareilles circonstances. Il y a même sur ce sujet des ouvrages très répandus, dont une de mes connaissances a bien voulu me
communiquer les passages les plus curieux traduits littéralement, en même temps qu'elle me fournissait quelques renseignements curieux sur les mœurs privées des Chinois.
Parmi les divers extraits que j'ai sous les yeux, j'en choisis un qui, par son originalité et les détails qu'il contient touchant le régime intérieur des familles chinoises, m'a semblé mériter
d'être mis sous les yeux des lecteurs.
Je le transcris donc ici, en faisant toutefois observer que, traduit d'une langue difficile
et complètement différente de tous nos idiomes européens, d'abord en anglais, puis en français, cet extrait n'aura pas toute la clarté et l'élégance de style que j'aurais désirées. Faute de
pouvoir faire mieux, je le donne tel qu'il est.
D'abord on voit clairement, d'après l'ouvrage dont il est question ici, que dès leur naissance les femmes chinoises sont condamnées à vivre, à l'égard de l'autre sexe, dans une sorte
d'abaissement moral, de dépendance complète qui ne finit qu'avec leur vie ; elles ne jouissent jamais de leur libre arbitre, et à peine si on semble leur accorder assez de moyens pour apprécier
la différence morale qui existe entre le bien et le mal.
Celles qui ont échappé à la destruction qui est le funeste partage d'une si grande quantité de nouveau-nés de leur sexe, ne reçoivent, durant leur enfance, presque aucun des soins dont les
garçons sont entourés : devenues jeunes filles, elles sont vendues comme esclaves ; mariées, elles ont mille devoirs pénibles à remplir, et doivent obéissance non seulement à leur mari, mais
encore aux parents de celui-ci ; veuves, elles ne font que changer de maîtres, car alors elles se trouvent entièrement dans la dépendance de leur fils aîné, bienheureuses encore d'avoir des
enfants mâles, car autrement ces malheureuses tombent, quand la vieillesse est arrivée, dans le plus cruel abandon.
L'énumération des divers degrés de mérite ou de blâme dont le législateur a frappé, comme récompense ou punition, les procédés bons ou mauvais des maris envers leurs compagnes, montrera jusqu'à
quel point les femmes chinoises sont traitées sévèrement, et fera faire, j'en suis convaincu, de singuliers rapprochements aux personnes qui auront la patience de lire jusqu'au bout l'espèce de
code pénal que je transcris ici.
Après avoir minutieusement assigné aux époux la manière dont ils doivent se conduire envers leurs femmes pour conserver une autorité incontestée dans l'intérieur de leur maison, le moraliste
chinois entre dans certains détails dont j'extrais les suivants, en faisant la remarque que l'auteur se posant en maître qui régente ses écoliers, donne aux maris de bons ou mauvais points,
suivant qu'ils ont bien ou mal rempli leurs devoirs.
Ainsi il accorde :
1 point de satisfaction au mari qui est parvenu à faire rester ses femmes une grande partie
du jour dans leur appartement.
1 point, [à celui] qui leur a montré à conserver toujours un air doux et bienveillant, et a contenu pendant dix jours leur penchant naturel au mal.
1 (pour un mois), [à celui] qui les a empêchées, soit de manquer de respect à leurs parents, soit de se quereller entre elles, soit enfin de se livrer à des criailleries.
1 (pour chaque jour), [à celui] qui a obtenu d'elles de se montrer soigneuses et propres dans la préparation des aliments.
1 (pour chaque jour), [à celui] qui les fait s'occuper des travaux d'intérieur, de la fabrication de la toile, de la couture, etc.
1 (pour chaque jour), [à celui] qui les empêche de se débarrasser de l'ouvrage, en le donnant à faire à leurs compagnes.
1 (pour chaque fois), [à celui] qui les empêche de courir aux fenêtres pour voir ce qui se passe dans la rue.
20, [à celui] qui leur montre à être bonnes et humaines pour les esclaves.
50, [à celui] qui leur enseigne à respecter leur beau-père et leur belle-mère.
50, [à celui] qui les fait vivre en bonne intelligence entre elles.
