John Glasgow KERR (1824-1901)
LA MÉDECINE EN CHINE
Gazette hebdomadaire de médecine et chirurgie, Paris, 1859, tome 06 ; n° 31, pp. 481-487 ; 33, pp. 513-521.
Traduit de l'anglais d'après le North-American Medico-Chirurgical Review, mars 1859.
Extraits : Structure du corps humain, fonctions des organes - Le pouls - Accouchements
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Les Chinois n'ont aucune connaissance exacte de la structure du corps humain ni des
fonctions de ses divers organes. Il y a lieu de croire que leurs connaissances anatomiques étaient moins erronées autrefois, mais en admettant qu'il en soit ainsi, il est manifeste que leur
ignorance actuelle date de plusieurs siècles. Les figures et les descriptions que renferment leurs traités de médecine montrent combien leurs notions sur la structure du corps et sur les rapports
de ses différentes parties sont élémentaires ou inexactes. On s'étonne que l'anatomie comparée, qu'ils pouvaient étudier à l'abattoir, ne les ait pas mieux instruits ; il est bien entendu qu'ils
n'ont jamais disséqué.
Voici quelques-unes des opinions les plus absurdes que l'on trouve dans leurs livres : le larynx se rend au cœur à travers les poumons ; le cœur communique par trois canaux avec la rate, le foie
et les reins ; la rate, située entre le diaphragme et l'estomac, est traversée par les aliments qui se rendent à l'estomac et qui passent ensuite par le pylore dans le gros intestin.
Les intestins grêles se continuent avec le cœur ; ils livrent passage à l'urine qui se rend dans la vessie et qu'ils séparent des matières fécales dans le cæcum. Le gros intestin, qui est en
rapport avec les poumons, est situé dans les lombes et présente seize circonvolutions. Le squelette du crâne, du bassin et les extrémités est formé par autant d'os. L'âme a pour siège le foie, et
le courage résille dans la vésicule du fiel.
Tout en négligeant l'étude des organes intérieurs, les Chinois se sont occupés avec grand soin de la surface du corps ; là, chaque pouce carré a reçu son nom et doit être connu à fond par le
médecin, quant à son siège et a ses rapports.
La circulation du sang était connue des Chinois à une époque très reculée, que du Halde,
auteur d'une histoire de la Chine publiée il y a plus d'un siècle, fixe au IVe siècle après le déluge. Dans un Traité sur le pouls, écrit il y a au moins deux mille ans, on parle de la
circulation comme d'un fait de notion vulgaire, et c'est par le mouvement du sang dans les vaisseaux que l'auteur explique le phénomène du pouls :
« Tout ce qui communique un mouvement, dit-il, fait avancer un corps mobile, et tout corps auquel est communiqué un mouvement cède facilement ou bien résiste. Or, comme le sang et les esprits
sont sans cesse en mouvement, ils frappent les parois des vaisseaux qui les renferment et produisent ainsi les battements du pouls.
Un grand nombre d'auteurs, tant anciens que modernes, s'expriment d'une manière analogue, et il est évident que les Chinois ont devancé de plusieurs siècles l'immortelle découverte d'Harvey. On
n'en sera pas trop surpris si l'on se rappelle qu'ils possédaient des imprimeries, des boussoles et des manufactures de poudre à canon bien avant les peuples de l'Europe.
Les médecins chinois, pourtant, sont dans l'ignorance la plus complète des voies parcourues par le sang, et il ne pouvait en être autrement, grâce aux craintes superstitieuses qui les empêchaient
de se livrer à la dissection. Ils admettent que le sang se meut dans des canaux, mais il ne paraît pas qu'ils les distinguent en veines et en artères, et ils n'ont aucune idée exacte du mécanisme
du cœur. Les figures destinées à expliquer la circulation représentent divers canaux qui, nés dans les extrémités et dans la tête, se rendent au thorax, et dont quelques-uns se réunissent entre
eux ; mais ces canaux ne se terminent pas dans un organe central. La physiologie chinoise enseigne que le sang parcourt deux fois son trajet en une heure ; on voit qu'à cet égard elle est presque
à la hauteur de ce qu'étaient nos connaissances il n'y a pas fort longtemps.
Un des points les plus curieux de l'histoire de la médecine chinoise, c'est l'attention
extraordinaire avec laquelle on s'est livré à l'étude du pouls. Depuis de longs siècles on a créé à ce sujet un système plein de merveilles et de minuties ; par l'examen seul du pouls, les
médecins chinois prétendent reconnaître le siège d'une maladie, sa nature, sa cause, sa gravité, prédire comment elle se terminera, et, dans les cas mortels, fixer d'avance le moment de la fin.
