Maurice Jametel (1856-1889)
PÉKIN
Souvenirs de l'Empire du Milieu
E. Plon, Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs, Paris, 1887, 306 pages
- Les récits de voyages en Chine écrits par des auteurs connaissant la belle langue de Confucius, et ayant passé de longues années dans le pays où il a vu le jour, sont assez rares, je crois. Voilà pourquoi je me permets de présenter au public ces souvenirs de la vie d'un sinologue dans la capitale des Fils du Ciel.
Table des matières
Extraits : Le restaurant ambulant - Le temple des dix mille lamas - Boulevard pékinois
PREMIÈRE PARTIE. — Arrivée en Chine. Shanghaï : I. De Paris en Chine. — II. Shanghaï et son arsenal. — III. Shanghaï au point de vue scientifique et militaire.
DEUXIÈME PARTIE : I. L'observatoire de Si-ka-wé. — II. Orchestre jaune. — III. De Shanghaï à Tien-tsin.
TROISIÈME PARTIE : I. Tien-tsin. — II. Pékin et Khan-baligh. — III. Boulevards pékinois et ruelles jaunes.
QUATRIÈME PARTIE. — Loisirs jaunes et le Temple des dix mille lamas : I. Souvenir de la vie pékinoise. — II. Le Temple des dix mille lamas. — III. Maison d'or et cuisine dorée. — IV. Le Temple du
Ciel.
Une fois ma curiosité satisfaite, je descendais pas à pas Tsien-meun-ta-kié, l'unique grande rue de la ville chinoise, qu'elle traverse, dans toute sa largeur, du nord au sud. Cette large voie était ma promenade favorite. Les choses curieuses y abondent : outre les nombreuses boutiques qui la bordent, il y a, sur ses larges bas côtés, toute une ville d'échoppes en plein vent qui faisaient mon bonheur. C'était le restaurant en plein air avec son immense parasol rouge qui abrite la cuisine, ses tables et ses bancs toujours occupés par des légions de consommateurs, tenant d'une main leur tasse sous leur menton, et de l'autre manœuvrant avec dextérité deux bâtonnets rendus luisants par un épais vernis de graisse. Quant au menu du jour, point n'est besoin, pour le connaître, de consulter la carte de l'établissement, qui brille du reste par son absence ; le cuisinier vous le récite d'une voix nasillarde, tout en surveillant une immense poêle où pétille une homérique friture attirant de très loin le client, par son parfum tout à fait sui generis.
La friture joue un grand rôle dans les restaurants ambulants, ou elle sert le plus souvent à
accommoder la viande de porc et les tripes. Cependant on retrouve jusque dans ces gargotes jaunes les raffinements de l'art culinaire des Célestes. Un jour, mon attention fut attirée par un mets
singulier qui se confectionnait en pleine rue : c'étaient des morceaux de glace que le cuisinier jetait rapidement dans sa poêle et faisait servir tout chauds aux consommateurs qui semblaient se
délecter de ce plat bien chinois, ce qui me donna l'idée de goûter à cette glace frite. Je pris donc place à une des tables, déjà occupée par trois clients qui s'empressèrent de me l'abandonner
en toute propriété ; mais, à la façon dont ils se levèrent, il me fut impossible de prendre leur mouvement de retraite pour une marque de condescendance à mon endroit. Ce manège n'échappa pas au
gargotier, qui, furieux de voir son établissement souillé par la présence d'un diable, se promit de me faire payer cher mon extravagance, — je sus plus tard que cela en était une.
Ce matin, en me levant, j'ai pris une grande résolution. J'ai déjà passé bien des heures à
errer à l'aventure dans les rues de la moderne Khambaligh, et je n'ai encore rien visité. Je veux me réformer : au lieu de flâner, je vais maintenant voyager dans Pékin à la façon des Cook's
excursions.
Pour commencer, je commande une charrette. J'ai résolu d'aller à midi au temple des dix mille lamas, au Yu-ho-kon, comme l'appellent les Chinois. A l'heure dite, mon équipage est à ma porte, et
me voilà parti en expédition, par une température de quarante-trois degrés de chaleur.
Le trot allongé de ma mule me fait parcourir en moins d'un quart d'heure le boulevard de Ha-ta-meun. Plus on avance sur cette large voie, et plus ses bas côtés se dégarnissent des étalages qui
l'encombrent. Les magasins se font plus rares, et les passants aussi. Le calme de la rue semble vouloir annoncer aux voyageurs l'approche des asiles de l'étude et de la prière : le temple de
Confucius et celui de Yu-ho-kon qui occupent l'angle nord-est de la ville.
