Camille Imbault-Huart (1857-1897)
Un poète chinois du XVIIIe siècle
YUAN TSEU-TS'AÏ, sa vie et ses œuvres
Journal of the China Branch of the Royal Asiatic Society for the year 1884, New series, Vol. XIX, Part II. Shanghai, 1886, pages 1-42.
- "La poésie chinoise est un champ vaste et fertile resté jusqu'ici presque inexploité. Peu de sinologues se sont occupés de cette partie difficile de la littérature chinoise, et ceux qui l'ont fait ont surtout pris pour sujet d'étude ce que j'appellerais la poésie classique, c'est-à-dire le Che-king ou Livre des Odes, le poème Li-sao et les poésies de l'époque des T'ang. D'aucuns ont bien donné, par aventure, des traductions de chansons, romances ou morceaux populaires, mais ces fragments et lambeaux, épars ci et là, ne peuvent permettre d'avoir une idée juste de la muse chinoise de nos jours. Jusqu'à cette heure, les savants semblent avoir regardé avec le mépris le plus profond la véritable poésie moderne."
-
"Les poésies qui accompagnent cet article suffiront au lecteur impartial, je l'espère, pour apprécier sainement et en connaissance
de cause le talent du poète, et pour reconnaître que la poésie moderne ne mérite pas l'oubli dans lequel on l'a trop longtemps laissée et qu'elle a autant de droits que celle des T'ang à
passer dans nos langues européennes."
Extraits : Une enfance dans la pauvreté — Magistrat à Li-choueï - Le jardin de Soueï - Choix de
poésies
Sa famille était loin d'être riche : sa mère était restée à Hang-tchéou avec plusieurs
garçons et filles en bas âge et faisait des prodiges d'économie pour les élever, tandis que son père remplissait, dans des provinces éloignées, auprès de hauts fonctionnaires, les fonctions de
secrétaire. Les appointements du père n'étaient pas considérables et l'argent ne semble pas avoir été un visiteur constant de la maison des Yuan.
« J'étais si pauvre dans ma jeunesse, a écrit Yuan Tseu-ts'aï, que je ne pouvais pas acheter de livres quoique j'aimasse ceux-ci jusqu'à la passion. Chaque fois que je passais devant la boutique
d'un libraire l'eau m'en venait à la bouche : avec amertume je parcourais les livres, mais les prix en étaient trop élevés, je ne pouvais me les procurer. Dans mes rêves je revoyais ces ouvrages.
»
Toute peu fortunée qu'elle fût, sa famille, qui avait de bonne heure reconnu en lui de grandes aptitudes pour les études littéraires, ne voulut pas cependant le mettre dans une école et lui donna
un habile précepteur choisi parmi les maîtres les plus distingués de Hang-tchéou. Le jeune Yuan profita rapidement des excellentes leçons de son professeur et, à peine arrivé à l'âge de raison,
il montra un amour persévérant pour les Belles-lettres en général et un goût tout particulier pour la poésie : il avait neuf ans quand il commença à s'essayer dans cet art difficile et à faire
des vers à l'imitation des anciens.
Dans une page charmante de ses Notes, Yuan Tseu-ts'aï a raconté comment se fit jour son inclination naturelle pour la poésie :
« Lorsque j'étais jeune, dit-il, ma famille était pauvre ; je ne connaissais que les Quatre Livres et les Cinq Canoniques ; j'ignorais ce que c'était que la poésie. Un jour que mon maître était
sorti, un de ses amis, Tchang Tseu-nan, vint à la maison apporter un livre pour demander à le vendre, et laissa pour mon maître un billet ainsi conçu :
« Il se trouve que j'ai grand besoin d'argent : je vous offre ce Kou-che-chuan, Choix d'anciennes poésies, en quatre volumes, et je vous prie de m'avancer dessus deux étoiles d'argent (i.e., deux
ts'ien) ; grâce à cela, je pourrai réellement revivre, et les plus nombreuses paroles ne parviendront pas à exprimer ma reconnaissance. »
Ayant vu ce billet, mon oncle Tchang Cheng-fou dit à ma mère :
— Il faut vite donner ce que demande ce Tchang Tseu-nan qui écrit si lamentablement pour avoir deux étoiles d'argent. Il peut laisser les poésies ou les emporter, comme il voudra.