Le pouls leur apprend également si une femme est enceinte, à quelle époque est arrivé une grossesse, et quel sera le sexe de l'enfant.
Lorsque l'on connaît tous les détails de ce système et ses prétentions illimitées, on pense volontiers qu'il n'y a là que des élucubrations fantastiques. Il faut pourtant reconnaître que les
médecins chinois sont très habiles à apprécier les souffrances de leurs malades par l'examen du pouls. Ce qui semble le prouver, c'est la confiance universelle dont ce moyen d'exploration jouit
parmi les gens du peuple. Il n'est personne en Chine qui ne s'attende à ce que son médecin explore le pouls successivement aux deux poignets ; qu'un médecin étranger néglige ce double examen, et
c'en sera bientôt fait de la confiance de son malade.
Ce système est d'origine fort ancienne. Wong-Chau-Ho, l'auteur du Traité sur le pouls que
nous avons déjà mentionné, et qui a la réputation d'être à la fois le plus ancien et l'un des meilleurs ouvrages sur la matière, vivait sous la dynastie des Tsin, plusieurs siècles avant
Jésus-Christ ; il convient de n'avoir fait qu'une compilation et divise les livres qu'il a consultés en anciens et modernes.
Un médecin instruit doit être à même de distinguer vingt-quatre variétés de pouls, dans trois points différents de chaque poignet, c'est-à-dire, au total, cent quarante-quatre espèces séparées.
Pour comprendre comment on arrive de là à la connaissance des maladies, nous devons ajouter quelques mots sur les théories relatives aux relations sympathiques des diverses parties du corps et
aux changements qui y sont opérés par les causes morbifiques.
Les Chinois admettent deux principes naturels de la vie, à savoir la chaleur vitale et
l'humidité radicale, qui résident l'une dans le sang, et l'autre dans les esprits. Ces deux principes reflètent le dualisme dynamique qui domine toute la philosophie chinoise ; ils sont
identiques avec le principe mâle et le principe femelle de la nature, dont l'action et la réaction produisent tous les phénomènes de la nature, soit organique, soit inorganique.
Le corps est divisé en deux moitiés symétriques, droite et gauche, comprenant un œil, une épaule, un bras, une main, une jambe et un pied ; chacune de ces moitiés est ensuite subdivisée en trois
parties, supérieure, moyenne et inférieure ; enfin, une troisième division sépare les viscères des intestins. L'humidité radicale occupe les six viscères, à savoir : le cœur, la rate et le rein à
gauche, le poumon, le foie et le rein à droite.
La chaleur vitale réside dans les six intestins, qui sont : l'intestin grêle, la vésicule biliaire et l'uretère à gauche, le gros intestin, l'estomac et l'uretère à droite.
Parties de ces organes, la chaleur vitale et l'humidité radicale sont distribuées dans toutes les parties du corps par le sang et les esprits, à l'aide de douze canaux émanés des douze centres de
chaleur et d'humidité.
Une sympathie étroite relie entre eux les divers organes internes, et chacun d'eux se trouve dans un rapport intime avec l'un des cinq éléments naturels : la terre, l'air, les métaux, l'eau et le
feu. C'est ainsi que le feu gouverne le cœur, l'air régit le foie et la vésicule biliaire, l'eau domine les reins, les métaux exercent leur influence sur le poumon, enfin la rate et l'estomac
sont sous la dépendance de la terre. Lorsque les rapports de ces éléments avec les divers organes sont troublés, la circulation de la chaleur et de l'humidité se trouve dérangée, et c'est cette
altération qui engendre les maladies.
Cette rapide esquisse des théories chinoises sur la vie et sur les causes des maladies va
nous permettre de comprendre comment les médecins du Céleste-Empire prétendent reconnaître par l'examen du pouls le siège et la nature des maladies.
Chacun des trois points des poignets où l'on explore le pouls est en rapport avec quelques organes internes ; dès lors, les lésions de chaque organe se manifestent par des changements
correspondants du pouls qui lui répond ; chaque organe interne a son pouls, dont on retrouve l'écho ou le représentant au poignet.
Pour faire ressortir l'extrême complication de ce système de diagnostic et de pronostic, il suffit d'examiner la liste des vingt- quatre variétés de pouls qui doivent être distinguées entre elles
dans six points différents (dont trois à chaque poignet). Voici ci-contre cette liste :
Il est inutile de faire remarquer que notre langue ne rend que très imparfaitement les nuances que celle classification exprime pour ceux qui y sont initiés.