Lorsque je descends de ma charrette, je suis presque dans une solitude, ce qui me permet de délibérer, sans être importuné par les curieux.
Que visiterai-je aujourd'hui ? Le temple de Confucius ou celui des lamas ? Telle est la question que je me pose.
Les lamas sont peu aimables, m'a-t-on dit, pour les infidèles de peau blanche, à tel point qu'il est prudent de ne les visiter qu'en nombre. Malgré cela, peut-être même à cause de cela, la
balance penche terriblement de leur côté. En ma qualité d'étudiant du bouddhisme, je serais heureux de montrer à ces religieux qu'il y a des diables qui comprennent très bien les livres tibétains
et sanscrits. C'est donc vers eux que je dirige mes pas, sans tenir aucun compte des charitables avertissements de mes compatriotes.
L'entrée de la lamasserie ne donne point directement sur le boulevard. Je franchis d'abord une grille en bois, toute grande ouverte, et j'arrive devant un magnifique portail à trois portes, comme
toutes les entrées des résidences officielles : une grande, celle des Excellences, flanquée de deux plus petites, dont celle de droite est ouverte à tout venant. Ce portail est à angle droit avec
la direction du boulevard, de sorte que les passants ne peuvent jeter un regard indiscret dans le couvent.
La grille franchie sans aucune difficulté, je me croyais hors d'affaire, et je riais déjà des frayeurs que l'on m'avait faites à ce sujet ; mais voici qu'au moment où je vais franchir le seuil du
portail, trois lamas surgissent, comme des diables d'une boîte, d'un petit cabanon, et se précipitent sur moi avec tant de violence que je crus d'abord à une attaque à main armée. En conséquence,
je battis prudemment en retraite vers le mur le plus proche, afin de m'y mettre sur la défensive, en ayant au moins le dos couvert.
— Il ne faut pas vous sauver, me dit alors l'un d'eux. Si vous voulez entrer, donnez-nous un petit cadeau, et nous vous laisserons passer.
Dans mon ignorance, j'eus la bêtise de répondre :
— Et combien voulez-vous ?
— Quatre taels.
Soit trente francs : ce qui représente au moins cent francs ici.
Cette demande exorbitante m'effraya tellement que je repris le chemin de ma charrette. En voyant cette bonne aubaine leur échapper, les dégoûtants cerbères virent qu'ils avaient fait fausse
route. Ils se précipitèrent de nouveau sur moi et me saisirent, qui par un pan de ma jaquette, qui par un bras, qui par une main, pour me ramener, presque de force, devant la porte
intérieure.
Là, je parvins à me dégager de l'étreinte de ces lamas sans vergogne, et je commençai à entrer en marché avec eux, tout comme s'il se fût agi de l'achat d'une potiche ou d'un cloisonné.
près une longue discussion, le prix d'entrée fut enfin fixé à neuf francs, que je versai immédiatement entre les mains d'un vieux lama qui m'arracha, sans plus de façon, mon billet de banque des
mains, au moment où je le tirais de mon portefeuille.
Je me disposais à franchir la porte, lorsque les deux portiers, qui n'avaient rien reçu, se précipitèrent sur moi et m'empoignèrent solidement, avec l'intention évidente de me retenir prisonnier.
En présence de cette trahison, je n'avais qu'à payer une seconde rançon ; mais avant d'en discuter le prix, j'exigeai impérieusement de mes deux gardiens qu'ils se tinssent à distance
respectueuse, et pour cause. Ces repoussants personnages, avec leurs habits jaunes vernis de graisse, leur crâne pouilleux sans un cheveu, me donnaient presque le mal de mer. Et leur physionomie
était bien en harmonie avec leur plumage : nez crochu de la rapacité, lèvres épaisses de la bestialité, front fuyant de l'imbécillité ; en un mot, les stigmates de tous les vices.
Quand enfin je fus dégagé des étreintes de ces affreux cerbères, et que l'air fut un peu purifié de l'odeur qui se dégageait de leur personne, je leur proposai avec calme trois francs, et je
finis par passer en ajoutant cinquante centimes.
Me voici sauvé !
....
... Mon lama était justement le gardien du sanctuaire qui occupe le fond de la cour et qui est le plus important de la lamasserie, à en juger par l'élévation de son toit de tuiles bleues
vernissées . La divinité qui l'habite est la plus grande, par la taille, de toute la Chine.
Mon guide m'ouvre la porte du temple. A peu de distance, j'aperçois un immense autel, dont le dieu, un colossal morceau de bois informe, est laqué en or brun.
