Camille Imbault-Huart (1857-1897)
LA POÉSIE CHINOISE DU XIVe AU XIXe SIÈCLE
Extraits des poètes chinois, traduits pour la première fois, accompagnés de notes littéraires, philologiques, historiques et de notices biographiques,
Éditions Ernest Leroux, Paris, 1886, XXXIV+94 pages.
- "Nous avons eu dessein de grouper, comme dans un tableau, les principales figures poétiques qui ont apparu du XIVe au XIXe siècle et de mettre le lecteur, par des extraits, des analyses et des appréciations de leurs œuvres, à même de juger sainement et en connaissance de cause de la poésie de ces six siècles."
-
"Notre intention a été, en effet, d'extraire le suc et la quintessence d'une vaste bibliothèque poétique et de n'admettre dans notre petit musée que des maîtres.
Cette idée n'a pas cessé un seul instant de nous guider dans notre choix : mais aussi, d'un autre côté, en feuilletant une masse de volumes épars devant nous, nous nous sommes efforcé de
rechercher surtout ce qui peut plaire à un esprit curieux, avide de connaître la Chine sous l'aspect poétique. Surtout nous avons voulu mettre de la variété dans ces extraits, membra
disjecti poetæ : le lecteur jugera si nous avons réussi."
Extraits de l'introduction — Quelques poèmes de Léou Ki - Yang ki - Soung Chi - Yuan Tseu-ts'aï - Tseng Kouô-fan
... Pour ne pas se perdre dans le dédale des poésies chinoises, il est de toute nécessité de
classer celles-ci selon un ordre quelconque ; historiquement nous les diviserons en trois grandes époques : l'époque classique, l'époque de la renaissance et l'époque moderne...
Enfin l'époque moderne embrasse un espace de près de huit siècles, de la fin de la dynastie des Soung (XIIe siècle) jusqu'à nos jours. Durant ce temps nous voyons de vrais poètes lutter contre le
commencement de la décadence poétique de la Chine, et chercher à arracher la poésie à la vulgarité, à la fausse érudition, au clinquant superficiel : ceux-là sont en petit nombre, mais ils ont
certes bien mérité des Muses chinoises par leur courage et leur ténacité à se débattre au milieu de leurs contemporains. Eux encore s'élèvent au-dessus de la tourbe actuelle de versificateurs qui
n'ont ni inspiration, ni idée, ni imagination et qui n'ont en vue que de faire des vers corrects pour réussir aux examens littéraires...
La troisième [époque] a été singulièrement négligée : à part l'insipide poème descriptif de Moukden, dû au pinceau de l'empereur K'ien-loung, on n'a guère fait passer dans nos langues que des
chansons, des romances ou morceaux populaires : ces fragments et lambeaux, épars çà et là, ne peuvent permettre d'avoir une idée juste de la Muse chinoise de notre siècle. Jusqu'à cette heure,
les savants semblent avoir regardé avec le mépris le plus profond la véritable poésie moderne.
Quiconque connaît tant soit peu l'histoire littéraire de la Chine s'explique facilement ce dédain. Du petit au grand, tout dans ce pays n'est qu'un pastiche de l'antiquité. Les temps anciens
constituent son âge d'or : ce qui s'est fait à l'époque de Yu le Grand, de Yaô, de Choun, de Confucius, doit se faire encore aujourd'hui. Ainsi raisonne et parle tout bon patriote chinois : en
industrie, en mécanique, en art militaire, en diplomatie, comme en littérature, il faut s'appliquer à imiter scrupuleusement les anciens. A ce prix seul on peut réussir...
On comprend dès lors comment les savants ont été fatalement attirés vers la poésie purement classique et celle de la renaissance, et pourquoi ils en ont fait d'abord passer les principaux
monuments dans les langues européennes : il fallait connaître les modèles avant que de songer à aborder les imitateurs ; il était de toute nécessité de traduire Homère avant que de feuilleter
Virgile. Si on désire se livrer à l'étude de la poésie chinoise, on doit, en effet, commencer par la lecture du Che-King, de Li T'aï-Pô et de Tou Fou : autrement, l'on ne serait jamais sûr d'en
comprendre les finesses et les allusions. La science sinologique peut donc justement remercier les savants d'avoir entrepris de faire connaître en Europe ces modèles poétiques ; mais elle ne
saurait manquer d'être surprise, à bon droit, qu'ils se soient arrêtés brusquement dans le chemin où ils avaient fait leurs premiers pas, et qu'ils aient pu penser que les poètes modernes ne
méritaient pas l'honneur d'être traduits.