À chacune de ces vingt-quatre variétés se rattachent des indications relatives aux six points où l'on tâte le pouls, et c'est à l'aide de ces données que l'on juge de l'état des organes internes.
Prenons pour exemple la dix-septième variété, le pouls empêché.
Au poignet gauche, le pouls empêché signifie : Au niveau du premier point : mort subite ; du deuxième : faiblesse et perspiration ; du troisième : épuisement des fluides.
Au poignet droit, le même pouls signifie : Au niveau du premier point : manque de sang dans les veines ; du deuxième : eau dans l'estomac ; du troisième : danger de vie.
Les traités sur le pouls renferment les prescriptions les plus minutieuses, qui permettent au médecin d'arriver à un résultat exact, en tenant compte des diverses variétés ci-dessus énumérées. On
donne également des détails très circonstanciés sur les modifications qu'impriment à chacune de ces variétés l'âge, le sexe, les constitutions, les saisons, etc. On insiste enfin avec le plus
grand soin sur les analogies que peuvent présenter les divers pouls, et sur des moyens d'éviter les erreurs qui pourraient résulter de là, au grand détriment des malades.
Un écrivain ancien, qui se montre très préoccupé de la réputation de l'art médical, s'exprime à ce sujet de la manière suivante :
« Il est nécessaire de s'appliquer diligemment à comprendre les propriétés du pouls et à en tirer les conséquences convenables, qui, avec une connaissance suffisante des drogues, permettent
d'entreprendre le traitement des maladies.
Il recommande au praticien, qui doit examiner le pouls, les sept préceptes suivants :
« 1° Il doit être calme d'esprit.
2° Il doit être aussi attentif que possible, et oublier toute espèce de préoccupation ou de trouble.
3° Par rapport à son corps, il doit se trouver dans un état de tranquillité, et sa respiration doit être libre et régulière.
4° Après avoir placé légèrement son doigt sur les points appropriés, il examinera ce qui se rapporte aux six centres de la chaleur vitale, c'est-à-dire aux intestins grêles, à la vésicule
biliaire, au gros intestin, etc.
5° Ceci fait, il appliquera le doigt avec plus de force et exercera une pression modérée sur les chairs, pour examiner le pouls, qui est appelé pouls de l'estomac.
6° Il exercera ensuite une pression assez énergique pour sentir l'os et examinera ce qui se rapporte aux centres de l'humidité radicale, à savoir le cœur, l'estomac, le foie, les poumons et les
reins.
7° Il examinera le pouls, quant à sa rapidité ou à sa lenteur, et il appréciera si le nombre des pulsations, pendant la durée d'une respiration, est supérieur ou inférieur à ce qu'il doit
être.
On voit, par ces détails, que cette manière d'étudier le pouls est extrêmement compliquée, et qu'il faudrait des études longues et pénétrantes pour s'en acquitter convenablement. Quoique l'on
pense d'ailleurs des théories sur lesquelles elle est basée, on ne peut refuser aux anciens médecins chinois le mérite d'une rare persévérance dans l'observation. Personne n'adoptera sans doute
ces théories, ni les indications qui en découlent, mais l'on conçoit sans peine qu'une médecine rompue de vieille date à cette méthode d'observation puisse être très habile à mettre en évidence
les phénomènes qui se produisent pendant la durée d'une maladie.
L'art obstétrical n'est jamais sorti des mains des femmes, et les dames chinoises se pâment
d'horreur à l'idée d'un accoucheur.
Une dame américaine qui avait longtemps habité la Chine, et qui était parfaitement au courant de la langue du pays, avouait que les questions de ses connaissances sur ce sujet l'ont souvent mise
au comble de la confusion. C'est, sans aucun doute, une des raisons qui fait qualifier les étrangers de barbares, dépourvus de civilisation, et ignorants des convenances sociales.
On lira peut-être avec intérêt quelques détails sur le régime des femmes chinoises en couches. Il semblerait qu'en raison du nombre énorme de naissances que compte chaque année, on dût attacher
une importance extrême à ce que les vrais principes de l'art obstétrical fussent bien compris, d'autant plus que la loi inexorable de la mode, en empêchant le développement des pieds, force le
plus grand nombre des mères chinoises à mener une vie sédentaire.