La divinité du lieu est sans doute une grosse bûche, me dis-je à part moi ; mais, dès que je me fus approché, je vis qu'il s'agissait d'une gigantesque image de Bouddha.
Cette monstrueuse figure mesure au moins trente mètres de hauteur, sans gasconnade ; et je ne serais pas étonné que ce fût elle qui ait donné au sculpteur Bartholdi l'idée de sa Liberté éclairant
le monde en général, et la rade de New-York en particulier.
Un si grand dieu doit se suffire à lui-même : il règne seul sur l'autel ; et son sanctuaire renferme pour tout mobilier une douzaine de bannières défraîchies et un chaudron perché, bien en
évidence, sur un piédestal.
— C'est un vase à offrandes ? demandai-je à mon guide.
— Non c'est le gong qui sert à appeler le dieu.
Ce disant, il prit un morceau de bois tout emmailloté d'étoffe et commença à le passer lentement sur le bord du chaudron, comme un archet sur les cordes d'un violon. J'épiais tous ses mouvements,
croyant déjà assister à une scène d'incantation. Tout d'abord, le chaudron resta muet ; puis un léger murmure se fit entendre, remplacé bientôt par un timbre argentin qui alla en élevant la voix.
Sans force à sa naissance, il finit par remplir de son ampleur tout le sanctuaire. Puis soudain, sans que rien eût pu faire prévoir ce brusque changement de mesure, le lama passa une dernière
fois son primitif archet sur son violon de bronze, en donnant un coup sec. Alors une éruption de notes puissantes et lugubres s'élança de la prosaïque marmite. L'onde sonore monta jusqu'à la
voûte, puis retomba en une pluie bruyante qui enveloppa le Bouddha, en faisant frémir sa longue robe de bois. Les bannières s'agitèrent sous ce souffle tempétueux, remplissant le sanctuaire de
leur poussière sacrée, imprégnée de musc et de santal.
Ce grand bruit cessa aussi vite qu'il s'était produit, ne laissant après lui que la même voix argentine qui l'avait précédé, et qui fut si longtemps à exhaler son dernier soupir que lorsque je
partis, une heure après, elle avait encore un souffle de vie.
Le grand Boudha n'occupait pas tout le bâtiment où il résidait, et quantité de divinités secondaires formaient autour de lui une espèce de cour. Ces nombreux courtisans étaient relégués aux
quatre étages supérieurs du temple, lesquels étaient percés, en leur milieu, d'une grande ouverture permettant au géant de bois de se tenir debout sur son autel. Mon guide me fit
consciencieusement les honneurs du lieu. Il me fit monter aux étages supérieurs par un escalier de bois si droit et si roide qu'il mériterait mieux le nom d'échelle....
...Nous arrivons au deuxième étage, et nous sommes à peine à la hauteur de la ceinture du Bouddha. Au lieu de continuer notre ascension, mon guide ouvre une porte, et nous voici sur une légère
passerelle couverte, jetée entre le temple et une pagode élancée.
Du haut de cet observatoire — les étages chinois comptent double — je vois à mes pieds toute la lamasserie. Juste au-dessous de moi, j'aperçois, au travers des interstices du plancher, le dallage
de la cour ; et les lamas qui y circulent sont si petits que l'on croirait voir de grosses feuilles balayées par la bise d'hiver. J'étais fort occupé à observer la vie d'un temple, lorsqu'un
craquement se fit entendre, et le sol manqua tout à coup sous moi ; en même temps Sa-skya me cria :
— Man man ! man man ! Doucement ! doucement !
Le plancher de la passerelle, datant du temps de Kien-lon, venait de céder sous mes pieds...
Devant moi, un large boulevard s'étend sur le bleu pâle du cercle de l'horizon. Enfin je reconnais un peu la ville de Marco Polo !
Voilà bien la large rue dont il parle ; et sans une légère montée, arrêtant la vue, je découvrirais la muraille qui ferme l'autre côté de la ville.
Ha-ta-meun-ta-kié, — c'est le nom de ce boulevard pékinois, — rappelle, par sa largeur et la
droiture de son tracé, l'ancienne Khan-baligh ; mais ce sont là les seuls souvenirs qui lui restent d'une splendeur passée. La rue moderne n'a pour chaussée que celle que lui a donnée la nature ;
aussi les fondrières y sont-elles nombreuses ; quant aux bas côtés, réservés aux piétons, ils sont ou plus bas ou plus hauts que la chaussée ; à certains endroits même, ils sont remplacés par des
mares dont la surface couverte de végétations indique clairement que leur présence n'est point accidentelle.