50, [à celui] qui obtient des concubines qu'elles ne soient pas jalouses les unes des autres.
100, [à celui] qui les rend bonnes et vertueuses.
Maintenant passons à la nomenclature des divers degrés de blâme que, suivant le même auteur, méritent les maris qui, dans telle ou telle circonstance, se montrent faibles ou négligents dans
l'exercice de leurs fonctions comme chefs de famille.
Ainsi, il impose :
1 point de blâme (pour chaque jour) au mari qui ne tient pas ses femmes enfermées dans les appartements.
1 (pour chaque jour), [à celui] qui souffre qu'elles soient trop tard au lit, se montrant paresseuses ou nonchalantes.
1 (pour chaque jour), [à celui] qui souffre qu'une femme batte l'enfant d'une autre.
1 (pour chaque jour), [à celui] qui les laisse faire la cuisine malproprement.
1 (pour chaque fois), [à celui] qui tolère qu'elles suivent les mauvais exemples des concubines.
2 (pour chaque jour), [à celui] qui ne réprime pas leur aversion pour le travail, et les dispositions qu'elles montrent à charger les autres de leur ouvrage.
5 (pour chaque jour), [à celui] qui souffre leurs criailleries.
5 (pour chaque fois), [à celui] qui ne les empêche pas d'opprimer et même de battre les femmes ou les concubines.
10 (pour chaque fois), [à celui] qui leur accorde la permission de fréquenter les temples sous prétexte de religion, ou bien de courir les spectacles.
10 (pour chaque fois), [à celui] qui ne les empêche pas de maltraiter les esclaves, et de se montrer exigeantes envers celles-ci.
50, [à celui] qui emploie à l'égard des femmes des punitions inhumaines, telles que les battre, leur arracher les cheveux ou brûler leurs chairs.
100, [à celui] qui souffre qu'elles négligent leurs devoirs envers leurs beaux-pères et belles-mères.
100 (pour chaque fois), [à celui] qui les laisse se quereller entre elles.
100 (pour chaque fois), [à celui] qui montre de la partialité dans sa conduite et dans ses affections envers ses femmes.
100, [à celui] qui dépouille une de ses femmes de ses bijoux, quoiqu'il soit riche et l'ait épousée pauvre.
100 (pour chaque fois), [à celui] qui se laisse gouverner par une femme, et se soumet à sa volonté ou à ses caprices.
Là finissent les citations, et je les termine avec d'autant moins de regret, que je crains d'avoir abusé de l'attention des lecteurs, tout en désirant les intéresser. En effet, cette traduction
doit leur paraître avec raison bien imparfaite, et très peu susceptible de rendre le texte de l'original : toutefois, comme ils y trouveront quelques renseignements curieux sur les mœurs privées
des Chinois, j'espère que ma note trouvera grâce devant eux.
1830. Le commerce de la seule compagnie anglaise avec la Chine, d'après les détails où nous
venons d'entrer, doit paraître prodigieux ; mais il est facile de voir que la balance est toute en faveur des marchands de la Chine, qui, outre une immense quantité de thé, fournissent encore à
la Grande-Bretagne de la soie brute, des nankins, de la cannelle, du camphre, du sucre, de l'alun, ainsi que de la porcelaine, mais en bien petite quantité depuis que les Européens ont égalé,
surpassé même les premiers inventeurs dans cette riche branche d'industrie. Si, comme elle y fut longtemps forcée avant que le commerce sur une aussi grande échelle, la compagnie avait continué à
payer en piastres cette grande différence, les trésors de l'Angleterre n'auraient pu suffire à un commerce aussi désavantageux ; mais l'active industrie de ses marchands est venue à son secours,
et la passion effrénée des habitants de l'Asie pour une perfide substance, leur fait rendre en grande partie les nombreux millions de piastres que coûte aux Européens leur goût pour le thé.