En effet si, chez nous, on admire les maîtres de la poésie latine du temps de César et d'Auguste, on n'en goûte pas moins les auteurs de la décadence ; de même, en Chine, on vénère en classiques
Tou Fou et Li T'aï-Pô, on les prend comme modèle de style et d'élégance mais on ne se lasse pas toutefois de lire et de relire les jolies pièces dues aux pinceaux brillants de Sou Che ou Sou
Toung-pô, de la dynastie des Soung (1036-1101) des empereurs K'ang-hi, Young-tcheng, Kien-loung et de Yuan Tseu-ts'aï, l'un des plus illustres écrivains de la dynastie actuelle. A notre sens, les
poètes de l'époque moderne ont donc autant de droits à être connus en Europe que ceux des deux autres périodes.
Frappé du peu d'estime que l'on semble avoir eu jusqu'à présent à l'égard des modernes, nous avons entrepris de les réhabiliter aux yeux du monde savant...
Quant à notre traduction,...
Léou Ki
Le vers de Léou Ki est simple, facile, élégant ; il a des tours ingénieux et vifs,... des expressions pittoresques ; rien n'y est forcé, le travail ne semble pas s'y faire sentir. Jamais surchargé de caprices bizarres de l'esprit ni de hardiesses puériles que le goût réprouve, son vers est léger et mélodieux ; il flatte l'oreille : « Il semble, a dit un critique chinois, qu'il voltige sur un souffle du zéphir. »
Le poète pense à sa belle
La pluie va venir :
Le vent souffle doucement,
Écarte les branches du cannelier
Et balaye les bégonia des tumuli.
Nombreuses sont les fleurs qui tombent,
Brillantes sont les feuilles qui voltigent.
Le vent soulève la buée et la poussière,
Ici et là il agite toutes choses.
Il frappe les portières de la maison,
Et passant sous la gaze légère
Atteint les cheveux et l'épiderme.
Je me désole de ma solitude,
Et pense à ma belle
Dont je suis séparé par le ciel bleu.
L'eau coule avec rapidité,
Les montagnes s'élèvent hautes :
Au milieu des nuages, les oiseaux.
Pourquoi perdent-ils leur plumage ?
Je voudrais leur faire porter des lettres,
Mais la route céleste est longue ;
Vers l'Orient coule le ruisseau,
Mais on ne peut en faire revenir les ondes.
Les magnolias parfumés brillent encore,
Mais tombent pendant le jour et la nuit.
Je renferme la guitare de jaspe
Et mets au repos la flûte de jade :
Mon esprit est triste de sa solitude,
Et mon cœur bat violemment ;
Je contemple la lune éclatante :
Les chansons et les ballades,
Avec elles seules je me distrairai
Et allongerai cette soirée.
*
Yang ki
« Les poésies de Yang ki, a dit un critique chinois, ont beaucoup le goût et l'air de celles des poètes des T'ang ». Ses vers sont en effet marqués au coin de la bonne école ; ils ont la facture de ceux de Li T'aï-Pô et de Tou Fou. Son style est élégant et varié ; ses pensées sont toujours vives, naturelles et délicates ; ses expressions choisies et exactes. On peut placer Yang ki à côté de Léou Ki.
Au moment de se séparer de Tch'en-che-min, son ami
Quand on se sépare pour ne pas aller loin, on songe au moment où l'on se reverra ;
Mais lorsqu'on part pour un long voyage, il est aisé qu'on soit accablé de chagrin.
Si quelqu'un s'en va la douleur dans l'âme,
Tous ceux qui viennent lui dire adieu ont l'air abattu :
Ils se regardent les uns les autres sans mot dire,
Et serrent la main du voyageur debout sur la grande digue :
Le sable blanc vole en légers nuages,
L'herbe rougeâtre se prélasse dans les chemins et les ruisseaux.
Huit ou neuf familles composées d'ouvriers en sel,
Au corps maigre et à la peau noirâtre,
Viennent saluer leur chef qui part ;
Ils se tiennent tous là sans rien lui offrir ;
Le bureau délaissé du mandarin est comme une écurie sauvage :
Les lattes en sont tombées et ont été remplacées par de la boue.
Au coucher du soleil, le mandarin et ses subordonnés se séparent.
Tandis que le faisan pousse ses cris et ses appels,
Je reviens m'asseoir en face de ma lampe solitaire,
Entouré des jeux de mes petits garçons et de mes petites filles.
Bien que je me dise que mon ami va au loin,
Je me réjouis cependant qu'il n'y ait pas de guerre.
