Julius KLAPROTH (1783-1835)
LETTRE à M. le baron de Humboldt sur L'INVENTION DE LA BOUSSOLE
Librairie orientale Dondey-Dupré, Paris, 1834, 138 pages.
Vous m'avez fait
l'honneur de me demander quelques renseignements sur l'époque où les Chinois ont connu la polarité de l'aimant, et en ont fait l'application à la boussole.
L'usage de la boussole dans la marine chinoise - Les chars magnétiques
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L'usage de la boussole dans la marine chinoise est indubitable vers la fin du XIIIe siècle, et constaté par le Tchin la fung thou ki, ou la description du pays et des usages de Tchin la ou de
Cambodje, composé en 1297 par Tcheou tha khouon, qui visita ce pays sous le règne de l'empereur mongol Timour khan ou Tchhing tsoung. Dans cet ouvrage, dont le texte a été dernièrement publié à
Paris, les directions de la navigation sont toujours indiquées par les rumbs de l'aiguille aimantée. On y lit par exemple que, pour aller de Wen tcheou en Tchhe kiang, on suivait « les rumbs ting
et wei du compas », c'est-à-dire qu'on allait au sud 1/6 ouest et au sud 1/3 ouest ; qu'en partant de Tchin phou, pour traverser la mer de Poulo Condor (Kuen lun) on prenait « les rumbs khuen et
chin de la boussole » ; ou qu'on se dirigeait vers sud-ouest et sud 2/3 ouest, etc.
L'usage des boussoles à eau, c'est-à-dire de celles dans lesquelles l'aiguille aimantée, soutenue par deux petits roseaux, nageait dans un vase plein d'eau, paraît s'être conservé très longtemps
en Chine, car, dans le Ou thsa tsou, ouvrage encyclopédique fait sous les Ming, à la fin du XVIe siècle, on lit :
« A présent on se sert généralement de la boussole ; cependant les Tchin pan, ou plats à aiguille aimantée des prestigateurs, ont une aiguille placée sur l'eau dont ils observent la direction.
Pour donner la force magnétique à l'aiguille, on emploie la pierre d'aimant. Mais si l'on chauffe celui-ci, son fluide s'évapore et il n'est plus sensible, tandis que la force magnétique ne se
manifeste pas mieux, ni plus distinctement, que dans la boussole dont l'aiguille nage sur l'eau. »
Les boussoles sans eau, dans lesquelles l'aiguille aimantée repose sur un pivot, sont de même très anciennes en Chine, et à présent généralement adoptées.
« L'aiguille aimantée, dit le savant M. J. Barrow, excède rarement un pouce de longueur, et n'a pas une ligne d'épaisseur. Elle est suspendue avec une extrême délicatesse et elle est
singulièrement sensible ; c'est-à-dire qu'elle paraît se mouvoir pour peu que la boîte où elle est placée change de position vers l'est ou l'ouest, quoique, dans le fait, la nature de l'aimant et
la perfection de la machine qui le contiennent consistent à ce que l'aiguille est privée de tout mouvement et reste constamment pointée vers la même partie du ciel, quelle que puisse être la
rapidité avec laquelle tourne la boîte de la boussole ou les autres objets qui l'environnent. D'après ce que M. Barrow a remarqué, cette régularité de la boussole chinoise est l'effet d'une
invention particulière. On applique un morceau de cuivre mince autour du centre de l'aiguille, et on le fixe par les bords sur la partie extérieure d'une petite coupe hémisphérique du même métal,
laquelle est renversée. Cette coupe reçoit un pivot d'acier qui sort d'une cavité faite dans un morceau de bois rond et très léger ou de liège, qui forme la boîte de la boussole. La surface de la
coupe et celle du pivot sont parfaitement polies, afin d'éviter, autant qu'il est possible, toute espèce de frottement. Les bords de la coupe sont proportionnellement larges, ajoutant à son
poids, et font que, d'après sa position horizontale, elle tend à conserver le centre de gravité dans toutes les situations de la boussole, presqu'en coïncidence avec le centre de suspension. La
cavité dans laquelle l'aiguille est ainsi suspendue a une forme circulaire, et n'est guère plus que suffisante pour recevoir cette aiguille, ainsi que la coupe et le pivot. Au-dessus de la cavité
il y a une pièce mince de talc transparent qui empêche que l'aiguille ne soit affectée par l'air extérieur, mais permet aisément d'observer son moindre mouvement.