J'avais alors neuf ans ; je parcourus cet ouvrage et crus avoir trouvé une vraie perle : il commençait par dix-neuf stances d'anciennes poésies et prenait fin à l'époque des T'ang. Dès lors,
aussitôt que mon maître était sorti, ou lorsque j'étais en vacances à la fin de l'année, je récitais les pièces du Kou-che-chuan et m'efforçais de les imiter de mon mieux. C'est ainsi que je me
mis à étudier la poésie. »
Le district de Li-choueï, dépendant de la préfecture de Nanking, fut le premier poste
qu'occupa Yuan Tseu-ts'aï : de là il fut envoyé à Kiang-pou, puis à Chou-yang ressortissant également à l'ancienne capitale du sud, et enfin à Nanking même, toujours en qualité de Tche-chien.
Dans ces divers endroits il s'acquit une grande renommée d'habile et intègre administrateur : plein de zèle, juste et équitable, compatissant aux maux des habitants, il s'efforçait toujours de se
mettre en contact quotidien avec ses administrés, d'écouter patiemment leurs réclamations et de trancher leurs différends bien plus d'après la loi naturelle que d'après les codes qui, en Chine
comme ailleurs, sont quelquefois injustes. Il fit disparaître des prétoires nombre d'abus existants et mit à la raison les yâ-y ou satellites, cette vermine des tribunaux chinois qui ronge tout
ensemble plaignants, défendeurs et témoins. Il avait accoutumé de dire que "les magistrats doivent tenir sévèrement en bride leurs esclaves et leurs satellites pour qu'il n'y ait aucun obstacle
entre eux et le peuple." Aussi chacun avait-il libre accès auprès de lui : le premier venu pouvait venir déposer une plainte entre ses mains sans passer par des intermédiaires rapaces. Toute la
journée, Yuan Tseu-ts'aï siégeait dans la grande salle d'audience de son prétoire dont les portes étaient ouvertes à tout venant : il écoutait avec soin les réclamations qu'on portait à son
tribunal. Quand il ne s'agissait que d'affaires de peu d'importance ou de différends sans conséquence, Yuan jugeait immédiatement afin de ne pas perdre de temps.
L'auteur des Biographies rapporte plusieurs affaires que Yuan Tseu-ts'aï trancha avec autant d'intelligence que d'habileté. La première rappelle de loin le jugement de Salomon, quoique le grand
roi n'eut pu régler de même la dispute de la vraie et de la fausse mère. Deux individus se disputaient la possession d'un terrain sis au delà de la rivière et de la grotte de Fang-chan (Montagne
carrée) : ni l'un ni l'autre n'avaient de pièces pour prouver leurs prétentions. Ce procès durait depuis plusieurs années : on ne savait comment le terminer. Lorsque Yuan vit la montagne des
pièces et documents ayant rapport à cette affaire, il dit en riant :
— Cela rappelle la plaine de Yu-tch'ang-toun-kiéou qui existait entre les deux pays de Tsin et de Tcheng et que, au dire de Tsô Kiéou-ming, ces deux États se disputaient. Ce procès a dure déjà
trop longtemps ; il a ruiné deux familles. Je vais vous le terminer.
Il repoussa alors tous les documents, partagea le terrain contesté en deux parts qu'il distribua aux deux plaideurs et délivra à chacun deux un titre de propriété. "Ceux qui apprirent la manière
dont la question avait été résolue furent transportés d'admiration."
Une autre fois, on amena à son tribunal un colporteur qui, possesseur d'un bateau, allait de rivière en rivière vendre de la toile. Un abordage venait d'avoir lieu entre le bateau de cet
industriel et une canonnière de rivière : un des soldats appartenant à l'équipage de ce 'navire de guerre' avait été noyé. Yuan vit immédiatement que le colporteur n'était coupable que d'une mort
par imprudence, et pensa que si on poursuivait l'affaire, le pauvre homme ne saurait manquer de perdre tout ce qu'il possédait. Sous prétexte de s'assurer lui-même de la façon dont l'accident
était arrivé, il se rendit sur le bord de la rivière où était amarrée la barque du colporteur : il ordonna à ce dernier de hisser sa voile, puis lui dit :
— Profite du bon vent et vas-t-en !
On pense bien que l'inculpé ne se le fit pas dire deux fois. Yuan donna ensuite quelque argent pour faire enterrer le noyé. Ainsi finit l'instance qui eut certainement ruiné le négociant
ambulant.