Sa charge est minime, ses fonctions faciles à remplir ;
Lui-même est comme un couteau dont on se servirait pour tuer un poulet.
En retournant la tête, je vois la cigogne sur le kiosque brillant ;
Au clair de la lune, la blanche rosée tombe tristement.
*
Soung Chi
Le vers de Soung Chi est classique, mais limpide et facile : on n'y trouve rien de diffus, rien d'obscur. Le poète a chanté, non pour étaler une brillante érudition, mais pour exprimer ses pensées et ses sentiments, et les rendre compréhensibles, pour ainsi dire palpables, à ses lecteurs.
La mort d'un loriot
Joyeux des premiers rayons du soleil printanier, le loriot au jaune plumage,
Saute de branche en branche, et de son cri régulier effare les pies ses voisines.
Le soleil éclatant fait briller ses plumes déjà naturellement dorées,
Et avive la couleur de cerise de son bec pointu.
Mais l'ennemi perfide, à l'affût dans les bosquets, caché par le feuillage,
Le guette dans sa course agile et suit de l'œil son traître plumage.
Le loriot se pose sur une branche qu'il fait légèrement fléchir,
Il pousse son cri aigu... Hélas ! c'est le dernier :
Sa chanson a décelé sa retraite ; le jeune chasseur a lancé sa flèche :
Atteint en pleine poitrine, l'oiseau culbute de branche en branche,
Et tombe expirant sur le vert gazon, au pied de l'arbre même :
Son œil à demi se ferme, son bec s'agite en vain... le loriot n'est plus.
*
Yuan Tseu-ts'aï
Yuan Tseu-ts'aï semble avoir eu peur des longs ouvrages : il n'a guère produit, en effet, que des petites pièces, des miniatures poétiques, mais toutes sont finement ciselées et valent certes mieux que bien des poèmes. Doué d'une âme tendre et d'une imagination émue, il a su mettre dans ses vers de jolis traits de sentiment, de gracieuses images, une vivacité et une vérité de description qui charment et enchantent. Son vers facile coudoie la prose : pas de recherches, pas d'affectation ; Yuan, disait-on, s'applique à parler en vers. Sa Muse est pédestre, mais le terrain où elle marche est parsemé de fleurs.
Assis au bord de l'eau au coucher du soleil
Tranquillement assis sur le bord du ruisseau occidental,
Lorsque le brillant soleil est à son déclin, la brise du printemps
M'apporte dans son souffle un tel mélange de parfums
Que je ne puis discerner de quelles fleurs ceux-ci proviennent.
La feuille sèche
Les plantes et les arbres qui sont en ce monde,
Ont un temps marqué pour vivre et pour mourir :
La feuille sèche jette un regard de regret vers la haute branche ;
Elle sent elle-même qu'elle n'a plus sa couleur primitive.
*
Tseng Kouô-fan
Tseng Kouô-fan a laissé un recueil de morceaux poétiques où perce un esprit profond et sagace, saturé de souvenirs classiques et amoureux de l'antiquité.
Improvisé après un emménagement
Les anciens locataires ont semé ces plantes grimpantes que leurs successeurs admirent ;
Mon âge n'atteint pas encore la moitié de celui de ces plantes ;
Les anciens locataires ont planté ces bambous qui forment maintenant une grande forêt ;
Leur ombre vacillante, reflétée par la lune sur la fenêtre, purifie mon cœur ;
Il y a là encore des girofliers et des pommiers sauvages,
Et, sur le perron, ici et là, des pivoines innombrables ;
Mais, à cause du givre et de la bise, les arbres et les plantes n'offrent que des branches desséchées ;
L'éclat du printemps est encore tardif : on ne le verra que l'année prochaine.
Qu'ai-je besoin, dans ma solitude, de penser à la magnificence des fleurs,
Alors que le vent âpre de l'automne se ligue avec la nature !
De tout temps le corps humain n'a eu qu'une existence éphémère ;
L'homme possède ce qui appartient à son semblable, mais pour un temps bien court.
Déjà la glace et le givre me pressent de faire rentrer presque tous les objets ;
Je fais balayer une chambre et mettre en ordre mes affaires.
Dans peu de temps les fleurs s'ouvriront et le printemps se montrera de nouveau.
A ma table canée, j'inviterai alors des gens paisibles et bien élevés ;
Nous lirons ensemble et nourrirons notre esprit pour nous amuser ;
Et chaque jour je pourrai faire venir mon ami Meï Tseu-tchen.
Ouvrage numérisé grâce à l’obligeance des Archives et de la
Bibliothèque asiatique des Missions Étrangères de Paris. http://www.mepasie.org