On verra, au contraire, que les usages des sages-femmes chinoises sont, à beaucoup d'égards, en contradiction avec les règles reconnues par nos accoucheurs les plus distingués, et l'on s'attend,
dès lors, naturellement, à ce que cette pratique, que nous qualifierions d'absurde, entraîne les conséquences les plus désastreuses. Mais il ne semble pas qu'il en soit ainsi, et loin de là ; je
tiens de bonne source qu'un accouchement donne beaucoup moins d'appréhensions en Chine que chez nous, fût-il même confié aux mains des chirurgiens les plus distingués. Cette singularité peut
tenir à plusieurs causes, et peut-être surtout à ce que les Chinoises souffrent moins, et sont délivrées plus facilement que les femmes de nos continents. Mais quand on considère la vie
luxurieuse et sédentaire de la plupart d'entre elles, et les changements merveilleux qui suivent les accouchements les plus favorables, on ne comprend pas qu'elles ne souffrent pas davantage de
l'ignorance de leurs accoucheuses.
Lorsque le travail commence, on envoie chez la sage-femme, et la patiente prend place sur une petite chaise placée dans un baquet peu élevé. Elle ne conçoivent pas que l'on puisse être assez
malpropre pour accoucher au lit. Une aide soutient le dos de la femme, qui est toujours délivrée dans la position assise ; le décubitus horizontal n'est toléré que dans des cas très graves.
Parfois la patiente se promène dans sa chambre pour activer les douleurs. On administre des médicaments pour hâter la délivrance, et il est peu de femmes qui ne prennent une « pilule expéditive »
au début du travail. On coupe le cordon ombilical à l'aide de ciseaux ou d'un tesson de porcelaine, et on l'entoure de farine de riz. L'expulsion du placenta est abandonnée aux forces de la
nature ; s'il tarde à venir, on chatouille la gorge de la patiente avec la barbe d'une plume, et les efforts de vomissement qui en résultent font chasser le délivre au dehors.
Après la naissance de l'enfant, on accorde à la mère quelques instants de repos au lit, mais en général elle ne reste pas alitée, ou tout au plus le deuxième jour seulement. Le troisième jour,
elle est déclarée à même de reprendre ses occupations, et elle n'y manque guère. Dans les classes pauvres, les femmes ne prennent pas de repos du tout, et retournent à leurs travaux habituels dès
que le travail est terminé. Même dans les classes riches, elles ne restent pas au lit ; elles gardent leur chambre, et sont réputées impures pendant un mois ; pendant tout ce laps de temps, elles
ne reçoivent que les personnes qui les soignent et leurs parentes les plus proches. À la fin du mois, la mère se purifie, s'habille, et sort pour une grande fête, à l'occasion de laquelle
l'enfant reçoit un nom ; en même temps, si c'est un garçon, le père lui rase la tête pour la première fois.
Les femmes enceintes ne changent rien à leur régime jusqu'à leur accouchement, qu'elles attendent avec impatience, parce que c'est le moment de faire bonne chère ; des préparatifs importants sont
faits à cette occasion. Elles affectionnent beaucoup la racine de gingembre grillée dans l'huile et cuite ensuite au vinaigre. Peu de temps après la délivrance, la mère prend du riz, du gingembre
et des œufs durs, tous mets préparés avec soin à l'avance.
Après le deuxième jour, s'il n'y a pas de fièvre, on lui permet de manger du poulet, du porc, des poissons, des fruits, et tous les mets qui flattent son goût ; mais il faut que tous, pendant le
premier mois, soient cuits dans du vinaigre et des spiritueux.
Dès que l'enfant est né, on l'essuie avec un papier doux, et on l'enveloppe dans du vieux linge, mais on ne le lave que dans la matinée du troisième jour. On lui donne de la bouillie de riz dès
le moment de sa naissance, et il continue ensuite à prendre cet aliment deux fois par jour.
On n'emploie aucune espèce d'instruments pour faciliter le travail ; j'ignore jusqu'à quel point les sages-femmes ont recours à des opérations manuelles. Il est d'ailleurs fort heureux qu'elles
ne possèdent pas d'instruments, car elles n'ont aucune notion sur le mécanisme du travail et sur l'anatomie du bassin.
Nous venons d'esquisser, non pas une pratique réservée à une population peu nombreuse, mais une pratique qui est d'usage général dans l'état le plus populeux de toute la terre. Si nous la
comparons aux règles que nous avons l'habitude d'observer, nous sommes remplis d'étonnement de voir les femmes chinoises préservées des calamités qui s'attachent au moment critique de
l'accouchement. Il faut bien conclure que la nature dispose en leur faveur de ressources infinies et suffisantes pour triompher de toutes les difficultés.