C'est le trafic considérable des grands établissements anglais de la presqu'île indienne avec Canton, qui fournit à la compagnie le numéraire nécessaire pour payer une très grande partie de la
différence qui existe entre l'importation des marchandises anglaises en Chine et l'exportation des produits chinois. En effet, les relations commerciales de Bombay et de Calcutta avec ce pays,
étant entièrement abandonnées aux entreprises particulières, ont pris, depuis le commencement de ce siècle, le plus rapide accroissement : entièrement étrangères aux affaires de la compagnie,
elles n'ont éprouvé aucune interruption pendant les fréquents débats de cette dernière avec le vice-roi de Canton. Si les nombreux et grands country-ships de la côte malabare ou de l'Ougly, qui
arrivent en foule chaque année sur les rivages chinois, n'y transportaient que les cotons bruts de l'Indostan, le riz si abondant dans cette partie de la presqu'île, et cent autres productions du
sol indien ou des pays malais, leurs chargements ne seraient pas d'une grande valeur ; mais ils apportent aux Chinois l'opium, qui entre dans l'empire malgré les prohibitions les plus sévères, et
y trouve, dans la population, une multitude de consommateurs qui payent ce poison au poids de l'or.
Novembre 1838. Grâce aux données exactes que j'avais sur le pays, et bien plus encore à de
fréquents entretiens avec mes connaissances anciennes ou nouvelles, qui, presque toutes, appartenaient aux sommités de la société européenne, je fus très promptement à même de reconnaître que des
événements majeurs étaient à la veille de s'accomplir.
En effet, une inquiétude vague, mais profonde, existait dans tous les esprits, et s'y mêlait à une fureur de spéculation qui ne respectait rien, et causait chaque jour la ruine de quelques-unes
de ces nouvelles maisons de commerce établies à Canton depuis l'abolition du monopole de la Compagnie. L'importation des marchandises anglaises, et l'exportation des produits chinois pour la
Grande-Bretagne, avaient, il est vrai, considérablement augmenté ; mais les thés, les soies, apportés en trop grande abondance sur les marchés de cette dernière, y avaient baissé de valeur d'une
manière désastreuse, tandis que ces mêmes denrées s'étaient soutenues au même taux en Chine, où, par suite d'encombrement, les objets manufacturés provenant d'Europe ne se vendaient plus qu'à vil
prix. Aussi ne se trouvait-il que bien peu de négociants, grands comme petits, qui, s'empressant d'imiter le fatal exemple donné chez nous par beaucoup de gens qu'une situation équivoque de
fortune pousse à jouer aveuglément sur les fonds publics, dans l'espoir de rétablir leurs affaires, ne cherchassent à réparer leurs pertes au moyen de l'aventureux trafic de l'opium. Une sorte de
fureur pour ce genre de spéculations s'était emparée de la majeure partie des étrangers, et répandait une démoralisation effrayante parmi les membres de toutes conditions composant la communauté
européenne à Canton.
Sous l'influence d'une semblable passion, ceux-ci ne durent pas tenir, naturellement, plus de compte des édits de l'empereur que des menaces des mandarins, qui, pour la plupart, devenaient, du
reste, leurs complices moyennant d'énormes profits. Il arriva donc que le trafic prohibé prit une extension effrayante, non seulement dans les cantons riverains du Tigre, mais encore sur la
majeure partie du littoral de l'empire : dans presque toutes les baies, et à l'embouchure même des fleuves, se trouvaient mouillés des bâtiments fortement armés, servant d'entrepôts pour les
contrebandiers d'alentour, et que tenaient constamment approvisionnés des navires légers expédiés de Macao.
Quels devaient être, se demandaient les gens raisonnables, les résultats d'une lutte si extraordinaire engagée entre le maître d'un empire puissant et des étrangers dont la présence y était à
peine tolérée : d'un côté, ceux-ci violant toutes les lois du royaume, et y introduisant annuellement quarante mille caisses d'une drogue malfaisante, en échange de laquelle ils recevaient
d'immenses sommes de numéraire ; de l'autre, un souverain s'opposant à ce que ses sujets fussent empoisonnés, et ses États appauvris par l'enlèvement complet des métaux précieux, ou bien que les
côtes de son empire devinssent des repaires de forbans, accourus des ports voisins et de toutes les contrées maritimes du globe, dans l'espoir d'arracher un riche butin aux traitants d'opium. La
fin d'un état de choses aussi bizarre ne se fit pas attendre longtemps, et l'orage éclata peu de mois après que j'eus abandonné cette contrée, pour continuer mon long voyage de
circumnavigation.