La petite aiguille de la boussole des Chinois a un grand avantage sur celles dont on se sert en Europe, relativement à l'inclinaison vers l'horizon ; ce qui, dans les dernières, exige qu'une
extrémité soit plus pesante que l'autre pour contrebalancer l'attraction magnétique. Mais cette inclinaison étant différente dans les diverses parties du monde, l'aiguille ne peut être
véritablement juste que dans l'endroit où elle a été construite. Dans les courtes et légères aiguilles, suspendues d'après la manière des Chinois, le poids qui est au-dessous du point de
suspension est plus que suffisant pour vaincre le pouvoir magnétique de l'inclinaison dans toutes les parties du globe. Aussi ces aiguilles n'ont jamais de déviation dans leur position
horizontale.
L'histoire mythologique de la Chine attribue l'invention des chars magnétiques à l'ancien empereur Houang ti. Il les employa dans la guerre contre le rebelle Tchi yeou. Voici la traduction
complète du passage des grandes annales de la Chine, intitulées Thoung kian kang mou, qui contient le récit de cette guerre, et que les auteurs de cet ouvrage ont pris dans le Waï ki :
Houang ti punit Tchi yeou à Tcho lou.
Le Waï ki dit : Tchi yeou portait le nom de Khiang ; il était parent de l'empereur Yan ti. Il aimait la guerre et se plaisait dans les troubles. Il fit des sabres, des lances, et de grandes
arbalètes pour opprimer et dévaster l'empire. Il rassembla et réunit les chefs des provinces ; son avidité et son avarice étaient sans bornes. Yan ti yu wang, ne pouvant plus le contenir, lui
ordonna d'aller habiter à Chao hao, pour le tenir près du côté de l'Occident. Néanmoins Tchi yeou persista de plus en plus dans ses mauvaises actions. Il passa la rivière Yang choui, monta sur le
Kieou nao et combattit l'empereur Yan ti à Khoung sang. Yan ti fut obligé de se retirer et d'aller habiter dans la plaine de Tcho lou. Hiuan yuan réunit alors les troupes des vassaux de l'empire
et attaqua Tchi yeou dans la plaine de Tcho lou. Celui-ci excita un grand brouillard pour mettre, par l'obscurité, le désordre dans l'armée de son adversaire. Mais Hiuan yuan fit un char qui
indiquait le sud, pour reconnaître les quatre points cardinaux. C'est ainsi qu'il poursuivit et prit Tchi yeou. Il le fit mettre à mort ignominieusement à Tchoung ki. C'est pour cette raison que
ce lieu reçut le nom de Plaine de la bride rompue.
Le commentaire ajoute à ce texte : « On lit dans le dictionnaire Kouang yun qu'anciennement on jugeait les hommes selon leur habileté à tirer les flèches ; tous ceux qui se distinguèrent dans cet
exercice, reçurent un titre honorifique, et ce sont eux qu'on appela les chefs des provinces.
Tchin in dit : Pour ce qui regarde les chars qui indiquent le sud on ne sait rien de positif sur leur forme ancienne. Sous la dynastie des Thang, l'empereur Hian tsoung la fit déterminer. Il y
avait un petit pavillon, aux quatre angles duquel étaient des dragons sculptés en bois ; sur ce pavillon était placée la figure d'un génie, également en bois. De quelque manière que le char se
tournât ou se retournât, la main de cette figure montrait toujours le sud. Hiuan yuan se servit d'un pareil char pour reconnaître les quatre régions du monde, et pour diriger son armée. D'autres
auteurs disent que ce char portait une boussole, dont l'aiguille indiquait le nord et le sud, et que c'était au moyen de cet instrument qu'on déterminait les quatre points cardinaux ; et en effet
la chose était ainsi.