Yuan Tseu-ts'aï a narré lui-même dans une de ses Notes comment ses connaissances littéraires lui permirent un jour de régler une question délicate soumise à son tribunal.
« En 1745, dit-il, j'étais tche-chien à Nanking. Le 15 du cinquième mois (avril) il s'éleva un grand vent ; le jour fut tout obscurci. Une jeune fille de la ville, Han de son nom de famille, âgée
de dix-huit ans, fut enlevée par le vent et transportée au village de T'oung-kin, à quatre-vingt-dix li de la ville. Les habitants de ce hameau lui demandèrent son nom, s'enquérirent de sa
famille et, le lendemain, la reconduisirent chez elle. Or, cette jeune fille était déjà fiancée au fils du bachelier Li du quartier de l'Est. Ce Li douta que le vent ait pu transporter quelqu'un
à quatre-vingt-dix li de distance, et soupçonna que la jeune fille avait eu quelque rendez-vous suspect. Il porta l'affaire devant le tribunal pour demander l'annulation du contrat. Sachant ce
qu'il en était, je lui dis :
— Jadis, un coup de vent a emporté une jeune fille à six mille li de distance : savez-vous cela ?
Li ne le crut pas. Je pris l'ouvrage intitulé Ling-tch'ouan-tsi, de 'Hô Ouen-tchoung, de la dynastie des Yuan, et le lui montrai en disant :
— 'Hô a été le fidèle ministre d'une dynastie : est-ce qu'il aurait voulu dire un mensonge ?
La jeune fille de Vou-meun (Sou-tchéou), enlevée jadis par le vent, épousa un homme qui devint plus tard premier ministre. Je crains bien que votre fils n'ait pas le même bonheur que ce
dernier.
Li lut le passage et fut très content. Les deux familles restèrent unies comme auparavant. Le Vice-roi Yn, ayant appris cette solution, dit :
— On peut dire avec raison que, pour magistrats de districts, il faut employer des lettrés. »
*
Le jardin de Soueï
Malade, puis aigri, morose, brouillé avec son supérieur, Yuan Tseu-ts'aï fut autorisé à se retirer dans sa famille ; il avait alors quarante ans.
Rentré dans la vie privée, maître à sa guise de tous ses instants, il s'adonna dès lors tout entier aux Belles-lettres, et, pour n'être point distrait de ses études par les soucis de ce monde, il
fut se fixer dans un jardin qu'il avait acheté aux portes de Nanking, alors qu'il était l'un des tche-chien de cette ancienne capitale.
Dans ses Essais littéraires, il a laissé quelques notes sur ce jardin, son histoire, ses environs, etc. ; j'en extrais et traduis les passages suivants.
« À deux li à l'ouest du pont de la porte septentrionale de Nanking, je trouvai le siao-ts'ang-chan, la Colline du Grenier. Se détachant de la montagne Ts'ing-léang, cette hauteur formait deux
pics et venait mourir au pied du pont : longue et étroite, elle faisait mille zigzags. Au centre était un étang limpide entouré de champs humides : son nom vulgaire était Kan-'hô (Rivière sèche).
Le Ts'ing-léang-chan était jadis la résidence d'été des empereurs des T'ang méridionaux. Du sommet de la Colline du Grenier on aperçoit tous les lieux et sites renommés de Nanking et de ses
environs : au nord-est, le Ki-ming-sseu, Temple du Chant du Coq ; au sud-est, le Mô-tch'éou-'hou, Lac sans chagrins ; au nord, le Tchoung-chan, Mont de la Cloche ; au sud le Yu-'houa-t'aï,
Terrasse des fleurs qui tombent en forme de pluie, etc., etc. Là, au temps de l'empereur K'ang-chi, un certain Soueï, Directeur de la Fabrique Impériale de Soieries, avait élevé un pavillon sur
le pic septentrional de la Colline, avait planté autour des arbres, des arbustes, et avait circonscrit le tout d'an mur. Tous les habitants de Nanking venaient se promener et admirer la nature
dans cet endroit : on l'appelait Soueï-yuan, Jardin de Soueï, du nom de son propriétaire.