Un mandarin du premier rang, homme très capable, énergique, et beaucoup plus avancé que tous ses collègues dans la connaissance de notre civilisation, arriva de Pékin à Canton dans les premiers
mois de 1839, avec des pouvoirs extraordinaires pour réprimer le trafic de l'opium. Dès ce moment, les mesures les plus violentes se succédèrent rapidement pour atteindre ce but, et sans que le
capitaine Elliot crût pouvoir faire à ce sujet la moindre observation ; tant sa position était difficile, et tant furent pressantes les sommations que lui adressa le commissaire impérial Linn,
afin de le contraindre à joindre ses efforts aux siens pour arrêter l'introduction de la drogue défendue, conformément aux engagements que, peu de temps auparavant, il avait contractés devant le
précédent vice-roi !
Les marchands étrangers bien connus pour se livrer à ce genre de commerce furent expulsés de Canton ; leurs bâtiments durent quitter le fleuve, et plusieurs Chinois, convaincus d'avoir fait la
contrebande pour leur compte, subirent le dernier supplice devant les factoreries ; tous les navires, les paquebots même qui sillonnent continuellement ces parages, furent soumis à une visite
sévère sur tous les points du rivage où l'autorité locale jugea nécessaire d'établir des postes de douaniers. Enfin, ces diverses mesures n'ayant pas produit les résultats que le grand mandarin
se promettait, il somma les étrangers de remettre tout l'opium dont ils étaient détenteurs, et fit bloquer les factoreries par un corps de troupes considérable. Alors le capitaine Elliot,
craignant pour la sûreté de ses compatriotes, menacés du pillage et même de la mort, ordonna, au nom de la reine d'Angleterre, à ceux d'entre eux dont les magasins recelaient de l'opium, de le
lui livrer sur-le-champ ; ce qui eut lieu. Le tout fut remis aux autorités chinoises, et brûlé devant une commission de mandarins nommée à cet effet. Ainsi furent détruites vingt-deux mille
caisses de cette drogue pernicieuse, et par conséquent disparut une valeur de soixante millions de francs environ.
Cet énorme sacrifice aurait dû satisfaire le commissaire impérial : il n'en fut rien. Le blocus des factoreries cessa, il est vrai ; mais les étrangers se virent en butte, comme auparavant, à de
nouvelles avanies. D'un autre côté, les esprits s'irritaient de plus en plus, en Angleterre, de la lenteur avec laquelle marchaient les opérations militaires contre le céleste empire : le
commerce, auquel la suppression du monopole de la Compagnie des Indes en Chine avait fait concevoir de magnifiques espérances, restées vaines jusqu'alors, demandait à grands cris que le
gouvernement vînt à son aide pour en presser la réalisation, et obtenir, de gré ou de force, le redressement des nombreux griefs que les marchands des principales villes maritimes du royaume,
ayant des intérêts dans cette partie de l'Asie, reprochaient aux mandarins de la province dont Canton est le chef-lieu. Les circonstances donnaient à leurs plaintes et à leurs exigences une plus
grande importance encore ; car, à l'époque dont je parle, l'exportation des articles fabriqués avait considérablement diminué, à cause de la concurrence faite à la Grande-Bretagne par la plupart
des pays européens, aux besoins desquels nos voisins avaient pourvu jusqu'alors.