Thsoui pao, qui vivait vers la fin du quatrième siècle de notre ère, sous la dynastie des Tsin, a composé un ouvrage fort curieux, intitulé Kou kin tchu, ou Commentaires sur les choses anciennes
et modernes. Il y donne, sur l'invention des chars magnétiques, une notice historique, dans laquelle il rapporte ce fait, ainsi que le combat entre Houang ti et Tchi yeou, à peu près dans les
mêmes termes que le Thoung kian kang mou.
En résumé, le récit de ce combat n'a rien de trop fabuleux, pour qu'on puisse être tenté de supposer qu'il ne repose pas sur un fait historique. L'histoire de tous les peuples anciens est, dans
ses commencements, ou entièrement mythologique, ou du moins si surchargée de narrations merveilleuses, qu'il est souvent très difficile de discerner les vérités qui peuvent y être cachées. C'est
ainsi que les faits rapportés dans les annales de la Chine, sous les règnes des trois premiers souverains de cet empire, Fou hi, Chin noung et Houang ti, portent souvent une empreinte si
fortement mythologique, qu'aucun partisan d'une saine critique ne peut les admettre au nombre des notions véritablement historiques. Permettez-moi donc, Monsieur le Baron, de ne rien décider sur
l'authenticité de la découverte du char magnétique par Houang ti, ni de l'usage qu'il en fit dans la guerre contre Tchi yeou, mais de sauter tout de suite un espace de plus de quinze siècles,
pour me transporter dans les temps historiques, et y poursuivre mes recherches sur l'aimant et sur la boussole chez les Chinois.
Szu ma thsian, le restaurateur de l'histoire chinoise, écrivait ses Szu ki ou Mémoires historiques, dans la première moitié du second siècle avant notre ère. Dans cet ouvrage, composé sur les
livres et les fragments anciens les plus authentiques qui existaient encore du temps de l'auteur, il donne l'histoire de la Chine depuis le commencement de l'empire jusqu'au règne de l'empereur
Hiao wou ti de la dynastie des Han. Le Thoung kian kang mou rapporte, sous la sixième année du règne de Tchhing wang, second empereur de la dynastie des Tcheou (ou 1110 avant J.-C.), le passage
suivant de l'ouvrage de Szu ma thsian, relatif aux chars magnétiques.
Le Szu ki dit : « Les Yue chang chi, qui sont au sud du Kiao tchi, envoyèrent trois interprètes séparément, pour présenter à l'empereur des faisans blancs. Ils firent dire en même temps que,
comme le chemin était très long, que les montagnes étaient hautes et les rivières profondes, un seul envoyé ne serait peut-être pas arrivé, et que c'était pour cette raison qu'ils en avaient
envoyé trois à la cour.
Tcheou koung disait alors : « Si les bienfaits de sa vertu ne s'étaient pas répandus notre prince ne recevrait pas cet hommage ; si sa manière de gouverner et nos lois n'étaient pas connues
partout, notre prince n'aurait pas compté ces gens parmi ses vassaux. » Les interprètes répondirent : « Les anciens et les vieillards à cheveux blancs de notre pays ont conclu que parce que,
depuis trois ans, le ciel n'avait pas envoyé des vents furieux ni de longues pluies, que les vagues de la mer n'avaient pas surpassé leur hauteur ordinaire, il fallait qu'un saint personnage se
fût montré dans le Royaume du Milieu, et c'est pour cette raison que nous sommes venus nous présenter à l'empereur.
Tcheou koung les conduisit alors devant les images des anciens rois, et offrit un sacrifice solennel dans le temple des ancêtres de la famille impériale.