Trente ans plus tard, lorsque je fus nommé Tche-chien à Nanking, ce jardin était presque entièrement détruit et le pavillon s'était transformé en un vulgaire cabaret ou les charretiers et les
porteurs de chaises se disputaient tout le jour. Les oiseaux ne voulaient plus résider en ce lieu ; les fleurs elles-mêmes, malgré les zéphyrs du printemps, se refusaient à fleurir. A cette vue
j'eus le cœur serré ; je pris ce jardin en pitié et demandai le prix du terrain : il était de trois cents taels. Il m'en coûta un mois de mes appointements ; je devins acquéreur du jardin que je
fis incontinent entourer d'un nouveau mur. Sur les hauteurs j'élevai des pavillons ; dans les bas fonds je plaçai des kiosques entourés d'eau ; dans les parties resserrées je fis faire des ponts
; là où l'eau coulait, je mis un bateau ; puis je disposai des grottes çà et là, etc., etc. En somme tout fut fait selon la disposition naturelle du sol : d'où j'appelai ce parc Soueï-yuan,
Jardin de Soueï.
Lorsque le jardin fut achevé, je me dis en soupirant : « Si je restais fonctionnaire à Nanking, je viendrais ici une fois par mois ; si je demeurais à Nanking, j'y viendrais tous les jours ; or,
comme rien de tout cela ne peut être, je vais donner ma démission et prendre le jardin. » Dans la suite, je demandai un congé pour cause de maladie, puis avec l'aide de mon frère cadet
Chiang-t'ing et de mon neveu Meï-kiun, je transportai au Soueï-yuan ma bibliothèque... j'échangeai donc ma place contre ce jardin : on peut voir par là combien celui-ci devait être beau ! »
Ainsi que tous les poètes, Yuan Tseu-ts'aï aimait foncièrement la nature : il s'appliqua à embellir son jardin et à l'orner de tout ce que les beaux-arts chinois pouvaient lui offrir. Il y
coulait des jours heureux... C'était là son domaine, sa patrie : rarement il sortait de ce luogo d'incanto ; il ne se lassait jamais de le parcourir, de l'admirer et de lui ajouter encore de
nouveaux ornements : il a dit lui-même, dans une de ses poésies :
Levé de bonne heure, aussitôt ma toilette finie,
Je vais là où mes pieds me portent :
Je fais le tour du jardin, je circule entre les pavillons,
Et je passe ainsi joyeusement le jour.
Yuan Tseu-ts'aï avait réalisé ce rêve du vrai lettré : « Le fond de sa vie était un abandon
complet aux lettres, sans ambition personnelle, sans autre passion que celle d'embellir et d'épurer son intelligence. »
Il s'attacha tellement à sa retraite poétique que rien ne peut l'en arracher. Son bonheur champêtre, ainsi que les richesses accumulées au Soueï-yuan, lui ayant attiré la jalousie de quelque
personnage haut placé, peut-être celle du Vice-roi des Deux Kiang, — un de ses amis craignit pour lui et l'engagea vivement à quitter, au moins momentanément, sa pittoresque résidence: Yuan
répondit à ce conseiller par une jolie lettre ou il se refusa spirituellement de suivre ses avis :
« À l'origine, dit-il, lorsque j'ai acquis le Soueï-yuan, il ne s'y trouvait que quelques chaumières : il m'eut alors été facile de le quitter, mais depuis, j'ai passé dix ans à l'améliorer, à
l'embellir. Je ne puis plus l'abandonner aisément. On lit dans le Tchoung Young, L'Invariable Milieu : "Le Sage, s'il est riche et noble, agit comme un homme riche et noble." Moi aussi, je
possède le Soueï-yuan et j'agis comme celui qui le possèderait (i.e., je ne puis plus m'en détacher). Au reste, ajoutait-il, le Sage n'a ni peur ni crainte, et je reste dans mon jardin ! »
Ce parc devint en quelque sorte une Académie littéraire : Yuan y réunissait souvent des amis et des confrères pour faire des joutes de poésie et boire du vin "à l'ombre des bambous". Toute
personne appartenant de près ou de loin à la littérature y était bien reçue, tout lettré qui allait à Nanking ou qui passait près de cette ville fameuse ne manquait jamais d'aller rendre visite
au "Maître du Souei-yuan". Les uns venaient causer littérature et poésie avec lui : les autres lui soumettaient leurs œuvres poétiques et demandaient des conseils. Un certain nombre de lettrés de
talent, fixés à Nanking, s'étaient déclarés ses disciples ; quelques bas-bleus, abandonnant l'aiguille pour le pinceau, avaient été admis au cénacle. Plusieurs parents de Yuan y avaient leur
place naturellement marquée. Sa famille était poétique : ses trois sœurs faisaient des vers et deux de ses neveux, Ouang Lan-fou et Meï-kiun, versifiaient agréablement.