Aussi les classes ouvrières souffraient-elles cruellement de la stagnation des affaires, et les cantons manufacturiers devenaient chaque jour le théâtre de désordres commis par une foule de
malheureux mourant de faim. De toutes parts surgissaient de graves embarras pour le cabinet de Londres : les revenus publics diminuaient de plus en plus ; l'Irlande lui donnait de vives
inquiétudes ; une guerre sanglante s'allumait dans le nord de l'Inde ; enfin, il était à la veille de conclure ce traité du 23 juillet, qui faillit incendier l'Europe, et qui peut être considéré
comme l'un de ces mille efforts, heureux ou malheureux, que la Grande-Bretagne a tentés et tentera encore pour ouvrir à tout prix des débouchés aux produits de son industrie. Il ne semblait donc
pas possible que, se trouvant placée dans une position aussi critique, elle consentît à augmenter ses embarras en rompant avec le céleste empire, au risque d'enlever à ses manufacturiers la
chalandise d'une immense population, et à la Compagnie des Indes l'écoulement, si lucratif pour elle, de ses récoltes d'opium.
Mais, en Angleterre, la voix du commerce est toute-puissante : le ministère en fournit dans cette circonstance une preuve bien grande, puisqu'il se décida à faire la guerre à la Chine, malgré la
répugnance bien fondée qu'il montrait à s'engager dans une lutte dont l'issue était plus qu'incertaine ; dans une lutte que le parti redoutable des Saints flétrissait des noms les plus honteux,
et qui devait avoir pour premier résultat d'amener une notable diminution dans les revenus publics, par suite de la stagnation d'une partie très importante du commerce britannique avec
l'Asie.
La plupart des négociants établis à Canton depuis 1833, c'est-à-dire, venus pour profiter des dépouilles de la Compagnie des Indes, et qui se plaignaient le plus amèrement de la conduite des
mandarins, assuraient, il est vrai, que la moindre démonstration belliqueuse intimiderait ces derniers, et qu'on obtiendrait ainsi facilement les concessions désirées. Mais cette opinion était
fort contredite par leurs collègues de Calcutta et de Bombay, dont la plupart, se trouvant engagés dans le trafic de l'opium, ou tenant entre leurs mains l'immense commerce de l'Inde avec la
Chine, et jouissant à ces titres d'une grande influence parmi leurs concitoyens, blâmaient sévèrement la marche tantôt faible, tantôt hostile, que chaque superintendant s'était cru obligé de
tenir à l'égard des autorités indigènes : ils allaient même jusqu'à prétendre que celles-ci, excitées par leur haine, ou bien encouragées par leur mépris pour les Européens, de plus, poussées par
les ordres de l'empereur, ne consentiraient à aucune des concessions demandées ; que si le conflit s'engageait une fois sérieusement entre les deux nations, il ne serait pas facilement apaisé, et
offrirait aux Américains, ces dangereux concurrents des Anglais, l'occasion de s'emparer de l'importation du thé dans le nord de l'Europe. Ces gens prudents ajoutaient que ce n'était pas en
employant la violence, mais bien par la persuasion, par la douceur et la patience, que l'on amènerait une population de plusieurs centaines de millions d'âmes à renoncer à ses préjugés, à ses
coutumes, et surtout à son aversion pour les étrangers.
À cette dernière raison les hommes d'État consciencieux en ajoutaient une autre non moins juste, non moins conforme aux vrais principes d'humanité et aux droits des nations : c'est que la
Grande-Bretagne n'était nullement en droit de contraindre par la force des armes le gouvernement chinois à permettre l'importation d'une drogue dont l'usage pernicieux, sous tous les rapports,
pour l'espèce humaine, ne tendait à rien moins qu'à détruire la population ; d'une drogue si dangereuse, que de temps immémorial il était défendu, sous des peines très sévères, d'en introduire
dans l'empire, et dont le trafic clandestin faisait annuellement sortir du pays des sommes de numéraire si considérables, que les monnaies d'or et d'argent y étaient devenues aussi rares qu'elles
y étaient abondantes vingt années auparavant.
Mais de telles considérations devaient être sans force devant les exigences du commerce anglais, et céder à la nécessité absolue où se trouvait le cabinet britannique de ne point interrompre le
trafic de l'opium, cette mine de richesse pour ses colonies de l'Inde et pour leur métropole. Aussi le ministère céda-t-il : la Chine fut mise en dehors du droit commun ; et, au mois de juillet
1840, une expédition, composée d'une multitude de transports portant 4.500 soldats, parut devant Macao, et bientôt après le blocus de Canton fut déclaré.