Les ambassadeurs ayant voulu retourner chez eux, se trompèrent de chemin. Tcheou koung leur donna alors cinq chars de voyage, construits de manière à indiquer toujours le sud. Les ambassadeurs
des Yue chang chi montèrent sur ces chars, parvinrent aux bords de la mer, les suivirent depuis les royaumes de Fou nan et de Lin y, et arrivèrent l'année suivante dans leur pays. Les chars qui
montraient le sud étaient toujours conduits en avant, pour indiquer le chemin à ceux qui étaient en arrière, et pour faire connaître la position des quatre points cardinaux.
Thsoui pao, que j'ai déjà cité, raconte, dans son Kou kin tchu, la même chose sur les chars magnétiques donnés par Tcheou koung aux ambassadeurs des Yue chang chi. Dans le Traité des chars et des
habillements, qui fait partie du Soung chou ou de l'histoire de la première dynastie des Soung, qui a régné de 420 à 478 de J.-C., il est aussi dit : « Tcheou koung fit les premiers chars
magnétiques ; sous les Han postérieurs, Tchang heng en fit de nouveaux ; mais à la fin de la dynastie des Han, cet instrument n'existait plus. »
On lit dans le Thoung kian kang mou que, dans la treizième des années Kian hing (235 de J.-C.), le premier empereur des Wei rétablit la salle Thsoung houa tiàn, plaça plusieurs curiosités. Entre
autres : « Il ordonna au savant Ma kiun de faire un char qui donnât la direction du sud. »
Thsoui pao, dans son Kou kin tchu, nous apprend que, dans le temps des troubles, vers la fin de la dynastie Han, l'art de faire ces chars s'était perdu, que Ma kiun les inventa de nouveau, et
que, de son temps, tous les chars magnétiques étaient construits selon le procédé du docteur Ma (c'est-à-dire Ma kiun).
Le Traité des Cérémonies, qui fait partie de l'Histoire des premiers Soung, dit : « Sous la dynastie des Wei, dans les années Thsing loung (233 à 236), l'empereur (Ming ti) ordonna à
l'académicien Ma kiun d'en construire encore. »
On lit dans le Tsin tchi, qui est un Tableau historique de la dynastie des Tsin (de 265 à 419 J.-C.) : « La figure sculptée en bois qui se trouvait sur le char magnétique représentait un génie,
portant un habit de plumes. De quelque manière que le char se tournât ou se retournât, la main du génie montrait toujours le sud. Quand l'empereur sortait en cérémonie dans son carrosse, ce char
ouvrait toujours la marche, et servait à indiquer les quatre points cardinaux. »
Le Traité des cérémonies, inséré dans l'histoire des Soung, poursuit : « Chy hou fit aussi construire (des chars magnétiques) par Kiaï feï, et Yao hing par Ling hou seng. Sur ces chars était
placé un homme de bois, dont la main étendue indiquait le sud. De quelque manière que le char se tournât ou se retournât, il montrait invariablement le sud. C'était un des commandants de la garde
des carrosses de l'empereur qui conduisait toujours ce char en avant, quand le prince sortait en cérémonie. »
On lit dans le Heou Tchao lou, ou Miroir de l'histoire des Tchao postérieurs, composé par le même Thsoui pao que j'ai déjà cité plusieurs fois : « Le Chang fang (ou l'officier chargé de la
fabrication de tous les ustensiles destinés au service de l'empereur même) ordonna à Kiaï fei, qui se distinguait par une habileté éminente à construire toute sorte d'instruments, de faire des
chars magnétiques qu'on donnait en cadeaux aux grands dignitaires du royaume. »
Le Traité des chars et des habillements, inséré dans l'histoire des Soung, dit encore : « Dans la treizième des années I hi (417 de J.-C.), l'empereur Wou ti des Soung ayant pris Tchang ngan, y
trouva ce char. Il était fait comme un char à tambour. En haut était placé un homme de bois dont la main étendue montrait le sud. De quelque manière que le char se tournât ou se retournât, elle
indiquait invariablement le sud. C'était un des commandants de la garde de carrosses de l'empereur qui conduisait toujours ce char en avant de tous les autres. »