De temps en temps on se réunissait au Soueï-yuan pour lire des vers, pour discuter sur le style et sur le goût, enfin pour goûter en commun, comme parle Pellisson dans l'Histoire de l'Académie,
"les plaisirs de la société des esprits et de la vie raisonnable". La journée se passait en causeries, en tournois poétiques ; à la nuit tombante, une table chargée des mets les plus délicats
réconciliait vainqueurs et vaincus, et, après le dîner, les convives se promenaient dans le jardin éclairé a giorno, à la lueur de mille lanternes multicolores. Cette réunion de littérateurs,
hommes et femmes de lettres, rappelle fort, tout ensemble, et les commencements de notre Académie Française, et le Collegium poetarum cité par Valère Maxime, qui était en existence à Rome vers
l'époque de Sylla et dans lequel les poètes du temps se lisaient leurs vers et en faisaient mutuellement l'examen critique. Comme le silencieux Conrart, Yuan Tseu-ts'aï prêtait sa maison à ces
assemblées pacifiques mais était loin d'observer la même prudence, car, président de fait et de droit, il prenait part active à toutes les discussions littéraires, passait sentence sur tel ou tel
point en litige et discourait agréablement sur la littérature en général et la poésie en particulier.
I. La nuit
froide
Dans la nuit froide, la lecture m'a fait oublier l'heure du sommeil :
Les parfums de ma couverture dorée se vont évanouis, le foyer ne fume plus :
Ma belle amie, contenant à peine sa colère, vient de m'arracher la lampe,
En me demandant : Savez-vous quelle veille il est ?
II. Le matin du jour de l'An
Dans les maisons voisines le bruit des pétards n'a pas encore pris fin :
J'ouvre ma porte et une foule de visiteurs se précipite pour me féliciter.
Le temps est beau et l'on peut se réchauffer au soleil ;
Mes serviteurs ont vieilli et sont devenus des vénérables à cheveux blancs ;
Mille pruniers en fleurs m'accueillent par leurs sourires :
Sous les trois derniers empereurs, qui peut m'être comparé en littérature !
Mes amis n'admirent pas (aujourd'hui) mon visage flétri par la vieillesse ;
Hier, en effet, j'ai bu du T'ou-sou et j'ai les joues encore rosées.
III. Fleurs du saule
Les fleurs de saule sont semblables aux flocons de neige :
Comme eux elles n'ont point d'intention arrêtée ;
Elles ne se soucient pas de savoir où elles se reposeront :
Elles suivent seulement le vent qui les entraîne.
IV. La feuille sèche
Les plantes et les arbres qui sont en ce monde,
Ont un temps marqué pour vivre et pour mourir
La feuille sèche jette un regard de regret vers la haute branche
Elle sent elle-même qu'elle n'a plus sa couleur (primitive).
V. La chute des feuilles
Les feuilles qui tombent rappellent la vieillesse de l'homme :
Avec regret elles jettent un regard d'amour vers le soleil couchant ;
Toutes sans exception doivent leur chute au givre,
Mais cependant on peut distinguer l'ordre dans lequel elles périssent.
VI. Le matin du jour de l'an Ping-tch'en (mardi 9 février 1796)
I
A quatre-vingts (ans) vient de s'ajouter encore un :
C'est juste la première année du nouveau prince.
J'ai joui du bienfait d'assister au banquet des vieillards,
Et j'ai eu l'honneur de traverser moi-même les règnes de quatre princes.
Quel visiteur, venu pour me féliciter, a jeté cette carte ?
A ma place les fleurs du prunier gardent ma porte :
Ma vieille épouse peigne ses cheveux blancs,
Et de ses mains prépare le bassin d'huile de lin.
II
Les évènements de ces soixante dernières années,
Semblent être à mes côtés quand je tourne la tête.
La cravache à la main j'ai parcouru dix mille li :
Trois fois j'ai passé l'examen du Palais.
Tous ces souvenirs s'en vont lentement comme des images,
Peu à peu ce rêve agitable s'allonge encore :
En quel lieu m'informerais-je des choses d'antan ?
Je ne puis m'adresser qu'au givre qui couronne ma tête.